Chronique de la quinzaine - 31 mai 1918

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Chronique n° 2067
31 mai 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




De la reprise d’offensive que les Allemands préparent avec un soin minutieux, et dont la rage va sans doute être déchaînée incessamment, nous ne dirons qu’un mot : « Nous attendons, » ou plutôt nous dirons deux mois : « Nous avons confiance. » La grande bataille, si elle est aussi grande qu’elle s’annonce, apportera-t-elle ce qu’on s’est habitué à nommer « la décision ? » Il faudrait pour cela qu’elle fût très grande, et que le résultat en fût très clair, éclatant d’un côté, écrasant de l’autre, mais il faudrait de plus qu’il allât dans le même sens que les résultats partiels déjà acquis. Car il s’agit de décider non seulement de la victoire des Impériaux ou de la victoire de l’Entente en terre française, mais de fixer pour plusieurs siècles peut-être la figure de l’Europe et le sort du monde. Ce n’est pas une dernière bataille qu’il s’agit de gagner, c’est toute la guerre, et le tout de la guerre partout et pour tous. Il s’agit également de savoir si l’Occident, Belgique, côtes flamandes, départements français du Nord et de l’Est, deviendront tels que la mégalomanie allemande se les représente et voudrait les faire, et si l’Orient, pays détachés de la Russie, Roumanie, Serbie, régions plus ou moins voisines, puis le profond Orient asiatique derrière l’Orient européen, resteront tels que l’orgueil allemand s’imagine les avoir faits dès maintenant. Pour nous, nous l’avons affirmé ici le premier jour, et les Puissances viennent de le déclarer officiellement : ni en Orient, ni en Occident, il n’y a rien de fait. Nous tenons pour nul et non avenu tout ce qu’on a prétendu régler, trancher, arranger, combiner, composer et imposer sans nous. Les destinées de l’Entente, en Occident et en Orient, forment un seul bloc, solidaire, compact, homogène. Ce sont toutes nos fortunes ensemble que nous jetons d’un seul coup au jeu et au feu. Ou l’Occident, jusqu’aux États-Unis, aura été brisé et refondu, ou l’Orient sera libéré et reconstitué. Évidemment, pour une pareille lâche, il ne suffira point de n’être pas vaincus, il est nécessaire d’être tout à fait victorieux. Mais, tant que nous aurons foi dans la justice créatrice de force et dans la force ouvrière de justice, nous voulons avoir une foi ferme et agissante en la victoire totale.

Si elle ne nous trompe pas, nous remettrons d’abord en question la paix humiliante sous laquelle l’Europe centrale, pesant de sa masse entière, a accablé la Roumanie, livrée par la défection russe, cette paix léonine, où l’on sent la griffe dans chaque article. La Roumanie y est atteinte et mutilée en sa chair même. Elle perd premièrement la Dobroudja. « La Roumanie restitue à la Bulgarie le territoire bulgare qui lui était échu par suite du traité de paix de Bucarest de 1913... Elle cède aux puissances alliées la partie de la Dobroudja située au Nord de la nouvelle ligne frontière... et plus précisément entre le sommet du Delta et la Mer-Noire, jusqu’au bras de Saint-Georges, » Le tsar Ferdinand une fois servi, l’Autriche-Hongrie ne s’est pas oubliée. « La Roumanie est d’accord pour que sa frontière subisse une rectification en faveur de l’Autriche-Hongrie. » Elle qui voulait délivrer du joug magyar ses fils du dehors, elle va avoir à perpétuité, ou à tout propos, les Hongrois chez elle; bien pis, elle ne sera jamais plus chez elle; on lui prend les clefs de sa maison. Au Nord-Est, au Nord, au Nord-Ouest, l’ennemi se ménage autant d’accès qu’il y a de cols et de débouchés dans les vallées. Il lui lie les mains et les pieds, lui interdit de se défendre, lui en enlève tous les moyens, positions et troupes, la dépouille afin de l’exploiter, la laisse nue sur la plaine nue. Militairement, économiquement, il la traite avec une rigueur impitoyable. Son armée est réduite à un squelette, à peine de quoi faire sa police, et maintenir l’apparence de l’ordre. Toutes ses richesses, blés, pétroles, le vainqueur s’en empare ou les frappe de son hypothèque privilégiée. Il ne reste à la Roumanie, outre ses dettes dont il ne la décharge pas et les contributions déguisées ou dommages-intérêts dont il ne la tient pas quitte, que le droit de travailler en esclave pour le nourrir. Si ce traité n’était pas un « chiffon de papier; » si, quand nous aurons plié la force aux œuvres de la justice, nous ne le déchirions pas et nous n’en jetions pas les morceaux aux quatre vents, cette paix serait un asservissement. Meurtrière pour la Roumanie, elle serait funeste pour nous. Paix de Bucarest, paix de Brest-Litowsk, paix oukranienne, tous ces fruits vénéneux de l’arbre d’iniquité nous empoisonneraient. Mais nous sommes nous-mêmes personnellement blessés, nous tous, ou presque tous les peuples de l’Entente, par le « contrat de fer » qui tue la Roumanie, si bien que, pour le repousser, nous avons à la fois ses motifs et les nôtres.

