Chronique de la quinzaine - 31 mars 1834

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Chronique no 48
31 mars 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 mars 1834.


L’adoption de la loi contre les associations change complètement la situation du gouvernement et du ministère. Dans un temps passablement agité, M. Périer avait déclaré que la charte et les lois existantes lui semblaient devoir suffire à maintenir l’ordre en France, et il avait basé le principe de son administration sur la légalité. M. Viennet n’avait pas encore découvert, en ce temps-là, que la légalité nous tue, et ses amis n’avaient pas imaginé que rien n’est plus à redouter pour un pouvoir qu’un pays dont la surface est parfaitement tranquille. La marche du ministère de M. Périer était bien tracée. Combattre avec énergie tous les ennemis de l’ordre établi, éluder, retarder les promesses de la révolution, se servir de tous les moyens dilatoires que lui fournissaient les quarante mille lois de la république, de la monarchie et de l’empire, pour lutter contre l’extension donnée à la charte ; en un mot, retenir, retenir sans cesse, mais par les voies légales seulement, et ne se mettre jamais dans la position d’être accusé d’avoir changé les conditions de gouvernement établies en 1830. Le ministère qui a succédé à M. Périer, et qui se faisait gloire, ostensiblement du moins, d’avoir adopté les mêmes principes, après s’en être écarté peu à peu, mais d’une manière encore timide, par quelques mesures de police et d’administration, et par la présentation de la loi des crieurs, vient de s’engager avec éclat dans une autre voie. La loi contre les associations équivaut à une déclaration nouvelle de principes, et la longue discussion qu’elle vient de soulever ne laisse aucun doute à cet égard.

Le ministère s’est engagé, peut-être sans le vouloir, dans cette discussion, où poussé avec vigueur par ses adversaires, gêné personnellement par la fausse position de deux de ses membres, il a déchiré, avec dépit et par humeur, les derniers voiles dont jusqu’à ce jour il avait enveloppé sa pensée. La marche de cette discussion est vraiment curieuse, en ce qu’elle révèle combien un ministère est vacillant et embarrassé, quand il n’a pas des convictions profondes pour le diriger et le contenir au besoin. Ainsi on a vu le ministère commencer par poser en principe que la loi était nécessaire, fondant cette nécessité sur l’organisation des sociétés secrètes dont il faisait un terrible tableau ; puis atténuer cette nécessité, en déclarant que cette loi ne serait que temporaire, en assurant qu’il ne prétendait pas par là porter atteinte au droit de s’associer qui est imprescriptible, et la base même de la société. Ces prémisses posées, le ministère, croyant avoir tout fait, sûr de sa majorité, laissait sans inquiétude la discussion se développer, comptant bien faire adopter la loi sans avoir à s’expliquer davantage, et sans se voir forcé de sacrifier publiquement quelques-uns des principes libéraux qu’il a posés. Mais alors sont venues les attaques personnelles contre les deux membres du ministère qui ont fait jadis partie des associations, et les amendemens que le ministère n’avait pas prévus, mais auxquels il aurait dû s’attendre. À chaque amendement nouveau, il a fallu s’expliquer encore, et d’explication en explication, d’amendement en amendement, le ministère s’est trouvé, à la fin de la discussion, avoir renié et repoussé tous les principes qu’il avait arborés en proposant sa loi.

Cette discussion est assez importante pour qu’on trouve encore quelque intérêt à revenir sur toutes ses phases successives.

