Chronique de la quinzaine - 31 mai 1849

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Chronique n° 411
31 mai 1849


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mai 1849.

Quelques jours avant la campagne d’Allemagne, en 1813, la police avait appris que le bruit de la mort de l’empereur avait couru dans les départemens. M. Réal, directeur ou ministre de la police, venant travailler avec Napoléon, ne crut pas devoir lui parler de ce bruit, par discrétion sans doute, et pour lui épargner une idée toujours pénible. L’empereur, qui savait le bruit répandu, dit à M. Réal : — Eh bien ! vous ne me parlez pas du bruit de ma mort qui a couru dans les départemens ? — Je n’ai rien appris à ce sujet, sire. — Eh ! mon Dieu ! je ne m’étonne pas de ce bruit, et je sais bien ce que vous direz tous, quand vous apprendrez ma mort. — Comment, sire ? — Vous direz : Ouf ! et ce sera là mon oraison funèbre.

Nous ne voulons pas comparer la mort de l’assemblée nationale à la mort de Napoléon. L’assemblée nous accuserait de la comparer à un despote, et la mémoire de Napoléon aurait peut-être aussi quelque chose à redire à la comparaison. Cependant nous avons bien envie aussi de dire : Ouf ! et de nous en tenir là pour l’oraison funèbre de l’assemblée nationale. Cependant nous serons justes pour l’assemblée nationale, et nous reconnaîtrons les services qu’elle a rendus à la France ; mais nous demandons quelques jours de répit pour être justes. Elle est née moins mal qu’on ne le craignait, eu égard aux parrains que M. Ledru-Rollin avait voulu lui donner ; elle a vécu mieux qu’on ne le pensait, mais elle est mal morte, et de même qu’il y a un proverbe italien qui dit qu’une belle mort refait une mauvaise vie, de même on peut dire qu’une mauvaise mort gâte une bonne vie. L’assemblée nationale n’a pas su mourir. M. le général Cavaignac avait su mourir ; il avait su transmettre à son successeur le pouvoir intact et complet, défendu avec la même énergie dans les derniers jours que dans les premiers. Il avait été digne et calme. L’assemblée nationale n’a pas suivi cet exemple. Elle a été violente et faible. Elle a semblé avoir toutes sortes de mauvaises pensées dont elle ne pouvait pas faire de mauvaises actions, et c’est là ce qui paraissait l’irriter. Quelles prétendues conspirations chaque jour dénoncées à la tribune ! Quelle manie de croire qu’ils ne pouvaient périr que par un coup d’état et disparaître que dans une tempête ! Un coup d’état ! et pourquoi ? Pour hâter d’un jour ou deux la mort des républicains du 24 février ? Qui donc a jamais pensé à tuer des mourans ? Si on eût dit qu’il s’allait faire un coup d’état contre l’assemblée législative qui a trois ans à vivre, nous ne l’aurions pas cru, mais nous l’eussions compris ; il y avait de quoi. On peut être tenté, en effet, de se débarrasser d’un adversaire qui a trois ans à durer ; mais qui n’a pas la patience d’attendre la fin d’un adversaire qui n’a plus que trois jours à vivre ? Le coup d’état que les républicains craignaient du président n’avait point de cause.

Si les mourans de l’assemblée nationale avaient voulu dire la vérité, ils auraient dit qu’ils ne pouvaient pas prendre leur parti de n’être plus rien après avoir pensé qu’ils étaient tout, qu’ils ne consentaient pas à croire qu’il pût encore y avoir une république quand ils ne seraient plus là pour en être les directeurs. Est-ce que le soleil se lèvera demain comme à son ordinaire ? Est-ce que ma mort ne changera rien à l’ordre éternel du monde ? Est-ce que les choses se passeront, quand je n’y serai plus, comme elles se passaient quand j’y étais ? Oui, elles se passeront de vous après votre mort comme elles se passaient de vous avant votre naissance. Ce sont ces vieilles vérités que nos législateurs ont oubliées ; pardonnons-leur cet oubli de la fragilité humaine et ne nous occupons plus des agitations de l’assemblée nationale pendant ces quinze derniers jours, ou plutôt n’en disons un mot que pour rendre hommage à la noble et consciencieuse éloquence de M. Odilon Barrot. Quelle lutte de tous les instans pendant ces quinze derniers jours ! quelle généreuse indignation contre les outrages adressés au président de la république ! Comme le président est responsable, il est par conséquent toujours accusable, et par conséquent aussi toujours respectable : voilà les maximes que M. Barrot a rappelées avec une admirable fermeté de caractère et de talent. Quelle habileté en même temps et quelle honnêteté à repousser les avances de mauvais aloi qui lui étaient faites ! Consentez, lui disait-on, à laisser croire qu’on veut à côté de vous détruire la république : il sera bien entendu que vous n’aurez rien su ni rien vu. Ainsi, d’un côté des momies de probité, et de l’autre côté des aigrefins politiques, voilà comme on espérait couper en deux le ministère. C’était là, à travers toutes les conspirations qui se dénonçaient à la chambre, une petite conspiration qui se poursuivait à la tribune, et qui a été déconcertée par la clairvoyance et la loyauté de M. Barrot. M. de Falloux, que les affidés de la petite conspiration que nous dénonçons à notre tour ne mettaient pas dans le nombre des momies de probité, s’est irrité du rôle qu’on lui faisait, rôle contraire à l’honneur ; mais il s’en est irrité en homme politique et en homme de talent. Il a fait un discours excellent, qui a été du même coup un acte habile de politique. Il a rendu au parti modéré l’offensive qu’il avait perdue fort mal à propos depuis les élections.

Nous avons parlé d’un instant de faiblesse et d’ébranlement dans le parti modéré depuis les élections. Nous n’hésitons pas à reporter la première date de cette faiblesse à l’abandon que le parti modéré a fait de M. Léon Faucher.

C’est, le soir même où se fermait l’urne électorale que l’assemblée a blâmé une dépêche du ministre de l’intérieur. M. Léon Faucher n’a pas voulu supporter ce blâme immérité, et il s’est retiré. Ce n’était pas la première fois que le ministère avait reçu un échec à la chambre ; mais cette fois ce n’était pas le ministère tout entier qui était battu, c’était un seul ministre, et il était battu non-seulement par ses adversaires, mais par ses amis. C’est là ce qui a décidé M. Faucher à donner sa démission. Le ministère, en effet, n’était pas tenu d’avoir la majorité dans l’assemblée ; il n’était pas tenu de plaire à des mourans, ce qui est difficile. Les échecs du ministère ne comptaient donc pas, mais à une condition, c’est que ces échecs étaient communs à tout le ministère : une fois qu’ils étaient particuliers à un ministre seul, et que le ministère tout entier et le parti modéré ne les prenaient pas à leur compte, une fois que la communauté était rompue, le ministre délaissé ne pouvait plus garder le pouvoir. Nous regrettons, pour notre part, que M. Léon Faucher ait été forcé de prendre le parti qu’il a pris ; nous ne pouvons pas oublier le courage et la fermeté qu’il a montrés pendant son ministère. Il a renouvelé l’administration départementale, il l’a relevée de son abattement moral et politique, il a lutté avec énergie contre les factions. Ce sont là des services. M. Léon Faucher savait, il est vrai, les services qu’il rendait : est-ce un tort ? Il mesurait l’idée qu’il avait de lui-même aux difficultés qu’il savait avoir surmontées, aux périls qu’il savait avoir vaincus : est-ce un défaut ? Oui, car il faut qu’un ministre soit à la fois hardi et modeste, ferme et doux, décisifs et réservé, parfait enfin. J’ai toujours vu les majorités ministérielles reprendre par la médisance ce qu’elles donnaient par la confiance.