Le chapitre VI du soi-disant traité a pour titre : Règlement de la navigation sur le Danube. Il porte, en son article 24 : « La Roumanie conclura avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie une nouvelle convention de navigation sur le Danube qui règle la situation de droit sur le Danube, du point où il est navigable;... » et le point où le Danube est navigable, c’est, sauf erreur d’interprétation, un point du cours moyen ou même, selon les navires, du cours supérieur du fleuve; lesquelles sections de son cours sont en effet placées sous un régime différent. Mais il ajoute, paragraphe a : « Pour le fleuve en aval de Braïla, ce port compris, la Commission européenne du Danube sera conservée comme institution permanente avec les attributions, les privilèges et les charges antérieurs sous le nom de « Commission de l’embouchure du Danube, » dans les conditions suivantes : 1° La Commission désormais ne comprendra plus que les délégués des États riverains du Danube ou des côtes européennes de la Mer-Noire. » Inutile d’aller plus loin. La lettre de l’article en découvre l’esprit, et cet esprit est depuis longtemps connu et nommé, c’est, dans un sens nettement péjoratif, l’animus dominandi. Or, c’est tout justement contre cette disposition unilatérale, et prise sans les consulter, de l’article 24, paragraphe a, que les Puissances de l’Entente ont dirigé, avant toute exécution, une protestation formelle ; trois, du moins, de ces Puissances, les plus directement intéressées, autorisées comme signataires des actes qu’effacerait la convention nouvelle, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie ; mais on peut être sûr qu’elles sont approuvées dans leur démarche et appuyées par toutes les autres, qui défendent le même principe. « La constitution de cette commission nouvelle, remarque la protestation, de même que toute modification apportée aux statuts de la Commission européenne du Danube sans le concours de tous les signataires des conventions en vigueur, constitue une violation flagrante de ces conventions. » Lesdites conventions toujours en vigueur, et qui ne sauraient cesser de l’être par le bon plaisir de l’un ou de quelques-uns des anciens contractants, la note les énumère : article 2 du traité de Londres du 10 mai 1883, article 4 du traité de Paris du 30 mars 1856; et la constatation, qu’elles ont été violées dicte aux Puissances de l’Entente leur altitude. « Dans ces conditions, les ministres de France, de Grande-Bretagne et d’Italie ont l’honneur, d’ordre de leurs gouvernements, de porter à la connaissance du gouvernement roumain (le seul auquel ces gouvernements puissent adresser la parole) que les pays qu’ils représentent considèrent comme inexistant tout arrangement pris en dehors d’eux, au sujet de la navigation du Danube; cette question ne pouvant être réglée qu’à la paix générale et après accord entre toutes les Puissances intéressées. »

