Chronique de la quinzaine - 31 mai 1905

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1755
31 mai 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mai.


La discussion de la loi de séparation de l’Église et de l’État s’est poursuivie pendant ces derniers jours à la Chambre dans une grande confusion. Les dernières séances ont été à la fois si passionnées et si embrouillées qu’il en est résulté pour presque tout le monde, sinon un grand découragement, au moins une grande lassitude. Le débat se passe entre quatre ou cinq orateurs qui comprennent certainement ce dont il s’agit ; mais le reste de l’assemblée s’y perd. Le sentiment le plus général est la surprise. On ne s’attendait évidemment pas à ce qu’une réforme que l’on croyait toute simple soulevât tant de questions ardues et lit naître tant de difficultés. Les âmes candides de la gauche croyaient qu’il suffirait de supprimer le budget des cultes et de dénoncer le Concordat ; après quoi l’État cesserait de connaître l’Église et n’aurait plus à s’en occuper. Combien les choses se présentent aujourd’hui sous un aspect plus complexe ! Personne n’avait prévu tout ce que contenait ce cheval de Troie.

Nous avons laissé la discussion après le vote de l’article 4, qui indique les conditions dans lesquelles aura lieu ce qu’on a appelé la dissolution des biens des fabriques. Les biens dont l’Église a disposé jusqu’ici se divisent en deux catégories. Les uns sont incontestablement des biens de l’État, des départemens ou des communes : ce sont les cathédrales, les églises, les palais épiscopaux, les presbytères, etc. Les autres sont des biens qui, provenant de dons faits avec affectation spéciale à l’exercice du culte, appartiennent non moins incontestablement aux fabriques. Ce sont ceux-là que les fabriques d’aujourd’hui doivent transmettre aux associations cultuelles de demain, et c’est sur cette dévolution qu’a porté jusqu’ici le débat. On n’a pas oublié que M. Ribot a obtenu de la Chambre, avec le concours de M. Briand et de M. Jaurès, qu’elle votât une nouvelle rédaction de l’article 4, en vertu de laquelle il reste entendu que la dévolution sera faite par la fabrique à une association constituée conformément à l’organisation générale du culte à l’exercice duquel elle doit pourvoir. Qu’est-ce à dire ? On s’en est expliqué avec beaucoup de franchise. L’organisation du culte catholique, — car c’est à lui qu’on a songé tout le temps, — est connue. Tout y repose sur le respect d’une hiérarchie qui, depuis le dernier desservant de nos villages jusqu’au pape, en passant par les évêques, assure l’unité de l’Église au moyen d’une subordination consentie par tous. C’est là le principe de l’Église catholique : on ne saurait le violer, sans porter atteinte à l’Église elle-même, et M. Briand, aussi bien que M. Jaurès, se sont défendus avec éloquence de toute arrière-pensée de ce genre. Mais ces arrière-pensées, d’autres les ont à leur place. On leur a su très mauvais gré, dans le parti radical, de l’appui qu’ils ont donné à M. Ribot. Une polémique extrêmement chaude a été dirigée contre eux pendant les vacances parlementaires. Elle a été surtout l’œuvre de M. Clemenceau, dont la verve impitoyable, épargnant M. Briand, s’est déchaînée contre M. Jaurès, et aussi de M. Pelletan qui, tombé du ministère, a repris sa plume et toutes ses vieilles habitudes de journaliste. M. Pelletan s’est vanté dans un journal de fermer la bouche à M. Jaurès, chose difficile. Toutefois, à la reprise des travaux de la Chambre, M. Jaurès a montré un esprit plus hésitant et un caractère qui a paru troublé.