MM. Barthe et d’Argout, les auteurs véritables, M. Barthe surtout, le promoteur de la loi, sont venus les premiers à la tribune démontrer la nécessité d’un système de répression violente contre les associations. M. Barthe, qui connaît assez bien la nature et la vie intérieure des sociétés secrètes, s’est servi ensuite de ses anciens souvenirs pour peindre la société des Droits de l’homme. À son tour, M. Guizot, esprit fin et habile, qui n’avait pas approuvé cette loi dans le cabinet, dit-on, est venu se justifier, d’abord, d’avoir pris part à des associations politiques sous la restauration, et d’avoir enfreint, même sous le gouvernement actuel, alors qu’il était ministre, l’article 294 du code, que le ministère trouve aujourd’hui insuffisant. Il a bien fallu accuser l’opposition d’être la cause de ce dégoût qu’éprouvent aujourd’hui les ministres pour la liberté, mais on promettait en même temps que ce dégoût cesserait dès que l’opposition serait modérée et raisonnable, dès qu’elle aurait renoncé à vouloir renverser les ministres, en un mot, quand elle aurait cessé d’être opposition. La loi n’était donc que suspensive, elle reconnaissait implicitement le droit de s’associer, elle se bornait seulement à l’atermoyer, car la nécessité le voulait ainsi. C’était une loi de nécessité et non pas une loi de principes.

M. Berryer, qui vint combattre le ministre, ne nia pas qu’une loi contre les sociétés secrètes ne fût nécessaire : il déclara, avec sa franchise ordinaire, que tout homme qui ne veut pas faire de l’opposition une bataille, n’hésiterait pas à fournir des armes légales au pouvoir contre ces gouvernemens créés en dehors du gouvernement, ainsi qu’il nomme les sociétés populaires ; mais il s’éleva contre les réticences des ministres, qui avaient un but qu’ils n’avouaient pas ; il demanda qu’on mît des limites à l’arbitraire que la loi autorisait, et insista surtout pour que la nature des associations contre lesquelles on allait s’armer fût déterminée à l’avance. Il fallait bien répondre à M. Berryer. M. de Rémusat, homme spirituel et entendu, qui a joué, ainsi que M. Guizot, un rôle bien actif dans la société Aide-toi, le ciel t’aidera, vint le lendemain déclarer à la tribune que le droit d’association n’est pas dans le droit commun. C’est, dit-il, une théorie que quelques écrivains défendent, mais qu’on peut suspendre sans blesser les sympathies nationales. Ainsi, quand M. de Rémusat fondait des comités dans les départemens, pour la société Aide-toi : quand il comptait parmi ses fondateurs et ses membres les plus fervens, quand il violait sciemment la loi, ce n’était pas, comme ses collègues, pour user d’un droit qu’il regardait comme imprescriptible, et que, par conséquent, dans sa conscience, la loi ne pouvait lui enlever, mais pour se livrer à une vaine théorie, pour se passer la fantaisie d’essayer d’une nouvelle doctrine. On conviendra que c’était bien mal commencer son apprentissage de législateur, et que ce début présageait peu de fixité dans les principes de l’homme politique.

Le ministère se trouvait déjà entraîné bien loin de son point de départ par le discours de M. de Rémusat, qui reçoit, comme on sait, ses confidences les plus intimes ; mais l’amendement proposé par M. Bérenger l’obligea de s’avancer encore davantage sur le nouveau terrain où il s’était engagé, et à sortir de plus en plus de l’esprit de légalité qu’il a négligé de recueillir dans l’héritage du 13 mars.

Par son amendement, M. Bérenger voulait d’abord qu’on reconnût en principe le droit de s’associer ; les autres dispositions de l’amendement réglaient seulement cette faculté. Pressé, poussé de la sorte, par un homme doux et modéré, par un député qui vote ordinairement avec le pouvoir, le ministère se décida alors à brûler ses vaisseaux. M. de Broglie voulut bien reconnaître le droit, mais en affichant toutes sortes de mépris pour ces droits qui ne sont que des embarras pour les pouvoirs. M. Barthe, le moins innocent des ministres en matière d’association, alla plus loin ; il déclara que le droit n’existait pas, puisqu’il n’est pas mentionné dans la charte, et le ministre du commerce employa tout son esprit à prouver que la restauration étant tombée parce qu’elle avait souffert des associations politiques, il était du droit et du devoir du gouvernement d’empêcher toute association. Un autre amendement, rejeté comme celui de M. Bérenger, força le ministère à déclarer qu’il voulait non-seulement avoir sous sa main les associations politiques, mais les associations littéraires, religieuses, industrielles. Un troisième ou quatrième amendement limitait la durée de la loi ; pour le repousser, il fallut bien déclarer en outre qu’on avait dessein de supprimer à jamais le droit de s’associer ; enfin, M. Persil termina cette longue comédie en faisant savoir à la chambre que les sociétés pour la fondation des journaux seraient également atteintes par la loi nouvelle. Il paraît que la liberté de la presse n’est aussi qu’une théorie, et non un principe dans le gouvernement représentatif tel qu’on nous le fait aujourd’hui. Cent cinquante-quatre boules noires ont protesté contre cette loi qui imposera au ministère des nécessités auxquelles il se soustraira difficilement.

