Chronique de la quinzaine - 31 mai 1880

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Chronique de la quinzaine - 31 mai 1880
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 710-720).

Chronique n° 1155
31 mai 1880


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mai 1880.

Le plus grand mal en politique n’est pas qu’il y ait un jour ou l’autre, au courant de la vie d’une nation, des fautes de gouvernement, des erreurs de conduite, des troubles ou des inexpériences de parlement, même des incidens violens ou des conflits imprévus. Tous les gouvernemens commettent des fautes, les plus anciens parlemens ont leurs confusions et leurs orages, les sociétés les mieux organisées, les plus régulières ne sont pas à l’abri des agitations ou des divisions. Le mal le plus grand, c’est que fautes, erreurs, troubles ou incidens tiennent à une situation systématiquement pervertie, procèdent de la même cause, d’un égarement ou d’un fanatisme d’esprit, d’une idée fausse qui domine tout et entraîne à toutes les déviations. C’est là malheureusement qu’on en vient de plus en plus aujourd’hui, et si on ne le voit pas, si on ne se rend pas compte du chemin qu’on fait d’heure en heure, des périls qu’on suscite ou des impossibilités qu’on accumule, c’est qu’on a des yeux pour ne pas voir, une intelligence pour ne pas comprendre la différence entre ce qui fait les régimes réguliers, honorables, et ce qui fait les régimes sans fixité et sans avenir.

Certainement s’il y avait eu depuis quelque temps pour gouverner et représenter la république des hommes sensés, clairvoyans au lieu de politiques de parti et de secte, ils auraient vu qu’une fortune unique, presque inespérée, venait de leur échoir. Ils auraient compris que, pour la première fois, à la suite de désastres dont elle n’était pas responsable, la république avait cette chance singulière de pouvoir s’établir sans violence, sans effraction, sans triompher par l’émeute, sans s’imposer par la force révolutionnaire ; ils auraient saisi aussitôt tout ce qu’il y avait d’avantages et de garanties dans cette inauguration laborieuse, patiente, s’accomplissant par le mouvement irrésistible des choses, par le vote régulier d’une assemblée souveraine, même un peu avec le concours de beaucoup d’esprits désintéressés, de beaucoup d’hommes appartenant à des traditions différentes et acceptant sans mauvaise humeur la nécessité. Ils se seraient dit que dans ces conditions il n’y avait qu’une politique tout indiquée, c’était de maintenir à la république nouvelle le caractère de son origine, de la faire libérale, ouverte, vigilante sans doute, progressiste aussi dans la mesure nécessaire, mais en même temps équitable, protectrice pour tous les intérêts, pour toutes les croyances. C’était juste, c’était prévoyant, et c’était d’une politique habile de montrer que la république, se dégageant des mauvais souvenirs, entrant désormais dans la famille des gouvernemens réguliers, pouvait être la loi impartiale et la garantie de tout le monde. Ce qui n’était ni juste, ni prévoyant, ni habile, ce qui ne ressemblait plus à rien de sérieux, ou plutôt ce qui prenait un caractère trop significatif, c’était d’abuser d’une victoire due à des circonstances exceptionnelles pour recommencer l’éternelle histoire des exclusions, des représailles et des fanatismes de parti. Les deux politiques ont été en présence, il y avait à se décider. Le choix a paru être fait d’abord dans le sens de la modération ; il est visiblement fait depuis quelque temps dans l’autre sens, dans le sens des inspirations de parti et de secte. C’est le trait caractéristique du moment. Et qu’on ne s’y trompe pas, la marche des choses a sa logique. Une fois qu’on est dans cette voie, la situation générale est tout, les incidens ont peu d’importance, ils ne sont par instans tout au plus que l’amusement de la scène. Que M. Lepère quitte le ministère de l’intérieur et soit remplacé par son sous-secrétaire d’état, M. Constans, qu’il y ait une interpellation plus ou moins intempestive sur la manifestation communaliste du 23 mai, qu’on discute sur l’enseignement, sur la magistrature, sur l’armée, sur le repos du dimanche ou sur les beaux-arts, peu importe. La question n’est pas dans tel ou tel détail, dans tel ou tel fait, pas plus que dans les succès ou les mésaventures de tel ou tel ministre. Le mal est dans cet esprit de parti et de secte qui domine tout, qui envahit tout, dont le gouvernement lui-même est le très humble subordonné, qui se manifeste particulièrement sous la forme des exclusions les plus puériles et sous cette autre forme de la guerre aux idées religieuses, aux écoles, aux congrégations, — même aux processions !

