Chronique de la quinzaine - 31 juillet 1920

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Chronique n° 2119
31 juillet 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le Sénat s’est mis avec ardeur à voter le budget que lui a envoyé, aux environs de la fête nationale, la Chambre des députés. Quel budget ? A la date où nous sommes, c’est celui de 1921 qui devrait déjà venir en discussion ou, tout au moins, être déposé. Répondant à d’instantes prières de M. Jenouvrier, de la Commission des finances et de M. Léon Bourgeois lui-même, le gouvernement a promis d’effectuer ce dépôt avant la séparation des Chambres. On ne peut que le remercier vivement d’une aussi sage résolution. Il est temps que les bonnes règles budgétaires reprennent leur empire et que les finances publiques soient remises, dans les pays alliés, à l’école de l’ordre et de l’économie. M. Lloyd George disait, ces jours derniers, aux Communes : « Les charges résultant d’un grand succès, même plus lourdes, sont plus aisément supportées que celles d’une défaite. » Sans doute, et la victoire apporte avec elle une confiance, une force d’action, des certitudes d’avenir, qui rendent moins pénibles les difficultés présentes. Mais encore devons-nous réduire au minimum les charges qui sont la dure rançon de notre grand succès et, pour assurer cette réduction, nous avons une double tâche à remplir : gérer notre budget dans un esprit d’économie féroce, mettre la même rigueur à exiger de l’Allemagnequ’elle s’acquitte de sa dette, c’est-à-dire qu’elle paie nos pensions militaires et qu’elle répare nos dommages. A défaut de ces deux conditions, les impôts votés, si formidables qu’ils soient déjà, seront insuffisants pour rétablir l’équilibre budgétaire et la France sentira bientôt ses épaules fléchir sous un poids intolérable.

Le rapporteur général du Sénat, M. Paul Doumer, auquel le Président de l’Assemblée a adressé, au milieu d’applaudissements [1] unanimes, les plus justes félicitations, a lumineusement exposé, dans son travail écrit et dans ses explications verbales, la grave situation à laquelle nous avons à faire face, afin de revenir, suivant son expression, à des finances de paix. Vivre d’emprunts onéreux, a-t-il dit, dépenser sans comptabilité et sans contrôle, gaspiller avec insouciance des ressources dont on pourrait faire un usage profitable au pays, ce sont choses qu’une guerre de quatre ans a malheureusement fait entrer dans les pratiques quotidiennes, qu’elle a pu jusqu’à un certain point rendre excusables, mais qui ne sauraient se perpétuer. M. Doumer s’est défendu d’être pessimiste et il a fortement montré toutes les raisons que nous avons d’avoir dans les destinées de la France une foi inébranlable. Mais il a pris soin d’ajouter que, si nous avons la ferme volonté de hâter la reconstitution nationale, nous devons commencer par ouvrir les yeux aux réalités; et les réalités ne sont pas très joyeuses.

En 1914, au moment où l’Allemagne a jeté l’Autriche sur la Serbie, l’état économique de la France était des plus satisfaisants. Le crédit de l’État était indiscutable et indiscuté ! Celui de la Banque de France n’était pas moins solide. Au-delà comme en deçà de nos frontières, les billets qu’émettait cet établissement avaient la même valeur que l’or. Notre dette publique, bien que fort accrue depuis 1870 par les lourdes dépenses de la paix armée, ne dépassait pas une trentaine de milliards; elle demeurait, en somme, proportionnée à la fortune publique et, lorsqu’à la veille de la guerre les arrérages de cette dette, joints aux dépenses administratives et militaires, avaient porté le budget annuel au-dessus de cinq milliards, ce chiffre nous avait, sans doute, paru excessif, et nous avions tous exprimé le vœu qu’on s’empressât de le réduire, mais personne n’avait éprouvé, sur le sort de nos finances, de sérieuses appréhensions.