Peut-être sommes-nous trop favorables à M. Faucher ; c’est qu’après tout, nous serions tentés de croire que, dans cette occasion, M. Faucher a péri parce qu’il fallait un holocauste à la divinité expirante de l’assemblée constituante. Songez aux orages qui grondaient autour du ministre depuis la lettre du président et l’ordre du jour du général Changarnier. Certes, si le général Changarnier eût pu être l’holocauste, cela eût accommodé bien des gens ; mais les gens d’épée n’ont pas de vocation naturelle pour le martyre. En se détournant de la tête du général Changarnier, la foudre parlementaire a rencontré celle de M. Léon Faucher, et il a péri comme étant parmi les hommes du gouvernement le plus raide de ceux qui ne sont pas militaires.

L’abandon de M. Faucher a été la première faiblesse du parti modéré. La panique qui a suivi le dépouillement du scrutin à Paris a été la seconde faiblesse. Avec la furie française que nous mettons dans nos chagrins comme dans nos joies, nous avons changé un désappointement en consternation. Nous sommes tombés de haut, je le sais, nous sommes tombés du haut de nos espérances ; mais, parce que nous espérions trop, est-ce à dire qu’il ne nous reste pas encore de quoi être contens ?

Nous avons partagé, nous l’avouons, les illusions du parti modéré ; mais ces illusions ont eu des causes différentes. Nous dirons franchement la cause des nôtres : nous espérions beaucoup, parce que nous avons foi dans le bon sens du pays, et que nous pensions que l’expérience du gouvernement provisoire avait dû éclairer tout le monde sur le mérite des promesses de la démagogie. C’est sur ce point que nous nous trompions ; nous avions oublié un mot profondément vrai de M. de Lafayette : c’est que dans les gouvernemens démocratiques il faut plus de temps à la vérité pour se faire reconnaître que dans tous les autres gouvernemens.

Il y a eu dans les illusions du parti modéré d’autres causes que celle que nous venons d’indiquer. Ce pays-ci a besoin de souffrir pour comprendre. Il ne voit le mal que lorsqu’il le sent ; il n’a de discipline qu’en face du danger ; il ne conçoit la règle que sous la forme de la nécessité. Or, cet hiver, il y a eu quelques éclaircies d’aisance et de sécurité, et, voyant ce rayon de soleil, les bourgeois de Paris se sont dit à l’envi : Voilà le bon temps revenu ! La révolution de février n’a été qu’un accident et une surprise : voilà tout réparé ou à peu près ; il y a des bals, des concerts, des soirées ! Vous voyez bien que la république n’est pas si méchante qu’elle en avait l’air. Ceux qui n’avaient pas le cœur à la danse, ceux-là se taisaient, de peur de s’entendre dire qu’ils étaient d’anciens satisfaits, aujourd’hui désespérés. D’ailleurs, disaient les politiques, il faut bien faire aller le commerce. — Mauvais principe, et avec lequel on a établi les ateliers nationaux. Créer du travail aux ouvriers et du commerce aux marchands, quand tout cela ne vient pas de soi-même, c’est une duperie ruineuse ; c’est faire en politique ce que font dans les jardins chinois ceux qui mettent des ponts où il n’y a pas de rivière.

Croire qu’il n’y aura plus de tempête parce que le soleil a reparu, qu’il n’y aura plus de vent parce que l’air est calme, croire toujours que tout est fini, vieille maladie de notre pauvre pays qui se promet sans cesse l’éternité aux lendemains de ses mille et une révolutions ! Voilà l’illusion qui a égaré le parti modéré. Quant à nous, nous ne faisons pas contre fortune bon cœur ; cependant nous sommes tentés de nous applaudir que les élections n’aient pas plus réussi, car nous aurions eu à lutter contre les divisions de notre parti ; mieux vaut lutter contre l’ennemi commun à mesure que l’on espérait voir la montagne s’abaisser, les nuances et les distinctions se faisaient dans le parti modéré, tellement que ces commencemens de division sont, à l’heure qu’il est, un des embarras de la situation.

Non-seulement nous avons besoin du danger pour avoir de la discipline ; nous en avons besoin aussi pour comprendre ce que nous oublions sans cesse, à savoir que nous sommes en révolution. Ici expliquons bien notre pensée. Il y a une constitution, et beaucoup de gens en concluent que la révolution est finie. Pour eux, en effet, une révolution qui a fait sa constitution est une révolution close et finie. Nous respectons beaucoup l’histoire légale des événemens ; mais, quand nous voulons savoir un peu ce que sera l’avenir, nous tenons plus grand compte de l’histoire morale et politique que de l’histoire légale. Or, que nous dit l’histoire morale et politique de notre pays depuis le 24 février ? Elle nous dit que la révolution ne s’est pas faite au 24 février, mais qu’elle se fait tous les jours depuis le 24 février. Le 24 février est un coup de main qui a détruit la royauté ; mais, de bonne foi, est-ce de la royauté, est-ce de la forme politique du gouvernement qu’il s’agit en ce moment ? N’est-ce pas du maintien de la famille et de la propriété ? Voilà les deux dynasties que l’on veut détruire. Où sont ceux qui voulaient se borner à des changemens politiques ? Ils ont disparu dans les élections Pourquoi ? Parce qu’ils procédaient seulement du 24 février. Le 24 février n’est pas une révolution. Il a créé la république, mais la république elle-même n’est pas une révolution. C’est le socialisme qui est la révolution, une révolution qui ne date pas du 24 février, sachons-le bien, mais qui datera peut-être des élections de 1849.

La révolution du 24 février a à peine duré un an, et encore, pendant cette année, elle s’est presque toujours trouvée en face de son terrible remplaçant, le socialisme. Elle lui a tout-à-fait cédé la place dans les élections de 1849. Voilà quel est d’un côté le sens de ces élections. Elles ont déblayé le champ de bataille de toutes les fictions politiques nées du 24 février ; elles ont mis face à face les deux grands partis de l’ordre et du désordre social.

L’homme qui aujourd’hui doit avoir le mieux le secret de cette situation, c’est M. Ledru-Rollin. Il doit la sentir comme on sent le danger. Il est maintenant dans l’opposition le dernier des montagnards, le dernier de ceux qui se soucient des questions politiques ; les autres ne se soucient plus que des questions sociales, c’est-à-dire de la satisfaction des grossiers appétits qu’ils ont excités. Il est, par son talent et par son goût du commandement, le chef de l’opposition ; mais dans le combat il a changé d’armée et de drapeau. Aussi le voilà vraiment devenu chef de parti, c’est-à-dire l’esclave de ceux qu’il conduit et la première victime qu’immolera la victoire.