Le principe violé est celui de la liberté des grands fleuves, internationaux. Il a été recueilli et adopté par le Congrès de Vienne, en 1815, mais il avait été proclamé par la Révolution française, qui voulait ces fleuves « librement ouverts au commerce de toutes les nations. » Le fait d’y avoir souscrit du bout de la plume ne devait pas d’ailleurs empêcher l’Autriche de soutenir pour le Danube, comme la Prusse l’avait fait pour le Rhin, qu’en thèse un fleuve, si grand qu’il soit, et même international, appartient non à l’Europe, mais aux seuls États riverains. Mais, comme la Prusse encore l’avait fait pour obliger la Hollande à lui ouvrir le delta du Rhin, l’Autriche, pour obliger jadis la Russie et la Turquie à lui ouvrir le delta du Danube, ne s’est pas lassée d’invoquer contre autrui ce principe qu’elle ne respectait pas chez elle. Toute sa politique pendant un siècle a consisté, sans s’embarrasser de la contradiction, à obtenir que, dans la partie qui lui appartenait, le Danube fût fermé aux autres nations, et qu’il lui fût ouvert à elle-même dans la partie qui ne lui appartenait pas. D’où la différence des deux régimes, d’une part sur le cours supérieur et moyen, d’autre part sur le cours inférieur du fleuve. Dans son acception la plus étendue, l’expression : « A partir du point où il est navigable » conduit loin, puisque le Danube est « navigable » pour des bateaux à vapeur, au-delà de Passau où il entre en Autriche, jusqu’à Ratisbonne et à Donauwerth en Bavière, et qu’il l’est même pour des bateaux à rames jusqu’à Ulm, aussitôt après le confluent de Iller. Sur la partie supérieure et moyenne de son cours, l’acte de navigation du Danube, très légèrement modifié par l’acte du Congrès de Berlin de 1878, bien qu’il n’ait été reconnu ni de l’Europe ni des Puissances du Bas-Danube, a fait loi de Donauwerth à Galatz. A toutes les observations, à toutes les réclamations, l’Autriche n’a cessé d’opposer son droit de souveraineté et le fait accompli. Sur la partie inférieure, au contraire, de Galatz à la mer Noire, sur les trois bras de Kilia, de Soulina et de Saint-Georges, le traité de Paris de 1856 établissait le contrôle d’une « Commission européenne, » mais l’Autriche, qui l’avait acceptée pour en être, ne lui a cependant jamais accordé qu’une existence provisoire, Malgré l’Autriche, cette Commission a réussi à se maintenir et à se développer au point qu’il avait fini par se constituer, dans le delta du Danube, une sorte d’État international, ou, si c’est trop dire, un embryon d’État, ayant ses organes et le signe extérieur de sa personnalité, son pavillon, aux cinq bandes qui étaient de nos couleurs, bleu, blanc, rouge, blanc, bleu. Maintenant que, par la perte de la Bessarabie, la Russie est rejetée des bords du fleuve (et qui sait si ce n’est pas l’objet principal que l’Europe centrale se promettait du geste qui éventuellement donnerait cette province à la Roumanie, en compensation de la Dobroudja donnée aux Bulgares ?), le plan de l’Autriche, réalisant enfin son dessein opiniâtre, et de l’Allemagne dont c’est tout ensemble le système et l’intérêt, serait d’appliquer au delta le même régime qu’au cours supérieur, et d’en réserver uniquement le contrôle aux riverains. Cela ferait sept États au moins : cinq de la coalition, Wurtemberg, Bavière, Autriche, Hongrie, Bulgarie; et deux de l’Entente, Roumanie et Serbie. Encore n’est-il pas certain qu’une opération identique à celle qui a écarté la Russie ne se prépare pas contre la Serbie. En revanche, la Turquie, qui n’était plus riveraine du Danube, serait, pour prix de sa fidélité, réintroduite dans la Commission des riverains, à cause de ses côtes de la Mer-Noire. Mais l’Angleterre, la France, l’Italie, et la Russie, elle aussi signataire du traité de Paris, elle aussi établie sur la côte européenne de cette mer? Puisque l’Europe centrale a tenu à ce que le problème fût posé, qu’il le soit en ses termes exacts, et au complet. Elle revendique la liberté des mers ; nous revendiquons, nous, la liberté des grands fleuves internationaux. Elle veut le même régime sur le cours inférieur que sur le cours moyen et supérieur du Danube ; nous voulons, nous, le même régime sur son cours supérieur et son cours moyen que sur son cours inférieur. Elle ne veut, d’un bout à l’autre, qu’une commission de riverains ; nous, nous voulons, d’un bout à l’autre, une Commission européenne. Et ce que nous demandons pour le Danube, nous le demanderons tout autant pour le Rhin : la navigation du Rhin, fleuve international, et non fleuve allemand, soumise à un contrôle international. La révision du statut du Danube appelle la révision du statut du Rhin.