À ce tableau d’hier, le rapporteur général a opposé la sombre peinture de nos charges actuelles. Notre dette publique, intérieure et extérieure, perpétuelle ou à terme, consolidée ou flottante, y compris les avances des Banques de France et d’Algérie, s’élève à 233 milliards 729 millions. Encore, dans ce chiffre effroyable, le montant de la dette extérieure est-il calculé au pair. Si nous étions obligés de rembourser nos créanciers étrangers, avant que la valeur du franc se fût relevée, et s’il fallait nous procurer du dollar, de la livre, du franc suisse ou espagnol au cours, par exemple, du 15 juillet, notre dette extérieure, qui est de 34 milliards 296 millions, s’en trouverait à peu près doublée.

Retranchons de ce total formidable les 30 milliards qui représentaient notre dette d’avant-guerre, nous aurons, en calculant au pair, plus de 203 milliards de dettes nouvelles, contractées depuis six ans et naturellement employées à couvrir, jusqu’à due concurrence, les dépenses exceptionnelles qu’ont entraînées les hostilités. Du 1er août 1914 au 31 juillet 1920, nous avons dépensé 233 milliards 300 millions. Avant la guerre, les budgets avaient, en dix ans, passé de 3 milliards 565 millions à 5 milliards 191 millions. Si la même progression s’était simplement poursuivie, nous aurions dépensé, en six ans, du 1er août 1914 au 31 juillet 1920, 33 milliards au lieu de 233. Restent donc 200 milliards de dépenses supplémentaires, que nous a imposées l’agression de l’Allemagne et que le traité de Versailles ne nous permet pas de réclamer aux vaincus. Loin de moi la pensée de mettre dans cette constatation la moindre amertume. En adhérant aux quatorze points de la doctrine wilsonienne, l’Angleterre et la France se sont interdit d’imposer à l’Allemagne aucune indemnité pénale et même aucune indemnité correspondant aux frais de guerre proprement dits Cette renonciation à une réparation légitime n’a pas été sans une magnifique contrepartie, puisqu’elle nous a valu le concours sans réserve de l’Amérique et de son armée; et nous ne devons pas oublier qu’avant d’apporter cette grave restriction à nos espérances et à nos droits, le Président Wilson avait longtemps envisagé avec faveur une paix qui nous eût été singulièrement moins profitable et dans laquelle il n’y aurait eu ni vainqueurs ni vaincus. Mais enfin voilà deux cents milliards que nous avons dépensés en quatre ans par la faute de l’Allemagne et dont le poids va indéfiniment grever nos finances et alourdir notre activité. N’est-ce pas assez pour que nous soyons, du moins, fondés à exiger que les autres frais, mis par le traité à la charge de l’Allemagne, ceux des pensions militaires et ceux des réparations, nous soient intégralement remboursés?

