Chronique de la quinzaine - 31 mai 1857

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Chronique n° 603
31 mai 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1857.

L’Europe, après avoir vu disparaître les grandes affaires qui l’ont émue et absorbée, ne va-t-elle pas voir aussi se dénouer peu à peu ces autres questions qui restent depuis quelques mois livrées à l’ardeur des polémiques et au travail actif des négociations ? Que deviennent encore une fois tous ces incidens dont se compose la politique actuelle, la transaction relative à Neuchâtel, et les élections des principautés, et la querelle diplomatique entre l’Autriche et le Piémont, et les démêlés du Danemark avec l’Allemagne ? Voici tout d’abord une de ces questions qui a eu de la gravité, et qui arrive heureusement à son terme aujourd’hui : c’est l’affaire de Neuchâtel, dont la solution a été un instant arrêtée par une indiscrétion qui a pu être gênante sans exercer une influence sérieuse sur le dénouement. Les dernières diflîcultés ont disparu ; le traité est signé désormais, et les ratifications devront être échangées d’ici à peu. Cette question de Neuchâtel n’existe donc plus réellement ; on l’aura oubliée dans quelques jours, comme si elle n’avait pas été sur le point d’allumer un conflit dangereux, comme si elle n’avait pas occupé la diplomatie pendant trois mois. Neuchâtel restera définitivement un canton suisse, le roi de Prusse gardera comme un souvenir le titre princier attaché à son ancienne possession. Les intérêts que le cabinet de Berlin tenait à sauvegarder ont reçu satisfaction dans les limites de l’indépendance de la confédération helvétique, et il faut ajouter que prudemment, habilement désintéressé dans sa dignité, dans ses susceptibilités de souverain, le roi de Prusse n’a point hésité, quand le moment est venu, à renoncer aux compensations pécuniaires qui lui étaient assurées. Que manque-t-il seulement à cette œuvre également acceptée par la Prusse et par le pouvoir exécutif de la Suisse sous la sanction de l’Europe ? Il lui manque l’approbation de l’assemblée fédérale helvétique, qui va se réunir extraordinairement, et qui ne saurait refuser de souscrire à une transaction que ses négociateurs ont rendue aussi avantageuse que possible pour la Suisse en même temps qu’ils ont contribué à la faciliter par une habile modération. Si la Prusse avait à revenir de loin pour se trouver sur un terrain où la première condition d’arrangement était l’abdication de ses droits ou de ses prétentions, la Suisse avait bien sans doute aussi à faire un peu de chemin. C’est à rapprocher ces distances, à concilier les prétentions contraires, que la diplomatie s’est heureusement employée dans son œuvre de médiation, en faisant disparaître du sein de l’Europe un élément de perturbation au prix d’un article des traités de Vienne, et en plaçant la situation nouvelle de Neuchâtel sous l’autorité d’une modification régulière du droit public.

La question de Neuchâtel n’a point été facile à résoudre, nous le voulons bien ; mais enfin elle était débattue dans des conditions appréciables, où il était toujours possible de saisir les difficultés pour en triompher. Il n’en est point ainsi sur le Danube, où il semble qu’on cherche dans la confusion un moyen d’embarrasser les décisions de l’Europe. Comment juger en effet cette situation des principautés, dont tous les élémens n’apparaissent qu’à travers une obscurité systématiquement entretenue ? Tout l’effort du parti opposé à une réorganisation sérieuse et efficace des provinces du Danube tend à paralyser la manifestation de la vraie pensée des populations, à créer une opinion artificielle et obéissante, comme aussi à intercepter toute communication entre le pays et les représentans de l’Europe. Les membres de la commission européenne vont bien, il est vrai, de Bucharest à Jassy : seulement la route qu’ils suivent est surveillée ; les autorités locales trompent par des itinéraires de fantaisie les populations qui veulent aller à la rencontre de ces protecteurs de leur liberté. Des indications prévoyantes ont détourné le commissaire français d’une ville où il devait trouver des témoignages de sympathie et l’expression de nombreux griefs. Il n’est pas jusqu’au commissaire ottoman, Saffet-Effendi, qui, à son arrivée récente à Jassy, n’ait été l’objet d’une de ces mystifications supérieures. Une foule considérable, dans laquelle se trouvaient des dignitaires de l’église, des boyards, s’est portée sur son passage. Cette population favorable aux idées nationales a été violentée et sabrée, et Saffet-Effendi a été conduit rapidement à travers la foule auprès des fonctionnaires qui l’attendaient pour lui exprimer leurs vœux et lui remettre des pétitions contre l’union. Plus que jamais d’ailleurs les autorités moldaves sont à l’œuvre pour façonner les élections, et elles peuvent d’autant plus aisément composer les listes électorales selon leur bon plaisir, que pour beaucoup de propriétaires il y aurait une réelle impossibilité de produire des titres légaux de possession. Dès-lors tout est livré à l’arbitraire. La difficulté pour les membres de la commission européenne serait de suivre jusque dans ses détails cette altération universelle et insaisissable souvent, pratiquée par des agens décidés à user de tous les moyens. Cela a été poussé si loin que le caïmacan de la Moldavie, M. Vogoridès, a été obligé de remplacer son ministre de l’intérieur, M. Gatardgi. Il est vrai que le successeur de M. Gatardgi, le logothète Basile Ghika, ne semble pas porter au pouvoir des idées fort différentes. Dans une circulaire pleine d’assez naïfs aveux, il se plaint que les Moldaves ne traitent pas leurs affaires sans bruit, qu’il y ait des apparences de manifestations, que des réunions prennent improprement la dénomination de comités ou de clubs. Le crime n’est pas bien grand, on en conviendra. Il est certain que s’il n’y avait ni bruit, ni manifestations, même apparentes, ni réunions sous un nom quelconque, si en un mot tout se faisait par la voie des autorités indiquant au pays ce qu’il doit dire et ce qu’il ne doit pas dire, la question se trouverait singulièrement simplifiée. Il reste à savoir si l’Europe serait très exactement informée des vœux, des besoins, des intérêts véritables de la Moldo-Valachie.