Pourquoi ? Nous en avons dit un motif ; il y en a encore un autre. Quelques hommes politiques, qui cherchent leur fortune entre les partis de gauche et le centre sans l’y avoir encore trouvée, étaient mécontens du rôle qu’ils avaient, ou plutôt qu’ils n’avaient pas joué dans la discussion de l’article 4. Ce sont des hommes dont personne ne doit désespérer. Tout le monde peut les avoir avec soi à un moment donné, mais il ne faut pas avoir la prétention de les fixer : ils ne donnent pas, ils se prêtent, et, lorsqu’ils n’ont pas atteint leur but dans une campagne faite avec ceux-ci, ils en font une autre avec ceux-là. Le ministère Combes ayant duré trop longtemps à leur gré, ils se sont séparés de lui, et nous avons alors applaudi leur courage, car ils nous rendaient service. On les a appelés les « dissidens. » L’homme le plus en vue de ce petit groupe est M. Georges Leygues : nous nous dispenserons de nommer les autres. Ils avaient préparé un amendement à l’article 4, qui a été étouffé sous le double poids de M. Briand et de M. Ribot, et ils ne s’en sont pas consolés. Ils ont annoncé, dès le premier moment, qu’ils trouveraient dans la discussion de l’article ti un champ mieux approprié à leurs manœuvres et qu’ils y reconquerraient de haute lutte tout ce qui avait été concédé en trop à l’Église catholique et à ses défenseurs. Mais comment faire ? On risquait de retrouver en face de soi M. Briand et M. Ribot : il fallait, à tout prix, mettre quelque chose entre eux. Quoi ? La délégation des gauches ! Personne ne songeait plus à cette institution vieillie. La délégation des gauches a été l’expression parlementaire du Bloc. Elle se composait des délégués des quatre groupes de la majorité : lorsqu’ils avaient parlé, la majorité n’avait plus qu’à opiner du bonnet. C’était assurément une grande simplification du gouvernement parlementaire, mais c’en était aussi la destruction. On apportait à la Chambre un travail tout fait, et elle n’avait plus qu’à enregistrer les solutions qu’on paraissait lui soumettre, mais auxquelles, en réalité, on la soumettait. C’est ainsi que M. Combes a gouverné pendant deux ans et demi ; son éloquence suffisait à cette méthode de gouvernement ; mais il semblait que la délégation des gauches ne devait pas survivre à l’homme qui avait si bien su s’en servir. On la croyait morte. Qui se serait douté qu’elle devait ressuscitera l’évocation de M. Georges Leygues, qui lui avait été autrefois si funeste ? Non pas nous, certes ! Mais M. Leygues avait la modestie de croire qu’il ne pouvait rien à lui tout seul, et il venait en effet d’en faire l’expérience. La commission ayant repoussé ses anciens amendemens, il a eu l’idée, naturelle peut-être mais peu glorieuse, de lui faire imposer les nouveaux par la délégation des gauches : il lui a donc demandé pour eux l’estampille officielle, et il a eu l’insigne honneur de l’obtenir de la main même de M. Pelletan. M. Pelletan, sorti des ruines de notre marine qu’il a accumulées, s’était réfugié dans les ruines de la délégation des gauches, évidemment plus faciles à relever. S’attendait-il à y recevoir, pour première visite, celle de M. Leygues ? Non, sans doute. Comment ces deux adversaires de la veille se sont-ils réconciliés, nous n’en savons rien. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont signé un amendement commun à l’article <>. Ils ont dit ensuite très fièrement à la Chambre : Nous sommes la délégation des gauches, vous savez donc ce que vous avez à faire, inclinez-vous ! Mais les choses ne se sont pas passées tout à fait ainsi.

C’est qu’il manque aujourd’hui à la délégation des gauches un des élémens qui lui donnaient le plus d’autorité, à savoir le groupe socialiste parlementaire. M. Jaurès l’y représentait autrefois, et si M. Jaurès exerce la dictature de la persuasion, comme on l’a dit jadis d’un autre, ce n’en est pas moins une dictature : il n’est pas toujours facile de distinguer si elle est acceptée, ou subie. Dans bien des cas, la délégation des gauches s’est résumée en M. Jaurès. Cet instrument commode, qui a été si utile à M. Combes, ne l’a pas été moins au leader socialiste, et M. Leygues n’avait pas tort de croire qu’il éprouverait quelque embarras lorsqu’il le verrait tourné et employé contre lui. Sans doute, la délégation, amputée de M. Jaurès, n’est plus que l’ombre d’elle-même ; mais il y a des ombres gênantes, et celle-ci est du nombre. M. Jaurès ne pouvait pas la négliger absolument.

