Chronique de la quinzaine - 31 mars 1840

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Chronique no 191
31 mars 1840
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 mars 1840.


La victoire du ministère dans la discussion des fonds secrets a dépassé les espérances de ses amis. Aussi le cabinet ne saurait se faire illusion. Ce n’est pas là cette majorité définitivement acquise, permanente et compacte, dont toute administration a besoin pour vivre honorablement pour elle et utilement pour le pays. Il est dans l’armée victorieuse des volontaires capricieux, des soldats d’emprunt, et des bannières féodales qui peuvent au premier jour méconnaître la voix du chef autour duquel elles se sont momentanément ralliées.

On ne voulait pas faire naître une crise dont l’issue était pleine d’obscurité et de périls ; on ne voulait pas assumer sur soi la responsabilité de l’avenir, refuser au cabinet un moyen de gouvernement qui ne lui a jamais été contesté que par les oppositions systématiques ; on ne voulait pas abaisser de plus en plus, et par un précédent si fâcheux, le pouvoir qu’il est si urgent de relever ; on ne voulait pas retarder, entraver par une crise ministérielle, et quelle crise ! le départ du prince royal pour l’Afrique ; enfin on n’a pas osé affronter le ridicule et le reproche d’avoir, comme des enfans mutins, brisé un ministère qu’on ne pouvait remplacer.

Pourquoi le dissimuler ? une crainte salutaire et de prudens calculs ont grossi la majorité que l’affection, la confiance et les sympathies politiques préparaient au ministère. Tous les membres de la majorité ne voulaient pas consolider le cabinet, mais nul ne voulait le renverser. Le cri commun n’était point : qu’il vive et qu’il prospère ; mais seulement : qu’il ne meure pas !

Il n’y aurait pour le cabinet ni sûreté ni dignité à supposer le contraire, et à exagérer sa victoire. Les hyperboles des partis rabaissent un gouvernement. Une juste et froide appréciation des hommes et des choses l’honore et le fortifie. On rit d’un cabinet qui compte sur des adhésions qu’il n’a pas obtenues, sur des affections qu’il n’a pas gagnées ; on considère et on respecte celui qui, sans aucune fatuité politique, ne repousse personne, mais ne compte au nombre de ses amis que ceux qui lui donnent des preuves non équivoques de sympathie. On est toujours tenté d’abandonner le premier et de lui faire sentir la vanité de ses prétentions ; on est toujours enclin à se rapprocher de plus en plus du second et à lui rendre enfin toute la justice qu’il mérite. Il n’est d’amitiés solides que celles qu’on n’a pas légèrement supposées, légèrement acceptées.

Mais si, dans les deux cent quarante-six suffrages, il en est que le ministère ne peut pas encore tenir pour siens, toujours est-il que ces suffrages sont tombés dans l’urne ministérielle, qu’ils y sont tombés sous l’empire de circonstances contre lesquelles on a tenté inutilement de se débattre.

C’est là la gloire du cabinet. Ces circonstances, les hommes habiles savent seuls en profiter. Le ministère n’a pas manqué à sa fortune, ses adversaires les plus passionnés sont forcés de le reconnaître ; par son attitude, par son habileté, il a satisfait ses amis, il a surtout déconcerté ses ennemis. MM. Thiers, de Rémusat, Jaubert, ont laissé dans cette mémorable discussion de longs souvenirs au pays. M. Thiers a montré que son séjour au sein de l’opposition n’avait rien ôté de sa haute valeur et de son talent gouvernemental à l’homme d’état. M. de Rémusat et Jaubert, oui M. Jaubert lui-même, cet orateur jadis si épigrammatique, si capricieux, si malin, si redoutable à ses adversaires et même quelque peu à ses amis, ont prouvé que la France avait en eux deux ministres de plus, deux ministres sérieux et pleins d’avenir.

Que pourrions-nous ajouter à tout ce qu’on a dit de l’éloquence du président du conseil, de la noble et chaleureuse parole de M. de Rémusat, du discours à la fois si naturel et si habile de M. Jaubert ? Ce n’est pas le talent oratoire des ministres que nous voulons faire remarquer ; on savait qu’au pis-aller M. Thiers suffirait seul au combat, et cependant, en prudent capitaine il s’est fortifié de puissans auxiliaires, et il avait encore des forces considérables en réserve.