M. Barthe et M. d’Argout, qui étaient sortis un peu froissés de cette discussion, ont eu à lutter, pendant quelques jours, contre une petite intrigue ministérielle qui tendait à les séparer du cabinet. M. Barthe surtout était complètement sacrifié par ses collègues, qui se plaignaient de l’embarras que leur causait à la chambre sa qualité d’ancien carbonaro, dont cherche vainement à se débarrasser M. le garde-des-sceaux. L’affaire s’est arrangée cependant, grâce à de hautes influences, et maintenant le ministère est plus uni que jamais.

On parle cependant de la retraite de M. le duc de Broglie ; mais c’est M. de Broglie lui-même qui la sollicite, dit-on. Le découragement qui perce dans tous les discours du ministre des affaires étrangères, nous autorise à regarder ces bruits comme fondés. Il serait question de le remplacer par M. de Sainte-Aulaire ; celui-ci serait remplacé à Vienne par M. de Rayneval, qui a déjà occupé ce poste diplomatique sous M. de Polignac. La nomination de M. de Sainte-Aulaire aux affaires étrangères indiquerait presque le successeur qui serait donné à M. de Talleyrand, dont l’esprit et le corps sont, dit-on, très affaiblis en ce moment.

Lord Durham réussit peu à Paris. On le trouve trop froid, trop fier, trop dandy ; on va même jusqu’à lui reprocher la belle figure qu’il apporte avec tant de confidence dans les salons, et on entend dire aux uns qu’il a trop les formes d’un grand seigneur pour un wigh, tandis que les autres remarquent que pour un lord de son rang, il s’humanise trop facilement avec l’aristocratie de juillet. La mission de lord Durham est d’ailleurs très délicate. Il vient se plaindre du manque de témoignages de bienveillance que le ministère anglais éprouve depuis quelque temps de la part de la France, qui ne le favorise ni dans sa loi de douanes, ni dans ses négociations diplomatiques. Le ministère anglais voudrait bien porter au parlement une solution favorable touchant les affaires de Portugal et d’Orient, et il voit avec peine le gouvernement français mollir dans cette dernière question, et offrir toutes sortes de concessions à la Russie dans l’espoir d’amener l’empereur Nicolas à une alliance. Or l’existence du ministère de lord Grey pourrait être compromise par ces deux questions, et sa chute rendrait la situation de la France bien difficile, en admettant, comme nous l’espérons encore, que le gouvernement de juillet n’est pas décidé à s’unir d’intention et de fait aux souverains de la Sainte-Alliance.

Les invitations ne lui manquent pas toutefois, et le Correspondant de Hambourg, qui n’admet pas dans ses colonnes un seul article qui ne lui soit envoyé officiellement par les représentans de la confédération, engageait dernièrement le gouvernement français à livrer les membres des associations à des commissions militaires. C’était là, ajoutait le Correspondant, le moyen le plus sûr de se rapprocher de la Sainte-Alliance, et d’inspirer de la confiance aux souverains. La confiance du pays vaudrait mieux, ce nous semble, et elle coûterait moins cher assurément.