Sa sortie de la délégation des gauches est due à la crise que le parti socialiste traverse depuis longtemps, et qui a pris dans ces derniers temps un caractère plus accentué. On sait qu’il y a deux groupes opposés dans ce parti. L’un garde avec un soin farouche l’intégrité de la doctrine, condamne la participation de ses adhérens aux pouvoirs publics, et s’il tolère à peine leur présence à la Chambre, c’est à la condition qu’ils s’y réfugient sur une sorte de mont Aventin pour y vaticiner au milieu de la foudre et des éclairs en attendant une révolution qui ne peut manquer d’être très prochaine. L’autre estime, au contraire, que le parti socialiste doit se mêler à tout, même au gouvernement, à plus forte raison qu’il doit conclure des alliances et combiner sa conduite avec les autres élémens du parti républicain avancé, de manière à agir sur ce dernier, ou plutôt à le dominer comme cela lui est arrivé quelquefois. Nous indiquons les deux tendances par leurs conséquences extrêmes, entre lesquelles il y a naturellement beaucoup de nuances intermédiaires. Dans ces conditions, l’unité du parti était bien difficile à maintenir ou à reconstituer. M. Jaurès s’y employait d’un côté et M. Jules Guesde de l’autre, mais en sens inverse, et sans que jamais l’un ait remporté sur l’autre un succès décisif. Que de congrès n’a-t-on pas faits pour y réaliser enfin l’unité socialiste ! On proclamait immanquablement le lendemain qu’on y avait, cette fois, réussi pour de bon. Mais c’était toujours à recommencer. Il vient d’y avoir un dernier Congrès. Il s’est tenu à Paris, et, bien qu’on y ait voté, comme on le fait toujours pour mettre tout le monde à l’aise, des propositions équivoques ou même contradictoires, il en est sorti une condamnation assez apparente de la méthode parlementaire de M. Jaurès, pour que celui-ci fût obligé à un semblant de soumission. On devait faire l’unité partout, on a commencé par la Chambre. Il y avait au Palais-Bourbon deux groupes socialistes : chacun correspondait à une des tendances que nous avons indiquées plus haut. On a décidé qu’il n’y en aurait plus qu’un, — et qu’il n’enverrait pas de représentant à la délégation des gauches. La seconde partie de la résolution était plus facile à réaliser que la première. La délégation des gauches n’a plus aujourd’hui de socialistes dans son sein ; mais combien il s’en faut que l’unité du parti soit faite, même à la Chambre ! On a voulu n’avoir qu’un seul groupe, et on en a trois, car les socialistes révolutionnaires se sont mal fondus avec les socialistes parlementaires, et entre les premiers et les seconds, il en reste tout un lot qui attend pour se rallier à ceux-ci ou à ceux-là que les vents aient pris une direction plus sûre. Le sentiment qui domine parmi les socialistes parlementaires est un mécontentement très vif des résolutions prises dans le Congrès de Paris. La participation au pouvoir, à ses faveurs qu’on distribue aux autres, à ses avantages dont on garde quelques-uns pour soi, est devenue pour eux une de ces habitudes très douces, auxquelles on a de la peine à renoncer. Le parti socialiste parlementaire, comment le contester ? est un parti bourgeois. Il en est bien un peu de même aujourd’hui du parti socialiste en général ; mais ceux qui ne sont pas encore arrivés jalousent les autres, surtout lorsqu’ils font beaucoup parler d’eux comme MM. Jaurès et Briand, et c’est là qu’il faut chercher le secret de cet effort sans cesse renouvelé vers une unité chimérique que l’on proclame toujours et que l’on n’atteint jamais.