C’est au point de vue gouvernemental qu’il importe de considérer ces discours. Ils ont été un évènement, un acte politique.

Cette parole à la fois si vive et si contenue, ces formules si nettes, ces réponses si positives, cette insistance si digne sur le terrain qu’on avait choisi et qu’on montrait avec autorité à tous les partis, n’étaient pas seulement des moyens de rhétorique ; c’étaient des actes réfléchis d’un gouvernement qui veut se fonder, la proclamation solennelle d’un système. C’était dire : Ici, sur ce terrain, nous trouveront et seront également accueillis tous ceux, d’où qu’ils viennent, qui portent en eux un principe sincère d’assimilation avec nous ; pour les autres, nous n’irons les chercher ni à droite ni à gauche ; libre à eux de vouloir plus, de vouloir moins que l’établissement de juillet ne comporte avec sa devise immuable : ordre et liberté ; libre aux uns de rêver des expériences politiques que la France et son gouvernement repoussent, libre aux autres de se repaître de craintes exagérées, d’alarmes imaginaires, de se persuader qu’un malade n’entre jamais en convalescence, et qu’il faut tous les jours une ordonnance nouvelle et un régime sévère pour lui sauver la vie : le ministère n’accepte et ne caresse aucune opinion extrême. Il veut ce qui est ; il le veut aujourd’hui et pour long-temps ; il ne s’occupe pas d’un avenir lointain, car ce sont les affaires du pays qu’il est chargé de faire, et non des traités de philosophie politique ; il est chargé de gouverner la France et non de porter à la tribune un chapitre de Télémaque. Ainsi point d’équivoques dans l’ordre matériel, activité, développement, large progrès ; dans l’ordre politique, ce qui est appliqué avec la modération, la mesure qui appartiennent au gouvernement d’un pays calme et rassasié de commotions, ce qui est, avec une seule modification nettement définie des lois de septembre, et cette modification elle-même, présentée comme une amélioration convenable, et nullement comme la suppression d’un fait anti-constitutionnel ; enfin dans nos rapports internationaux, la paix et la dignité, la force et la modération, les intérêts du pays, mais surtout l’honneur français.

Si à ces conditions le ministère obtient une majorité, une majorité homogène, permanente, il vivra, il vivra avec dignité, avec utilité pour le pays. Il fera sortir le gouvernement et la chambre de cet état d’impuissance et de marasme qui dévore le présent et rend l’avenir si plein d’incertitudes et de périls.

S’il ne l’obtient pas, nous l’avions déjà dit, et le ministère l’a franchement et noblement répété, le cabinet se retirera avec honneur ; il abandonnera les choses et sauvera les personnes, qui, sans abaissement, sans diminution, fortes au contraire de leur noble tentative, de leur courageuse résolution, iraient grossir cette réserve d’hommes d’état qui pourront, aux jours difficiles, rendre de si grands services à la France.

Au surplus, tout annonce que cette majorité se forme, qu’elle s’élabore depuis long-temps par la force même des choses, et je dirais presque à l’insu ou contre le gré de ceux-là même qui en feront partie. Qu’on se rappelle les faits, et notre pensée deviendra évidente pour tous.

Et d’abord c’était un singulier spectacle, mais plein d’enseignemens et d’avertissemens, que celui de la chambre des députés pendant cette discussion. Qu’étaient les 221, l’ancienne majorité, le parti conservateur, les hommes de la résistance ? Hélas ! il faut l’avouer, une armée sans chefs, sans direction, sans discipline. Ils ont emprunté au parti social la parole noble, belle, et qui s’épure et se perfectionne tous les jours, de M. de Lamartine ; mais c’est un emprunt, un rapprochement artificiel. Entre M. de Lamartine et les 221, il n’y a ni précédens communs, ni identité de nature. M. de Lamartine a été obligé de légitimer ses pouvoirs à la tribune. Cela dit tout ; il n’était donc pas leur chef, il n’était que leur avocat.