Ces deux semaines tout employées à se gendarmer contre les associations, et à forger des armes contre elles, ont semblé protester, par leur sérénité, contre ce qui passait à la chambre. Les bals et les concerts ont rempli les derniers jours de l’hiver qui a été terminé par la brillante promenade de Longchamps. On a remarqué, non pas comme une singularité, mais comme un fait tout naturel à notre époque, que le milieu de la chaussée, gardé autrefois pour les princes et les ambassadeurs, était uniquement occupé par de riches banquiers et des notabilités de l’aristocratie nouvelle. On a surtout admiré la voiture à glaces et les quatre chevaux de M. Aguado, les livrées blanches et brunes des deux voitures de M. Schikler, celles de M. Stacpoole, le phaéton de M. Machado, suivi de deux piqueurs montés sur des chevaux exquis, la calèche de M. Demidoff, et le magnifique coupé, ainsi que les livrées d’un de nos plus brillans littérateurs qui a fait sortir, un beau matin, toutes ces magnificences de sa plume. C’est une curieuse époque que celle des journaux à deux sous et des carrosses des gens de lettres !

M. Ph. Damiron a publié ces jours derniers la seconde partie de son Cours de philosophie. Ce nouveau volume, qui fait suite à la Psycologie, comprend la Morale. Par son Histoire de la philosophie française au xixe siècle, l’auteur avait pris une belle place parmi les écrivains de son temps. Sa Morale contient des vues ingénieuses sur les devoirs sociaux et politiques exprimés dans un style élégant, sobre, et qui rappelle à certains égards les allures de notre langue au xviie siècle. Nous reparlerons de ce livre, et nous tâcherons d’appeler l’attention sur toutes les questions qu’il résout et sur toutes celles qu’il soulève.

— L’espace nous manque aujourd’hui pour parler avec développement des deux nouveaux volumes publiés par M. Victor Hugo, sous le titre de Littérature et philosophie mêlées qui résument, comme il le dit, ses opinions littéraires et politiques depuis 1819 jusqu’à 1834. C’est un livre dont il ne faut pas parler trop à la hâte, car il exprime nettement trois volontés assez sérieuses pour qu’on les discute avec réflexion. La préface ne prétend à rien moins qu’à fonder une théorie générale de l’art ; le Journal d’un Jacobite veut offrir aux critiques de ce temps-ci un modèle d’analyse poétique et littéraire ; et enfin le Journal d’un révolutionnaire de 1830 contient, dans l’espace de huit mois, une série de pensées sur l’ordre social et l’ordre politique qui sans doute seront un jour développés par l’auteur à la tribune. Nous examinerons séparément chacun de ces ordres d’idées.




LIVRES ALLEMANDS.


Gül u Bulbul (La Rose et le rossignol).
Poème traduit du turc, de Fasli, par M. J. de Hammer.


C’est une œuvre de science et de générosité. En 1832, l’académie de Berlin décerna à M. de Hammer un prix de cent ducats pour son mémoire sur le Mode d’administration provinciale des Arabes au temps des califes[1], et M. de Hammer a employé les cent ducats et quelque chose de plus à publier un de ces livres dont les libraires se chargent difficilement. L’illustre orientaliste a lui-même, dans l’intérêt de la science qu’il cultive avec tant de succès, fait fondre les types nécessaires, et surveillé l’impression de ce texte turc qui ne demandait pas moins qu’un œil aussi bien exercé que le sien pour faire dignement son entrée parmi nous. Quant aux motifs qui ont déterminé M. de Hammer à publier le poème de Fasli, de préférence à tout autre, il va nous les donner dans sa préface :

« Les presses anglaises, françaises, allemandes et hollandaises reproduisent annuellement, dit-il, les ouvrages arabes et persans, mais les livres turcs ne s’impriment qu’à Constantinople. Malgré nos relations fréquentes avec le Levant, malgré le voisinage immédiat de l’Autriche, de la Russie, avec l’empire ottoman, nous n’avons encore vu paraître chez nous que des grammaires et des dictionnaires turcs, rien d’autre, si ce n’est la chronique de Fessaji, imprimée à Vienne, il y a cinquante ans. Il est vrai cependant que nous n’avons pas manqué de livres turcs, grâce à l’activité des presses de Constantinople, qui, pendant les dernières années, nous ont fourni assez d’ouvrages sur la grammaire, la géographie, la jurisprudence, le dogme, la médecine, l’état militaire, les mathématiques et l’histoire.

