Chronique de la quinzaine - 31 mars 1875

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Chronique n° 1031
31 mars 1875


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



31 mars 1875.

Quand l’assemblée nationale de France, par un effort aussi méritoire que laborieux, a eu mis au monde une constitution et un ministère, elle a senti le besoin du repos : elle a pris six semaines de vacances, comme pour laisser aux émotions le temps de se calmer, comme pour mettre un intervalle entre ce qu’elle venait d’accomplir et les décisions nouvelles qu’elle peut être appelée à prendre sur les complémens nécessaires de l’organisation publique ou sur sa propre existence.

L’assemblée était visiblement impatiente de quitter Versailles. Elle a essayé sans doute d’employer le mieux possible les derniers jours de la session d’hiver. Elle a tenu à ne point laisser en suspens la loi sur les cadres de l’armée, dont elle avait commencé l’examen. Elle l’a discutée, elle l’a votée, cette loi ; elle a remanié à une troisième lecture ce qu’elle avait fait, dans les premières délibérations, elle a changé encore une fois la composition des cadres de compagnies en supprimant de nouveaux capitaines qu’elle avait créés ; elle a ajouté à nos régimens un bataillon de plus, et en définitive elle laisse à M. le ministre de la guerre une œuvre assez incohérente, qui se ressent d’une certaine hâte, d’une certaine confusion d’idées. L’assemblée, avant de se séparer, a bien eu l’air aussi de vouloir aborder une proposition déjà ancienne, reprise récemment, et qui tend à suspendre les élections partielles des députés ; mais l’affaire devenait grave et pouvait soulever des questions assez délicates. La suspension des élections partielles conduisait notamment à préciser l’époque de la dissolution de l’assemblée tout entière, sous peine de laisser indéfiniment les intérêts du pays à la merci d’un parlement diminué ou modifié par le hasard de la mort. On allait droit au point difficile, et on s’est arrêté, le rapport ne s’est pas trouvé prêt. C’était trop pour une assemblée qui avait déjà la fièvre des vacances, qui semblait surtout préoccupée d’éviter les discussions ou les explications dangereuses. L’expédient de la séparation momentanée a tranché la difficulté par l’ajournement, et en fin de compte, à l’heure où s’interrompent les débats parlementaires, l’expression la plus significative de la situation politique, des dispositions d’opinion, reste dans ces trois faits ou ces trois manifestations qui se sont succédé à quelques jours d’intervalle : la déclaration par laquelle M. le vice-président du conseil a inauguré rentrée au pouvoir du ministère, l’allocution que M. .le duc d’Audiffret-Pasquier a prononcée en prenant possession de la présidence de l’assemblée qu’il a reçue d’une majorité considérable, et le discours que M. Laboulaye a adressé à une réunion du centre gauche.

La déclaration de M. Buffet a eu la fortune de tous les actes de gouvernement calculés de façon à répondre à une situation compliquée. Elle est restée et elle reste encore livrée à toutes les contradictions, à toutes les interprétations, précisément par ce qu’elle a de circonspect et de mesuré. Elle est du moins décidée sur le point principal, l’affirmation de l’ordre nouveau créé par les lois constitutionnelles. Elle dit tout ce que peut dire un ministère qui, en étant le seul possible, est réduit à vivre de combinaisons et de transactions. M. le duc d’Audîffret-Pasquier, quant à lui, n’était point lié par des considérations pratiques de gouvernement. Élevé à la présidence de l’assemblée par le concours des opinions diverses qui ont contribué aux derniers événemens, placé dans la plus haute sphère de l’impartialité parlementaire, il en a profité pour relever ce régime du « gouvernement du pays par le pays, » auquel « la France a dû dans le passé des jours prospères et glorieux succédant à de cruels désastres, » qui seul a aidé depuis quatre ans « à surmonter les plus dures épreuves qu’une nation puisse subir… » M. le duc d’Audiffret-Pasquier a parlé dans son indépendance, selon sa nature, et les paroles qu’il a prononcées ont eu le mérite de réveiller de vieux cultes, de faire passer un instant un souffle d’air vivifiant dans une assemblée lasse d’ambiguïtés et de confusions. Ce n’est point le programme politique d’un chef de ministère disposant du pouvoir, c’est l’accent résolu d’un vieux parlementaire gardant sa foi, osant répéter certains mots vibrans et proposer au pays la liberté comme « la première et la plus sûre garantie de l’ordre et de la sécurité dont il a besoin. » On aurait dit que l’assemblée se sentait soulagée et relevée en apprenant que tout n’était pas perdu, en entendant ce langage qui lui rappelait à la fois les désastres éprouvés, les réparations laborieusement accomplies, le danger des abdications populaires, la généreuse efficacité des institutions libres.