MM. Teste et Duchâtel sont issus de la coalition. Et d’ailleurs, que peuvent, dans ces luttes, les ministres qui viennent de tomber ? Lorsqu’ils ne sont pas attaqués personnellement, rien ne leur sied mieux que le silence : c’est à la fois plus habile et plus digne. Le cabinet du 12 mai comptait dans ses rangs un homme qui, seul, aurait pu, sans trop d’inconvéniens, se mêler à pareil débat ; toutes les délicatesses du langage lui sont familières, et il est si habile à exprimer les plus fines nuances de la pensée, qu’il sait, dans les conjonctures les plus difficiles, respecter toutes les convenances, sans rien ôter à ses raisonnemens de leur netteté et de leur vigueur. Membre de la chambre des députés, M. Villemain serait-il descendu dans l’arène ? Nous ne le pensons pas.

Un amendement a été présenté. Non-seulement M. de Lamartine, mais ni M. Lefebvre, ni M. Quénault, ni M. Jacqueminot, ni M. Galos, ni M. de Wustemberg, ni aucun des hommes qui se croient quelque avenir n’ont voulu y attacher leur nom. Il a fallu que M. d’Angeville fît acte de courage, et prît l’amendement à son compte. C’était un beau dévouement ; nous y applaudissons sincèrement, parce que, en toutes choses, le courage nous plaît, et que le courage civil, le courage de son opinion, n’est pas chose commune aujourd’hui. Mais toujours est-il que l’amendement, comme acte de parti, n’était pas chose sérieuse. Toutes les réunions, toutes les conférences n’avaient abouti qu’à lancer dans la chambre un ballon d’essai.

Bref, les anciens conservateurs, s’ils n’ont pas perdu tout souvenir, ont dû se dire, avec un retour quelque peu amer sur eux-mêmes : Où sont les jours de notre gloire ? Où sont nos chefs, ces hommes si habiles, si puissans, qui nous ont valu tant de victoires, donné tant de relief ? On ne leur demandait pas, à eux, pourquoi ils parlaient en notre nom ; car eux, c’étaient nous : ils étaient la majorité personnifiée, le gouvernement incarné.

Tout cela n’est plus. Nous savons tout ce que les petites passions, tout ce que les misères humaines ont à se reprocher à ce sujet. Ce n’est pas de la morale, c’est de la politique que nous faisons ici. Les hommes auraient été meilleurs qu’ils ne sont, d’une nature plus élevée, que les mêmes crises auraient éclaté ; seulement le danger aurait été moins grand, le trouble moins profond, le remède plus facile et plus prompt.

L’ancienne majorité ne pouvait pas rester ce qu’elle était, pas plus que la gauche ne peut aujourd’hui être la gauche de 1834. Dans la gauche aussi, on se dit et à l’oreille et tout haut que les divisions de ce parti sont l’effet de l’intrigue, de l’ambition, de la jalousie ; que l’un penche vers la république, parce qu’il est envieux de celui qui penche vers le centre gauche ; qu’un autre devient modéré, parce que l’avénement des immodérés est indéfiniment ajourné. Certes, nous n’entendons pas canoniser messieurs de la gauche. La révolte des médiocrités, cette maladie de notre siècle, aurait-elle épargné les bancs de la chambre ?

Mais les hommes sont au fond moins coupables qu’on ne le pense, moins surtout qu’ils ne se le disent dans leurs récriminations et leurs plaintes.

On ne tient pas assez compte, à l’issue d’une révolution, de la transformation inévitable des partis, des modifications que subissent les opinions par une loi de notre esprit.

Dans le fort de toute révolution, les esprits, chacun selon ses tendances et ses prédispositions, se préoccupent nécessairement et très vivement d’une seule des deux idées qui sont en jeu et en danger, l’ordre et la liberté. On a beau se dire impartial entre ces deux idées, au jour de la bataille on n’est pas impartial, on ne peut l’être. Je parle ici de la généralité. Ils sont trop rares, les hommes dont la tête est assez forte, le courage assez grand et assez calme pour embrasser dans le danger les deux ordres d’idées et trouver tous les points de jonction, c’est-à-dire la solution des problèmes politiques les plus compliqués et les plus difficiles. Les hommes d’élite qui suffiraient à cette tâche sont emportés par leur parti ; leur influence est au prix de leurs concessions. Et en fin de compte, tout le monde, dans un parti, se trouve avoir dit, fait ou laissé faire quelque chose de plus qu’il n’aurait dit, fait ou laissé faire dans des temps calmes et réguliers. C’est ainsi que sur le champ de bataille, au fort du carnage, nul n’est aussi compatissant et aussi humain qu’il le serait au sein de sa famille.