Du haut de la tribune du Sénat, M. Paul Doumer a déclaré, au milieu des acclamations, que jamais le pays n’accepterait, dans cette question vitale, ni compromis, ni rabais arbitraires. Il n’a voulu prononcer aucun chiffre, bien qu’il connût, comme nombre d’initiés, ceux que l’on murmure, et qui ont été, sinon définitivement arrêtés, du moins sérieusement examinés à la conférence de Boulogne. Pressé de questions par MM. Doumer et Chéron, le ministre des Finances s’est borné à répondre que rien n’était signé et M. Millerand a, deux jours plus tard, confirmé cette assurance. Rien n’est signé, félicitons-nous en. Mais les funestes théories de M. Keynes se sont de plus en plus substituées, dans les entrevues des Alliés, aux stipulations du traité et à l’idée maîtresse d’une créance rigoureusement égale au montant des dommages. S’il arrivait que, sur un chiffre qu’auraient déjà scandaleusement réduit les accords entre Alliés, les Allemands fussent appelés à présenter leurs observations et qu’on transigeât encore avec eux, ce serait pour le pays une telle déception qu’il ne la pardonnerait à personne. C’est ce qu’a merveilleusement montré M. Ribot au cours de la discussion du budget. Jamais l’éloquence de l’illustre parlementaire n’a été mieux inspirée. C’était un émouvant spectacle que de voir, à la fin d’une longue séance caniculaire, ce beau vieillard de soixante-dix-huit ans, monter allègrement à la tribune, y redresser sa haute taille ordinairement un peu courbée et ramener dans toute l’assemblée, par sa seule présence, un silence respectueux. Sans une seule note sous la main, il commença de parler. D’une voix qu’on croirait un peu faible, si l’on ne savait qu’elle ne s’abaisse jamais que pour être mieux écoutée, et qu’elle met très adroitement en valeur les moindres nuances de la pensée, il s’expliqua sur tous les sujets d’inquiétude que nous ont apportés les événements de ces dernières semaines. Son discours fut un chef-d’œuvre de bon sens et de clarté, de finesse et de tact. L’orateur rendit à l’énergie et à l’opiniâtreté de M. Millerand un hommage mérité; il adressa quelques tendres reproches à la politique de M. Lloyd George ; et il analysa avec une douceur impitoyable la conduite de l’Entente en Orient, en Russie, en, Pologne et à Spa. Malgré la sévérité du jugement porté sur des décisions auxquelles la France avait été associée, M. Millerand a eu la bonne grâce de comprendre que les critiques de M. Ribot étaient, en réalité, dirigées contre d’autres que lui et il l’a remercié de son réquisitoire. Le Président du conseil peut, à la vérité, tirer, non seulement des observations qu’a présentées M. Ribot, mais de l’adhésion unanime qu’y a donnée le Sénat, la force nécessaire pour résister au courant dans lequel, depuis cinq mois, on essaie de l’entraîner et dont je n’ai pas cessé de montrer ici les dangers.

L’autre jour, M. Asquith déclarait au Parlement britannique : « Quelque forme de langage qu’on emploie, la Conférence de Spa a bien été, en fait, une Conférence pour la révision des conditions du traité. » Chut ! a répondu M. Lloyd George : « C’est là une déclaration très grave par l’effet qu’elle peut produire en France. Je ne puis la laisser passer sans la contredire, » Contradiction de pure forme, faite par courtoisie vis-à-vis de nous, mais qui malheureusement ne change rien au fond des choses. Chaque fois que le « Conseil suprême » s’est réuni, il a laissé sur la table de ses délibérations quelques morceaux épars du traité.

L’expérience suffit. Arrêtons-nous là. À quoi bon donner maintenant un nouveau rendez-vous aux Allemands pour causer avec eux des réparations? Nous sommes fixés aujourd’hui sur leurs intentions et sur leur tactique. M. Ribot a rappelé que le docteur von Simons lui-même avait pris soin de nous prévenir qu’à l’heure actuelle l’Allemagne ne pouvait faire de propositions acceptables ; et, en effet, après qu’elle a eu l’effronterie de remettre à la Commission des Réparations un mémoire où elle évalue nos dommages à sept milliards deux cent vingt-six millions de marks, comment espérer qu’elle puisse nous offrir spontanément autre chose que des chiffres ridicules? Ridicules, c’est l’épithète dont se servait M. Raphaël-Georges Lévy dans le discours, concis et vigoureux, où il a, à la fois, démontré la mauvaise volonté de l’Allemagne et démasqué sa comédie d’indigence ; et il a conclu, lui aussi, qu’il fallait nous garder d’aller à Genève. Puissent ces judicieux conseils être entendus des Alliés !