Cette digression était nécessaire pour expliquer la situation respective des partis dans le Parlement. Nous avons dit que la délégation des gauches avait beaucoup perdu de son prestige et de son autorité. On n’a pas tardé à s’en apercevoir. Son intervention dans la discussion de l’article 6 a été le signal du plus inextricable gâchis. Autrefois, il lui suffisait de dire un mot, de faire un geste, et tout le monde obéissait. Si M. Leygues a cru qu’il en serait de même aujourd’hui, il s’est trompé. MM. Jaurès et Briand n’ont pas heurté de front, il est vrai, l’amendement que la délégation avait contresigné ; ils l’ont même accepté ; mais ils l’ont fait payer assez cher à son auteur.

Quel est donc cet article 6, autour duquel s’est livré la bataille ? Il détermine ce qu’il adviendra des biens des fabriques, soit dans le cas où la dévolution n’en aurait pas été faite dans un certain délai, qui a été fixé à un an, soit dans celui où, après ce délai, ils seraient réclamés par plusieurs associations. On se serait épargné bien des difficultés, et surtout on aurait épargné bien des obscurités à la loi, si l’article, ou du moins sa dernière partie, avait été purement et simplement supprimé. Nous ne parlons pas de la première, parce qu’il fallait bien pourvoir à la situation dans le cas, d’ailleurs peu vraisemblable, où la dévolution n’aurait pas été faite dans un temps donné. Le texte primitif disait qu’il y serait pourvu par le tribunal civil, et le texte définitif dit qu’il y sera pourvu par décret. On voit déjà là la tendance, qui se développera plus tard, à substituer l’action administrative à celle du droit commun. La solution adoptée n’est pas, à notre avis, la meilleure, mais enfin il en fallait une. Seulement il ne fallait pas aller plus loin. Pourquoi prévoir des conflits qui auront d’autant plus de chances de se produire qu’on les aura en quelque sorte sollicités et organisés dans la loi ? La dévolution une fois faite, quelle que soit la manière dont elle l’aura été, tout devrait être fini pour le législateur, s’il a l’intention sincère de séparer l’Église de l’État. Mais ceux mêmes qui parlent le plus haut de la séparation et qui s’en montrent les partisans les plus acharnés ont beaucoup de peine à en comprendre les conditions, ou du moins à les admettre. Ils en reviennent plus ou moins discrètement, plus ou moins inconsciemment, au projet de M. Combes, qui consistait à faire opérer la dévolution des biens par le préfet et à la rendre toujours révocable, de telle sorte que les associations cultuelles auraient toujours été sous la tutelle de l’État. M. Leygues est de ce nombre. Son amendement a un double objet. Le premier, qui n’est peut-être pas le plus dangereux, consiste à soumettre les contestations futures à la juridiction du Conseil d’État, au lieu de celle des tribunaux civils. Le second consiste à donner au Conseil d’Etat une règle de jugement qui n’en est pas une et qui l’abandonne à toutes les suggestions de l’arbitraire, qu’elles viennent spontanément ou par transmission. C’est là ce qui est grave. L’article 4 avait dit que la dévolution des biens serait faite à une association formée conformément à l’organisation du culte à desservir : c’était pour les tribunaux une règle intelligible et obligatoire. Mais M. Leygues et ses amis, qui en avaient combattu l’introduction dans la loi, s’ils ne pouvaient plus l’en effacer, voulaient du moins en obscurcir la clarté. Ils s’en sont défendus. Ils ont soutenu que leur article 6 ne changeait rien à l’article 4. S’il en était ainsi, pourquoi n’avoir pas dit dans l’article 6 lui-même que le Conseil d’État, statuant au contentieux, prononcerait conformément aux dispositions de l’article 4 ? Au lieu de cela, on y a dit que le Conseil d’État prononcerait « en tenant compte de toutes les circonstances de fait. » Cette règle n’en est certainement pas une. Aussi, lorsque le nouveau texte de l’article a été connu, y a-t-il eu contre lui des réclamations extrêmement vives. On ne s’est plus contenté de reprocher à M. Leygues et à ses amis d’avoir fait intervenir mal à propos la délégation des gauches ; on les a attaqués dans leur projet même. Ils en ont été troublés, et alors qu’ont-ils fait ? Ils ont présenté un article 6 bis destiné à atténuer la fâcheuse impression produite par son aîné. On reprochait à celui-ci le vague dans lequel il était resté sur les « circonstances de fait » dans lesquelles la dévolution des biens pourrait être attaquée. L’article 6 bis a énuméré ces circonstances. Ce sont : la scission dans l’association nantie, la création d’association nouvelle par suite d’une modification dans le territoire de la circonscription ecclésiastique, enfin le cas où l’association attributaire ne serait plus en mesure de remplir son objet. Il y a là une tentative plus ou moins heureuse de limiter les cas dans lesquels les biens des premières associations pourront être réclamés par d’autres ; mais, certes, il aurait bien mieux valu ne pas entrer dans tous ces détails et laisser les associations cultuelles débattre leurs intérêts devant les tribunaux de droit commun, conformément au droit commun. Encore devons-nous dire que l’article 6 bis ne s’appliquera qu’un an après la dévolution. Celle-ci pourra donc, pendant un an, être attaquée sous un prétexte quelconque, et le Conseil d’État en décidera comme il voudra. L’article 6 bis avait été repoussé d’abord par la commission et combattu par M. Jaurès ; mais enfin, de guerre lasse, on a tout laissé passer, et il n’y a eu finalement dans cette affaire ni vainqueurs ni vaincus. On a abouti, comme il arrive si souvent dans les assemblées, à une cote mal taillée.