Le nom de la France, on ne l’ignore pas, est associé à cette idée de l’union des principautés, qui est devenue un drapeau sur le Danube. Sans doute, au fond, la France n’a que des sympathies pour cette combinaison, dans laquelle elle voit un moyen puissant de fortifier les deux provinces en concentrant leurs ressources, en groupant leurs intérêts, en les soumettant à une même loi, comme elles ont déjà une même langue et une même origine. En réalité cependant ce n’est point là aujourd’hui la question qui s’agite : la France ne combat nullement pour une idée sur le Danube ; elle ne s’allie pas exclusivement à un parti, elle cherche uniquement à faire exécuter le traité de Paris, qui stipule une consultation sincère et franche de l’opinion dans les principautés. Si elle réclame, soit à Jassy, soit à Constantinople, contre les vexations exercées dans la Moldavie, ce n’est pas au nom de sa politique particulière, c’est au nom même du dernier traité de paix. Que l’opinion se prononce, la question se posera naturellement alors dans le congrès qui s’ouvrira. Ce n’est pas une erreur moins grande d’attribuer à la France la pensée d’élever un trône en Orient pour y placer un prince étranger. Cette pensée, que les Moldo-Valaques sont trop portes peut-être à accueillir, et qui ne ferait qu’ajouter une difficulté de plus à toutes celles que rencontre l’union, n’a rien qui soit propre à la politique française. Elle a été émise à l’origine dans les premières conférences de Vienne, comme pour rendre plus sensible la sollicitude de l’Europe en faveur des principautés à un moment où la Russie s’efforçait de capter ces populations par des démonstrations intéressées. Elle ne s’est point reproduite dans les négociations qui ont suivi. Il n’en est pas question dans le congrès de Paris, et toute la politique de la France en Orient se rattache à l’œuvre de ce congrès, qui n’admet qu’une possibilité générale, celle de l’union, et impose une obligation, celle de consulter avant tout les vœux, les désirs, l’opinion des populations moldo-valaques. Quand le prince Vogoridès, ses agens, ses conseillers, ses inspirateurs ou ses protecteurs ont recours à tous les moyens pour altérer l’expression de l’opinion publique dans la Moldavie, ce n’est pas la France qu’ils combattent, c’est le traité même en vertu duquel s’est ouverte cette grande enquête populaire dans les principautés, et le gouvernement du sultan se met en contradiction avec son propre ouvrage quand il semble se faire le complice, si ce n’est l’instigateur des excès de pouvoir commis sur le Danube. Le grand-vizir, Rechid-Pacha, pouvait trouver ici une merveilleuse occasion d’affermir sa situation, de fortifier son ascendant. Son rôle était simple : il n’avait qu’à se tenir d’accord avec l’Europe, à marcher avec elle en concourant à une politique dictée par un intérêt général. Il a préféré, par un calcul douteux, se faire l’auxiliaire des vieux préjugés turcs, des intérêts particuliers de l’Autriche et des passions personnelles de lord Stratford de Redcliffe. Or qu’est-il arrivé ? Le grand-vizir a tellement rétréci sa situation, qu’il se trouve sans adhérons, que récemment encore, dans une crise de cabinet, il a été obligé de prendre dans sa famille un nouveau ministre des affaires étrangères. De toute façon, cette question des principautés reste assurément livrée à de singulières incertitudes. C’est pour l’Europe la plus délicate, la plus grave des difficultés dans un moment de calme où les autres questions diplomatiques semblent disparaître, où la querelle du Piémont et de l’Autriche n’a plus la même gravité, et où le Danemark vient de se remettre en meilleure intelligence avec l’Allemagne. Un instant cependant cette querelle de l’Autriche et du Piémont a semblé devenir menaçante, puis elle s’est apaisée tout à coup, au point qu’on a fini par croire, il y a peu de jours, à la possibilité d’un rapprochement. Sur quoi se fondait cette conjecture ? Sans doute sur l’absence de toute cause d’une rupture sérieuse. Au fond, ce bruit d’un rapprochement prochain ne répondait à aucune réalité ; mais ce qui n’est point douteux, c’est que depuis quelque temps le cabinet de Turin, en acceptant la situation qui lui a été faite, a mis dans tous ses actes comme dans ses paroles une habileté et une prudence qui montrent mieux encore ce qu’il y a eu d’extrême dans le procédé de l’Autriche. Ce n’est pas que le Piémont ait abdiqué sa politique : seulement cette politique, M. de Cavour la pratique en homme d’état qui sait se mesurer avec les difficultés, et qui sent aussi ce qu’il y a de force pour un gouvernement régulier dans le respect des traditions conservatrices. M. de Cavour s’est montré plus d’une fois libéral hardi et résolu ; il a su aborder les questions les plus épineuses et les plus brûlantes. Depuis quelques jours, il est occupé à montrer le tact du chef de gouvernement et du conservateur. Après avoir résisté à l’Autriche, il ne veut point compromettre ou laisser compromettre la position où s’est placé son pays. Une occasion favorable s’est offerte à lui, c’est dans la discussion d’une loi relative au déplacement de l’arsenal cjui doit être transporté de Gènes à la Spezzia. Bien des intérêts et des passions étaient en jeu. La ville de Gênes se plaignait d’être dépossédée. C’était d’ailleurs la question même des forces militaires et maritimes du pays, et à cette question se rattachait naturellement celle de l’indépendance nationale, du rôle du Piémont en Italie. Un orateur radical, M. Brofferio, dans un langage plus imagé et plus prétentieux que sensé, a eu la fantaisie de lancer une fois de plus ses hyperboles contre l’empereur d’Autriche et contre tous les souverains italiens. M. Brofferio n’eût pas mieux réussi, s’il eût voulu servir M. de Cavour en lui fournissant l’occasion de défendre les souverains attaqués et de déclarer que si le Piémont professe une politique italienne, il professe également la fidélité aux traités, le respect des obligations internationales. Sur un point si grave, le président du conseil a tenu à dissiper toute confusion, à faire disparaître toute solidarité entre la pensée libérale dont il s’inspire et la pensée révolutionnaire. Une circonstance plus récente encore et d’une autre nature vient d’attester de la part de M. de Cavour le même tact, la même habileté prudente de conduite. Le pape, en parcourant les états pontificaux, va se rendre à Bologne, où il doit séjourner quelque temps. Malgré les démêlés qu’il a eus dans ces dernières années avec le saint-siège, démêlés qui ne sont malheureusement pas terminés encore, le cabinet de Turin s’est souvenu que le Piémont était un pays catholique, et que le saint-père était tout à la fois chef de l’église et prince italien. Un envoyé du roi Victor-Emmanuel, M. Boncompagni, aujourd’hui ministre à Florence, parait devoir aller complimenter le pape à Bologne. Cela ne veut point dire évidemment que toutes les questions religieuses soient résolues par un acte de déférence ; mais c’est l’indice du prix que le cabinet de Turin lui-même attache à de meilleurs rapports avec Rome. Les diverses manifestations qui se sont succédé en peu de temps sont l’expression d’une politique aussi habile que sage. Et dans le fait le Piémont ne pourrait rien gagner par une politique révolutionnaire ; il a tout à gagner au contraire en se fortifiant dans la pratique d’un libéralisme conservateur, en offrant à l’Italie le spectacle d’un régime sensé et à l’Europe le spectacle d’un gouvernement régulier qui sait rester maître de lui-même sans abdiquer les plus légitimes aspirations.