On a voulu se donner, à la place de la république libérale et régulière, qui après tout est dans la constitution, une république d’un autre genre, laïque, obligatoire et malheureusement assez coûteuse : on commence à l’avoir ! Elle règne, ou plutôt ce qui tend à régner sous ce nom, c’est la plus exigeante, la plus vulgaire et la plus ombrageuse passion de parti. Il y a eu un temps où l’on ne croyait pouvoir mieux faire pour rassurer le pays que de lui promettre la république sans les républicains ; c’était vraiment un peu exagéré. Aujourd’hui, par une revanche éclatante, ce qu’on nous promet, et même ce qu’on nous donne un peu, c’est la république avec les républicains seuls, à l’exclusion de tous ceux qui n’ont pas une qualité suffisante d’orthodoxie, ou qui n’ont pas su se mettre en règle avec les puissans du jour. Il ne faut pas s’y méprendre, c’est la première condition. Si un fonctionnaire, même le plus modeste et le moins rétribué, fût-il maire ou juge de paix, est suspect de tiédeur ou n’a pas donné des gages, il risque fort d’être exclu. Si on veut maintenir dans une loi la plus simple garantie d’ordre, on ne doit pas négliger de dire que c’est particulièrement de l’ordre républicain qu’il s’agit. L’ordre, la paix, la justice, l’armée, l’administration, les finances, les représentations de théâtre, les gardes champêtres et la gendarmerie, tout doit être républicain.

Ainsi, par exemple, M. le sous-secrétaire d’état des beaux-arts, qui était interpellé l’autre jour à propos du Salon de peinture, M. le sous-secrétaire d’état ne se recommande pas précisément par la supériorité de ses aptitudes et, après les circulaires baroques par lesquelles il a inauguré son administration, il n’a d’autres titres que d’avoir soulevé contre lui les protestations des plus éminens artistes ; mais il est républicain ! il a découvert l’art républicain dans la peinture, dans la sculpture comme au théâtre, et si on se permet de se moquer de sa surintendance, c’est qu’on poursuit en lui le républicain. Si les artistes protestent contre ses procédés ou même s’ils prennent la liberté de participer à une œuvre de bienfaisance religieuse qui ne plaît pas à M. le surintendant, ils sont traités de Turc à Maure, ils sont signalés sans façon comme des ennemis de la république. M. le sous-secrétaire d’état a dit, sans y songer, naïvement le mot. On est ennemi de la république dès qu’on ne partage pas toutes les passions jalouses et exclusives qui tendraient à faire du gouvernement de la France le règne d’un parti plus âpre au pouvoir que capable. On est ennemi de la république dès qu’on juge qu’il y aurait autre chose à faire pour le bien du pays que de se livrer à la curée des emplois, de désorganiser l’administration, l’armée, la magistrature. On est ennemi de la république dès qu’on ne trouve pas comme M. le ministre des travaux publics que tous les visages rayonnent depuis quelque temps, dès qu’on se permet de sourire un peu tristement de l’enthousiasme naïf de M. le ministre du commerce disant l’autre jour à Auch que la « France se trouve, au bout de peu d’années, plus fière, plus vivante et plus forte que jamais. » Voilà qui est entendu : il y avait autrefois les satisfaits dynastiques ; il y a maintenant les satisfaits républicains !