Ce n’est pas là l’histoire d’un homme, d’un évènement, d’une époque ; c’est un fait général.

Dans les temps révolutionnaires, tous les partis ont à se reprocher quelques exagérations de langage et peu de mesure dans le choix des moyens. Il serait facile d’accumuler ici des faits irrécusables.

À mesure que la révolution s’éloigne et que les affaires publiques reprennent leur cours régulier, la préoccupation exclusive de notre esprit se dissipe, l’idée unique prend moins de place, et laisse une libre entrée aux idées qui doivent se coordonner avec elle. C’est ainsi qu’à mesure que l’orage s’apaise et que l’horizon s’éclaircit, notre œil peut voir plus loin et plus clair, et embrasser d’un regard une grande variété d’objets.

Il ne faut pas rougir des faits généraux de notre nature et mettre notre orgueil à la place de l’histoire. Dans le fort de la dernière révolution, les deux idées dominantes, l’ordre et la liberté, tendaient constamment à se séparer l’une de l’autre et à triompher isolément. On avait beau écrire sur le drapeau liberté et ordre public, la liberté narguait l’ordre, et l’ordre ne supportait que fort impatiemment les écarts de la liberté. Les hommes suivaient les idées. Les deux idées tendaient à se séparer, les hommes sous l’empire de leurs passions et de leurs craintes se formaient en deux camps hostiles. La guerre envenimait la guerre. Les écarts de la liberté rendaient les amis de l’ordre plus exigeans, plus sévères ; leurs sévérités rendaient les amis de la liberté plus impétueux, plus ardens. C’est ainsi que, voulant au fond la même chose, car, deux poignées d’hommes exceptées, quelqu’un voulait-il la liberté et le désordre, ou bien l’ordre et la servitude ? c’est ainsi, dis-je, que, voulant au fond la même chose, on se battait, on se déchirait, on se calomniait, uniquement parce qu’il n’est guère donné à l’homme, dans les crises politiques, d’embrasser deux grandes idées à la fois, de les pondérer et de les coordonner dans une juste proportion.

L’orage s’est enfin apaisé ; les esprits, moins agités, moins préoccupés, ont dû se demander s’il n’y avait pas quelque chose de trop étroit dans leurs idées, d’excessif dans leurs prétentions. Les hommes de la droite comme ceux de la gauche ont dû se faire la même question, et, disons-le, ceux-ci encore plus que ceux-là, car les hommes de la droite gouvernaient ; ils réalisaient dans une certaine mesure leurs idées ; ils avaient maintenu la révolution pure de tout excès : les hommes de la gauche, au contraire, relégués dans les utopies de la politique, au lieu de gouverner, ne songeaient qu’à suspendre l’action du pouvoir, et n’obtenaient d’autre résultat de leurs efforts que les vains honneurs d’une opposition tracassière et stérile.

De ce retour des esprits à leur état régulier, qu’aurait-il dû résulter ? Un rapprochement, une conciliation, une transaction, si l’on veut, bien que le mot ne soit pas le mot propre. Il ne s’agit pas de céder quelque chose les uns aux autres ; il s’agit de modifier de part et d’autre des idées par trop absolues, des prétentions par trop exclusives, et de mettre son cœur et sa tête en harmonie avec l’état réel du pays.

Mais dans les partis, ces retours et ces réconciliations sont plus lents et plus difficiles que ne le pensent quelques optimistes ; car aux jours de la lutte, avec les grandes et nobles passions politiques se sont développées les passions subalternes, comme ces plantes basses et vénéneuses qui se cachent sous l’éclat d’une magnifique végétation.

Il y a plus ; cette nouvelle situation, qui est la clôture de la révolution, cette nécessité de ne plus séparer les deux idées dominantes, l’ordre et la liberté, n’apparaît d’abord qu’aux esprits d’élite. Les chefs sont déjà modérés, pacifiques, prêts à s’entendre, que leurs armées sont encore furibondes. Alors de deux choses l’une : ou les chefs n’osent pas se séparer de leurs soldats, et au lieu de commander, ils obéissent, et c’est la queue qui mène la tête et chaque parti, précisément au moment où il devrait s’apaiser, devient plus ardent qu’il ne l’était : ou les chefs se détachent pour suivre les inspirations de leur conscience, et préparer le nouvel ordre de choses, et les retardataires de crier à la trahison, de les renier, de les accabler d’invectives et d’outrages.