Les affaires du Danemark, qui sont depuis quelque temps un de ces nuages flottans à l’horizon de l’Europe, viennent de passer par une crise qu’on peut appeler décisive et salutaire, puisqu’on a vu tout à la fois le cabinet de Copenhague réussir à se reconstituer et le démêlé avec les puissances allemandes entrer dans une voie meilleure. Ces deux questions étaient intimement unies, on le sait. Le démêlé avec l’Allemagne, au sujet du Holstein, n’était point entièrement étranger à la crise ministérielle de Copenhague. D’un autre côté, cette crise, en se prolongeant au-delà même des nouveaux délais accordés par l’Autriche et la Prusse, a fini par exciter l’impatience des deux cours allemandes, qui ont menacé de recourir décidément à la diète de Francfort. Cette menace a eu du moins l’heureux effet de déterminer la reconstitution immédiate du cabinet danois. M. Andræ a quitté la présidence du conseil en restant ministre des finances ; le ministre du culte et de l’instruction publique, M. Hall, devient président du conseil. MM. Krieger et Simoni sont restés, le premier à l’intérieur, le second à la justice du royaume. Le ministre de la marine, M. Michelsen, est chargé provisoirement des affaires étrangères, et M. Unsgaard, ministre des affaires intérieures communes, prend aussi provisoirement l’administration de celles du Holstein. La signification politique de cette combinaison, elle-même incomplète encore, comme on voit, est tout entière dans les noms de MM. Andrée, Hall et Krieger, qui sont l’âme du ministère. Ce sont des hommes capables, connaissant les intérêts du pays. Le premier a été officier supérieur d’état-major, les deux autres ont été professeurs de droit à l’université de Copenhague. Dans leur politique, ils s’inspirent d’un sage esprit de modération et ne se séparent point des principes constitutionnels. Le premier acte du ministère a été de faire savoir à l’Allemagne que l’intention du roi de Danemark était de convoquer dans le courant de l’été les états du Holstein, pour leur fournir l’occasion d’exprimer leurs vœux au sujet de la révision de la constitution provinciale octroyée en 1854. Si l’on s’en souvient, c’est la combinaison que nous indiquions comme étant acceptée par les cours de Vienne et de Berlin. La question est ainsi circonscrite : le Holstein pourra se prononcer sur ses intérêts propres sans avoir à s’occuper de la constitution commune, et en même temps se trouve écartée la perspective d’une dangereuse intervention de la diète de Francfort, qui appelait inévitablement l’intervention de l’Europe.

Le ministère qui a pris cette résolution a eu de la peine, disions-nous, à se reconstituer. Ces dillicultés tenaient à la situation même du Danemark. Aussitôt après la dissolution du dernier cabinet et pendant que le Rigsraad se trouvait encore assemblé à Copenhague, M. Hall, chargé de former un nouveau ministère, entrait en conférence avec M. de Scheel-Plessen, membre du Rigsraad et l’un des chefs du parti aristocratique du Holstein. D’abord les Holsteinois s’étaient montrés assez disposés à quelque transaction. Bientôt le bruit de la maladie et de l’abdication du roi, répandu une fois de plus, relevait leur confiance, et leurs exigences dépassaient toutes limites. Ces exigences ne tendaient à rien moins qu’à la soumission du Danemark. Les états du Holstein et du Lauenbourg devaient être consultés sur la constitution générale ; les domaines seraient soustraits à la juridiction commune, non-seulement quant à l’administration et à la législation, mais aussi quant aux revenus. L’indemnité du péage du Sund devait être un bien commun. La représentation au Rigsraad ne devait plus être proportionnelle à la population ; elle serait égale pour chaque province, quel que fût le nombre des habitans. En présence de ces ambitions, et les cabinets allemands réclamant d’ailleurs une prompte réponse à leurs communications, on conçoit que le ministère se soit reconstitué sans le concours des Holsteinois. Le nouveau cabinet a adopté la meilleure politique, celle d’une solution pacifique de cette épineuse question. Les puissances de l’Allemagne ne feront rien sans doute pour embarrasser ou retarder cette solution, et quand la question sera définitivement vidée, les notabilités du Holstein se résigneront aisément à entrer au pouvoir en abandonnant leurs prétentions, comme aussi il deviendra moins difficile de trouver un homme pour accepter la direction des affaires étrangères de la monarchie danoise.