On est enfin et surtout ennemi de la république dès qu’on se permet de penser qu’il n’y a ni prévoyance, ni libéralisme, ni habileté à jeter un régime nouveau dans cette guerre de violences et de puérilités contre les choses religieuses, à combattre une intolérance par d’autres intolérances, une réaction par une autre réaction. Rien de plus simple sans doute, d’une manière générale, rien de plus avouable que de défendre l’indépendance de la société civile, de contenir les influences irrégulières de cléricalisme, de maintenir les droits de contrôle et une certaine juridiction de l’état sur l’enseignement public. C’est une politique qui n’a rien de nouveau ; elle a été pratiquée et suivie avec autant de fermeté que de mesure par d’autres gouvernemens, et s’il ne s’agissait que de s’inspirer de cette politique dans des conditions nouvelles, on aurait raison de dire qu’on ne fait que continuer une tradition nationale. On aurait le droit d’invoquer les souvenirs de 1833 et de 1845, sans parler de temps plus anciens qui commencent à être un peu vieux ; mais on oublie deux choses. D’abord, il y a un demi-siècle, même en 1845, une certaine législation existait encore. L’enseignement n’avait pas cessé d’être un monopole d’état ; les pouvoirs publics le défendaient, ils hésitaient, avant d’aller au-delà, avant de céder le terrain, — ils ne tentaient aucune réaction, ils ne revenaient pas en arrière. Maintenant tout a changé. Depuis trente ans, la liberté de l’enseignement est dans les lois, elle est entrée dans les mœurs, et ce qu’on propose sous toutes les formes au nom d’un régime qui s’appelle la république, c’est tout simplement d’accomplir la réaction la plus étrange, par l’abrogation d’une liberté consacrée depuis trente ans, pratiquée avec succès, devenue chère à une partie considérable de la société française ! Autre différence plus grave. Lorsque les politiques d’autrefois qu’on invoque, qu’on prétend continuer, défendaient par leurs actes, par leurs discours, la société civile, les droits de l’état sur l’enseignement, ils n’avaient ni malveillance ni arrière-pensée ennemie ; ils se gardaient d inquiéter les croyances, de troubler les cultes traditionnels. Quand M. Guizot réalisait en 1833 sa grande réforme de l’instruction primaire, il introduisait l’enseignement religieux au premier rang dans les écoles. Tous ces hommes éminens, dans leur politique laïque, faisaient œuvre de libéraux supérieurs et éclairés. Aujourd’hui non-seulement on prétend revenir en arrière en menaçant une liberté de trente ans, mais cette œuvre on l’entreprend, on la poursuit avec une pensée de haine et de guerre qui se produit sous toutes les formes, qui en vérité va souvent jusqu’à la manie et au ridicule.

C’est poussé à un tel point de fixité et de puérilité que cela ressemble à une maladie, et qu’on nous passe le mot, à une sorte d’hystérie anticléricale. Que voulez-vous ? Aujourd’hui ce mot de clérical répond à tout, explique tout, il est la raison de tout. Qu’il s’agisse de la révocation des fonctionnaires, fût-ce des officiers de l’armée territoriale, d’une nouvelle proposition parlementaire, d’une interpellation, de cette discussion inutile du sénat lui-même sur le repos du dimanche, sur une loi oubliée et inappliquée, soyez sûr que le cléricalisme est en jeu ; c’est l’ennemi qu’il faut poursuivre sous tous les déguisemens ! Les manifestans de la commune peuvent être incommodes et importuns ; mais ce sont des républicains égarés que M. le préfet de police suffit à corriger ou à maîtriser. Les vrais et dangereux adversaires, ce sont les cléricaux ! C’est l’idée fixe. Et comme rien n’est plus contagieux que ces sortes de maladies d’esprit, il se trouve des maires de quelques villes, même de très humbles localités, qui veulent, eux aussi, avoir quelque exploit inscrit dans leurs états de service : ils interdisent les processions ! Ce sont là des manifestations du cléricalisme contre la république. M. le garde des sceaux lui-même n’a pas dédaigné d’entrer en campagne contre ces modestes cérémonies du culte. Il a tenu à prévenir par une circulaire les magistrats des cours d’appel qu’ils ne devaient plus assister en corps aux processions ; c’étaient là, il est vrai, des habitudes traditionnelles dans les villes de grande magistrature ; mais, au dire de M. le garde des sceaux, il y avait attentat contre la liberté de conscience des magistrats qui n’aiment pas les processions. C’est fort bien de faire respecter la liberté de conscience des uns, à la condition cependant de respecter la liberté de conscience des autres, et en réalité on ne voit pas bien ce que ces grands mots viennent faire à propos de simples pratiques religieuses plusieurs fois séculaires, auxquelles les populations sont souvent attachées et qui n’ont jamais gêné personne. Franchement on finira par couvrir de ridicule ce mot de politique laïque dont on abuse, qui sert de passeport à toute sorte de fantaisies ou de représailles, et dans tout cela, il est assez difficile de savoir quel est le rôle du gouvernement. Non, en vérité, il n’est pas aisé de distinguer où le gouvernement veut s’arrêter avec cette politique étrange qui consiste à se prévaloir d’une certaine modération et à laisser tout faire, à se prêter à cette guerre aux choses religieuses plus redoutable encore peut-être pour la république que pour ceux contre lesquels elle est dirigée. Avec cette politique qui n’a même pas une volonté, on vit encore quelque temps sans doute ou l’on ne meurt pas ; on esquive quelques difficultés du moment en livrant un clérical, un jésuite à d’imbéciles passions, — et on prépare d’inévitables périls.