La conférence de Spa, dont l’objet essentiel devait être le problème des réparations, a porté à peu près sur tout, sauf sur cette question primordiale ; et j’ai le vif regret d’être obligé de dire qu’elle a malheureusement justifié les craintes qu’elle m’avait inspirées. On avait précédemment passé condamnation sur la livraison des officiers coupables ; personne ne sait même plus aujourd’hui s’ils seront poursuivis devant les juridictions allemandes. Avant la réunion, M. Millerand avait été chargé par le Conseil suprême de signifier à l’Allemagne qu’elle devait désarmer sans nouveaux retards. La Conférence, après une longue et âpre discussion, a brisé cette résolution d’un jour et elle a accordé à l’Allemagne un délai supplémentaire qui doit se prolonger, par une série de paliers, jusqu’au 1er janvier de l’an prochain. Dans l’intervalle, le monde aura le temps de s’écrouler ; et déjà, en présence des événements de Pologne, qui n’ont pas été une grande surprise pour elle, l’Allemagne nous a donné à entendre qu’il allait lui être impossible d’exécuter ses nouveaux engagements, qu’elle avait besoin de ses troupes pour maintenir l’ordre chez elle et qu’elle allait même, sans doute, être obligée d’en envoyer en Prusse orientale. Comment se peut-il qu’à Spa, les chefs des gouvernements alliés n’aient pas tous aperçu, d’avance, les redoutables inconvénients du répit qu’ils laissaient à l’Allemagne? Le « Conseil suprême » aurait-il donc des yeux pour ne pas voir et des oreilles pour ne pas entendre?

Le protocole relatif au charbon n’est pas beaucoup plus satisfaisant. Ce n’est pas que les quantités admises soient très sensiblement inférieures à celles qu’avait fixées la Commission des Réparations; avec les unes comme avec les autres, la France recevrait environ quatre-vingts pour cent de ses besoins et les différences sont trop légères pour qu’on s’y arrête ; mais ce qui est grave, le voici. Aux termes du traité, l’Allemagne devait livrer à la France, d’abord sept millions de tonnes de charbon par an, pendant dix ans, puis, en outre, chaque année, un tonnage égal à la perte subie sur les mines du Nord et du Pas-de-Calais. La Commission des Réparations avait toutefois la faculté de différer ou même d’annuler nos demandes, si elle jugeait que l’industrie allemande risquait d’en trop souffrir. Usant de ce droit, elle a longuement entendu les experts allemands ; elle a fini par se mettre d’accord avec eux; elle a établi des chiffres mensuels réduits, qu’ils ont acceptés; et elle a notifié au gouvernement allemand un programme de livraisons, qui, aux termes du § 14 de l’annexe II, était exécutoire, aussitôt communiqué. Les quantités prévues à ce programme n’ont pas été fournies. La commission a pris alors, pour la première fois depuis sa naissance, une grave détermination : elle a constaté officiellement que l’Allemagne n’avait pu remplir ses engagements et elle en a prévenu les gouvernements alliés. Elle agissait ainsi dans la plénitude de ses droits, en vertu du § 17 de la même annexe: « En cas de manquement par l’Allemagne à l’exécution qui lui incombe de l’une quelconque des obligations visées à la présente partie du présent traité, la commission signalera immédiatement cette inexécution à chacune des Puissances intéressées, en y joignant toutes propositions qui lui paraîtront opportunes au sujet des mesures à prendre. » Dans sa lettre du 30 juin, la commission disait aux gouvernements qu’elle ne croyait pas devoir formuler elle-même ces propositions, mais elle ajoutait que, étant donné l’intérêt général qui s’attachait à la fourniture du charbon dû au titre des réparations, elle jugeait désirable que les mesures nécessaires fussent prises d’un commun accord entre les Puissances alliées.