Dans ce mouvement de questions politiques et diplomatiques qui s’agitent en Europe, et qui sont en quelque sorte l’œuvre commune de tous les cabinets, la France apparaît avec son influence extérieure et son ascendant de grande puissance. Quant à sa situation intérieure, un seul fait la résume aujourd’hui : c’est la dissolution du corps législatif, qui était arrivé au terme légal de son existence. Ainsi finit la première législature de l’empire. Dans vingt jours, le scrutin électoral va s’ouvrir pour donner la vie à une assemblée nouvelle. Si la session qui vient de finir a été peu occupée dans sa première partie, elle a été en compensation encombrée aux derniers instans par un assez grand nombre de discussions et de votes sur les intérêts les plus divers. Les plus importantes des lois votées sont celles qui touchent aux finances. La loi qui proroge le privilège de la Banque de France a été adoptée après avoir été modifiée sous quelques rapports par la commission du corps législatif. L’impôt sur les valeurs mobilières a pris rang parmi les recettes publiques à titre de taxe de mutation. Enfin la situation des finances, telle que la laisse le corps législatif, trouve son expression dans le budget, sur lequel un rapport étendu a été fait par M. Alfred Leroux. Le point saillant de ce budget, c’est qu’il tend à établir l’équilibre entre les recettes et les dépenses publiques, il établit même cet équilibre avec un excédant de revenus. Certes, entre les données conjecturales d’un budget préventif et la loi définitive des comptes du même exercice financier, il y a toujours place pour l’imprévu : l’entraînement des dépenses vient déranger les calculs les plus confians, des incidens nouveaux viennent imposer des charges nouvelles ; mais enfin un budget dans son ensemble repose sur des données assez positives pour qu’on puisse y voir la mesure d’une situation financière. L’équilibre existe dans le budget actuel, cela n’est point douteux ; seulement, il ne faut pas s’y méprendre, cet équilibre existe à diverses conditions d’un caractère particulier. Il y aurait d’abord à faire la part des ressources transitoires qui ont dû être demandées à l’impôt pour faire face aux dépenses de la guerre, et qui doivent disparaître avec la guerre elle-même. L’impôt sur les valeurs mobilières est un élément nouveau dans les recettes publiques. Enfin, malgré tout, il reste des déficits antérieurs considérables, une dette flottante qui s’élève à près de 900 millions. Cette dette flottante, il est vrai, doit être allégée à l’aide des 100 millions que la Banque doit verser au trésor, d’après la nouvelle loi, et d’une somme de 80 millions provenant des fonds de dotations de l’armée. Il reste néanmoins encore une situation où le développement des recettes normales, quoique permanent et considérable, a de la peine à suivre le développement des dépenses. Et qu’on le remarque bien, ces dépenses s’accroîtraient plus rapidement encore, si le gouvernement et le corps législatif cédaient à toutes les suggestions. Bien des esprits voient sans doute dans cette progression des dépenses un signe de prospérité ; ce n’est ni le gouvernement, ni le corps législatif, ni le pays, qui peuvent penser ainsi.

On peut étudier notre temps sous bien des aspects ; on peut le suivre dans ses fièvres et dans ses défaillances de tous les jours et de toutes les heures, dans les contrastes de ses révolutions politiques ou dans les prodigieux efforts de son activité matérielle : le plus grand charme restera toujours dans l’étude des œuvres et des mouvemens de la pensée, comme ce sera toujours le véritable signe des esprits éminens de s’intéresser aux lettres, de les sentir et de les aimer. Aussi un doute s’élève-t-il sur la valeur des systèmes qui tendraient à affaiblir l’éducation littéraire, ainsi que sembleraient l’indiquer aujourd’hui les statistiques constatant les résultats des dernières réformes accomplies dans l’instruction publique en France. Le nombre des jeunes gens qui se tournent vers les sciences a augmenté, le nombre de ceux qui persévèrent dans l’étude des lettres est devenu moins grand : c’est là ce qu’il y a de plus clair jusqu’ici. Est-ce un fait passager ? est-ce le signe durable d’une tendance permanente ? Si c’était un fait permanent, il ne faudrait pas y voir peut-être un progrès merveilleux de la civilisation. Ce n’est pas l’étude des sciences qui est un mal ; mais là où l’étude des lettres n’occupe pas la place qui lui est due, il y a une sorte d’équilibre rompu entre les facultés humaines : il y a une secrète et graduelle diminution de cette culture générale qui fait la virilité et la supériorité des esprits. On voit surtout s’affaiblir ce sentiment littéraire, au nom duquel M. Villemain se plaint dans son dernier ouvrage, et dont il est lui-même une des plus brillantes personnifications contemporaines. M. Villemain a le mérite d’avoir la généreuse passion des lettres, de sentir ce qu’il y a d’élevé en elles, et de ne point croire que le progrès du monde soit compatible avec ce qui serait le déclin de la vie intellectuelle. Il se montre aujourd’hui dans son dernier ouvrage, dans le Choix d’Études sur la Littérature contemporaine, ce qu’il a été toujours, écrivain supérieur, critique éloquent et plein de nuances. M. Villemain, on le sait, est un des hommes qui ont renouvelé la critique de notre temps, en ouvrant devant elle un champ plus large, en rapprochant l’étude des travaux de l’esprit de l’étude des hommes, de l’histoire même, et en faisant des lettres l’organe de la civilisation. Le livre qu’il publie n’est point une œuvre entièrement nouvelle ; il se compose de tous les essais qui se succèdent dans une vie littéraire selon l’heure et selon l’occasion, et de tous ces essais, le plus saillant comme le plus étendu est sans doute une étude sur Milton. Le livre de M. Villemain réunit particulièrement tout un ensemble de rapports sur les concours annuels de l’Académie française. Ces rapports embrassent un espace de dix années, et dans ces dix années que d’événemens se sont accomplis, même pour l’Académie ! Que de talens ont eu le temps de grandir, et combien d’autres sont restés ce qu’ils étaient sans s’élever au-dessus d’un premier succès académique ! Que d’œuvres se sont succédé dans ces concours, les unes éphémères et médiocres, les autres durables ! Sans se mêler à la critique active et militante, M. Villemain est un arbitre supérieur qui prononce ses sentences tous les ans, et qui, avec une sûreté toujours nouvelle, juge l’éloquence, la philosophie, l’histoire, la poésie, les œuvres utiles aux mœurs. Chaque année, il parcourt cette carrière, à la fois si étendue et si resserrée, et la difficulté même est l’occasion d’un triomphe de plus. Le travail annuel de M. Villemain n’est plus un rapport, c’est un enchaînement d’aperçus et de développemens où le secrétaire perpétuel apprécie tous les travaux, caractérise d’un trait rapide tous les talens, fait une sorte de revue critique de toutes les idées en ayant l’air de ne distribuer que des récompenses. Même réunis comme ils le sont aujourd’hui, ces rapports ne se ressemblent pas ; ils ne se ressemblent que parce qu’ils portent cette même empreinte d’un art savant, d’une pensée pénétrante et juste, d’un goût supérieur. C’est par ces qualités éminentes que M. Villemain est devenu, soit comme écrivain, soit comme professeur, un des maîtres de la littérature contemporaine, un de ces hommes dont il n’est pas aisé de recueillir l’héritage : on lui succède, on ne le remplace pas là où il a brillé une fois.