Le grand changement de scène qui s’est produit en Angleterre, quoique simple et naturel, ne laisse pas d’être laborieux. Tout s’est passé, il est vrai, avec la régularité puissante qui préside aux affaires d’une nation douée de fortes mœurs politiques. Les élections ont prononcé, un cabinet s’est formé sous l’influence de cette décisive manifestation d’opinion ; le parlement a été ouvert il y a quelques jours à peine par un message royal, expression sommaire de la politique nouvelle. L’évolution est complète. Ce n’est pas cependant sans effort et sans peine que s’accomplit cette prise de possession du pouvoir par le ministère nouveau au nom d’une nouvelle majorité, et il y a peut-être plusieurs raisons. La première cause d’embarras, c’est que les libéraux ne s’attendaient pas visiblement à une si éclatante victoire. Ils avaient fait la campagne électorale sans compter sur le succès. Ils espéraient tout au plus diminuer la majorité de lord Beaconsfield, gagner quelques voix pour l’opposition. Ni leurs discours ni leurs programmes ne révélaient chez eux la pensée qu’ils pouvaient être à la veille de reprendre la direction du gouvernement. Ils ont été surpris, et cette surprise a été un de leurs embarras dans leurs premiers arrangemens au pouvoir. Une autre circonstance, c’est que la situation qu’ils ont reçue des mains du dernier ministère est réellement assez compliquée. Ils ont trouvé la politique anglaise engagée un peu de toutes parts, en Asie, en Orient, en Afrique, sans parler des affaires intérieures et financières où le cabinet tory n’a jamais brillé. Lord Hartington disait récemment qu’il avait été stupéfait de tout ce qu’il avait trouvé dans son département : il est vrai que c’est le département des Indes, et qu’aux Indes il y a les affaires de l’Afghanistan avec lesquelles on voudrait bien en finir, sans laisser pourtant en péril les intérêts de l’Angleterre. Reprendre ces questions multiples, épineuses, c’est l’œuvre du nouveau cabinet, qui se trouve avoir tout à la fois à réaliser les réformes libérales qu’on attend de lui, à modifier selon ses vues la direction de la diplomatie anglaise en Orient, et tout cela dans des conditions encore mal assurées, au milieu de certaines incohérences de début avec lesquelles M. Gladstone en est encore à se débattre.