Sous aucun prétexte, nous ne pouvons permettre que les grands fleuves soient accaparés et que la liberté de navigation y soit supprimée, entravée ou seulement gênée. Rhin, Danube, ce ne sont pas des chemins qui aient été faits uniquement pour les États de l’Europe centrale. Les fleuves libres comme les mers libres ! Dira-t-on qu’il y a une différence essentielle et que les plus grands fleuves ont des rives? Mais les plus grandes mers ont des rivages. Alors, que ne réserverait-on aux États riverains l’usage des océans qui les baignent? Et nous sentons bien que l’argument présente une pointe de paradoxe, mais il contient, comme tout paradoxe, une âme de vérité. Le droit ne se mesure pas à la largeur d’une nappe d’eau ni à la hauteur d’une montagne ; il est le droit à travers toute largeur et par-dessus toute hauteur. Un principe n’est pas un principe sur le cours inférieur d’un fleuve et ne cesse pas de l’être sur son cours supérieur; il est partout, au même titre, au même degré, un principe. Mais considérons un instant les faits. Si la thèse de l’Europe centrale était définitivement admise, si elle la faisait triompher à la paix générale, elle serait la maîtresse absolue de tout le commerce du continent, qu’elle couperait en diagonale, par le Rhin et par le Danube, de la mer du Nord à la Mer-Noire, drainant, comme entrepreneur exclusif de transports à bon marché, non seulement ses propres produits, non seulement les produits européens, mais ceux de tout l’univers qui afflueraient aux deux embouchures, d’Occident en Orient, et de l’Extrême-Occident à l’Extrême-Orient. Danger d’autant plus redoutable que le bloc de l’Europe centrale, avec ses annexes ou ses antennes, la Bulgarie, la Turquie, se condense de plus en plus autour de l’Allemagne; que l’Europe centrale, n’est plus une fantaisie poussée dans la cervelle du professeur Naumann, mais a déjà passé et passe de plus en plus dans les réalisations diplomatiques.

A cet égard, l’entretien que les empereurs, Guillaume II et Charles Ier, ont eu au quartier général allemand pourrait avoir de grosses conséquences. Le communiqué par lequel on nous l’a fait connaître, avec une solennité un peu théâtrale, le révèle, en y insistant : « Entre les hauts alliés et leurs conseillers (le chancelier de l’Empire allemand, Hindenburg, Ludendorff, M. de Kühlmann, le comte Burian, le chef d’état-major autrichien von Arz, le prince de Hohenlohe, tout le dessus du panier), ont eu lieu une discussion cordiale et un échange de vues détaillé sur toutes les questions importantes, politiques, économiques et militaires, se rapportant aux relations présentes et futures des deux monarchies entre elles. On est arrivé à un accord complet sur toutes les questions. On a décidé d’élargir et d’approfondir l’alliance actuelle. » Assurément, il serait facile d’épiloguer. Comment une alliance qui, ayant entraîné dans la guerre la plus épouvantable de tous les siècles l’Autriche-Hongrie, complice et instrument de l’Allemagne, l’a enchaînée à l’Empire allemand et fait des Habsbourg les vassaux des Hohenzollern; cette alliance, vieille de quarante ans, retrempée dans le sang, creusée et scellée à trois reprises par le secours du plus fort sauvant au dernier moment le plus faible, envahi, affamé, ruiné, menacé de démembrement, comment pourrait-elle être encore « élargie et approfondie? » Elle est large comme la misère et profonde comme le tombeau.