Qu’avaient à faire les gouvernements au reçu de cet avertissement solennel? Leur droit et leur devoir leur étaient indiqués par le paragraphe 18, dont je m’excuse de reproduire le mauvais français : le traité, hélas! est le plus souvent traduit de l’anglais: « Les mesures que les Puissances alliées et associées auront le droit de prendre, en cas de manquement volontaire par l’Allemagne et que l’Allemagne s’engage à ne pas considérer comme des actes d’hostilité, peuvent comprendre des actes de prohibitions et de représailles économiques et financières et, en général, telles autres mesures que les gouvernements respectifs peuvent estimer nécessitées par les circonstances. » Les sanctions sont donc laissées à la libre appréciation des gouvernements alliés. Le mot « respectifs » indique même qu’après la constatation officielle du manquement, chaque gouvernement intéressé est maître de prendre seul les mesures qu’il juge le plus convenables à la défense de ses droits. Je comprends que, par déférence vis-à-vis des Alliés et par égard pour la commission, le gouvernement français n’ait pas revendiqué le privilège d’une action séparée, mais il n’aurait pas violé le traité en prenant isolément ses garanties. En tout cas, la lettre de la commission, si elle recommandait l’accord entre les alliés, concluait à l’adoption de mesures immédiates: elle excluait formellement l’idée de toute conversation nouvelle avec les Allemands. Aussitôt saisis, qu’ont fait cependant les gouvernements? Tranchons le mot, ils ont désavoué la commission. Elle joue décidément de malheur avec eux. Non seulement les Alliés n’ont pas pris sur-le-champ les sanctions qu’elle les invitait à prendre, mais ils se sont, tout de suite montrés beaucoup plus bienveillants qu’elle envers l’Allemagne. Ils ont remanié les chiffres, ils ont accordé à l’Allemagne une prime de cinq marks or par tonne et, chose encore plus inexplicable, ils ont consenti à lui faire, en contre-partie du charbon qu’elle s’engageait à livrer incomplètement, des avances importantes, qui incomberont surtout à la France et imposeront à notre trésorerie une charge supplémentaire de plus de deux cents millions par mois. Il n’y avait aucun motif valable pour joindre ainsi la question du charbon et celle des avances. Le traité nous assure le charbon; le charbon nous est dû. Si les Alliés pensent que, pour aider l’Allemagne à se relever, il est opportun de lui faire des avances, qu’ils les fassent, du moins, dans la proportion de leurs moyens. C’est un défi au bon sens d’en répartir le poids entre eux en raison directe des pertes qu’ils ont subies et d’en imposer la plus large part à la France, sous prétexte qu’elle reçoit plus de charbon que les autres; car pourquoi, s’il vous plaît, reçoit-elle ou doit-elle recevoir plus de charbon? Parce que ses mines ont été détruites par l’ennemi commun. Aucun crédit, du reste, ne peut être ouvert à l’Allemagne que par les Chambres elles-mêmes et si jamais les Chambres sont saisies de ce projet inique, qui priverait de ressources indispensables les régions dévastées, un accueil assez froid sera, j’imagine, réservé à une combinaison qui fait de la France créancière une prêteuse malgré elle.

Mais le principal danger vient de ce qu’il y a, dans la décision de Spa, un recul inexplicable par rapport à la position qu’avait prise, à Paris, la Commission des réparations. Le jour même où, pour appliquer le traité, nous devions recourir à des sanctions immédiates, nous les avons ajournées à trois mois. Personne assurément ne rend M. Millerand responsable de cette fâcheuse retraite. Le traité prévoit des sanctions, mais ne les spécifie pas. Pour les appliquer dans les conditions recommandées par la Commission, c’est-à-dire d’accord avec les Alliés, il fallait pressentir les gouvernements, et quelques-uns de nos amis étaient toujours tentés de renvoyer au lendemain l’emploi de la manière forte. Le protocole de Spa a, du moins, précisé les sanctions que le traité laissait dans le vague. Par-là, il ne nous a donné aucun droit nouveau vis-à-vis de l’Allemagne et nous n’aurions pas dû, par conséquent, accepter, sur ce point, les réserves du docteur von Simons. C’est vis-à-vis des Alliés que la précision du protocole nous offre un avantage : ils admettent aujourd’hui publiquement que, si l’Allemagne ne nous livre pas en trois mois les quantités de charbon prévues, nous occuperons la Ruhr ou toute autre partie du territoire allemand. Cette sanctionne sera malheureusement pas automatique; il restera nécessaire de s’entendre, entre alliés, sur la région à occuper, sur la date, sur les modalités ; nous ne pouvons néanmoins mépriser le résultat obtenu. Pourquoi faut-il seulement que nous le payions si cher ?