Tout n’est pas sans doute également grave dans ces commencemens incertains et laborieux du ministère libéral. Il n’est pas moins vrai que le chef du cabinet lui-même, malgré son grand ascendant, n’est point sans rencontrer des difficultés qu’il s’est peut-être un peu créées ou qui tiennent à sa position de représentant d’une majorité assez bariolée. Non décidément la lettre que M. Gladstone a écrite à l’ambassadeur d’Autriche, au comte Karolyi, pour expliquer un langage qu’il n’aurait vraisemblablement pas tenu s’il s’était cru si près du pouvoir, cette lettre n’a pas eu de succès. Elle a été l’objet de commentaires de tout sorte, même d’interpellations amères dans le parlement ; elle a été représentée, avec quelque exagération, comme un acte de résipiscence vis-à-vis de l’Autriche, comme une démarche rachetant une légèreté personnelle aux dépens de l’orgueil anglais. Cette malheureuse lettre, elle resie un grief dont on se servira plus d’une fois contre le chef du cabinet. M. Gladstone s’est fait une autre affaire par la nomination d’un catholique, le marquis de Ripon, au gouvernement des Indes ; il a violemment froissé sans y songer des préjugés de secte qu’il a eu besoin de flatter, qui l’ont servi dans les élections, et si on ne l’accuse pas, lui aussi, d’être un « jésuite » comme lord Ripon, on lui reproche tout au moins de se mettre en contradiction avec lui-même. Lord Ripon a beau être du parti libéral, les intolérans n’y regardent pas de si près ! M. Gladstone a encore des embarras au sujet du gouverneur de la colonie du Cap, sir Bartle Frère, administrateur habile que le cabinet paraît tenir à conserver dans son poste et dont on a réclamé avec âpreté le rappel. Ce ne sont là après tout que des questions de détail qui créent plus de peiits ennuis que de difficultés sérieuses. Avec la majorité qui existe dans le parlement, elles n’ont de valeur que comme symptômes d’une situation. Lord Beaconsfield, qui n’a pas perdu sa verve en retombant du haut de sa gloire ministérielle dans l’opposition et qui est toujours prompt au sarcasme, disait tout récemment dans un meeting conservateur : « Le ministère libéral est à l’heure qu’il est une famille heureuse et unie. Le lion y repose près de l’agneau, et l’on dit que l’avenir doit être illuminé des feux d’artifice combinés des libéraux et des radicaux ; mais comment ces élémens discordans pourront demeurer unis, c’est là un problème qui reste à résoudre… » L’habile railleur sait bien où il vise : c’est là en effet le problème à résoudre, et les vraies difficultés naîtront lorsqu’on abordera toutes ces questions qui touchent à la législation électorale, à la propriété, à l’église, qui ne sont point sans doute du radicalisme comme nous l’entendons, qui ne remuent pas moins en Angleterre de puissans et tenaces intérêts.

On n’en est pas encore là ; on n’aura même pas cette année, dans une session qui sera abrégée le plan de finances de M. Gladstone, et la question la plus grave dont le cabinet de Londres se soit occupé jusqu’ici est cette question d’Orient toujours renaissante et toujours fuyante. Les affaires d’Orient ont eu la première place dans le discours de la reine, elles ont été l’objet des premiers soins de lord Granville à son entrée au foreign office : elles paraissent être le terrain choisi par le gouvernement libéral pour donner la mesure de sa politique.