Pourtant cet élargissement, cet approfondissement, ou, tout au contraire, ce resserrement de l’alliance en domination et de l’allégeance en servage est fatale. Seul un coup d’œil par trop superficiel, seule la mauvaise foi qui anime et envenime nos disputes de politique intérieure, n’y verraient qu’un effet fâcheux d’une polémique récente. Personne ne croira, et il conviendrait de plaindre quiconque le croirait, que ce soit une imprudence de langage de M. Clemenceau qui ait jeté l’Autriche-Hongrie plus avant dans les bras de l’Allemagne. Quelque crédit qu’on fasse à sa réputation d’homme terrible, et quelques chutes qu’il ait provoquées, son pouvoir ne va probablement pas jusqu’à changer la pente des choses et contraindre les empires à la descendre, s’ils tendaient à la remonter. Mais précisément la pente des choses emportait l’Autriche sous l’hégémonie allemande. Ce qui se produit au début, du XXe siècle est l’aboutissement de ce qui s’est passé durant le XIXe. Est-il besoin de rappeler la longue émulation de l’Autriche et de la Prusse dans la Confédération germanique ; pendant la première période, la prééminence de l’Autriche, la désignation primitive de l’archiduc Jean comme lieutenant général ou vicaire de l’Empire à ressusciter; l’Autriche d’abord à la tête du parti de « la grande Allemagne ; » au deuxième acte, la Prusse le faisant, en face d’elle, le chef du parti de la petite Allemagne, de l’Allemagne sans Autriche après la guerre des Duchés danois, de l’Allemagne contre l’Autriche à Sadowa; au troisième acte, dès 1866, la Prusse ménageant l’Autriche, la caressant en 1870, l’attirant à elle en 1879, de jour en jour l’embrassant plus étroitement, et la ligotant, l’étouffant de ses embrassements ? La mainmise de l’Allemagne sur l’Autriche a été préparée de longue date par les pangermanistes du dedans et du dehors, c’est-à-dire d’Autriche et d’Allemagne, ceux du dedans plus ardents, plus impatients même que ceux du dehors. Quant à la Prusse, devenue sans rivale en Allemagne, architecte et artisan non plus de la petite, mais de la grande Allemagne, elle s’apprête à savourer la revanche d’Ollmütz. Par une espèce de compelle intrare, l’Autriche est réintégrée dans une Confédération du rude style berlinois. On l’en avait exclue pour bâtir l’édifice de l’Empire allemand, on l’y fait rentrer pour le couronner. Par elle, on va planter là-haut la girouette restaurée et redorée du Saint-Empire romain de nation germanique. Mais l’ancien Saint-Empire enfermait dans son aire territoriale des nations qui n’étaient point allemandes. De sa diversité vint sa fragilité.

Le Saint-Empire nouveau ne serait pas moins fragile, parce qu’il serait encore plus divers. Ce ne serait certes pas un château de cartes, qu’une chiquenaude, un souffle renverserait; mais, vis-à-vis de lui, nous aurions notre jeu à jouer. Il nous faudrait seulement avoir un jeu. Il faut nous faire une politique autrichienne. Nous n’en avons pas eu depuis la guerre, ni même avant la guerre; on pourrait dire que nous n’en avons pas eu depuis la fin de la monarchie française. Il est grand temps d’en avoir une, et nous n’avons plus à choisir. Longtemps on a pu hésiter; il pouvait y en avoir deux, ou du moins deux manières de concevoir la seule politique possible : la politique antiallemande. Mais on pouvait être tenté de faire une politique antiallemande en Autriche, avec les Allemands d’Autriche contre les Allemands d’Allemagne. Maintenant, il ne saurait y avoir en Autriche de politique antiallemande, que contre les Allemands d’Autriche, aussi allemands, et contre les Magyars, plus allemands que les Allemands de l’Empire. Il n’y a donc pour nous qu’une seule politique et une seule manière de la pratiquer. La guerre, en dressant la race allemande contre toutes les autres races dont se compose l’Autriche-Hongrie, à l’unique exception des Magyars, a achevé le précipité et opéré le classement. Nous devons appuyer contre l’Autriche allemande les populations qui souhaitent de s’appuyer sur nous contre elle : notre politique en Autriche doit être tchécoslovaque, yougo-slave, italo-roumaine, polonaise et ruthène, s’il se fait jour à des sentiments polonais et ruthènes antigermaniques. Mais elle doit l’être franchement, carrément, hardiment. Il est urgent de rompre avec l’exécrable habitude des politiciens sans politique, d’être les amis de nos ennemis presque autant que de nos amis mêmes. — On ne nous cherchera pas si, les premiers, nous n’avons pas trouvé.