La raison politique et le bon sens pratique ont continué d’être représentés au cours de ce débat, avec une rare éloquence, par M. Ribot qui seul paraît avoir des idées arrêtées sur une question qu’il a profondément mûrie. Il n’a pas tenu à lui que l’article 6 ne fût rejeté dans son ensemble comme inutile et dangereux. Inutile, nous avons dit pourquoi il l’était. Dangereux, il le serait déjà parce qu’il est inutile, mais il l’est aussi parce qu’il laisse planer une incertitude là où il n’en faudrait aucune. Après la séparation, les associations cultuelles devraient être des propriétaires comme les autres : avec l’article 6, elles ne le seront pas. Au fond, un assez grand nombre de députés, parmi lesquels figurent M. Leygues et ses amis, cherchent à favoriser dans l’Église catholique ce qu’ils appellent son « évolution, » sans d’ailleurs définir ce terme, si ce n’est par des exemples qui ne sont pas toujours très bien choisis. M. Joseph Caillaux n’a-t-il pas dit un jour qu’un prêtre marié n’en resterait pas moins catholique, et qu’il pourrait par conséquent réclamer sa part des biens de l’association ? Tout le monde ne va pas jusque-là, et M. Caillaux lui-même en est revenu, puisqu’il a fait disparaître de l’Officiel sa phrase aventureuse. Mais il y a dans un certain milieu une tendance, plus ou moins accusée chez les uns ou chez les autres, à pousser les associations cultuelles à se multiplier par l’appât des biens terrestres qu’elles se disputeront devant les tribunaux, et à sortir peu à peu de l’Église catholique tout en prétendant y rester. Qui sera juge de leur orthodoxie ? Sera-ce le Conseil d’État ? Là est le danger. On n’a pas oublié la lettre que les cardinaux français ont écrite au Président de la République : ils y dénonçaient, dans l’institution des associations cultuelles, une tentative schismatique. L’expression nous a paru exagérée et, après le vote de l’article A qui obligeait les associations cultuelles à rester d’accord avec l’évêque, nous avons dit qu’il y avait là une garantie ; mais cette garantie est incontestablement diminuée après le vote de l’article 6 ; et si, après celui des articles qui se rapportent à l’organisation des associations cultuelles, on a fait d’elles une foule comme le veulent quelques personnes, au lieu d’associations restreintes dans le sens ordinaire du mot, cette garantie n’existera plus du tout.