Évidemment, et c’est ce qui résulte déjà des explications données dans le parlement, il n’y avait pour le ministère anglais qu’un seul point de départ possible : c’était l’exécution du traité de Berlin, de ce traité qui, après avoir passé par tant de phases différentes, reste encore un problème dans quelques-unes de ses parties les plus essentielles, dans tout ce qui touche à la réorganisation intérieure des provinces ottomanes comme aux frontières de la Grèce et du Monténégro. En réalité, le dernier ministère, qui avait d’abord si bruyamment triomphé de l’œuvre de Berlin, avait singulièrement négligé d’en surveiller les suites pratiques dans ces derniers temps ; il semblait n’avoir d’attention que pour les combinaisons continentales par lesquelles il se flattait sinon de régler la situation de l’Orient, du moins de faire face à la Russie. Il y a eu depuis plus d’un an une série de négociations où lord Salisbury et lord Beaconsfield ont joué un rôle assez évasif. On a cru un instant, il n’y a que quelques semaines, toucher au but, c’est-à-dire à la formation d’une commission européenne qui aurait été chargée d’en finir avec cette délimitation entre la Turquie et la Grèce, lorsque les élections anglaises sont arrivées et ont encore une fois tout remis en doute. Le nouveau ministère a trouvé par le fait toutes ces questions engagées, suspendues, compliquées de difficultés croissantes, et autant qu’on en puisse juger, il paraît tenir à se distinguer de ses prédécesseurs sur deux points : il semble faire une plus grande place dans ses préoccupations à la réorganisation intérieure de la Turquie, à ce qu’il appelle « l’extension des statuts organiques aux provinces européennes de l’empire ottoman » et en même temps il modifie assez sensiblement l’action de la diplomatie anglaise. Il ne se tourne plus presque exclusivement, comme le cabinet de lord Beaconsfield, vers Berlin et Vienne, il s’est adressé à l’Europe tout entière. « Le gouvernement de sa majesté, disait tout récemment lord Granville, est arrivé à cette conclusion qu’il n’y avait d’autre chance de succès qu’un accord réel des grandes puissances. Dans la pensée d’amener cet accord, il a adressé une circulaire aux autres puissances européennes pour proposer l’envoi à la Porte d’une note identique sur les différens points de litige… » Cette ouverture du nouveau gouvernement anglais a été accueillie partout et, d’après ce qui paraîtrait, une commission européenne se réunirait encore une fois, tandis qu’un envoyé britannique spécial, M. Goschen, arrive à Constantinople pour représenter la politique nouvelle, pour peser sur la Turquie. Maintenant à quel dénoûment conduira cette tentative succédant à tant d’autres tentatives et à tant d’autres démarches ? Quelle peut être la sanction de cette « note identique » dont lord Granville attend de si merveilleux effets ? Malheureusement les propositions bien intentionnées du ministère libéral anglais ne donnent pas à l’empire ottoman la puissance de se régénérer et à l’Europe les moyens d’en finir avec les affaires d’Orient sans raviver tous les conflits.

Lorsqu’il y a quelques semaines, au lendemain de ces élections qui changeaient si notablement les conditions de la politique anglaise, M. de Bismarck prononçait dans son parlement un discours où perçait la déception, on se demandait si c’était de la part du chancelier d’Allemagne un signe de découragement ou de lassitude. Que les élections d’Angleterre et le changement de ministère qui en a été la suite aient troublé bien des calculs à Berlin et à Vienne, que le ressentiment de ce mécompte imprévu ait été pour quelque chose dans l’amertume de langage du chancelier paraissant au parlement pour se plaindre de tout et de tout le monde, c’est possible, c’est même évident. M. de Bismarck n’est cependant pas homme à se laisser atteindre par le découragement et à s’avouer vaincu pour si peu. Il ne préparait pas son abdication et au moment où, comme un vieux lion, il grondait de son ton le plus morose contre tous ceux qui lui créaient des difficultés à propos de Hambourg, il avait d’autres préoccupations, il poursuivait un autre dessein : il songeait à la manière d’en finir plus ou moins avec le Culturkampf, à ses négociations avec la curie romaine, au moyen de suspendre ou d’abroger en partie les lois de mai sans les désavouer, surtout sans paraître rendre les armes. On le savait à peu près sans avoir le secret du travail qui s’accomplissait ; on pouvait tout au plus soupçonner un dénoùment imminent ou quelque prochaine péripétie lorsque le coup de théâtre a éclaté tout récemment, dès l’ouverture du Landtag prussien, par la présentation d’un projet consistant à faire du gouvernement l’arbitre facultatif et discrétionnaire de l’exécution des lois de mai.