Après quoi, que « l’élargissement, » « l’approfondissement » de l’alliance austro-allemande ait un objet militaire prochain, l’amalgame sur notre front de troupes autrichiennes avec les armées allemandes, , tirant ainsi parti de valeurs incertaines et obligeant à se battre pour les Empires des contingents douteux, il se peut; mais c’est, en tout cas, d’une importance secondaire. Ses effets éloignés, politiques et économiques, seraient beaucoup plus graves Nous avons le moyen d’y parer, de les empêcher ou de les compenser ; et ce moyen est aussi simple qu’honorable : c’est de déclarer tout net et de prouver par toute notre altitude, dans tous nos actes et toutes nos paroles, que nous sommes avec les opprimés contre les oppresseurs, pour le droit des nationalités contre le despotisme d’une race et sa prépotence sans droit.

Il n’est pas un lieu de la terre où nous ne soyons entendus chaque jour davantage. L’Allemagne fait de sa volonté de tyranniser un article d’exportation. On dirait qu’ayant déjà monté au moins l’échafaudage de sa construction de l’Europe centrale, elle s’attache à en protéger les approches par une série d’ouvrages avancés. La Finlande, les États Scandinaves au Nord, la Hollande, et, dans ses arrière-pensées, la Belgique au Nord-Ouest, la Suisse à l’Ouest, les provinces baltiques de la Russie, les derniers lambeaux de la Pologne, l’Oukraine, la Roumanie au Sud-Est, sans préjuger de ce qu’elle médite au Sud et qui n’est encore qu’en projet, sont destinés par elle à garantir ses flancs, ou, pour user d’une autre image, sont autour d’elle comme les ballonnets d’une ceinture qui, sur les flots dont elle serait battue, lui permettraient de flotter. Après les autres, et plus sûrement que d’autres, parce que la nécessité l’aiguillonne, la Hollande et la Suisse viennent d’en faire à nouveau la pénible expérience. Elles ont appris, si elles ne le savaient pas, la complication de ses calculs égoïstes et subi la pression de ses convoitises brutales. Pour la Hollande, l’histoire est toute fraîche ; elle n’est que de l’autre quinzaine. Il a fallu, coule que coûte au plus faible, que l’Allemagne obtînt pour ses civils, qui ne seront souvent que des militaires déguisés, le passage sur le chemin de fer de Limbourg, au bout duquel elle vise, par-delà Anvers, les bouches de l’Escaut, et qu’elle s’assurât, sur les routes et les canaux, le transport de quantités illimitées de sables et de graviers, qui ne serviraient à rien, s’ils ne servaient à des travaux de guerre. Elle a, de la sorte, tiré, par violence et malgré eux, les Pays-Bas de leur neutralité. Nous l’avons dit ; ce que nous n’avons pas noté, ne pouvant que le deviner, c’est l’exécrable effort de tyrannie qu’elle y a employé, et la semence de haine ainsi enfouie au cœur d’un peuple fier qui ne s’est jamais résigné à marcher sous le fouet. À cette affaire hollandaise, l’affaire suisse, on l’a fait observer, est parfaitement symétrique. Et elle a été simultanée ; conformément à la stratégie allemande, ç’a été encore, contre nous, une attaque aux ailes.