A la Chambre, MM. Blum, Loucheur et Tardieu ont assez vivement interrogé M. Millerand sur les singularités de cette convention. Le Président du Conseil a posé la question de confiance et le débat a fini par prendre la tournure d’un conflit personnel entre ceux qui ont négocié le traité de Versailles et ceux qui sont aujourd’hui chargés de l’exécuter. L’heure n’est cependant favorable ni aux satires ni aux apologies. Prenons les faits tels qu’ils sont et tirons-en le meilleur parti possible. Nous avons un instrument diplomatique. Servons-nous en pour rappeler à nos alliés leurs engagements, aussi bien qu’à nos anciens ennemis leurs obligations. Si la paix de Versailles implique une création continue, tâchons de créer et ne démolissons pas.

Par malheur, c’est le monde entier qui reste à créer, car c’est là que la guerre a ébranlé jusque dans ses fondements, et dans le tour d’horizon que les Chambres ont fait, sur les indications de M. Millerand, après la conférence de Spa, elles ont encore aperçu bien des décombres et bien des périls menaçants. Peut-être les nouvelles d’Orient sont-elles un peu moins mauvaises. Le Sultan s’est résigné à signer le traité de Sèvres; les troupes nationalistes qui avançaient, en Anatolie, vers les rives du Bosphore, ont été tenues en respect par l’armée grecque, qui est venue, d’autre part, occuper Andrinople.. Les Alliés vont avoir le temps de souiller; qu’ils n’en profitent pas pour s’endormir. Si grand que soit le génie politique de M. Venizelos et si vaillantes que soient ses divisions, nous ne pouvons imposer à la Grèce la tâche écrasante de maintenir seule l’ordre en Thrace et en Asie-Mineure. Comme ce n’est pas, d’ailleurs, la signature du Sultan qui ramènera la tranquillité en Arménie ou qui protégera la Perse contre la marée bolchevique, il est probable que le traité avec la Turquie nous ménagera plus de surprises encore que celui de Versailles. Que les Alliés se préparent à reprendre pour longtemps, là-bas comme en Europe, le rôle difficile de créateurs. Qu’ils n’oublient pas surtout que la première condition pour y réussir est d’apporter tous, avec la même bonne grâce, quelques tempéraments à leur égoïsme national. M. Lucien Hubert, rapporteur du budget des Affaires étrangères, et M. Ribot lui-même ont insisté sur les sacrifices auxquels la France a consenti dans le Levant, malgré la gloire et l’ancienneté de ses traditions. Elle est arrivée à la limite des concessions acceptables. Nous ne pouvons abandonner la Syrie, a déclaré M. Ribot aux applaudissements du Sénat ; et, comme M. Millerand, il s’est félicité de la loyauté parfaite avec laquelle M. Bonar Law s’expliquant, aux Communes, sur l’action du général Gouraud, a reconnu notre pleine liberté dans l’exercice de notre mandat. Il est seulement fâcheux qu’on ait tant tardé à réprimer les intrigues de l’émir Feyçal. A la différence des ballons, les personnages en baudruche demandent quelquefois plus de temps pour se dégonfler que pour se remplir de vent. Si le général Gouraud avait été autorisé à occuper la Bekaa, lorsqu’il le croyait nécessaire, nous n’aurions pas eu à entreprendre, ces jours derniers, des opérations de guerre et les populations qui nous ont appelés en Syrie n’auraient pas, pendant de longs mois, désespéré de notre protection. Mais l’Angleterre et nous, nous avions admis ce jeune Bédouin à la Conférence de la paix ; nous l’avions traité comme un grand prince musulman; et le jour où, enivré de notre encens, il s’est regardé comme le maître de Damas et s’est fait proclamer roi, nous avons eu quelque peine à nous déshabituer de le prendre au sérieux. C’est ainsi que le grand-prêtre du temple finit par adorer l’idole dont il montre de loin la statue au peuple. La statue est brisée. Tachons maintenant de ramener en Syrie la paix et la prospérité.