Le discours que M. Laboulaye à son tour a prononcé dans une réunion est l’histoire du centre gauche, le résumé fidèle et familier de sa conduite, de sa politique au moment présent. Il peut bien y avoir une certaine mélancolie ingénieusement exprimée dans cet aveu que le centre gauche a dû se résigner à tous les sacrifices, « sans être convaincu toutefois que le pays eût aussi peur de lui qu’on a bien voulu le dire. » Il peut bien y avoir aussi un certain esprit de réserve vis-à-vis du ministère qu’on attend à l’œuvre ; mais, c’est le mot de M. Laboulaye, la politique du centre gauche a cet avantage, qu’elle est connue d’avance, « on n’a pas besoin de traiter avec elle. » Le centre gauche a certainement contribué au succès de ce qui existe ; il veut régulariser et affermir ce succès sans le compromettre, et dans tout ce qu’il peut avoir à demander à un ministère où figurent désormais quelques-uns de ses représentans, il n’y a sûrement aucune arrière-pensée, aucune préméditation d’hostilité. Il reste un des élémens essentiels de cette majorité nouvelle dont le premier objet est de maintenir, de fortifier ce « gouvernement du pays par le pays, » que M. le duc d’Audiffret-Pasquier a élevé au-dessus de toutes les confusions ou des dissidences partielles, secondaires des opinions.

Ce qui résulte de tout cela, c’est une situation qui commence en quelque sorte, qui se dégage à peine de sa laborieuse origine, et qui a manifestement encore à se préciser par des actes. Le ministère, nous n’en doutons pas, est le premier à sentir la nécessité de se décider sur certains points, de donner une direction à ceux qui le représentent, de coordonner sa politique. C’est après tout la condition de son autorité et de son crédit le jour où il se retrouvera devant l’assemblée. L’essentiel serait de ne pas ajouter aux difficultés de ce travail par toutes les excitations et les inventions de l’esprit de parti. Le ministère date de quinze jours, il est fondé sur l’alliance de divers groupes d’opinion intéressés à ne pas laisser dépérir l’œuvre commune qui est la garantie du pays, et déjà les impatiences, les récriminations, les défiances, se donnent libre carrière. On se hâte de rechercher tout ce qui peut diviser les hommes, de mettre en suspicion les intentions des uns, de déconsidérer les sacrifices que peuvent faire les autres.

Tantôt c’est M. le vice-président du conseil qui est pris violemment à partie. M. Buffet n’a pas encore licencié la moitié des préfets, il laisse subsister toutes les rigueurs de l’état de siège, il tolère la dissolution des conseils municipaux, il nomme des maires sans tenir compte du vote des populations, il refuse l’autorisation de publier des journaux, il laisse ses agens se moquer de la loi du 25 février et refuser d’inscrire le nom de la république sur les actes officiels ! C’est bien clair, M. Buffet n’est qu’un dangereux représentant de la réaction, qui persiste à favoriser les menées bonapartistes, ou qui veut tout simplement continuer sous une autre formé la politique du 24 mai en s’efforçant d’imposer la solidarité de cette politique à la majorité nouvelle qui l’a élevé au pouvoir. La majorité ne peut se prêter à ces calculs, elle doit demander des comptes à M. Buffet et au besoin le renverser ! — Tantôt ce sont les représentans du centre gauche dans le ministère, M. Dufaure, M. Léon Say, qui se trouvent mis en cause. On leur reproche ce qu’on appelle leur défection, on les accuse de répudier leurs engagemens, leurs opinions de la veille, de sanctionner de leur connivence où de leur tolérance ce qu’ils réprouvaient par leurs votes, de n’avoir pas encore exigé une foule de changemens. On les signale comme des déserteurs, et il y a même en vérité une autre manière d’essayer de les compromettre : c’est de les complimenter sur leur sagesse, de leur faire un mérite précisément de ces défections que d’autres leur reprochent, de les représenter comme des hommes qui font amende honorable de leurs erreurs en se ralliant enfin à la politique du 24 mai ; on dirait qu’il faut absolument qu’il y ait des vaincus, M. Buffet et ses amis ou M. Dufaure et M. Léon Say.