Ce n’est pas visiblement d’aujourd’hui et par une seule raison que M. de Bismarck a cette idée de rétablir la paix religieuse si singulièrement troublée à la suite des étonnantes fortunes de l’Allemagne, de mettre fin aux conflits engagés par les lois de 1873 et 1874. Il a eu vraisemblablement cette pensée dès l’avènement du nouveau pape Léon XIII avec qui il a espéré arriver plus aisément à une conciliation. Les agitations socialistes et révolutionnaires qui se sont traduites un instant par des attentats réitérés contre l’empereur n’ont pas peu contribué sans doute à tourner son esprit vers d’autres ennemis et à le faire réfléchir sur le danger de pousser plus loin la campagne contre l’église. Les résistances croissantes qu’il a rencontrées parmi ses alliés, les libéraux-nationaux, pour ses mesures de répression comme pour ses lois économiques et financières, la nécessité de chercher d’autres appuis parmi les conservateurs, dans le centre catholique parlementaire, pour les combinaisons de sa politique, tout cela l’a conduit à une évolution plus décidée. Ce mouvement était déjà sensible dès la fin de l’année dernière et par l’entrée de M. de Puttkamer au ministère des cultes de Berlin et par l’espèce d’entente qui s’était établie un instant, à l’occasion des lois douanières, entre le chancelier et le parti du centre catholique. Tout se réunissait pour préparer le rétablissement de la paix religieuse par une modification ou un adoucissement quelconque des lois de mai. C’était du moins ce qu’on croyait ; mais comment atteindre définitivement et pratiquement le but ? M. de Bismarck, cela est bien clair, n’a jamais entendu se rétracter, faire amen le honorable et pour tout dire, « aller à Canossa, » comme on l’a si souvent répété. Il a cru d’abord que le meilleur moyen serait une négociation avec la cour de Rome. Cette négociation paraissait jusqu’à un certain point facilitée par une lettre que le pape avait adressée à l’archevêque de Cologne, et par le fait elle a été engagée ; elle s’est poursuivie pendant quelque temps à Vienne entre le prononce Mgr Jacobini et l’ambassadeur d’Allemagne, le prince de Reuss. Malheureusement ce n’était pas, à ce qu’il paraît, la meilleure voie. On n’a pas tardé à s’apercevoir que la conciliation était toujours difficile, même entre le pape le plus modéré et le chancelier le plus réactionnaire ou le plus dénué de préjugés. M. de Bismarck a commencé à croire qu’on voulait lui arracher plus qu’il ne voulait donner, qu’on prétendait obtenir de lui des concecsions sans réciprocité suffisante. Il s’est d’autant plus irrité que pendant ce temps il avait affaire dans le parlement au centre catholique, qui lui marchandait son appui, qui refusait de se livrer, tant que la négociation était en suspens. M. de Bismarck s’est emporté violemment contre le parti du centre, un peu comme la « curie romaine. » Il a éclaté en récriminations contre tout le monde, et il a procédé comme il procède toujours, de son autorité propre, en présentant à la chambre prussienne cette loi nouvelle qui est sa manière, à lui, de trancher les différends religieux.

Il ne faut pas s’y tromper, cette loi nouvelle, qui est maintenant devant le Landtag, M. de Bismarck pouvait seul la présenter. Il va jusqu’où il veut aller dans la voie de la conciliation, et pas au-delà. Il fait certainement des concessions aux catholiques, à l’église, au pape ; mais il les fait à sa façon, en dictant ses conditions, sans se livrer, et ce qui caractérise justemeiit cette œuvre étrange autant qu’imprévue, c’est un mélange assez compliqué, assez subtil, de concessions réelles ou apparentes et d’arbitraire gouvernemental. Ainsi il est évident que sur beaucoup de points les anciennes lois de mai se trouveraient notablement adoucies ; elles seraient atténuées en tout ce qui touche les évêques destitués, l’éducation des jeunes prêtres et les examens d’état, les appels ecclésiastiques, les provisions des cures devenues vacantes, les communautés religieuses. Entendons-nous : dans toutes ces dispositions il en est quelques-unes qui disparaissent dès ce moment, les autres ne seraient que suspendues, et le gouvernement resterait seul juge de la mesure dans laquelle il pourrait les laisser tomber en désuétude ou les faire revivre et les appliquer. En d’autres termes » c’est l’autorité discrétionnaire du gouvernement constituée dans toute sa plénitude et sa force. M. de Bismarck ne s’en cache pas, il se peint tout entier dans sa loi ; il entend être armé d’un moyen de négocier plus efficacement avec la cour de Rome, s’il le veut, et surtout pour le moment de faire sentir au clergé, au centre catholique, le poids de son pouvoir. Réussira-t-il jusqu’au bout ? Obtiendra-t-il du Landtag ce mandat d’omnipotence, le droit de disposer des lois selon ses vues personnelles ? Les progressistes semblent décidés à voter contre le projet. Une fraction des libéraux-nationaux fait tout au moins des réserves et demande des modifications. Le centre paraît plein de perplexités : il hésiie à se prononcer absolument contre une loi qui contient d’évidentes concessions ; il hésite aussi à se prononcer pour une œuvre qui n’offre réellement ni sûreté ni garantie. Le pape n’a point encore parlé : avec la modération de son esprit, il hésite peut-être lui aussi. Ce qui se passe en Allemagne est véritablement une fois de plus l’attestation de la prépotence d’un homme qui ne paraît certes pas disposé à abdiquer par lassitude ou découragement. Une chose cependant reste avérée, c’est que, parle seul fait de la présentation de sa loi, M. de Bismarck lui-même a reconnu l’impuissance de ces guerres contre les croyances et la nécessité de la paix religieuse pour l’Allennagne.