Ce n’est là, malheureusement, qu’un résumé historique.

Soyons vrais et gardons jusqu’au bout notre sévère impartialité. La nécessité de ce nouvel ordre de choses, de cette majorité gouvernementale à former avec tous les hommes qui veulent sérieusement l’ordre et la liberté, fut déjà aperçue au 15 avril. L’amnistie en donna le signal. Mais pour des causes que nous ne pouvons développer ici, il fut bientôt évident que cette tentative, précoce peut-être, avait échoué. M. le comte Molé, forcé d’opter entre la droite et la gauche, opta pour la première, et certes, nous sommes loin de lui en faire un reproche

Cependant, qu’on le remarque, car c’est là le fond des choses, cette même pensée, qui paraissait avortée, enfanta bientôt la coalition. Sans doute on peut blâmer ce moyen ; la Revue ne l’a jamais approuvé. La coalition n’est pas moins un fait historique d’une grande portée. Elle a rendu impossible, ou, à mieux dire, révélé l’impossibilité de gouverner au moyen d’une seule fraction de la chambre. Après deux dissolutions, cette impossibilité devenant de plus en plus manifeste, il a été dès-lors évident que la révolution était close, et que le moment était arrivé de réunir tous les hommes gouvernementaux, quelle que fût leur origine, dans une même et nouvelle majorité.

Le 12 mai essaya à son tour de résoudre ce grand problème politique. Il réunissait plusieurs des conditions nécessaires. M. Duchâtel donnant la main à M. Dufaure d’un côté, à M. Cunin-Gridaine de l’autre, la chaîne paraissait établie et le problème résolu. Il pouvait l’être quant aux choses ; il ne l’était pas quant aux personnes. Il laissait en dehors du pouvoir toutes les grandes notabilités parlementaires ; on avait trop oublié que cette résignation pieuse au néant des choses de ce monde n’appartient guère aux hommes politiques, et que, dans tous les cas, ce n’est pas aux plus éminens d’en donner l’exemple. Aussi n’avons-nous pas cessé d’exhorter le cabinet du 12 mai à se renforcer, à se compléter. Il s’est laissé choir ; il a disparu de la scène politique comme un ministère intérimaire. Et cependant il renfermait dans son sein des hommes que tout cabinet serait heureux de pouvoir compter au nombre de ses membres.

Le pouvoir est échu au cabinet du 1er  mars. Qu’y a-t-il de changé dans le fond des choses ? Rien. C’est toujours la même pensée qui attend sa réalisation, la même question qu’il faut résoudre. Ou il se formera une majorité, une majorité nouvelle, composée de tous les hommes sensés, modérés, quel qu’ait été jusqu’ici leur drapeau, ou le gouvernement sera impossible pour M. Thiers comme pour tous ses successeurs. Qu’on dissolve la chambre, le moindre inconvénient sera de retrouver exactement la même situation avec une chambre nouvelle. Les électeurs voudront sans doute le rapprochement des opinions, mais ils le voudront digne, honorable, et en conséquence accompli par les mêmes hommes qui siégent aujourd’hui, par les hommes qu’ils connaissent, qu’ils aiment, qu’ils honorent. Si des réélections pouvaient être compromises, ce ne pourrait être que celles des hommes qui auraient résisté à tout rapprochement, rendu tout gouvernement impossible, et frustré le pays de tout ce qu’il attend d’une administration intelligente et active.

Il ne s’agit donc pas pour le ministère d’aller à droite, et moins encore d’aller à gauche. Si on doute de la sincérité et des opinions du cabinet, qu’on lui reconnaisse au moins quelque intelligence de ses propres intérêts. Le jour où le cabinet se jetterait d’un côté ou de l’autre, le jour où il voudrait recommencer pour son compte le 15 avril, ou commencer sous le nom de M. Thiers le ministère de la gauche, ce jour-là le cabinet aurait cessé d’exister, et sa chute serait honteuse, car sa tentative serait folle et sans excuse.