Revenons à la politique et à ses incidens. Il y a aujourd’hui quelques pays où la vie parlementaire prend un degré particulier d’intérêt ou d’animation. La discussion commencée il y a plus d’un mois sur les institutions de bienfaisance continue en Belgique, et en continuant elle s’aggrave, les esprits s’irritent, et les passions populaires elles-mêmes viennent de jeter le trouble dans les débats du parlement de Bruxelles. On sait quelles graves questions soulève la loi proposée par le ministère belge et soutenue par la majorité de la chambre des représentans. Après une discussion générale qui s’est prolongée pendant plusieurs semaines, l’opposition libérale a essayé d’arrêter la loi au passage et de l’ajourner. M. Frère-Orban a proposé une enquête, mais cette proposition a été repoussée. Les divers amendemens présentés par quelques membres de l’opposition n’ont pas été plus heureux. La majorité est restée compacte sans se laisser détourner de son but, et les articles de la loi ont été successivement votés. Malheureusement cette discussion sur une question de l’ordre le plus pacifique a pris graduellement un caractère d’animosité extraordinaire. L’émotion s’est bientôt communiquée aux spectateurs de ces orageuses séances, et le président de la chambre des représentans a été obligé de faire évacuer les tribunes. Alors le trouble s’est encore aggravé, et a dégénéré en scènes de désordre aux portes de la chambre et dans la ville même. Des représentans de la majorité ont été insultés à leur sortie ou dans leur maison. Le nonce du pape, au moment où il quittait le palais de la chambre, a été l’objet de manifestations injurieuses. Cette agitation s’est propagée, et elle est loin d’être apaisée encore. La discussion a continué néanmoins. Seulement un incident des débats a provoqué le renvoi d’un article de la loi à la section centrale, et on en est à se demander si cette circonstance ne sera pas favorable à quelque transaction entre les partis. Quoi qu’il en soit, ces violences factieuses ne sont pas moins une regrettable atteinte portée à la dignité des délibérations publiques et du régime parlementaire.

La Hollande elle-même a par momens ses discussions, qui, sans toucher, il est vrai, à d’aussi vives, à d’aussi délicates questions d’organisation sociale, ont encore néanmoins un certain intérêt. Il y a eu depuis quelques mois à La Haye, si l’on s’en souvient, une série de luttes animées entre le ministère et les partis. Le temps et les circonstances raviveront inévitablement ces luttes politiques directes, en leur offrant quelque aliment nouveau. En attendant, le combat s’engage sur des questions pour ainsi dire épisodiques, et de ce nombre est celle du règlement de la presse aux Indes, qui a été agitée déjà dans les chambres, non sans causer quelque ennui et quelque embarras au cabinet. Un article du statut colonial a soumis la liberté d’introduction des publications aux Indes à des réserves suffisamment motivées en principe par la nécessité de sauvegarder l’ordre public d’une façon particulière dans des conditions d’existence si différentes. Le règlement promulgué par ordonnance il y a quelques mois, ce règlement, de l’avis de bien des hommes politiques et de bien des jurisconsultes, poussait fort loin le luxe de la restriction : il réunissait la prévention et la répression tout à, la fois dans un système doublement rigoureux, ce qui dépassait visiblement cette mesure de modération et de prudence que les esprits aiment avant tout en Hollande. De là des adresses, des pétitions, et par suite des débats parlementaires assez vifs, qui finissaient une première fois par amener la chambre à nommer une commission pour examiner de plus près l’affaire. Le ministère ne put esquiver cette sorte d’enquête.

La question est revenue récemment dans la seconde chambre, et elle a été l’objet d’une discussion nouvelle où ont figuré les principaux orateurs des divers partis, les uns soutenant le règlement, comme M. Baud, M. Groen van Prinsterer, et le ministre intéressé lui-même, les autres, comme MM. van Hœvell et Thorbecke, plaidant la cause de la liberté, singulièrement compromise à leurs yeux. Ceux-ci représentaient le règlement comme un obstacle au développement moral et matériel des colonies, et ils y voyaient même une violation du texte du statut colonial. Les adversaires de l’ordonnance ministérielle insistaient sur le principe de la liberté inscrit dans le statut ; le ministre des colonies, M. Myer, s’appuyait sur la réserve également stipulée dans le même article, et il en tirait la justification complète de son règlement. M. van Hœvell est venu éclairer cette discussion par des données nouvelles en faisant connaître l’état réel de la presse aux Indes, l’inégalité des cautionnemens des journaux, les plaintes de la population européenne contre ces mesures restrictives. Il fallait bien en venir à un résultat pratique. Trois systèmes étaient en présence : la commission de la chambre proposait de recommander au ministre la révision du règlement. Un membre du parti libéral, M. Hoynck, demandait nettement cette révision par l’intervention des chambres, ce qui était, en d’autres termes, réclamer une loi à la place d’un règlement administratif. Enfin M. Groen van Prinsterer proposait le renvoi pur et simple du rapport de la commission au gouvernement, et c’est à ce dernier amendement que le ministre des colonies s’était rallié. La chambre s’est arrêtée à un milieu en votant les conclusions de la commission. Il faut ajouter que, dans les scrutins successifs qui ont précédé ce dernier vote, l’amendement le plus libéral réunissait un nombre imposant de suffrages, tandis que celui de M. Groen van Prinsterer n’obtenait qu’une insignifiante minorité. Il reste à savoir à quel moment et dans quelle mesure la révision du règlement se fera.