Eh bien ! admettez que ces dénigremens dissolvans, ces passions ou ces ruses de parti en vinssent à diviser les hommes, à démontrer l’impossibilité d’une alliance des opinions modérées qui s’est trouvée pourtant réalisée un jour par ce ministère, par l’élection de M. le duc d’Audiffret-Pasquier ; admettez qu’on obtînt cette victoire, qu’en résulterait-il ? Si M. Buffet et ses amis ou d’autres représentans des mêmes idées restaient seuls maîtres du pouvoir par une rupture nouvelle avec le centre gauche, auraient-ils une majorité aujourd’hui ? Supposez au contraire M. Dufaure, M. Léon Say et leurs amis triomphant par une circonstance quelconque, par un vote accidentel, au détriment de leurs alliés du centre droit, auraient-ils une situation beaucoup plus simple le lendemain ? Encore une fois tout serait mis en doute, ce serait le résultat de ce triste travail pratiqué par les animosités bavardes autour de ce ministère. Des hommes sérieux rapprochés sous l’influence d’un intérêt public supérieur ne voudraient pas certainement céder à ces pressions vulgaires ou se perdre dans des dissentimens de détail, ou écouter des susceptibilités personnelles. Ils ne sont point entrés ensemble au pouvoir pour se diviser sur une phrase plus ou moins vague d’une déclaration, sur le choix de quelques préfets ou sur la nomination d’un maire. Ils se sont réunis pour donner à la France le seul gouvernement possible dans les circonstances où nous sommes, et ils nous doivent ce gouvernement, ils nous doivent de s’entendre jusqu’au bout, d’offrir à la chambre elle-même l’exemple d’un accord persévérant. Ils sont aux affaires pour préparer avec toutes les garanties de régularité et de sécurité l’application définitive des lois constitutionnelles, le remplacement de l’assemblée actuelle par les assemblées qui viendront.

La question n’est plus maintenant à faire son apparition officielle, elle s’est déjà produite dans les bureaux de la chambre à propos de cette discussion qui s’est engagée sur les élections partielles ; elle se reproduira infailliblement aux premiers jours de la session prochaine. Quelles sont les lois que l’assemblée se réservera encore de voter, à part les actes complétant la constitution et le budget ? A quelle époque précise voudra-t-elle se dissoudre ? Ce ne serait point sans doute une résolution trop prudente, surtout pour notre politique étrangère, de fixer trop longtemps d’avance une date. Dans tous les cas, la question est posée désormais, l’heure de la dissolution ne peut être éloignée, elle peut être rapprochée par une circonstance imprévue, et c’est pour le gouvernement une raison de plus de ne pas se laisser détourner de sa mission essentielle, de réunir ses forces pour ménager au pays des conditions favorables de tranquillité confiante. Tout ce qu’on peut demander au ministère, c’est de ne pas perdre trop de temps à s’observer et à s’écouter, ou à écouter ce qui se dit autour de lui, de prendre nettement et ostensiblement devant le pays la direction de la politique, de façon à rester en mesure de dominer les incidens et les surprises.