De même que le parti modéré s’est cru vaincu parce qu’il n’a pas remporté la victoire qu’il espérait, le parti socialiste s’est cru vainqueur parce qu’il n’a pas essuyé la défaite qu’il attendait ; et, de même aussi que le parti modéré n’a pas su retenir le cri de ses désappointemens, le parti socialiste n’a pas su non plus retenir ses chants de triomphe. Il s’est cru le maître, et il a dicté ses conditions :

1° l’amnistie générale. — Qu’en pense M. Ledru-Rollin ? Les prisons lui rendraient ses rivaux du 16 avril et du 15 mai 1848, des rivaux qu’il vaincrait à la tribune, mais qui l’attaqueraient dans les clubs.

2° Une politique révolutionnaire ; et, par exemple, nos soldats prendraient à Rome le drapeau de M. Mazzini. Nous craignons bien qu’un peu de cet article de la capitulation offerte par M. Proudhon n’ait passé dans la transaction qu’avait imaginée M. de Lesseps. Heureusement la fierté de M. Mazzini nous a sauvés de la clémence de M. Proudhon.

3° L’annulation des élections partout où elles auront été influencées par les dépêches de M. Léon Faucher ou par tout autre moyen, c’est-à-dire partout où des représentans du socialisme n’ont pas été élus.

4° Défense, sous peines sévères, d’appeler le socialisme autrement que l’opposition constitutionnelle. L’abolition de la propriété, de la famille, de la religion, de Dieu, questions de politique constitutionnelle en effet ! Il est vrai que, quelques jours après, le socialisme, renonçant à se faire appeler du nom d’opposition constitutionnelle, se définissait, avec cette sagacité dialectique qui est un des talens de M. Proudhon, non plus comme une doctrine précise ayant son programme et sa règle, mais comme un assemblage d’idées vagues et confuses. « Il y a, disait M. Proudhon, dans la tête de ce géant aux millions de bras du saint-simonisme, du fouriérisme, du babouvisme, de la dictature, de la triade, de la réglementation gouvernementale, voire même de l’économisme anglican et malthusien, toutes les utopies spéculatives du socialisme, toutes les utopies rétrospectives du capital et du privilège. Le socialisme en ce moment est tout à la fois l’hydre et le sphinx pour lequel il faudrait un Œdipe et un Hercule. » Il est impossible de mieux dire, et nous voyons une fois de plus que, pour une bonne définition, M. Proudhon est prêt à perdre vingt amis. Mais, le socialisme étant une fois défini de la sorte, essayez donc, je vous en prie, de satisfaire cette opposition constitutionnelle, qui est à la fois le sphinx et l’hydre !

La dialectique de M. Proudhon rend ainsi de temps en temps quelques bons services à la raison ; mais il ne faut pas croire que, pour être indéfinissable et insatiable, le socialisme en soit moins dangereux. C’est un monstre qui n’a pas le sens commun ; j’en veux bien croire son cornac. Qu’a-t-il besoin d’ailleurs d’avoir le sens commun ? C’est la tour de Babel que le socialisme : soit ! mais c’est la tour de Babel ayant pour garnison les sept péchés capitaux. C’est là ce qui fait sa force. On chante aux soldats :

Un sou par jour, troupier socialiste,
N’est pas assez pour tous tes agrémens.
Pendant sept ans, ton sort devient trop triste ;
Comme à Boichot, il te faut vingt-cinq francs !

Plates et sottes chansons assurément, et dont nous aurions grande envie de rire en d’autres temps ; mais de nos jours

Un sot trouve toujours un plus sot qui l’égare.

On est étonné quand on lit les publications soit en vers, soit en prose, de la tour de Babel où se sont cantonnés nos ennemis, on est étonné de voir combien la niaiserie est pernicieuse et méchante. Il n’y a pas un bon sentiment qui ne soit sottement perverti, pas une tradition qui ne soit bêtement défigurée, pas une renommée qui ne soit absurdement calomniée. Et, puisque nous sommes en train de citer des vers, ne lisions-nous pas dernièrement dans une mnémonique de l’histoire de France, ces vers sur le roi Louis-Philippe :

Il tombe enfin sur les victimes
Qu’à ses pieds entassent ses crimes !

Il n’est tombé que sur les amnistiés de sa clémence. Comment, dira-t-on, se trouve-t-il des gens pour écrire ces platitudes calomnieuses ? Hélas ! c’est qu’il se trouve des gens pour les croire. On peut sonder l’abîme de la perversité humaine, et on peut même en trouver le fond ; mais on ne pourra jamais trouver le fond de la niaiserie humaine.

Contre cette marée montante de la sottise et de la méchanceté, quelles digues avons-nous ? Nous avons, pour nous défendre, toutes les armes qu’on peut avoir. Il s’agit seulement de savoir s’en servir. Nous avons le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, et ces deux pouvoirs représentés par une assemblée nouvelle et un ministère nouveau. Qu’ont à faire ces deux pouvoirs au dedans pour maintenir l’ordre et le repos, au dehors pour défendre la paix de l’Europe et l’honneur de la France ?

Au moment où nous écrivons ces lignes, l’assemblée législative n’a encore siégé que trois fois, et ce serait bien se presser que d’en indiquer dès aujourd’hui l’esprit et le caractère. Si les élections avaient tout-à-fait répondu aux vœux du parti modéré, on aurait demandé à l’assemblée de régénérer le pays, de mettre le bien où était le mal, la stabilité et la durée où est l’instabilité et le caprice, les bonnes doctrines où sont les mauvaises ; on lui aurait demandé l’impossible, car il n’y a que l’impossible qui soit beau dans ce monde ; et, comme elle n’aurait pas pu le donner, on n’aurait pas manqué bientôt de lui jeter la pierre. Nous aimons mieux le désappointement dans les élections que le désappointement à propos de l’assemblée. Modestes aujourd’hui après l’expérience, nous ne pouvons plus demander à l’assemblée que de défendre la société. Nous ne lui disons plus de faire le superflu ; nous nous contentons du nécessaire.

Comment organiser cette défense nécessaire ? Quels moyens employer ? Ici viennent les gens qui croient à l’efficacité quotidienne des coups d’état, comme si, en face des questions sociales, les coups d’état pouvaient quelque chose. Les coups d’état peuvent parfois trancher les questions politiques ; mais, dans les difficultés sociales, il n’y a d’autre remède que la vigilance et l’attention perpétuelle sur soi-même et sur les autres. Le lendemain d’un coup d’état, la question sociale serait la même que la veille. C’est le malheur de notre temps d’incrédulité morale et religieuse, de croire aveuglément aux mots obscurs et prétentieux. Le prolétaire croit à l’organisation du travail, et le bourgeois croit aux coups d’état.

Laissons de côté ces étiquettes de charlatans, et voyons ce que peuvent faire une assemblée et un ministère unis de cœur et de tête. Ils peuvent faire des lois, lois de répression contre la méchanceté, lois d’assistance publique contre la misère. Comme chacun fait son rêve en ce moment-ci, je voudrais, si je me faisais un dictateur, qu’il fût à la fois saint Vincent de Paule et Richelieu. Voilà mon type, ou plutôt voilà le genre d’esprit que nous souhaitons à la nouvelle assemblée, non-seulement la charité et la force, mais l’intelligence dans la charité et la modération dans la force.