Le ministre des finances de La Haye, M. Vrolik, vient, d’un autre côté, de proposer un vaste plan de remaniement des impôts dans la pensée d’accroître les ressources des grandes communes, fortement atteintes par l’abolition des droits de mouture. Le gouvernement voudrait faire refluer vers les communes une partie du produit des recettes publiques sans modifier les bases générales du système d’impôts. Les pertes que le trésor de l’état aurait à essuyer par suite de ces remaniemens seraient compensées par une révision de la loi des successions. C’est là un des projets aujourd’hui à l’étude ; mais, quelle que soit la valeur de ce plan, il reste toujours la question essentiellement politique qui s’agite entre le gouvernement et les opinions libérales depuis que le cabinet actuel existe. Cette question se reproduira infailliblement d’ici à peu, à l’occasion d’une discussion nouvelle du budget du ministère de l’intérieur. Ce budget n’a été voté que pour six mois il y a quelque temps ; il s’agit de le voter maintenant pour l’année entière, et c’est la politique même du ministère hollandais qui se trouvera vraisemblablement en cause.

Voici donc deux pays, la Belgique et la Hollande, où la vie parlementaire se manifeste par des signes divers. Ces libres discussions viennent de se réveiller également au-delà des Pyrénées et donnent la plus exacte mesure de la situation politique de la Péninsule. Les chambres espagnoles sont en pleine session depuis un mois. Le congrès s’est constitué et a choisi pour son président M. Martinez de la Rosa. Le sénat s’est retrouvé tel qu’il était avant la révolution. Quelle est la première question qui s’est élevée ? Une bataille s’est engagée à l’occasion des deux dernières années et de la part de responsabilité de tous les hommes et de toutes les opinions dans cette histoire récente. Ce n’est point une lutte entre progressistes et modérés, puisque les progressistes sont aujourd’hui très clair-semés dans le parlement de Madrid ; c’est plutôt une lutte entre toutes les fractions du parti conservateur. Le discours royal à l’ouverture des chambres avait tout fait cependant pour écarter ce dangereux conflit d’opinions ; s’il n’a point réussi, c’est qu’il est difficile sans doute de se taire sur des événemens comme ceux qui se sont accomplis, et d’imposer silence à toutes les passions. Tôt ou tard les partis ont à s’expliquer. La bataille a été livrée dans le sénat, et c’est vraiment une bataille, car la plupart des hommes qui l’ont soutenue sont des militaires, les généraux Narvaez, O’Donnell, Coucha, Serrano, Ros de Olano.

Qu’on note bien la situation respective des hommes et le point de départ de cette lutte pleine de péripéties. Il y avait d’un côté ceux qu’on a nommés les vicalvaristes, qui à l’origine ont pris part à la révolution, qui en ont été les modérateurs pendant deux ans, qui ont fini par la dompter pour être bientôt dépassés eux-mêmes dans la réaction, et il y avait d’un autre côté les diverses fractions du parti conservateur jetées hors des affaires par les événemens de 1854. Il s’agissait de savoir si ces événemens deviendraient le texte de récriminations violentes, ou si l’esprit de conciliation aurait assez de puissance pour rapprocher les hommes. Le discours royal, à l’ouverture de la session, allait au-devant de cette terrible difficulté en jetant un voile sur les discordes passées et en faisant appel à l’oubli. La commission de l’adresse dans le sénat proposait une réponse à la reine dictée par le même esprit, lorsqu’un sénateur, le général Calonge, est venu allumer le feu par un amendement qui effaçait le mot d’oubli, et cet amendement, le général Calonge l’a commenté d’une façon plus grave encore par un discours où il mettait directement en cause les généraux vicalvaristes en appelant sur eux un châtiment. Vainement le président du conseil est intervenu aussitôt pour repousser cet amendement, qui a été en effet immédiatement rejeté par le sénat ; vainement il a invoqué de nouveau la conciliation, défendant les généraux accusés au nom même des services qu’ils avaient rendus : le coup était porté. Le comte de Lucena, le chef du mouvement militaire du Camp des Gardes, s’est levé à son tour pour accepter le défi ; seulement le général O’Donnell n’a point vu que s’il tenait simplement à repousser les accusations du général Calonge, la meilleure réponse était le vote du sénat, qui avait rejeté l’amendement, et que s’il se tournait contre le gouvernement lui-même, il se donnait le fâcheux vernis d’une agression d’autant moins justifiée que le président du conseil avait hautement pris sa défense. Le général Narvaez l’avait habilement désarmé. N’importe, son siège était fait évidemment, il n’a pas su résister à la tentation. Le général O’Donnell ne s’est point contenté d’exposer ses actes durant ces deux dernières années : il a pris une offensive directe, personnelle, contre le duc de Valence, qu’il a voulu envelopper dans une sorte de solidarité morale avec les auteurs du soulèvement militaire de 1854.

Une fois cette lutte ouverte d’ailleurs, elle s’est bientôt étendue ; le champ s’est élargi. Chacun a voulu expliquer son rôle dans les événemens passés. Les généraux Ros de Olano et Concha se sont défendus. Le général San-Miguel et M. Luzurriaga ont plaidé sans trop de succès la cause de la révolution de 1854 et des certes constituantes. Le ministre des affaires étrangères, M. Pidal, et le ministre de l’intérieur, M. Nocedal, ont attaqué les progressistes et le général O’Donnell lui-même, qu’ils ont affecté, on ne sait trop pourquoi, de vouloir confondre avec les révolutionnaires. La mêlée est devenue universelle. Qui a gagné, qui a perdu en définitive dans cette lutte ? Certainement les hommes ne sortent jamais intacts de semblables discussions. Il est bien clair, comme nous, le disions, que le général O’Donnell a cédé à une mauvaise inspiration en entrant dans cette voie sur une provocation qui n’avait plus de sens après le vote du sénat. Il s’est affaibli plus qu’il ne s’est fortifié, et il a fallu un discours aussi habile que modéré du général Ros de Olano pour relever la cause des vicalvaristes. L’homme qui a le plus gagné dans cette discussion et qui a eu visiblement les honneurs de la lutte, c’est le président du conseil. Ayant à marcher entre tous les ressentimens et toutes les passions, le général Narvaez a vraiment montré l’habileté et la modération d’un homme d’état qui sent sa responsabilité comme chef de gouvernement et comme chef de parti. Sans rien désavouer de son opposition avant 1854, comme aussi sans accepter au-delà de ce qui lui revenait dans les événemens, le duc de Valence s’est défendu contre les accusations dont il était assailli ; il a défendu les généraux vicalvaristes contre ceux qui voulaient les transformer en accusés, refusant pour sa part de scinder le parti conservateur, prodiguant jusqu’au bout les appels à la conciliation, et, chose à remarquer, il a été infiniment plus modéré que ses collègues MM. Pidal et Nocedal, qui, par leur humeur belliqueuse et agressive, ont un peu trop pris en cette occasion le rôle de soldats. Le général Narvaez a réussi, et la discussion du sénat a fini plus heureusement qu’elle n’avait commencé.