« Mais parmi cette grande quantité de productions de tout genre, on ne compte point d’ouvrage de poésie, car les glossaires rimés arabes et persans ne sont que des formules pour aider à la mémoire des maîtres et des enfans, et à part le Printemps de Mesihi et le Divan de Baki, nous ne savons presque rien de la poésie turque, tandis que nos orientalistes ont étudié avec soin non-seulement Saadi et Hasif, mais encore les anciens livres persans, et traduit, interprété, commenté les sept poèmes de Kaaba et les autres poèmes arabes.

« Parmi les cinquante épopées romantiques que présente la littérature ottomane, les plus célèbres sont : Chosnew et Schirin, que Scheichi a imités du grand poète persan Nisani ; Jusuf et Suleicha, imités aussi du persan par Hamdi ; Lamii, Wamik et Asra ; Weise et Ramin, Selman et Absal, traduits des anciens poètes persans ; enfin Medschun, l’Amour du papillon et d’autres poèmes encore, en partie traduits, en partie imités des anciens poètes persans.

« Mais entre toutes ces œuvres de poésie, aucune ne réunit, comme la Rose et le Rossignol de Fasli, le mérite de l’originalité, de l’élégance et de la concision. Qui n’a pas entendu parler de ce beau mythe des Perses sur l’amour du rossignol et de la rose ? Qui de nous n’en a pas retrouvé l’idée dans maint ouvrage oriental ? Mais qui a jamais lu l’histoire complète de cet amour avec tous ses développemens et tous les personnages qui le traversent ? On a publié, il y a quelques années, à Saint-Pétersbourg, une faible notice en langue arménienne, qui fut traduite à Paris par M. Le Vaillant de Florival, professeur d’arménien à l’école des langues orientales ; mais, ni l’éditeur de Saint-Pétersbourg, ni le traducteur français, n’ont connu la source première de cet ouvrage. »

M. de Hammer termine cette longue et curieuse préface, dont je n’ai cité que quelques fragmens, par une biographie du poète Fasli, qui commença sa carrière poétique en 1530, devint secrétaire du divan, et termina en 1560, deux ans avant sa mort, son épopée de la Rose et du Rossignol.

Le poème s’ouvre par les louanges de Dieu et de Mahomet. C’est de l’ode et de l’élégie. Le poète accuse ses fautes et en demande pardon au ciel ; il dépeint les illusions qui l’ont trompé, le monde qui l’a séduit pour le laisser ensuite dans les tristesses de cœur. Il implore le secours du prophète ; puis arrive l’épopée qu’il entreprend, et la description de la rose qui en est l’héroïne. La rose est la beauté par excellence, la douceur et la grâce ; le printemps lui sert de maître ; les autres fleurs l’entourent avec respect, et sont fières d’être ses compagnes ; le matin lui présente un miroir de rosée dans lequel elle se contemple avec orgueil. Le rossignol entend parler de cette merveilleuse beauté et en devient amoureux. Alors nuit et jour il se plaint, nuit et jour il l’appelle ; il erre de tous côtés et ne la trouve pas ; il revient triste dans les bois et y fait entendre de douloureux gémissemens. Enfin un fleuve lui indique le chemin de la ville où demeure cette belle rose. Le rossignol accourt, et quand il a vu celle qu’il ne faisait encore que rêver, son amour redouble, et ses plaintes deviennent plus amères. Sans cesse il voltige autour d’elle, sans cesse il implore sa pitié. Il s’adresse aux bois, au vent, à la lune ; puis, quand il voit que ni le soleil ni la lune n’adoucissent ses peines, il se tourne vers Dieu et le supplie par la beauté de sa bien-aimée, par la clarté des étoiles et la magnificence du jour, par Adam et Noë, par Jésus et Marie, il le supplie d’avoir compassion de lui, et de lui rendre le repos.