Nous avons indiqué dans quel esprit l’assemblée doit résister et assister. Elle a ce qu’il faut pour accomplir cette double tâche ; elle a de grandes intelligences et des caractères éprouvés ; elle a un grand nombre d’anciens pairs et d’anciens députés, et nous aimons qu’il y ait dans son sein un noyau d’hommes expérimentés dans la conduite des affaires publiques. Il y a aussi beaucoup de représentans nouveaux, et nous ne nous en plaignons pas. Ces hommes, nouveaux dans la vie politique, ont l’avantage d’exprimer fidèlement les sentimens et même les préjugés du pays. Ils se corrigent des préjugés, et leur exemple fait de proche en proche l’éducation du cercle qui les entoure. Ils ont de plus une ardeur et une fermeté que le long usage des choses et des hommes diminue parfois chez les personnages politiques. Loin donc de souhaiter que, dans notre pays, la conduite des affaires publiques se renferme dans un petit nombre de personnes et qu’il se forme ce qu’on appelle une classe d’hommes politiques, nous souhaitons que beaucoup d’hommes nouveaux arrivent dans les assemblées nationales. Nous sommes sûrs, d’ailleurs, que notre vœu sera toujours accompli et au-delà ; mais nous avons besoin de dire pourquoi nous formons un pareil vœu : sans cela nous risquerions de passer pour des optimistes par nécessité, c’est-à-dire pour des gens battus et contens.

Nous nous souvenons d’un mot de lord Ponsonby, autrefois ambassadeur à Constantinople, et que nous rapportait dernièrement un de nos compatriotes. On causait de la révolution de juillet et des hommes nouveaux qu’elle avait amenés sur la scène. « Ce que j’admire chez vous, disait lord Ponsonby, c’est que tous les quinze ans, à peu près, vous changez entièrement votre personnel politique, et que la France est en mesure de fournir ainsi un nouveau personnel chaque fois qu’il le faut. » L’admiration de lord Ponsonby touchait, je crois, de bien près à l’épigramme, et nous concevons qu’avec les habitudes de l’Angleterre où une puissante aristocratie, habilement divisée en deux partis, garde le gouvernement entre ses mains et parait changer sans jamais se détruire, nous concevons que ces renouvellemens intégraux puissent étonner ; mais que voulez-vous ? notre pays ne comporte pas autre chose. Sa politique et son administration y perdent peut-être quelque chose ; mais toutes les fois qu’une administration a voulu durer, toutes les fois qu’une politique a essayé de se perpétuer, nous y avons perdu bien davantage, car cela a fini par une révolution. Il faut donc, chez nous, que la figure du monde politique change sans cesse : il faut que chacun y ait part. Les parts sont bien petites ; mais nous faisons notre politique à l’image de notre propriété. Nous n’avons pas de grandes propriétés, nous n’en avons que de petites, et ce morcellement de la propriété est ce qui nous a sauvés. Chacun a eu son morceau de terre à défendre. S’il y avait eu beaucoup de grandes propriétés, la majorité, hélas ! se fût peut-être bien vite entendue pour les partager. Peut-être même est-ce le danger de l’heure présente que la guerre s’établisse non pas entre ceux qui ont beaucoup et ceux qui n’ont rien, personne chez nous n’a beaucoup, mais entre ceux qui ont peu et ceux qui n’ont rien. Quoi qu’il en soit, avec une société ainsi faite, de même qu’il y a beaucoup de petits propriétaires, il faut qu’il y ait aussi beaucoup d’hommes qui prennent part à la politique : il faut que tout le monde puisse entrer dans le forum. Mais de cette manière, dira-t-on, il arrivera de deux choses l’une : ou bien on ne fera pas de bonne politique dans des assemblées aussi mobiles, — cela est possible, — ou bien la politique et l’administration s’éloigneront chaque jour davantage du sein des assemblées nationales ; — cela est possible encore. Cependant comme le contraire, c’est-à-dire la concentration de la discussion et de la délibération politiques entre les mains d’une classe spéciale choisie dans la nation est une chose encore plus impossible avec notre caractère national ; comme la tentative de créer une classe de ce genre, soit avec l’aristocratie bourgeoise sous la restauration, soit avec la bourgeoisie aristocratique sous la monarchie de juillet ; comme cette tentative a perdu tous les gouvernemens qui l’ont faite, comme la constitution de 1848 a voulu des assemblées tantôt de neuf cents membres et tantôt de sept cent cinquante pour multiplier et mobiliser du même coup les membres de la puissance publique, nous sommes forcés de prendre notre parti de ces renouvellemens plus ou moins intégraux du personnel politique dans les assemblées nationales et de chercher le remède au mal dans le mal même, c’est-à-dire de faire en sorte que le pays s’attache à son gouvernement, voyant que tout le monde y prend part à son tour. Il faut nous dire que si, de cette façon, nous ne sommes pas toujours très bien gouvernés, nous avons du moins le plaisir de nous gouverner nous-mêmes.

Nous n’exprimerions pas toute notre pensée sur le personnel de l’assemblée législative, si nous n’exprimions pas nos regrets sur l’absence de quelques hommes qui faisaient partie de l’assemblée constituante, et que le suffrage universel a écartés. Comme c’est le privilège du regret de pouvoir être impartial à son aise, nous regrettons du même coup d’anciens amis et d’anciens adversaires, M. de Maleville et M. de Lamartine, M. Duvergier de Hauranne et M. Marie ; nous regrettons aussi M. Marrast, M. Garnier-Pagès, en souvenir du mal qu’ils ont empêché et du bien qu’ils ont rendu possible M. Vivien et M. Rivet sont au conseil d’état ; cela ne nous console pas de ne point les voir aussi dans l’assemblée. Nous bornons nos regrets à ceux qui ne sont absens que depuis deux jours ; quant à ceux qui sont absens depuis un an, nos regrets seraient encore plus impartiaux et plus étendus.

Quoique la nouvelle assemblée ne siège que depuis trois jours, elle a déjà eu le temps de montrer un des traits les plus caractéristiques et les plus prévus de l’esprit qu’elle apporte. Nous avons souvent, en province, entendu traiter la question de savoir si le gouvernement doit rester à Paris. Cette question, pour nous, n’a jamais fait l’objet d’un doute, à la condition cependant que le gouvernement sera, quoiqu’il soit à Paris, le gouvernement de la France tout entière, et non pas d’une seule ville, à la condition que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif ne seront pas forcés d’être toujours sur la brèche, et qu’on ne sera pas obligé de bâtir en forme de forteresse la première salle d’assemblée nationale qu’en voudra accommoder aux nécessités de notre temps et de notre pays. Les représentans des départemens apportent dans l’assemblée un sentiment qu’ils n’abjureront pas, quoi qu’il arrive : c’est le sentiment que la révolution de 1848 est la dernière révolution que Paris aura imposée aux provinces. Les départemens se sont approprié la république du 24 février qu’ils n’avaient pas voulue ; ils se la sont appropriée pour la corriger et la régler. Le 10 décembre dernier, ils ont conquis le pouvoir exécutif, et, par les élections du 13 mai, ils ont conquis le pouvoir législatif. Le 10 décembre, Paris a perdu la mauvaise prépondérance que voulaient lui donner les hommes de la dictature. L’assemblée législative achèvera de le déposséder du privilège qui faisait sa ruine, et qui le rendait à la fois dangereux et malheureux. Paris est, dit-on, la capitale de la civilisation, et, tant que Paris mérite ce titre, le gouvernement s’honore et s’affermit en y résidant ; mais si, au lieu d’être la capitale de la civilisation, Paris pouvait jamais devenir la capitale du socialisme, le gouvernement s’affaiblirait et se dégraderait en y résidant. Ce qu’il y a de pis pour un gouvernement, c’est de résider dans un corps-de-garde. Tel est cependant le sort nécessaire des gouvernemens qui vivent en face des émeutes.