Mais c’est vers le centre de l’Europe que sont aujourd’hui dirigées les plus redoutables entreprises de désordre et de destruction; et l’armistice que Tchitcherine a, au nom du gouvernement des Soviets, accordé à la Pologne, ne doit pas nous faire illusion sur les graves événements qui se déroulent depuis des semaines avec la régularité ininterrompue d’une force naturelle. Au moment même où le message de Moscou était capté par toutes les stations de télégraphie sans fil, Trotzky avertissait l’univers que la Pologne allait cesser de former tampon, au profit de l’Europe, contre la Russie soviétique et qu’elle était destinée à devenir le pont rouge par où la révolution sociale gagnerait bientôt l’Occident. Hier, les missions que la Grande-Bretagne et la France ont tardivement décidé d’envoyer à Varsovie devaient avoir pour tâche essentielle de se renseigner sur les besoins militaires de la Pologne, de lui procurer des instructeurs et du maté riel, de l’aider à réorganiser son état-major, à reconstituer son armée et à sauver son territoire; aujourd’hui, elles ont à veiller sur sa liberté morale et sur son indépendance politique. Le gouvernement des Soviets a, il faut en convenir, manœuvré avec une habileté un peu humiliante pour les vieux cabinets européens. Il a commencé par envoyer Krassine à Londres et par amuser M. Lloyd George avec des négociations économiques. Puis, il s’est jeté, avec une rapidité foudroyante, sur la Pologne, dont le front, étendu et aminci, était incapable de résistance ; et, lorsque M. Lloyd George, éclairé sur l’imminence du danger, a voulu subordonner la continuation de ses pourparlers commerciaux à la conclusion d’un armistice dont il poserait lui-même les termes, le gouvernement de Moscou lui a répondu de haut : « Laissez-nous faire. Nous ne vous connaissons pas. Nous ne connaissons pas davantage la Ligue des Nations. Nous n’avons cure ni d’elle ni de vous. Nous n’acceptons, dans notre différend avec la Pologne, aucune intervention étrangère. Nous sommes prêts à entrer en relations directes avec les Polonais. Nous n’avons d’autre ambition que d’établir des rapports fraternels entre les masses laborieuses des deux pays dont les armées s’affrontent, en ce moment, sur les champs de bataille. » M. Millerand a traité cette réponse d’insolente. M. Lloyd George a voulu n’y voir que de l’incohérence. Elle était cependant d’une très puissante logique et la rapidité avec laquelle Moscou a accueilli la demande d’armistice présentée par la Pologne, la cessation immédiate des hostilités, l’obéissance instantanée de l’armée rouge, ont prouvé avec quel art les Bolcheviks poursuivent la réalisation de leurs desseins. Ils peuvent maintenant affecter de se montrer bons princes, offrir généreusement de reprendre les négociations économiques, sourire à ceux qu’ils dédaignaient, réclamer la livraison du général Wrangel, et s’installer, les coudes sur la table, au milieu des conférences européennes.