Cependant la rose a entendu les chants d’amour du rossignol, et quoiqu’elle en soit flattée intérieurement, elle le traite avec tout l’orgueil aristocratique d’une noble princesse, et toute la fierté dédaigneuse d’une belle femme. Pour comble de malheur, le narcisse est devenu l’ennemi du pauvre rossignol ; il le calomnie auprès de l’épine ; l’épine en fait son rapport à la rose ; et celle-ci, dans un premier mouvement de colère, demande au Shah du printemps l’incarcération de cet insolent amoureux, et deux jours après le rossignol est mis en cage pour pleurer, maigrir et se désespérer tout à son aise.

Bientôt de graves événemens viennent distraire de cette histoire les habitans de la ville ; la guerre éclate, et pendant les longues anxiétés qu’elle traîne à sa suite, la rose fait de sérieuses réflexions ; elle songe à l’amour si profond et à la constance si mal récompensée de son rossignol. Elle s’informe de lui, et apprend qu’il est dangereusement malade. Elle lui envoie un de ses amis, le zéphir, pour le consoler, et tout ce que le zéphir raconte des longues souffrances et de la dure captivité du rossignol la touche jusqu’aux larmes. Elle veut aller le voir elle-même ; elle arrive, et son amant pense mourir de joie en l’apercevant. Enfin elle l’aime ; elle demande qu’il soit remis en liberté, et l’épouse. Les noces se font d’une manière splendide. Le cyprès est chargé de couvrir le sol d’un tapis vert ; la tulipe doit fournir le vin ; le narcisse présente la coupe aux convives, tandis que le lis avec son épée monte la garde à la porte de la salle. Alors viennent les jeux et les danses, avec les chants de joie et les castagnettes. La rose cherche le souffle du rossignol ; le rossignol repose sa tête sur le sein de sa bien-aimée. Puis après cette nuit d’amour et de félicité, la rose pâlit, chancelle, se défeuille et meurt.

Telle est cette épopée variée, pittoresque, intéressante, chargée de couleurs, riche d’images, cette épopée qui a bien de quoi exercer l’esprit des interprètes et des commentateurs, et que l’on peut lire aussi comme un roman d’amour transporté hors du terrain habituel, et conduit par d’autres personnages.

M. de Hammer nous dit que sa traduction est littérale et fidèle, et, comme il n’est pas en mon pouvoir de la vérifier, je le crois volontiers sur parole. Le savant philologue a d’ailleurs fait dans sa vie assez d’autres choses plus difficiles et plus surprenantes, pour qu’on ne lui conteste pas celle-ci.


Briefwechsel zwischen Goethe und Zelter (Correspondance entre Goethe et Zelter de 1796 à 1832


On avait annoncé depuis long-temps cette correspondance. On savait que Goëthe lui-même y attachait une grande importance ; car, plusieurs années avant sa mort, il avait pris soin de la recueillir, de la faire copier et de la mettre en ordre. C’était pour tous les hommes lettrés de l’Allemagne un curieux sujet de conjectures que ces lettres échangées entre le poète de Weimar et le directeur de l’académie de chant de Berlin ; ces lettres de l’homme qui trônait comme un roi, et du pauvre manœuvre qui, par un instinct naturel, et à force de travail et de patience, s’était élevé au rang d’artiste, sans cesser d’être maçon. Puis le libraire a payé très cher le manuscrit, puis les trois premiers volumes ont paru, et l’espoir du public a été, on peut le dire, presque totalement trompé.