Le sentiment que nous venons d’indiquer a éclaté fort énergiquement dans les paroles de M. Ségur d’Aguesseau dès la seconde séance de l’assemblée législative. M. Ségur d’Aguesseau ne demande pas mieux que de crier vive la république ! mais il y a une république qui se crie à Paris par les voix tyranniques de l’émeute ; c’est cette république-là que M. Ségur d’Aguesseau repousse. Il y a une autre république, celle qu’accepte la volonté libre et réfléchie des départemens ; c’est celle-là, la république de la liberté, que veut M. Ségur d’Aguesseau. On a crié au girondinisme ! Au moins ces girondins-là ne commencent pas par pactiser avec la montagne. Cela nous donne bonne espérance pour leurs têtes et pour les nôtres.

La séance du 29 a montré quel était le sentiment de la nouvelle majorité. La séance d’hier a montré quel était aussi le caractère de la nouvelle minorité. Nous ne voulons pas l’accuser de violence préméditée : nous ne croyons pas qu’elle veuille rendre les discussions impossibles ; mais nous croyons que, dans la nouvelle minorité, la nature l’emporte sur la volonté. Il nous est permis de supposer que, parmi les membres de la montagne, il n’y en a pas beaucoup qui se fussent préparés dès long temps à la vie politique. Ils s’étaient fait peut-être une autre vocation ; ils avaient plus de goût pour la vie à ciel ouvert que pour la vie de cabinet ou de chambre. Il leur sera donc difficile de prendre promptement les habitudes qui rendent la délibération possible. Il y a dans le monde bien des moyens de soutenir son avis, depuis les syllogismes de l’école jusqu’au ceste et au pugilat de l’antiquité, sans oublier les coups de fusil ; mais il est évident que ces divers modes d’argumentation ne sont pas tous de mise dans le même lieu et dans le même temps. Il a toujours semblé que les argumens devaient s’appareiller selon leur nature et s’accommoder aux diverses enceintes ; aussi les syllogismes s’appareillent ordinairement aux syllogismes, et se placent mieux dans une école ou dans une salle de délibération que dans une place publique. Le pugilat, au contraire, et le ceste convenaient mieux aux cirques antiques. Les coups de fusil, enfin, sont réservés aux champs de bataille et aux rues, hélas ! de nos villes désolées par la guerre civile. C’est une expérience nouvelle que d’essayer de mettre dans la même enceinte ces divers modes de raisonnement, et nous craignons qu’ils n’aient de la peine à vivre ensemble. Il y a donc pour l’assemblée législative une question qui n’avait pas encore été posée à l’ouverture des assemblées délibérantes : c’est de savoir si elle a le tempérament délibératif, si, en un mot, elle peut délibérer.

Nous n’avons pas parlé jusqu’ici des combinaisons ministérielles et nous n’en parlerons pas. Nous attendons que le Moniteur se soit expliqué. Jusque-là, à quoi bon faire des conjectures, exprimer des préférences ou des répugnances ? Tout cela sème la zizanie, et nous avons tous besoin d’union. Quant à nous, le ministère que nous voulons est le ministère qui aimera assez la loi pour la faire exécuter, le ministère qui sera fort par la loi et pour la loi, et qui aura une épée à mettre auprès du scrutin de l’assemblée législative pour la défendre contre un 15 mai. Croire, en effet, que les gens du 15 mai ne viendront pas un jour ou l’autre tâter le pouls à l’assemblée législative, c’est une grande erreur. Ils y viendront : ce jour-là, il ne faut pas qu’il y ait pour fermer les portes de l’assemblée un général du peuple, mais un général de la loi.

Nous nous apercevons, en finissant, que nous n’avons rien dit de notre expédition d’Italie ; mais qu’en dire ? Si nous nous avisons d’en approuver les premières pensées et les premières opérations, on ne manquera pas de dire qu’alors nous en blâmons la seconde pensée ; et si nous approuvons la seconde pensée, Dieu sait à quoi nous nous exposons pour la troisième pensée ! Avec une expédition dont le milieu désavoue le commencement et dont la fin désavouera sans doute le milieu, que faire, sinon se taire, quand on ne veut pas faire d’opposition, et quand on est, comme nous, décidé à être de l’avis du ministère, pourvu qu’il en ait un et qu’il n’en ait pas trois ? Nous prendrons donc le parti d’attendre le dénoûment et le dernier avis du ministère, afin d’être sûrs de ne l’avoir pas, malgré nous, contredit en le suivant.


— La crise dans laquelle se débat l’Europe orientale vient d’entrer dans une phase nouvelle où les parties intéressées ont dû formuler, avec plus de franchise et de clarté, leurs prétentions et leurs desseins. Une convention entre le czar et le sultan, au sujet des principautés danubiennes, donne à l’armée russe, la liberté d’action et la sécurité dont elle avait besoin pour tenir parole à l’empereur d’Autriche. En revanche, les Magyars ont brûlé leurs vaisseaux, ils ont rompu avec la dynastie de Habsbourg ; ils ont proclamé leur indépendance, sauf à être dès maintenant assez embarrassés de cette indépendance. Nous remercions les Magyars de nous avoir appris ce qu’ils veulent dans leurs rapports avec l’Autriche, après nous avoir tenus dans le doute depuis tantôt une année de guerre. Ils voulaient l’indépendance qu’ils ont naguère refusée des mains de la France impériale ; les voilà libres et armés, debout sur le sol magyar. « C’est là, suivant le plus populaire de leurs poètes, qu’il faut vivre ou qu’il faut mourir. » Nous avions toujours prié le ciel de détourner de leurs têtes cette grande alternative, dans la crainte d’une calamité qui fût pour eux la dernière ; mais le sort en est jeté, et nous ne pouvons plus que contempler avec sympathie les vicissitudes de leur fortune.

Un grand intérêt se trouve désormais engagé dans leur cause, c’est celui d’une autre nation sur la tombe de laquelle la diplomatie a chanté plus d’une fois la prière des morts, et qui pourtant n’a point perdu tout espoir ni tout moyen de revivre. Bien que le corps de la nation polonaise n’ait point encore reçu le branle, et que cette révolution, venue trop vite, doive peut-être se voir étouffée dans son germe, nous suivons l’émigration polonaise avec curiosité, quelquefois avec tristesse, dans ses efforts souvent irréfléchis, toujours impétueux, pour rallumer le foyer d’une nouvelle insurrection nationale. Nous déplorons vivement les défauts de cette race de raisonneurs indisciplinés, et cependant il faut bien admirer la vitalité qu’elle a su conserver sous le poids de tant de longues catastrophes. Les Polonais donnent à l’Europe un sentiment de ce que peut pour le bien et pour le mal l’émigration polonaise avec ses griefs si patriotiques et son cœur si justement ulcéré.