En même temps, voilà la Pologne conduite par eux à la croisée des chemins. Sera-t-elle ramenée, par ruse ou par force, sous la tyrannie d’une nouvelle Puissance moscovite, plus impériale encore que l’ancienne? Restera-t-elle, au contraire, tournée vers l’Entente, dont la victoire a seule permis sa résurrection? Avant l’armistice, MM. Lloyd George et Asquith disaient eux-mêmes, avec raison, que l’édifice tout entier de la paix européenne allait se trouver ou consolidé ou renversé, suivant que la Pologne échapperait, ou non, à la défaite et au démembrement. Le sort de ce trop fragile édifice ne dépend pas moins du règlement qui interviendra pour rétablir l’ordre dans l’Est de l’Europe. Que les Bolcheviks arrivent sur les frontières d’Allemagne, par infiltration ou par endosmose, au lieu d’y parvenir par l’écrasement de la Pologne, les conséquences n’en seront pas beaucoup plus favorables. Dans l’état de trouble intérieur où elle est, l’Allemagne ne peut guère attendre de ce voisinage immédiat que des causes surabondantes d’agitation et de désarroi. Soit que le spartakisme s’y développe par contagion, soit que l’impérialisme s’y relève par l’exploitation de la peur et y réclame, comme le font déjà la Deutsche Zeitung et autres feuilles nationalistes, un nouveau partage de la Pologne entre l’Allemagne et la Russie, dans les deux cas, les Alliés et, en particulier, la France, seront menacés dans leur sécurité. Ne nous laissons donc pas aller, une fois de plus, à croire que la Providence de l’Entente se chargera de tout arranger à notre profit, sans que nous fassions, de notre côté, le moindre effort pour nous aider nous-mêmes.

Je sais bien qu’à Londres et même un peu à Paris, on reproche au Gouvernement du maréchal Pilsudski de s’être laissé entraîner au mirage de Wilna et de Kief et d’avoir rêvé, pour une Pologne, à peine sortie de son tombeau séculaire, des destinées trop grandioses. M. Millerand a répondu avec raison que ce n’était pas le moment d’adresser à nos amis de Varsovie des critiques rétrospectives. Ajoutons que leur expédition militaire n’était peut-être pas tout à fait sans excuse : ils savaient l’armée rouge massée sur leurs frontières et se sentaient à la merci d’une agression prochaine. Quelles qu’aient pu être, d’ailleurs, leurs imprudences ou leurs fautes, elles n’effacent pas les nôtres, qui sont plus anciennes et plus graves. Angleterre et France, nous n’avons pas su avoir une politique commune en Pologne. Au printemps de 1919, pendant la conférence de Paris, M. Lloyd George a obstinément rejeté les rapports unanimes des experts sur la question de Dantzig et, comme le remarque très justement le Times, il a ainsi désarmé M. Paderewski dans la lutte courageuse que l’ancien Président du Conseil polonais soutenait alors contre le [bolchévisme. Depuis lors, à plusieurs reprises, et tout récemment encore, à Spa, le Premier Ministre britannique a pris, vis-à-vis de la Pologne, un ton qui n’était pas pour plaire à une nation légitimement fière, rendue un peu ombrageuse par la longue durée de ses souffrances. Nous-mêmes, avons-nous toujours apporté dans nos conseils toute la délicatesse nécessaire? Tant vis-à-vis de la Pologne que vis-à-vis de beaucoup de nos alliés européens, avons-nous été sans cesse aussi amicalement attentifs que nous devions l’être? N’avons-nous pas, jusque dans le texte des traités, paru opposer les a Principales Puissances » aux « Puissances à intérêts limités? » N’avons-nous pas, nous aussi, parlé des Big four et fait du «Conseil suprême » un Olympe inaccessible aux «petites nations? » Nous avons fondé ou ressuscité des États ; nous avons jeté, au sein d’une Europe transformée, les germes de nationalités autonomes; mais nous avons cru qu’il suffisait d’une chiquenaude pour déclencher un mouvement perpétuel, uniforme et rythmé. C’est cependant un principe élémentaire de physique et, sans doute, aussi de psychologie que toute force qui cesse son action ne produit plus de travail. Remettons-nous enfin à veiller attentivement sur les peuples qui nous doivent la vie et qui pourront être, un jour, à nos côtés, les meilleurs défenseurs de la nôtre.


RAYMOND POINCARE.

Le Directeur-Gérant : RENÉ DOUMIC.

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