Dans le cours régulier des choses, la majorité enfante le cabinet : aujourd’hui, c’est le ministère qui doit enfanter la majorité, et il a noblement commencé son œuvre dans la discussion des fonds secrets. Il n’y a dans cette entreprise ni fatuité ni témérité. Le ministère ne prétend pas créer un fait, faire naître des besoins politiques et des opinions qui n’existeraient pas, ôter à la chambre sa vie réelle pour lui donner une vie artificielle. Ce serait un crime si la chose était possible, une sottise si elle ne l’était pas. Ce que le ministère veut, ce qu’il a le droit et l’obligation d’essayer, c’est de dégager un fait réel, le fait que nous avons indiqué, de le dégager des nuages dont les préjugés et les passions l’enveloppent encore ; c’est d’appeler à lui, de toutes les fractions de la chambre, tous les hommes disposés à reconnaître cette nouvelle situation, tous les esprits sérieux, sensés, qui vont au fond des choses et ne se paient pas de vaines déclamations.

Qui pourrait méconnaître le travail de la réflexion et du temps sur le côté gauche de la chambre ? Évidemment, il s’est fait un mouvement général ; les places ne répondent plus à la pensée de ceux qui les occupent. Le centre gauche est au centre, derrière le ministère ; la gauche constitutionnelle est au centre gauche, et l’extrême gauche est sur le point de remplacer la fraction Barrot. On se fatigue à la longue de sa propre inutilité. Le talent, l’esprit, ne suffisent plus à cette tâche ingrate ; ils succombent sous ce tread-mill politique, qui ne produit jamais rien ni pour les travailleurs eux-mêmes, ni pour le pays. Qu’on ne s’empresse pas de nous accuser de niaiserie. Nous ne disons pas que tous les hommes de la gauche deviendront demain des hommes d’ordre et de gouvernement. Nous disons, et c’est notre ferme espérance, que le plus grand nombre sont disposés, les uns à se rallier au gouvernement, les autres à se placer à la chambre dans les conditions et les limites d’une opposition constitutionnelle. Au surplus, l’épreuve est facile : il n’y a aucun danger sérieux à la tenter ; il y aurait, à s’y refuser, un entêtement coupable. Le premier essai est un évènement, on ne l’a pas assez dit, on ne l’a pas assez fait remarquer. La gauche a voté publiquement les fonds secrets, les fonds de la police, les fonds dont on ne rend pas compte et qui sont particulièrement destinés au maintien de l’ordre. La gauche, en les votant, a abdiqué, elle a abdiqué ses préventions, ses préjugés, ses utopies. Elle les a abdiqués à la face de ses électeurs et de la France entière. On ne revient pas d’un tel vote, car on en reviendrait brisé, déconsidéré, politiquement annihilé. Les fonds secrets ; mais c’est le mot sacré de la maçonnerie gouvernementale. Une fois prononcé, on est initié. C’est à M. Thiers qu’est due cette grande initiation ; il est juste de le reconnaître. Seul il pouvait la faire. Aussi que répondait-il jeudi soir, lorsqu’on lui demandait où il avait pris tous ces suffrages, 103 voix de majorité ! « Là, disait-il, où l’on n’avait pas encore été les chercher. » Ce mot si spirituel et si juste donne la clé de toute la situation. On les y aurait cherchés inutilement jusqu’ici ; mais le moment de les y chercher était arrivé, et la plus saine politique commandait de ne pas y mettre de retard.