C’est, aux yeux de l’Europe libérale, la principale importance de la question hongroise, de contenir aujourd’hui la question de Pologne. Les Magyars, en reconnaissance des services rendus à leur cause par Bem et Dembinski, semblent avoir accepté cette solidarité avec toutes ses conséquences. Un égoïsme prudent aurait pu leur conseiller une transaction, un accommodement avec l’Autriche ; ils ont, comme toujours, agi d’enthousiasme, et si l’enthousiasme inspire parfois des folies, il dicte aussi quelquefois des résolutions généreuses. Dans toutes les occasions où les Magyars ne se laissent point entraîner par leur funeste manie de dominateurs et de conquérans, ils sont généreux : à défaut du sang-froid, accordons-leur du moins cette qualité, pour laquelle ils n’ont d’égaux que dans la race espagnole.

M. Kossuth a donc franchi le Rubicon ; la diète de Debreczin a prononcé la déchéance de la maison de Habsbourg ; elle a brisé tous les liens qui rattachaient la Hongrie à l’empire d’Autriche ; elle a replacé le royaume de saint Étienne dans la famille des peuples indépendans : en face de la Russie et de l’Autriche coalisées, la diète a remis le destin tout entier, la vie ou la mort de la race magyare au jugement des armes. « Dieu est avec nous, » dit souvent M. Kossuth aux paysans qu’il passionne par ses improvisations dithyrambiques. « Dieu est avec nous, dit aussi l’empereur de Russie, notre but est saint. » Dans l’intention de rendre plus certaine cette protection divine, la diplomatie russe redouble d’activité auprès des divers cabinets de l’Europe. Pendant qu’elle reconnaît la république française, elle tente à Constantinople un suprême effort pour désintéresser la Turquie à bon compte dans les affaires de l’Autriche.

On sait comment a échoué une première proposition du général Grabbe en vertu de laquelle les détroits eussent été ouverts à la marine militaire de la Russie dans l’intérêt d’une alliance étroite entre le czar et le sultan. Cette proposition a été repoussée catégoriquement et vivement. Le général Grabbe cependant, à la vue de l’incertitude de la diplomatie anglo-française, ne s’est point tenu pour battu. Avec l’aisance d’un diplomate qui ne se déconcerte point pour une défaite, il s’est contenté de quitter le terrain sur lequel il avait reçu cet échec, afin d’agir sur un autre point. Le divan ne demandait pas mieux que de repousser de nouveau toute convention qui engagerait sa politique, à la condition pourtant que les cabinets amis, la France et l’Angleterre, feraient quelque efforts pour sauvegarder le principe de la suzeraineté ottomane dans les principautés du Danube ; mais, les deux cabinets ayant fini par déclarer ou par laisser voir clairement qu’ils regardaient la lutte de la suzeraineté et du protectorat comme une question de traités entre le sultan et le czar, et non comme une question de droit des gens européen, le divan devait accueillir toute pensée d’arrangement qui garantirait l’évacuation des principautés et éloignerait ainsi une bonne fois les charges et les périls d’une occupation indéfiniment prolongée. Le général Grabbe faisait de ce principe de l’évacuation la base du nouvel arrangement qu’il offrait de signer. Sans doute ses propositions étaient de nature à inquiéter douloureusement les populations valaques. Si, en effet, il stipulait en principe que la Valachie devrait être un jour évacuée, ce terme n’était pas fixé. Puis le protectorat dont le joug pesant avait été le motif de la révolution allait toujours subsister. On promettait assurément aux Valaques une réforme de leur constitution ; mais cette réforme devait s’accomplir sous l’influence de l’occupation, et c’est assez dire qu’elle avait peu de chances d’être libérale. La Turquie a cédé. Ce n’est point sa faute ; elle a constamment lutté pour obtenir des conditions plus équitables en faveur de ces principautés qu’elle défend avec loyauté contre la terreur et l’oppression des armées du protectorat. Que la responsabilité en revienne à qui de droit ; dans l’isolement où l’Europe libérale s’obstine à laisser la Turquie et où lord Palmerston semble prendre un malin plaisir à la conduire, elle pouvait difficilement repousser une convention qui, à défaut d’un gain plus grand, sauve du moins le principe de la suzeraineté ottomane en Valachie

Pour le czar, le point important de cette sorte de convention, c’est qu’elle lui permet, sans perdre beaucoup de terrain dans les principautés, d’en tirer immédiatement un corps d’armée capable d’agir en Hongrie, tandis qu’un autre corps de trente mille hommes reste en observation sur la frontière de la Transylvanie jusqu’à la pacification de cette principauté. L’influence russe, eût pu perdre là une grande bataille après son premier échec ; elle a remporté, au contraire, un avantage dont l’armée magyaro-slave ressent dès aujourd’hui le contrecoup. Les Valaques paient ainsi les premiers frais de l’intervention russe en Autriche, et la Turquie, dont les Hongrois attendaient peut-être la bienveillance et l’appui moral, est réduite à se prêter aux combinaisons qui leur sont hostiles.

Après les paroles belliqueuses de M. Drouyn de Lhuys en faveur de la Hongrie, on a pu s’attendre à voir du moins une résistance organisée à Constantinople pour protéger le divan contre cette fatalité non pourtant inexorable de l’influence russe. L’attente était illusoire : si l’on a défendu la position que la fortune offrait à la Turquie et à ses alliés, on ne l’a défendue qu’avec mollesse, et cette profonde et persévérante prudence que nous admirons avec une patriotique douleur, cette habileté moscovite non encore assez bien comprise, nous a montré une fois de plus ce qu’elle peut contre l’inexpérience et la timidité de notre diplomatie. Les obstacles ont donc été écartés par la Russie, et une nouvelle carrière s’ouvre en Autriche à l’activité de son cabinet. Nous sommes persuadés qu’il compte pour vaincre tout autant sur cette même prudence traditionnelle dont il est si remarquablement doué que sur la force des armes. Ses moyens d’action en Hongrie sont politiques autant que militaires. Le principal est dans cette terrible machine de guerre qu’on est convenu d’appeler le panslavisme. Opprimés naguère par les Magyars, trahis hier par le cabinet de Vienne, inquiets d’un avenir qui se présentait à eux plein d’éclat, le jour où Jellachich sauvait l’empire et faisait un empereur, les Slaves autrichiens, en général, envisagent jusqu’à à nouvel ordre, avec une égale défiance, le triomphe des Magyars et celui des Autrichiens. « Nous avons prophétisé, dit un journal de la Croatie ; que si la diète constituante de Kremsier était dissoute, il n’y aurait plus jamais d’autre diète autrichienne. Nous l’avons dit et nous le répétons, la charte octroyée sera mise comme épitaphe sur le tombeau de la monarchie… Celui qui se noie s’accroche même à un rasoir, dit notre proverbe croate. Depuis les triomphes de Dembinski, la cour a vite changé de langage vis-à-vis de nous. Effort inutile ! car le fatal trop tard, avec toutes ses lugubres conséquences, est sorti de nos cœurs désespérés. » En Bohême, les efforts de l’Autriche sont les mêmes, et le langage des populations ressemble aussi très fort à celui des Croates. « Aux sollicitations du cabinet, dit une feuille de Prague, nous et les nôtres nous n’avons à répondre que par le silence et l’indignation. Nous qui seuls empêchâmes aux jours d’octobre notre nation de marcher en masse contre Vienne, nous qui seuls, jusqu’à présent, possédions la confiance de nos concitoyens, nous sommes réduits à céder maintenant la place à nos rivaux politiques sans pouvoir leur opposer autre chose qu’un sombre silence. » Tels sont les sentimens, telle est l’attitude de ces mêmes peuples, qui avaient embrassé avec tant d’ardeur et d’enthousiasme la cause de l’Autriche.