Au fond, on ne peut le méconnaître, un certain embarras planait sur ces débats. Tous les esprits flottaient entre leurs instincts conservateurs et le souvenir de faits qui avaient conduit fatalement à une révolution. Certes personne n’avait envie de justifier un soulèvement militaire, pas même ceux qui en avaient donné le signal en 1854, et on ne pouvait oublier d’un autre côté que l’Espagne se trouvait à cette époque dans la situation la plus critique, que la constitution n’existait plus, que les chambres étaient suspendues, que les généraux les plus éminens étaient exilés, et que chaque matin on attendait un coup d’état. Qu’on oublie le passé, c’est une chose sage ; il ne faut s’en souvenir, comme l’a dit le général Narvaez, que pour éviter les fautes qui ont été commises, qui ont mis à une si terrible épreuve la monarchie constitutionnelle en Espagne. La discussion de l’adresse ouverte en ce moment dans le congrès n’aura point sans doute un autre sens et un autre dénouement que celle du sénat. Le général Narvaez se trouve visiblement fortifié par ces débats. C’est à lui d’achever l’œuvre qu’il a commencée sans porter atteinte, dans les réformes politiques qui sont proposées, aux garanties légitimes et efficaces du régime constitutionnel.

Au-delà de l’Océan-Atlantique, les épisodes ne manquent pas, si l’on embrasse d’un coup d’œil cet immense espace qui s’étend du nord de l’Amérique à l’extrémité méridionale du Nouveau-Monde. Ce sont des épisodes incohérens, étranges parfois, tels qu’ils peuvent se produire sur une terre où tout commence, et où les intérêts comme les institutions travaillent péniblement à se dégager à travers des luttes qui prennent toutes les formes. Sur les côtes de l’Océan-Pacifique, au Pérou, une insurrection a éclaté et vit depuis quelques mois en face du gouvernement sans réussir à vaincre et sans être vaincue. Le Mexique n’est point au bout de ses conflits et de ses révolutions. Son dernier différend avec l’Espagne n’est point encore réglé ; un envoyé mexicain, M. Lafragua, est à Madrid pour négocier la paix, et pendant ce temps le gouvernement de Mexico vient d’être surpris et menacé par une de ces tentatives qui ne sont déjouées un instant que pour se renouveler infailliblement le lendemain. Dans le Nicaragua, Walker triomphe-t-il, comme il le fait dire quelquefois ? Est-il battu, comme on le dit périodiquement et comme on le répète encore aujourd’hui ? C’est une question qui s’agite depuis deux ans bientôt. Les États-Unis eux-mêmes, au milieu de leur prospérité, ne sont point exempts de luttes intérieures. La secte bizarre des mormons, retranchée dans son territoire d’Utah, s’est mise en état de résistance ouverte au pouvoir fédéral, qui ne peut réussir à lui faire accepter un gouverneur. Dans ce mouvement confus, il y a cependant quelques incidens qui intéressent de plus près l’Europe, parce qu’ils se lient à des questions internationales ou à des questions plus générales de prépondérance. L’an dernier, comme on sait, lord Clarendon et le représentant de l’Union, M. Dallas, négociaient et signaient à Londres un traité réglant toutes les affaires de l’Amérique centrale et du Honduras, qui avaient été un moment sur le point de susciter un conflit entre les deux puissances. Ce traité, le sénat de Washington l’a modifié, et l’Angleterre à son tour, bien que peu disposée à se brouiller avec les États-Unis, vient de refuser de ratifier ces modifications, au moins en ce qui concerne particulièrement les stipulations relatives à l’esclavage dans les îles du Honduras. H en résulte que l’Angleterre et les États-Unis se trouvent pour le moment entre l’ancien traité Clayton-Bulwer et le traité récemment négocié par lord Clarendon et M. Dallas, sans que la question soit résolue. Il ne reste maintenant d’autre issue que la résignation de l’Angleterre aux changemens exigés par le sénat américain, ou une négociation nouvelle, à laquelle le cabinet de Washington ne saurait sérieusement se refuser.