Les élections d’Italie, décidées et accomplies en quelques jours, n’ont été qu’une crise rapide et ont eu à peine le temps d’émouvoir le pays. Elles avaient cependant une certaine importance dans la situation confuse des partis, et si le coup de théâtre des élections anglaises ne s’est pas reproduit au-delà des Alpes, le résultat ne laisse pas d’être significatif. Le ministère Cairoli-Depretis, il est vrai, sort victorieux de la lutte, il garde du moins en apparence et pour le moment une majorité assez marquée. Les dissidens de la gauche qui ont pour chef M. Crispi, M. Nicotera, M. Zanardelli, et qui ont contribué par leur vote contre le ministère à précipiter la dernière dissolution de la Chambre, ont peu gagné, s’ils n’ont pas perdu : ils reviennent à peu près au nombre de 50 au parlement. Les anciens libéraux modérés qui formaient jadis la droite et qui se sont ralliés sous le nom bien trouvé de parti constitutionnel, sont peut-être ceux qui ont le plus d’avantages au scrutin. C’est pour eux une demi-victoire qui s’explique tout naturellement sans doute. Les modérés avaient essuyé il y a quatre ans une défaite dépassant tellement toute mesure qu’un retour d’opinion était presque à prévoir, et le spectacle de confusion, d’impuissance que la gauche a offert depuis son arrivée au pouvoir a vraisemblablement fait le reste. Les libéraux modérés étaient moins de 100 dans la dernière chambre ; ils se retrouvent dans la chambre nouvelle au nombre de plus de 160, avec leurs chefs naturels, M. Sella, M. Minghetti, M. Visconti-Venosta, M. Spaventa, M. Bonghi, tous orateurs éminens ou hommes d’expérience, vraisemblablement destinés à jouer un rôle dans les prochains débats parlementaires et peut-être même au gouvernement. Les modérés ne sont encore qu’une minorité, mais ils sont une minorité assez importante par le nombre, par le talent pour exercer l’influence la plus sérieuse.

Oui, sans doute, malgré tout, le ministère Cairoli-Depretis garde la majorité, et même cette majorité pourrait devenir complètement prépondérante s’il y avait une réconciliation entre les dissidens de la gauche et le cabinet. Cette réconciliation a été déjà tentée, dit-on, elle le sera encore selon toute apparence. Les ressentimens personnels la rer.vlent peu vraisemblable, et si elle ne se réalise pas, le ministère risque de se retrouver dans une situation assez précaire en face des minorités coalisées. La lutte semble déjà se dessiner ; elle s’accentuera à l’occasion de toutes ces questions de la mouture, de la réforme électorale, des dépenses militaires, qui vont renaître, qui reparaissent dans le discours par lequel le roi Humbert a ouvert ces jours derniers le parlement. Ce qui reste le plus clair dans cette situaiiou nouvelle, c’est que les influences modérées ont retrouvé de la force en Italie.

CH. DE MAZADE.

Le directeur-gérant, C. Buloz.