Si M. Kossuth avait eu la prudence d’accorder aux Slaves le principe de l’égalité internationale qui tue les Magyars comme peuple conquérant et dominateur, mais qui les sauve comme race, la colère des Slaves du nord et du sud contre l’Autriche pouvait tourner au profit de l’insurrection hongroise ; mais les Magyars, très loyaux pourtant envers les Polonais, n’ont point encore accompli ce sacrifice si coûteux à leur amour-propre, malgré les sollicitations incessantes des Polonais et de tous les slavistes libéraux, et, tant qu’il y aura à cet égard l’ombre d’un doute, il n’est point d’alliance possible entre les Magyars et les Slaves. Plutôt l’appui des Russes que le joug des Magyars ou des Allemands ! c’est le cri mille fois déplorable qui n’est pas encore dans toutes les bouches, mais qui est déjà au fond de toutes les consciences. En face de ces populations irritées, qui veulent à tout prix jouer désormais un rôle, combien l’influence du panslavisme armé ne devient-elle pas puissante ! Quoi de plus facile à la Russie, tout en défendant le jeune empereur autrichien, que de se présenter aux Slaves sous cette apparence de protectrice qui lui a si grandement réussi depuis un siècle dans les affaires de l’empire ottoman ! Quoi de plus aisé pour le czar, à l’aide de cette vaste et hardie propagande qui sait si bien emprunter le langage convenable à toutes les circonstances, que d’exploiter cette grande crise du slavisme chez les populations déroutées de la Hongrie méridionale ! C’est pour l’Europe le côté vraiment périlleux de l’intervention russe. La langue illyrienne, plus rapprochée du russe que le polonais et le tchèque, est parlée jusqu’aux portes de Venise et aux rochers du Tyrol. Dans l’état présent des esprits, par suite de l’aveugle orgueil des Magyars et de la politique inintelligente de l’Autriche, l’influence russe a le champ ouvert, et peut-être un jour aura-t-elle le chemin libre jusqu’au pied des Alpes. Qu’on le remarque donc bien, l’intervention de la Russie en Autriche n’est point dangereuse simplement parce qu’elle consolide l’alliance des deux cabinets long-temps amis, parce qu’elle se montre plus ou moins menaçante pour la révolution européenne, parce qu’elle entraîne du même coup la Turquie et la Prusse dans le mouvement de la politique moscovite ; elle est dangereuse principalement parce qu’elle fournit à la Russie le moyen d’être utile à des peuples qui lui sont unis par le lien de race si puissant dans l’Europe orientale, et qu’elle met le czar en position de faire acte d’empereur slave. Que faut-il pour lui arracher des mains ce grand instrument de conquête ? Une victoire décisive de l’armée hongroise et une alliance des Magyars avec les Serbes, les Croates et les Tchèques sous la médiation de la Pologne ; cette victoire et cette alliance, on ne peut pas les espérer. Au reste, et quelle que doive être l’issue de la guerre actuelle, la question ne sera pas résolue de si tôt ; elle contient dans son sein le germe de bien d’autres guerres.

Après tout, ce mot de guerre n’a plus rien qui nous émeuve, tant nous avons pris l’habitude de l’entendre depuis un an de loin et de près. La paix, le calme des esprits, pourraient seuls nous surprendre ; mais quel état sur notre continent nous présente aujourd’hui ce spectacle ? Si l’Angleterre, avec ses fortes traditions de liberté constitutionnelle, fait face avec bonheur aux difficultés du temps présent, elle a aussi ses préoccupations au dedans et au dehors, et il n’y a peut-être en ce moment dans le monde que la jeune Amérique du Nord qui ose envisager l’avenir avec une pleine sécurité. Heureux pays, qui ne trouve point de plus grave sujet d’émeute qu’un engouement de théâtre et une rivalité de tragédiens ! Que cette tranquillité laborieuse et féconde soit le partage d’une république démocratique, c’est un fait dont nous aimons à nous réjouir comme d’un phénomène rassurant pour ceux qui ont la perspective de vivre sous le régime de la démocratie républicaine. Il est vrai, l’Amérique du Nord est placée physiquement, par la nature même, dans des conditions sociales qui ne sont point celles de notre sol encombré, et elle possède des institutions mieux appropriées que les nôtres à leur but, assez larges et assez fortes pour se prêter aux divers besoins du progrès et de la conservation. La société américaine est depuis long-temps entrée dans la pratique de la démocratie constitutionnelle, tandis que nous autres, avec tous nos efforts, nous ne parvenons point à sortir des usages de la démocratie révolutionnaire. L’exemple de l’heureuse tranquillité de l’Amérique septentrionale est donc rassurant, sans être décisif. Il peut, en tout cas, nous profiter en nous éclairant. Ainsi les liens qui ont rattaché la France à ce pays dès son origine se resserrent aujourd’hui d’eux-mêmes, par cette circonstance nouvelle d’une conformité de constitution politique.

En songeant à ces grands intérêts matériels et moraux, nous nous demandons avec quelque surprise pourquoi l’on a si peu fait jusqu’à présent pour rendre plus étroites les relations de la France avec l’Amérique du Nord. Comment expliquer, en effet, que, dans une situation internationale si propre à de nombreux et constans rapports, la France ne soit point encore reliée aux États-Unis par une voie de communication directe et régulière ? Le gouvernement monarchique, dans la dernière année de son existence, s’était préoccupé de la création de ces paquebots transatlantiques dont le projet, déjà ancien, avait eu tant de peine à aboutir. Peut-être n’a-t-on pas oublié que des fonds d’encouragement avaient été votés par les chambres pour la compagnie qui se chargeait de l’entreprise. Deux paquebots ont accompli le voyage ; le troisième est rentré au port après avoir fait huit lieues en mer, et l’entreprise, soit inintelligence, soit mauvais vouloir, n’a pas eu d’autres suites. Il nous semble qu’il appartiendrait au gouvernement nouveau de porter son attention sur un intérêt si grave. Le manque de communication directe, régulière et rapide entre le Havre et New-York gêne et peut même paralyser, sous de certains aspects, les rapports que ces deux grandes sociétés ont tant de raisons de multiplier. Les Américains, pour leur compte, sont parfaitement convaincus des excellentes conséquences qu’amènerait l’établissement d’une ligne transatlantique, et, en date du 4 avril, la législature de l’état de New-York a autorisé la constitution d’une compagnie qui se propose de tenter à son tour l’entreprise si malheureusement conduite par la compagnie française. Nos commerçans se laisseront-ils devancer ? Le gouvernement ne trouvera-t-il point quelque moyen de provoquer leur émulation en imitant, au besoin, celui des États-Unis, qui assure à la compagnie de New-York une allocation de 375,000 francs pour le transport régulier de la malle ? N’aurons-nous pas enfin assez de hardiesse et de résolution pour en finir avec cet état de choses d’aujourd’hui, dans lequel nous sommes à la merci de l’Angleterre pour toutes nos communications avec l’Amérique ? Nous avons lieu de croire que c’est une des préoccupations constantes du ministre de France à Washington, M. Poussin, dont les écrits fort appréciés montrent une vive intelligence des avantages diplomatiques et commerciaux que la France devrait tirer de relations plus suivies avec l’Amérique septentrionale. L’expérience qu’il a des intérêts et des hommes de cette république et l’activité qu’il porte dans l’accomplissement de sa mission nous autorisent à espérer que sa présence aux États-Unis ne restera point stérile. Le temps des ambassades d’apparat est passé, et puisque nous sommes représentés à Washington par un homme de connaissances spéciales, il serait malheureux que ce ne fût point pour y traiter des questions sérieuses d’utilité internationale. Nous n’ignorons point les embarras dont le gouvernement est assailli : ceux du ministère des affaires étrangères sont particulièrement grands ; mais, à notre avis, il n’est point encore chez nous de difficulté qui soit assez impérieuse pour faire oublier les intérêts que nous signalons ici au département des affaires étrangères. Pour mieux dire ; en présence des agitations qui tendent à fermer peut-être pour long-temps les débouchés du continent à notre commerce, nous tenons pour plus pressante que jamais la nécessité de développer et de faciliter du côté de l’Amérique le mouvement de nos exportations ; au milieu des incertitudes de nos alliances européennes et des obstacles que rencontre chaque jour notre diplomatie sur le terrain du vieux monde, nous regardons comme admirablement opportuns et prévoyans les efforts qui seront faits pour resserrer cette ancienne et naturelle amitié de la France avec le Nouveau-Monde. C’est à Washington, surtout que la France peut être républicaine, et les opinions ne sauraient être partagées sur la convenance d’une amitié internationale si manifestement justifiée par la communauté des intérêts et des principes.