Les États-Unis sont aujourd’hui engagés dans une autre querelle, non plus avec une puissance européenne, bien qu’elle ait de l’intérêt pour l’Europe, mais avec une république américaine, avec la Nouvelle-Grenade, à qui appartient l’isthme de Panama, l’un de ces points vers lesquels se tourne incessamment l’ambition des Américains du Nord. Comment est née cette querelle ? Elle est née d’un fait qui aurait dû contribuer uniquement à la richesse du pays et de la fatale inaptitude de ces républiques hispano-américaines à profiter des heureuses fortunes qui leur échoient. L’isthme de Panama était autrefois pauvre et tranquille. Le chemin de fer l’a transformé, et il est devenu un lieu de discorde, le prétexte des réclamations incessantes des Américains du Nord, qui sont bientôt parvenus à s’y établir en maîtres et à tout envahir. Qu’on remarque la situation particulière de cette portion de la Nouvelle-Grenade. Panama a été érigé, il y a deux ans, en état fédéral, c’est-à-dire à demi indépendant. Malheureusement l’isthme est arrivé à cette sorte d’indépendance lorsque depuis longtemps la Nouvelle-Grenade était occupée à se déchirer, lorsque, sous prétexte d’établir la liberté universelle, on détruisait tout gouvernement, et quand, sous prétexte de décentraliser les impôts, on avait fini par les abolir, de telle façon que l’état nouveau s’est trouvé sans moyen d’action et sans ressources d’aucune espèce en face des Américains, dominateurs de fait du pays, et en présence d’une affluence permanente d’étrangers, dont le passage à travers l’isthme n’est pas toujours rassurant pour l’ordre public. Qu’est-il arrivé ? La nécessité a parlé, et des impôts nouveaux ont été établis, soit par l’état de Panama, soit par le congrès général de la Nouvelle-Grenade. En résumé, ces impôts consistent dans une contribution sur les passagers, dans un droit de tonnage et dans un droit sur le transport des correspondances. Les Américains ont élevé aussitôt les plus vives plaintes contre ces mesures, dans lesquelles ils voyaient une violation du traité de concession du chemin de fer et des conventions commerciales entre les États-Unis et la Nouvelle-Grenade. Il en était ainsi lorsque l’an dernier, au mois d’avril, une rixe terrible éclatait à Panama entre des voyageurs et la population, rixe provoquée, il faut le dire, par l’un des passagers, et où un certain nombre d’Américains trouvaient la mort. Nouveau grief pour les États-Unis. Le gouvernement de Washington envoyait à Panama un commissaire pour procéder à une enquête, et ce commissaire concluait simplement par la proposition d’occuper l’isthme, ce qui était couper court à toute difficulté et aller droit au but. Le gouvernement de Bogota refusait d’ailleurs jusque-là de reconnaître la légitimité des réclamations élevées et soutenues énergiquement par le ministre américain, M. Bowlin. C’est alors que le cabinet de Washington s’est décidé à envoyer à Bogota un ministre extraordinaire, M. Morse, pour prendre la direction de l’affaire et ouvrir des négociations d’un caractère nouveau. Si les États-Unis n’avaient pas admis tout d’abord le moyen expéditif proposé par le commissaire envoyé dans l’isthme, M. Corwine, les instructions données à M. Morse ne s’éloignent guère par le fait de cet ordre d’idées. Quel était en effet l’objet des négociations dont se trouvaient chargés M. Morse et M. Bowlin ?

La question de l’indemnité pour les scènes sanglantes de Panama, bien que servant toujours de prétexte, n’était plus qu’un détail secondaire. Les négociateurs américains avaient à proposer à la Nouvelle-Grenade un traité en vertu duquel les villes d’Aspinwall et de Panama, aux deux extrémités de l’isthme, auraient été érigées en municipalités entièrement indépendantes, avec juridiction sur la portion de territoire traversée par le chemin de fer. En cas de danger pour l’ordre public et d’insuffisance des autorités locales, les consuls de l’Union auraient pu requérir l’intervention des forces américaines. Les îles de la baie de Panama auraient été cédées aux États-Unis moyennant compensation pécuniaire. Du reste, tout ce que le gouvernement de la Nouvelle-Grenade s’est réservé en fait de contrôle ou de redevances sur le chemin de fer serait passé au gouvernement de Washington. C’était simplement, en un mot, une cession de l’isthme sous la forme d’une neutralisation stipulée entre les deux pays. Il est bien clair que, dès le lendemain du jour où un tel traité eût été signé, les Américains étaient maîtres de l’isthme de Panama. Les plénipotentiaires de la Nouvelle-Grenade n’ont pas eu besoin d’une extrême perspicacité pour saisir le sens et la portée de ces ouvertures. Ils ont nettement refusé de souscrire à de telles propositions. Ils se sont bornés à accepter la pensée d’une négociation pour garantir la sécurité du transit entre les deux Océans, dans l’intérêt de toutes les nations étrangères. Dès que les agens américains ont vu qu’ils ne pouvaient atteindre leur but, ils ont signifié au gouvernement néo-grenadin un ultimatum par lequel ils réclament une indemnité considérable pour les scènes qui ont eu lieu à Panama l’an dernier, et comme la Nouvelle-Grenade a refusé jusqu’ici de payer cette indemnité, parce qu’elle attribue aux Américains eux-mêmes l’initiative et la responsabilité de cette collision, le gouvernement de Washington se dispose à agir par la force. Il menace la Nouvelle-Grenade d’un blocus, peut-être d’une occupation de l’isthme. Or ici la question prend des proportions assez graves pour intéresser l’Europe. Que les États-Unis élèvent des réclamations contre certaines mesures fiscales, qu’ils soient fondés à se plaindre du peu de sécurité qui règne dans l’isthme, soit ; il peut y avoir dans leurs réclamations une part légitime. On ne peut cependant méconnaître la situation singulière qui est faite à la Nouvelle-Grenade : si cette république laisse le désordre régner sur son territoire et ne peut parvenir à garantir même la vie des voyageurs, on se plaint, non sans raison ; si elle cherche à se procurer des ressources pour avoir des moyens suffisans d’action et de surveillance, on ne se plaint pas moins vivement. Et c’est ainsi que, dans une situation privilégiée, ces malheureux pays voient tout tourner contre eux, parce qu’au lieu de s’organiser et de prendre possession d’eux-mêmes, ils passent leur temps à se déchirer, à dissiper les plus incomparables élémens de richesse.

Il faudrait maintenant aller jusqu’au Paraguay pour assister à un autre spectacle certainement assez curieux. Un congrès extraordinaire avait été convoqué pour élire un président à la place de M. Carlos Antonio Lopez, qui avait exprimé l’intention d’abdiquer le pouvoir. On supposait à ce dernier la pensée de transmettre son autorité à son fils, le général Solano Lopez ; mais dès la réunion du congrès une scène étrange s’est produite entre les représentans du Paraguay et le chef de l’état. M. Carlos Antonio Lopez a tout d’abord persisté à vouloir se démettre de ses fonctions. Malgré tout cependant il a été réélu d’une voix unanime. Ce vote unanime n’a pu le décider. Alors l’assemblée s’est tournée vers le fils du président, le général Solano Lopez ; mais celui-ci a obstinément refusé de se laisser élever à la présidence. De guerre lasse enfin, l’assemblée n’a plus eu d’autre ressource que de s’adresser une dernière fois à M. Carlos Antonio Lopez ; et celui-ci a fini, après toutes les péripéties électorales, par accepter le pouvoir pour sept ans. Ainsi s’est terminée cette scène bizarre d’une élection au Paraguay.

ch. de mazade.

V. de Mars.