Alors la loi elle-même sera atteinte parce que les catholiques ne l’accepteront pas. La Chambre se sera mise sur la pente qui conduit à la constitution civile du clergé et à la persécution. Nous avons d’ailleurs toujours craint qu’on en vînt là, et c’est un des motifs principaux pour lesquels nous avons combattu la séparation de l’Église et de l’État ; mais nous sommes loin de souhaiter que les faits justifient nos inquiétudes. Il faut pourtant constater que la discussion de la loi a dévié depuis quelques jours, et que, à travers les obscurités qui l’accompagnent, la seule chose qu’on aperçoive d’une manière un peu distincte est la main de l’État étendue sur les biens des associations cultuelles pour les distribuer ou les reprendre à son gré. Mettons qu’il n’y ait encore là qu’une tendance : cette tendance existe et c’est un devoir d’en signaler le péril.


Une dépêche de Christiania annonce que le roi Oscar ayant refusé de sanctionner la loi sur les consulats, votée par le Parlement norvégien, les ministres ont donné leur démission dans une lettre ainsi conçue : « Si Votre Majesté n’est pas disposée à agir conformément à la demande du gouvernement norvégien qui la priée de ratifier la loi votée par le Storthing concernant les consulats, nous prenons la liberté de lui proposer de nous relever immédiatement de nos fonctions de membres de son Conseil d’État, vu qu’aucun de nous ne consent à contresigner une résolution que nous considérons comme évidemment nuisible à l’État. Le refus de satisfaction à une demande formulée à l’unanimité par les membres du gouvernement au sujet d’une loi qui a été adoptée à l’unanimité par le Storthing et dont toute la nation norvégienne réclame l’exécution, ne peut pas, à notre avis, être fondé sur des motifs répondant aux intérêts de la Norvège. Il équivaudrait à une négation de la souveraineté de l’État, et serait l’expression d’un pouvoir royal personnel en contradiction avec la Constitution et avec la manière dont elle est appliquée. »

La lettre des ministres norvégiens est l’indice d’une situation très tendue entre la Suède et la Norvège. Cette situation est déjà ancienne : peut-être serait-il vrai de dire qu’elle a toujours existé, car, depuis que les deux pays sont liés par le pacte d’union, l’accord n’a presque jamais existé entre eux et leur histoire commune a été faite des concessions que le premier a toujours été obligé de faire au second. Ils vivent sous le régime de ce que les publicistes appellent l’union personnelle, c’est-à-dire qu’ils ont un seul roi, mais que d’ailleurs ils sont indépendans l’un de l’autre et que chacun d’eux est pleinement souverain. On pourrait croire que, leurs statuts particuliers étant ainsi définis, aucune difficulté n’aurait dû s’élever entre eux : en réalité, il y en a eu constamment, et la principale, celle qui a grossi le plus dans ces dernières années, est celle qui se rattache à la représentation diplomatique et consulaire au dehors, à la représentation consulaire surtout, car c’est par les consuls qu’on commence, sauf à en venir ensuite aux ministres. Il paraît naturel, quand il n’y a qu’un roi, qu’il n’ait qu’une représentation à l’étranger : cependant cela est plus vrai des ministres qui représentent la politique du souverain, que des consuls qui ont la charge des intérêts matériels du pays. Aussi, la Suède aspire-t-elle à avoir des consuls distincts de ceux de la Norvège, et à se faire reconnaître une action prépondérante, exclusive même, sur leur nomination et sur leur révocation.