L’Allemagne, qui fournissait à la Suisse 160 000 tonnes de charbon par mois, et qui semblait ne pas y perdre, a subitement émis la prétention de doubler son prix, en l’élevant au taux exorbitant de 190 francs la tonne. Même le charbon vendu et livré, elle prétendait le suivre jusqu’à sa transformation en fumée, pour interdire qu’il en allât un kilo à une usine quelconque qui pût être soupçonnée de travailler pour l’Entente. C’était, en somme, prétendre installer en Suisse, au mépris de la souveraineté, de l’indépendance helvétique, sous le pseudonyme de contrôle, l’autorité, et si le terme n’était absurde et contradictoire à l’idée même de souveraineté, la « sursouveraineté » allemande. La meilleure définition, ou la moins mauvaise, qu’on ait donnée de la souveraineté est à peu près celle-ci : Être souverain, c’est n’avoir pas de supérieur humain. A la tenir pour exacte, tant qu’il y aura une Allemagne qui se décrète elle-même et veut se mettre au-dessus de tout, il n’y aurait plus au monde un État souverain, puisque tout État aurait au-dessus de lui un supérieur humain, l’Allemand.

Le gouvernement de la Confédération, happé à la gorge par un agresseur qui lui demandait à la fois la bourse et la vie, se débattait comme il pouvait, quand le gouvernement français a décidé de faire, lui, ce qu’il pouvait pour l’aider à se dégager. Il a offert de fournir à la Suisse, sur les 160 000 tonnes qui sont mensuellement nécessaires à la consommation de ce pays, la différence entre le stock indispensable et les 75 000 tonnes qu’elle restitue à l’Allemagne sous forme d’énergie électrique; soit 85 000 tonnes par mois, et non à 190 francs, mais au prix fort inférieur de 150 francs la tonne. Le Conseil fédéral, et particulièrement, — un témoignage authentique nous en a été rapporté, — le président de la Confédération helvétique, M. Calonder, se sont montrés émus de cette offre d’un concours dont ils n’ignoraient pas quel sacrifice il nous eût imposé; et s’ils n’ont pas cru devoir l’accepter tout entier, ils en ont été moins à, l’étroit pour résister aux exigences les plus abusives de l’Allemagne, et en ont gardé ce qui pouvait du moins préserver la neutralité industrielle de la Suisse.

Nous enverrons aux usines qui travaillent pour nous de quoi les alimenter. Cette solution, favorable au total, n’a pas été acquise sans quelques incidents auxquels elle a failli demeurer accrochée. Mais, si nos justes susceptibilités ont risqué d’en être froissées, ils ont été de pure forme, et ils ne comptent plus. Le contrôle des charbons en Suisse doit être suisse; mais, quel qu’il soit, il ne s’exercera pas sur le charbon français, et nous ne serons pas glissés en tiers, aux dépens de notre dignité, dans les arrangements de l’Allemagne avec la Confédération helvétique. De même que nous nous sommes engagés à lui fournir une certaine quantité de charbon qu’elle emploiera pour notre usage, la Suisse, parallèlement, s’est engagée à continuer de nous fournir du bois et de la pâte de bois. Elle traite avec l’Allemagne, mais elle traite avec nous. Elle échappe à l’étreinte, elle reste indépendante et souveraine : elle a un peu fléchi, arrêté, à tout le moins mis au cran la tyrannie allemande, qui n’a pu, sur elle, aller jusqu’au bout de ses fins. Ce qu’il faut retenir de la négociation germano-suisse comme de la négociation germano-hollandaise, c’est leur moralité ou, du côté allemand, leur amoralité. Les desseins de l’Allemagne, qui, en Hollande, ne se bornaient pas au sable, ne se bornent pas en Suisse au charbon. Elle rase la zone autour d’elle ; elle étend ses vues et ses prises ; par sa campagne sous-marine et par ses campagnes économiques, elle éteint les concurrences ; elle conquiert ou prépare des marchés. L’Empire allemand, qui a si grande peur de la guerre d’après-guerre, prend l’avance et, pendant la guerre, fait cette guerre d’après-guerre, même aux neutres. En réalité, à ses yeux, devant son ambition césarienne, il n’y a point de neutres ; toute la différence est que les neutres reçoivent ses coups autant que les belligérants, et ne sont pas, comme eux, en mesure de les lui rendre.