Parmi les plus tristes symptômes de notre époque troublée, ne faut-il pas compter le silence des poètes ? Il y a quelques années, la critique pouvait à bon droit signaler et regretter même une trop grande diffusion de l’inspiration poétique ; aujourd’hui, il n’en est plus ainsi. À ceux qui nous reprocheraient de publier trop peu de vers, nous pourrions répondre que la faute en est surtout aux poètes, qui nous refusent trop souvent l’occasion de les accueillir. En attendant que le calme nous ramène les muses, voici d’aimables stances qui nous arrivent sans signature du fond de la province, et il nous a paru qu’il y aurait quelque charme à respirer ; dans notre atmosphère fiévreuse, cette fraîche bouffée des campagnes normandes.


ESQUISSES NORMANDES. – LE MOULIN.

Je connais un joyeux moulin
Sur la colline verte ;
Sa porte, loin du grand chemin,
Reste toujours ouverte.

On y voit entrer, à midi
Garçons et jeunes filles,
Et les vieux, d’un pas alourdi,
Armés de leurs faucilles.

La nappe blanche étale aux yeux
La soupe appétissante,

Les brocs noirs de cidre mousseux,
La galette fumante.

Et la meunière, au grand œil noir,
Belle sans vouloir l’être,
Invite chacun à s’asseoir
À ce festin champêtre.

Puis, vers le soir, l’heureux moineau,
Niché dans le vieux lierre,
Vient becqueter le blé nouveau
Aux doigts de la meunière.

De cet hospitalier moulin
Agent toujours fidèle,
Le vent accourt chaque matin
Faire tourner son aile.

A son tic-tac l’oiseau s’enfuit,
L’herbe sèche frissonne,
Et je ne sais quel léger bruit
Dans la chambre résonne.

C’est le moment où tous les yeux
S’entr’ouvrent pour sourire.
Pourquoi chacun est-il heureux ?
Ah ! qui pourrait le dire ?

Pour moi, si j’aime ce séjour,
Ce n’est, je vous le jure,
Ni séduit par toi, fol Amour,
Ni par vous, ô Nature !

C’est que, sans apporter de grain
Et sans humble prière,
L’indigent y reçoit son pain
Des mains de la meunière.

JULES L.


Il serait facile de prouver que la crise où le pays est en ce moment plongé est intellectuelle autant que politique, et peut-être pourrait-on démontrer aussi facilement que, si la crise politique a tant de gravité, c’est par la raison que l’intelligence a trop vite abdiqué ses privilèges et son rôle. Ce fait est trop clair pour n’avoir pas été saisi par les hommes considérables de l’Université auxquels leurs talens, plus encore que leurs fonctions, ont donné charge d’ames. Et cependant pourrait-on affirmer que l’enseignement réponde aujourd’hui aux vastes nécessités de sa mission morale ? L’enseignement philosophique surtout manque à la jeunesse inquiète de notre fiévreuse époque. Peut-être y a-t-il plus qu’on ne suppose de cœurs ouverts pour recevoir les vérités substantielles et fortes que l’on venait, vers la fin de la restauration ou au lendemain de 1830, chercher au pied des chaires de la Sorbonne et du Collège de France. Peut-être y aurait-il moins d’indifférence, que l’on n’imagine pour les hommes qui, dans ces chaires redevenues vivantes, oseraient parler de devoir et de destinée humaine avec l’autorité de la science. Pourquoi donc ce spectacle consolant nous est-il refusé ? Ce ne sont point les hommes qui manquent. Non, et Dieu merci, les mêmes professeurs qui étaient en 1830 entourés d’une si grande et si légitime popularité sont encore parmi nous. Pour ne citer que celui dont les leçons nous paraîtraient le plus nécessaires comme remède à l’anarchie intellectuelle d’à-présent, nous nommerons M. Cousin. Parmi les hommes de cette laborieuse et vive génération qui arriva à la suite de nos grandes guerres européennes, M. Cousin est aussi l’un des esprits les plus jeunes et les plus capables de retrouver, en face des sophismes contemporains, l’ardeur avec laquelle il combattait naguère contre d’autres erreurs. Une merveilleuse vivacité se rencontre unie en lui à l’étendue de l’intelligence, et il possède, avec les dons précieux de l’écrivain éminent, le charme et la puissance d’une parole éloquente. C’est à M. Cousin qu’il appartiendrait plus qu’à personne de poser sous leur nouvel aspect les questions philosophiques sur lesquelles la société sent par instinct le besoin d’être promptement et grandement éclairée.

Une semblable résolution ne nous plairait pas seulement parce qu’elle serait hardie et généreuse, mais parce qu’elle servirait encore d’encouragement à ces mêmes professeurs qui partagèrent autrefois avec M. Cousin les faveurs de l’opinion, et que les affaires ont détournés de leur but scientifique. Oui, il y a parmi les hommes qui comptent encore comme titulaires à la Sorbonne des noms naguère applaudis, que nous aimerions à retrouver aux premiers rangs de l’enseignement. N’est-ce pas d’eux, en effet, que l’on pourrait dire : Leur silence est une calamité publique ? C’est une calamité d’autant plus déplorable que le don d’attirer et de passionner la jeunesse semble être depuis quelques années le privilège des esprits faux et des intelligences apocalyptiques. On ne peut constater qu’un petit nombre d’exceptions brillantes, de voix courageuses, qui ont continué de se faire entendre au milieu du tumulte de nos passions politiques. Nous aurons plus d’une fois l’occasion de revenir sur ce sujet. Nous n’avons voulu aujourd’hui qu’indiquer, parmi tant de questions d’où dépend la discipline de l’esprit public, celle qui parait à la fois les comprendre et les dominer toutes.



V. de Mars.