Une transformation s’est également opérée dans les rangs des 221. La discussion, le vote, et plus que tout leur attitude et leur conduite dans la chambre, ne laissent aucun doute à cet égard. Il y a, nous le savons, dans les 221, d’opiniâtres résistances contre le ministère, une vive répugnance pour les hommes de la gauche et du centre gauche. C’est naturel. Parmi les 221, il est des hommes qui ont les ressentimens implacables et les longues et vaines espérances des rois détrônés. Il n’est pas moins vrai que la majorité de cette fraction de la chambre se compose d’hommes réfléchis, prudens, qui redoutent avant tout l’impuissance du gouvernement et les grosses aventures. Plusieurs d’entre eux ont cédé aux entraînemens de l’amitié, aux habitudes de leur politique, à un mouvement d’amour-propre. Nous avons peine à croire que ce soient là des causes durables de dissentiment. Ce serait s’annihiler en pure perte, sans profit pour personne ; ce serait ôter au gouvernement, sans pouvoir le donner à qui que ce soit, un honorable et solide appui. On redoute la gauche et on se tiendrait à l’écart ? Mais ce n’est point ainsi que raisonnent des hommes sérieux. Y a-t-il réellement quelque danger ? Il faut se porter en masse sur le terrain du gouvernement, l’appuyer, l’entourer, le soutenir et le contenir. Le danger n’existe pas ? Pourquoi alors bouder et faire bande à part ? Quelles raisons y a-t-il ? La faute serait énorme, car si la plupart des 221 abandonnaient le ministère, encore faudrait-il qu’à la longue le ministère s’entourât des hommes qui seuls voteraient pour lui.

Au reste, nous n’avons jamais cru, et nous sommes heureux d’apprendre que nous avions raison de ne pas croire, que la conduite des 221, dans l’affaire des fonds secrets et dans leurs rapports avec le nouveau cabinet, leur fût tracée par l’homme éminent auquel ils ont long-temps prêté un loyal et honorable appui. Évidemment les 221 n’ont fait que de la politique d’amateurs, sans unité, sans vigueur, sans suite. Quand, pour dernière ressource, on envoie à la tribune d’honnêtes députés se mutiner contre l’éloquence, on n’est plus un grand parti parlementaire. C’est encore la queue qui a mené la tête, et ce n’est la faute de personne : c’est la transformation qui s’accomplit. — La majorité des 221 se ralliera sur le terrain du ministère ; le reste se trouvera rejeté à l’extrême droite.

C’est au cabinet à réaliser ces grands résultats. S’il a bien compris sa mission, s’il est fermement résolu à ne dévier ni à droite, ni à gauche, le parti gouvernemental ne tardera pas à être reconstitué sur les bases que nous avons indiquées en commençant. Le ministère ne doit se livrer ni aux hommes de la droite, ni aux hommes de la gauche, sans oublier cependant que les hommes des centres ont l’habitude du pouvoir, qu’ils en comprennent les conditions et en sentent profondément l’importance. Les hommes de la gauche ont un apprentissage à faire et des habitudes à contracter. Lorsque l’enfant prodigue rentra au foyer paternel, il fut accueilli avec joie mais je ne sache pas que le jour même on lui confiât l’administration des affaires et le gouvernement de la maison. M. Thiers l’a dit : il vient de l’opposition ; raison de plus pour que la gauche se contienne et ne paraisse pas avoir pactisé avec lui.

Ce qui importe avant tout, c’est que le ministère ne perde pas une heure de temps. La France attend pour son industrie, pour son commerce, pour ses douanes, pour ses colonies, pour tout ce qui se rattache à son bien-être, à son progrès matériel, à son perfectionnement moral, des lois, des règlemens, des mesures décisives. Elle a soif d’améliorations ; elle est lasse d’ajournemens et de retards ; elle est prête à maudire toute politique qui causerait des retards nouveaux et ajouterait à de si longs délais des délais plus longs encore.

M. le ministre de l’instruction publique a donné à ses collègues l’exemple d’une activité pratique, éclairée, qui laisse entrevoir de plus vastes et importans projets. Le ministère tomberait désormais, que M. Cousin aurait laissé des traces honorables de son passage aux affaires. Nous désirons vivement de pouvoir bientôt en dire autant de tous les ministres.