Ce que l’on pouvait attendre de cette longue correspondance entre deux hommes également dévoués à l’art, à la poésie, c’étaient ou de belles et savantes théories, comme Goëthe nous en a donné ailleurs, ou des critiques profondes, ou un échange de plans d’ouvrages, d’aperçus nouveaux, tantôt sur le théâtre, sur la musique, sur le roman ou l’opéra. Ou bien, ce que l’on eût peut-être encore préféré, c’était de voir Goëthe sortir enfin de cette attitude posée et solennelle qu’il garde même dans sa correspondance avec Schiller ; c’était de le voir librement s’épancher, de pénétrer dans les replis de son ame, dans les habitudes de sa vie. C’était de pouvoir ainsi étudier l’homme, après avoir étudié le poète, et de trouver au fond de son cœur les premières souffrances de Werther, l’idée créatrice de Faust.

Mais non, c’est toujours le grave et majestueux Goëthe, toujours le ministre de Weimar, toujours l’auteur d’Iphigénie, l’homme solennel qui tient cachée son émotion, et domine son laissez-aller. Zelter est pour lui un correspondant actif et zélé qui lui rend compte des nouvelles pièces que l’on joue à Berlin, des nouveaux acteurs qui paraissent, des réunions de l’Académie de chant et des chroniques littéraires, et Goëthe reçoit ces lettres avec la dignité et le sourire de bienveillance d’un grand seigneur à qui un employé subalterne adresse un rapport.

Zelter, avec son caractère enthousiaste, s’extasie sur tout ce que Goëthe fait paraître, et Goëthe le loue de la rectitude de son jugement.

Après cela, il se trouve dans ces lettres des détails si fastidieux, de longues pages si niaises, que par respect pour les deux célèbres correspondans, si ce n’est pour le public, l’éditeur aurait dû les élaguer. C’est ainsi que Zelter envoie à Goëthe un panier de betteraves, et il faut que dans cinq ou six lettres successives, nous apprenions comment ces betteraves étaient emballées, quel soin en a pris la femme de Zelter à qui on les a confiées, et enfin quel jour elles sont arrivées à leur destination. Une autre fois, même histoire pour un paquet de tabac. Plus loin c’est Goëthe qui envoie une bague à son ami, et le lecteur doit apprendre patiemment d’où vient la pierre de cette bague, quel est l’orfèvre qui la grave, pourquoi il y travaille avec tant de lenteur, et par quel courrier elle partira.

Pendant ce temps, la science et la littérature allemandes prennent un nouveau développement. Schlegel, Tieck, Novalis, Werner, Görres, J. Paul, Schelling, s’élèvent aux sommités de la poésie et de la philosophie, et à peine si l’on nous en dit un mot. Pendant ce temps la guerre éclate en Allemagne ; la Saxe est envahie, la Prusse est envahie ; l’aigle de Napoléon étend ses ailes sur Berlin, et nous ne savons rien de tout cela, sinon que Zelter, à l’arrivée des Français, a été nommé membre du comité d’administration de la ville.

Il y a cependant dans cette Correspondance de Goëthe des morceaux admirables ; parfois ce n’est qu’une phrase, un mot, mais ce mot a toute la profondeur du génie. Quand le grand poète veut bien céder à son entraînement et aborder une question d’art, ses paroles brèves, claires, énergiques, sont lancées comme un rayon lumineux dans les derniers détours de cette question.

Il y a aussi, dans tout ce que Zelter écrit, nombre de pages spirituelles, animées, pittoresques. Je citerai, entr’autres, le récit de son voyage à Vienne, chez les Herrnhuter, et en Hollande. Ce qu’il dit des acteurs célèbres de son temps, Iffland, Wolff, Devrient, Mme Stich (aujourd’hui Mme Crelinger), M. Grunbaum, est très curieux à lire, mais aussi très long.

Après tout, je crois que cette Correspondance de Zelter et de Goëthe, resserrée en deux volumes par un homme de tact et d’esprit, offrirait une lecture instructive et intéressante, mais délayée en six in-8o, comme l’éditeur nous l’annonce, je doute fort qu’elle obtienne un grand succès.


  1. Cet ouvrage qui a droit à l’intérêt des savans, comme tout ce qui porte le nom de M. de Hammer, est sous presse et paraîtra dans peu de temps.