Nous serions perdus, si nous pouvions oublier que c’est le seul langage qu’elle entende et que c’est donc le seul qu’il faille lui parler. Heureusement, nous ne l’oublions pas. La formule brève et péremptoire : « Je fais la guerre » a, entre autres mérites, cette vertu incomparable qu’elle nous unit, alors que la formule plus brève encore mais indéfinie : « Causons, » nous diviserait. Diviser l’Entente, tel apparaît, plus on y réfléchit, le sens de la manœuvre du comté Czernin, dépourvue de tout autre sens et inintelligible dans toute autre hypothèse. Il serait plus que naïf, et naïf est un mot poli, de nous y prêter. Ni le Président Wilson, il est inutile de le dire, ni M. Lloyd George, ni M. Balfour, qui ont eu l’occasion de s’en expliquer ces jours-ci, n’y ont été pris. Mais peut-être n’est-il pas inopportun d’exprimer le vœu qu’on veuille bien s’en remettre à nous du soin de préciser certaines questions, délicates du reste et, hors de chez nous, peu connues même géographiquement, parlant mal posées, qui nous regardent plus que d’autres et ne touchent nos alliés que par contre-coup de la communauté de leur cause avec la nôtre. Peut-être aussi n’y aura-t-il point d’inconvenance à regretter qu’à la Chambre des Communes, la lettre de l’empereur Charles, après celle, sans aucun rapport avec elle, du général sir Frederick Maurice, ait paru servir, comme ailleurs, à nourrir des polémiques de politique intérieure. Nous sommes dans un temps et nous vivons des jours où trop de présence d’esprit parlementaire dénoterait l’absence d’esprit politique, et où, sous peine d’être nuisibles et dignes de réprobation, les exercices de tribune ne doivent plus être qu’un ludus pro patriâ.

Le parti libéral anglais et ses leaders, M. Asquith, M. Runciman, ont quelque chose de mieux à faire que de discuter académiquement sur les suites qu’aurait pu avoir une proposition, frappée de vanité originelle, qui ne pouvait pas en avoir. Que, sur ce chapitre, ils se contentent de constater que la publication de ce document, entouré des commentaires du comte Czernin, laisse l’Europe centrale en posture pire encore que ne l’avaient mise le mémoire du prince Lichnowsky et les rapports de M. Muehlon. Qu’ils collaborent avec le gouvernement britannique à résoudre la crise irlandaise. S’ils désirent savoir à quoi pense l’Allemagne, ce qu’elle veut, ce qu’elle fait, qu’ils regardent là. Voilà vraiment du travail allemand, voilà vraiment l’Allemagne à l’œuvre. Elle réédite en mai 1918, avec sa capacité inépuisable d’auto-imitation, les scènes qui, il y a exactement deux ans, en mai 1916, furent comme une répétition, comme un essai manqué, de la révolution bolchevik. Cette fois, à la découverte du péril, les autorités anglaises semblent être sorties de l’indifférence optimiste qu’elles avaient toujours montrée. Elles semblent enfin s’être avisées qu’on ne va pas à la bataille avec une épine dans le pied. Mieux eût valu l’onguent que le bistouri ; mais, puisque l’un n’a pas été appliqué à temps, force est bien que l’autre intervienne. La loi suprême, en ces heures tragiques, dans tous les conflits de peuples, de classes ou de partis, est que la vie de la nation ne peut pas être une minute interrompue, et, pour qu’elle soit sauvée, que l’unité de la nation ne peut pas être une seconde compromise.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.