— La nouvelle tragédie de M. Casimir Delavigne a été justement applaudie à la Renaissance ; l’auteur traite le public avec respect, compose lentement chacune de ses œuvres, et ne la soumet jamais au jugement du parterre sans avoir fait tout ce qu’il peut faire. L’auditoire, sensible à cette marque de déférence, écoute avec une attention religieuse chacun des ouvrages de M. Delavigne ; comme il sait que l’auteur ne se hâte pas de produire, il ne se hâte pas de juger ; nous ne pouvons qu’approuver cet échange d’égards. Il y a d’ailleurs dans la Fille du Cid de quoi justifier le nouveau succès obtenu par M. Casimir Delavigne. L’auditoire a salué avec reconnaissance de nombreux souvenirs d’Horace et du Cid ; M. Delavigne, en continuant l’œuvre de Pierre Corneille, a senti le besoin de justifier sa témérité ; il s’est donc nourri assiduement de la lecture du modèle qu’il voulait imiter, et nous devons dire que cette étude lui a souvent porté bonheur. Il y a dans la tragédie de M. Delavigne plus d’un vers dont la franchise et la virilité ont été accueillies, avec un joyeux étonnement. L’action de la Fille du Cid a le malheur de convenir plutôt à la ballade qu’à la tragédie ; la trame en est si frêle et si délicate, qu’elle ne peut guère être analysée. Toute l’attention de M. Delavigne semble s’être portée sur le développement des caractères ; disciple fidèle du créateur de notre scène tragique, il a cru devoir lui emprunter le type de ses principaux personnages. Ainsi Elvire procède de Chimène, quoiqu’elle ait moins de tendresse ; Fanès procède du vieil Horace ; quant au Cid devenu sexagénaire, il procède à la fois de Rodrigue et de don Ruy de Silva. Cet emprunt n’est pas le seul que M. Delavigne ait fait à M. Hugo ; les souvenirs d’Hernani ne sont pas moins nombreux dans la nouvelle tragédie que ceux du Cid et d’Horace. Le personnage de Rodrigue rappelle le Connachar de la Jolie Fille de Perth. Ce n’est donc pas par l’originalité que brille l’œuvre nouvelle de M. Delavigne ; car aux trois modèles que nous venons de nommer, nous devons ajouter l’abbé Delille, dont le style sert à peu près constamment de soudure aux imitations du Cid et d’Hernani. Mais il y a dans cette mosaïque une adresse, une habileté qu’on ne pourrait nier sans injustice. Nous ne devons pas omettre de dire que la plus belle scène de la Fille du Cid est empruntée au Romancero. Malgré le nombre des sources auxquelles M. Delavigne a puisé les élémens de son œuvre nouvelle, le parterre a battu des mains, comme si cette œuvre appartenait tout entière à l’auteur dont le nom venait d’être proclamé. Quant à nous, en mettant de côté la question d’originalité, nous reprocherons à la Fille du Cid de manquer d’animation et de mouvement ; ce n’est pas une tragédie, mais une ballade dialoguée avec élégance, où la périphrase usurpe trop souvent la place du mot propre, où la période descriptive semble demander grace pour la rudesse tragique. Ballade ou tragédie, la Fille du Cid n’est pas une œuvre de premier ordre ; mais elle mérite les applaudissemens qu’elle a obtenus. Qu’on nous permette seulement d’adresser à M. Delavigne une simple question : puisqu’il n’a pas cru déroger en imitant plusieurs passages d’Hernani, pourquoi donc a-t-il combattu si vivement la candidature académique de M. Hugo ? Si M. Hugo est un hérésiarque aux yeux de M. Delavigne, pourquoi M. Delavigne se permet-il d’imiter M. Hugo ? Ne craint-il pas d’encourir la censure de sa compagnie ?

M. Guyon, chargé du rôle du Cid, a dit le premier acte beaucoup trop lentement ; mais il a eu de beaux momens dans le second acte, et surtout dans la scène où il console Rodrigue et essaie de lui persuader qu’il ne manque pas de courage. Cette scène, empruntée tout entière au Romancero, a trouvé dans M. Guyon un habile interprète. Quant à Mlle Émilie Guyon, chargée du rôle d’Elvire, nous sommes forcés d’avouer qu’elle n’a pas justifié les éloges prématurés qu’on lui avait décernés. Son port n’est pas sans noblesse, mais sa voix rappelle tour à tour les intonations de Mlle Noblet, de Mlle Rabut, de Mlle Brocard et de Mlle Charton ; c’est dire assez qu’elle est absolument dépourvue d’originalité ; les gestes de Mlle Émilie Guyon ont l’air d’appartenir plutôt à la mémoire qu’à l’émotion. Cependant la jeune débutante a dit dans la soirée deux mots avec une vérité qui a vivement ému l’auditoire. Mais on ne peut, sans ridicule, comparer Mlle Guyon à Mlle Rachel, car Mlle Guyon ne possède ni l’ironie superbe, ni la diction savante qui ont fondé et qui soutiennent la légitime renommée de Mlle Rachel.