Cette prétention s’explique de la part de la Norvège ; mais on ne comprend pas moins bien la résistance que la Suède y oppose, soucieuse qu’elle est d’assurer l’unité de la politique suédo-norvégienne, au moyen d’une direction unique donnée à tous les agens des deux royaumes. Le dissentiment est d’autant plus difficile à régler que les deux pays ont d’assez bonnes raisons à invoquer. L’harmonie ne pourrait se rétablir entre eux que par des concessions réciproques, et nous avons dit que la Suède en avait déjà fait beaucoup. Malheureusement, on en est venu au point où, de part et d’autre, on ne croit plus pouvoir en faire, et lorsqu’on en est là, chacun va naturellement à l’extrémité de sa thèse. Nous ne raconterons pas, même en nous enfermant dans ces dernières années, les nombreux détails de la lutte qui se poursuit entre Christiania et Stockholm : nous craindrions de nous y égarer. Il suffit de savoir qu’au commencement de 1903, une détente s’est produite, dont on a attendu beaucoup en Norvège et un peu moins en Suède. A la suite d’un vote du Storthing, des conférences avaient eu lieu à Christiania, où le président du Conseil et le ministre des Affaires étrangères suédois s’étaient rendus, pour fixer les bases d’une entente ultérieure. Y avaient-ils réussi ? L’avenir a prouvé que non, mais on l’a cru sur le moment et un communiqué officiel du mois de mars, qu’on a bien souvent invoqué depuis, a annoncé les décisions suivantes : — 1° La Suède et la Norvège auront chacune un service consulaire distinct relevant de l’autorité nationale ; 2° les rapports rattachant ces consulats au département des Affaires étrangères et aux missions diplomatiques seront déterminés par des lois identiques, lesquelles ne pourraient être modifiées que d’un commun accord.

On a vu là à Christiania un succès décisif. Les élections qui ont eu lieu bientôt après s’en sont ressenties, et au ministère Blehr qui avait représenté avec énergie, mais avec quelque intransigeance, les revendications norvégiennes, a succédé le ministère Hagerup, plus modéré. La même satisfaction ne régnait pas en Suède, où l’on ne voyait pas sans un redoublement de défiance grandir les prétentions de l’État voisin, et, quand on a abordé de part et d’autre la préparation des lois d’organisation qui devaient être identiques, on n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il y avait eu malentendu. Il apparaissait de plus en plus que le gouvernement suédois avait consenti surtout à poser des questions et à les étudier, tandis que le gouvernement norvégien avait compris qu’elles étaient virtuellement résolues et qu’il ne restait plus qu’à pourvoir à l’exécution du programme de mars 1903, ce qui devait être facile et rapide. Mais ce n’était ni l’un ni l’autre. Chacun des deux gouvernemens faisait son projet et l’opposait à celui du voisin. Loin de s’atténuer, les exigences du gouvernement norvégien allaient en augmentant : il entendait se réserver sur ses consuls une autorité disciplinaire sans partage. Dès lors, la rupture était difficile à éviter. La publication, faite par le gouvernement suédois, des documens se rapportant à la négociation a eu l’effet que les publications de ce genre ont d’ordinaire : elle a aigri les esprits au lieu de les calmer. Il y a eu en Norvège un déchaînement contre le premier ministre suédois, M. Bostom, qu’on a accusé de mauvaise foi. Quant au ministre norvégien, M. Hagerup, bien qu’il soit un des plus modérés de ses compatriotes, il n’a pas cru pouvoir se séparer de l’opinion générale ou plutôt unanime du Storthing. Il a fait à l’assemblée, le 9 février dernier, une déclaration dont voici le sens et presque les termes : — Au conseil commun, a-t-il dit, tenu sous la présidence de Sa Majesté, les négociations ouvertes entre les deux gouvernemens ont été déclarées closes. Les négociations n’avaient abouti à aucun résultat. Les bases posées en mars 1903 avaient inspiré de la confiance, et nous ne nous en sommes pas écartés pour notre compte. La déception causée par cet échec sera d’autant plus grande pour le peuple norvégien qu’il s’agit d’un domaine où il ne considère pas que l’acte d’union l’oblige à la communauté, et d’une question sur la solution de laquelle il n’y a qu’une opinion dans le pays. La situation est très sérieuse. Notre peuple est animé du vif désir d’entretenir des rapports amicaux entre deux pays voisins et de même race. Mais les conditions actuelles de l’Union sont intolérables et elles ne peuvent être maintenues sans péril pour les rapports en question. Notre but doit donc être d’arriver à un état de choses qui assure à la Norvège la possession, dans leur plénitude et sans restriction, des droits qui lui reviennent comme État souverain, droits que tous les Norvégiens sont unanimes à revendiquer. Si cela ne peut être atteint dans les limites du régime qui lie actuellement les deux royaumes, il y aura lieu d’examiner sous quelles formes nouvelles et plus libres pourrait s’établir entre eux une entente profitable à leurs intérêts communs, intérêts dont la sauvegarde doit être chère à tous et qui, plus encore que les institutions, sont la base sérieuse et sûre de toute union entre États indépendans. — M. Hagerup, sans conclure à une proposition ferme, faisait appel, pour la trouver, à la collaboration du gouvernement et du Storthing : il ajoutait qu’il était prêt à donner sa démission, si son maintien aux affaires devait rendre plus difficile l’accord des partis. Le Storthing a écouté sa déclaration avec un silence qui témoignait de la gravité des circonstances, mais avec la résolution évidente de pousser les choses à bout. M. Hagerup, en effet, n’a pas tardé à donner sa démission, et il a été remplacé par M. Michelsen, partisan de ce qu’on appelle l’action immédiate. La constitution norvégienne porte qu’une loi devient définitive malgré le veto royal, lorsqu’elle a été votée par trois Parlemens successifs. C’est à cette disposition que M. Hagerup aurait préféré avoir recours. L’action immédiate a quelque ; chose de révolutionnaire : elle consiste à voter une loi en déclarant qu’elle entrera en vigueur tout de suite, ou à une date fixe et prochaine. C’est à ce dernier procédé que le nouveau ministère et le Storthing ont eu recours, avec la ferme intention, de la part du Cabinet, de démissionner et de mettre le Roi dans l’impossibilité de trouver les élémens d’un autre, s’il opposait à la loi son veto, et, de la part du Storthing, de rendre tout gouvernement impossible.

La dépêche que nous avons publiée montre qu’on en est là. Au fond, on veut la séparation complète à Christiania, tout en conservant l’union personnelle sous sa forme la plus élémentaire, c’est-à-dire un même roi. Mais on poursuit, sur tout le reste, un remaniement radical du pacte de l’union. En Suède, la lassitude commence à conduire à la résignation. C’est là une situation fâcheuse pour les deux pays, et nous ne pouvons qu’en attendre l’issue : mais sera-t-elle aussi conforme à ses intérêts que la Norvège parait y compter ?


Les nouvelles d’Extrême-Orient nous sont arrivées trop tard pour que nous ayons pu en faire état dans cette chronique ; elles sont d’ailleurs encore incomplètes, et quelques détails ont besoin d’en être précisés ; mais il est malheureusement hors de doute que les Russes ont éprouvé un nouvel et très grave échec. On suivait, depuis plusieurs mois, la longue marche de Rodjestwensky à travers les mers ; son escadre portait avec elle le secret de grandes destinées ; aussi l’attente générale s’est-elle changée en anxiété lorsqu’on a appris que l’amiral russe avait atteint le point où le combat qu’il était venu chercher de si loin allait inévitablement éclater. Les Russes ont lutté héroïquement, mais ils ont été vaincus ; leur flotte a été en partie coulée, en partie dispersée ; l’amiral Nebogatoff a été fait prisonnier, avec plusieurs milliers d’hommes. Nous ne pouvons que répéter ce que nous avons dit après Moukden, à savoir que la guerre est virtuellement finie lorsqu’il n’y a plus d’espérance raisonnable de conjurer la fatalité et de changer la fortune. Peut-être aurait-il mieux valu qu’on le comprit plus tôt.

Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
F. Brunetière.

---