L’assemblée est donc en vacances, le gouvernement prépare des circulaires pour ses préfets, pour ses procureurs-généraux, et dans l’intervalle c’est la mort qui se charge des diversions douloureuses du moment en multipliant les victimes d’élite. Depuis quelques jours, il y a un véritable défilé funèbre d’hommes publics, d’écrivains. C’est M. le comte de Jarnac, ambassadeur de France à Londres, qui disparaît à l’improviste, laissant un vide dans notre diplomatie. Après avoir servi le pays dans sa jeunesse, M. de Jarnac était resté hors des affaires depuis 1848, fidèle à des opinions qui étaient des affections. Il avait récemment repris du service, et il s’était dévoué avec entrain, avec un zèle aussi intelligent que passionné, à son rôle de représentant de la France à Londres. Ce n’était pas seulement un ambassadeur, c’était l’ambassadeur exceptionnellement désigné pour la mission. Il avait longtemps vécu en Angleterre, où il avait des intérêts considérables. Il était devenu presque Anglais sans cesser d’être un vrai Français, il était aimé de la haute société de Londres. Nul mieux que lui ne pouvait réchauffer les sympathies britanniques et mettre l’intimité, la cordialité dans les relations des deux pays. Il s’y employait avec une activité infatigable et ingénieuse, saisissant, provoquant souvent les occasions où il pouvait parler de la France devant un monde étranger qu’il intéressait et qu’il charmait. M. de Jarnac avait soixante ans à peine, il n’était encore qu’au début de cette seconde carrière où il pouvait rendre de si éminens services, et sa mort imprévue, prématurée, est assurément un malheur pour le pays.

Et après M. de Jarnac, voici un autre homme bien différent qui s’en va, M. Edgar Quinet, et, après M. Quinet, c’est encore un autre de nos contemporains, M. Amédée Achard. La mort réunit au dernier jour ceux qui ont suivi des voies si contraires. M. Edgar Quinet, qui vient de s’éteindre à Versailles, était certainement un esprit noblement tourmenté, une imagination puissante, un talent supérieur. Poète, professeur, historien, penseur, il cherchait, il aspirait à un idéal qui se dérobait sans cesse à lui. Il avait commencé par une préface éloquente des Idées sur l’histoire de l’humanité de Herder, il a donné souvent à la Revue les plus remarquables études sur la Teutomanie, sur la révolution, sur la campagne de 1815, sur les Provinces-Unies, et il finissait récemment par un livre de philosophie politique sur l’Esprit nouveau. Intelligence vigoureuse, souvent égarée, toujours honnête, M. Edgar Quinet avait été tenté, lui aussi, par la politique, et ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’en étant un des juges les plus sévères des procédés de la révolution, il se laissait aller à être un révolutionnaire, un apôtre de démocratie radicale. Il avait été un des plus généreux proscrits de l’empire avant de redevenir député à l’assemblée nationale ; mais soyez donc un homme d’un talent sérieux pour qu’à la dernière heure, sur votre tombe entr’ouverte, M. Victor Hugo vienne dire : « La pensée humaine a de très hautes cimes, et parmi ces cimes Edgar Quinet est un sommet ! » Soyez un homme doux, inoffensif, d’un esprit littéraire élevé, pour que M. Gambetta aiguise votre éloge funèbre en citant Danton et vous mette dans son enthousiasme auprès de M. Ledru-Rollin ! C’est donc à cela que vient aboutir une vie d’étude ! M. Amédée Achard n’a pas fait autant de bruit en sortant de ce monde ; il n’a pas moins eu le cortège fidèle et empressé de toutes les sympathies. Esprit aimable et ingénieux, caractère loyal, cœur franc et généreux, il se peignait dans ses ouvrages, dans tous ces romans, Maurice de Treuil, Madame Rose, l’Eau qui dort, et bien d’autres, où il y a la grâce du récit, une fleur d’imagination toute française. C’était le type de l’écrivain galant homme sans envie, sans affectations, aimé de tous, séduisant de verve. M. Amédée Achard est mort, lui aussi, en quelques jours, victime d’une maladie implacable aggravée par une ancienne blessure qu’il avait reçue pour avoir prodigué son courage. Ils s’en vont l’un après l’autre, tous ces fils des générations du temps, hommes publics, philosophes ou conteurs, comme si la France n’avait pas besoin de garder tous ceux qui peuvent l’honorer, la servir et la faire aimer dans les épreuves d’une situation devenue laborieuse.

Les morts passent, la situation reste avec ses difficultés ; elle se lie à ce mouvement européen où la France malgré tout a sa place, n’ayant rien de mieux à faire aujourd’hui que de garder cette place, de suivre la marche des choses en se recueillant et en refaisant ses forces. La France est et reste dans ces conditions où elle ne doit ni fermer les yeux sur les dangers qui pourraient naître de ses fautes, de ses imprudences, ni s’exagérer le premier incident venu et se créer des inquiétudes artificielles. Que le cabinet de Berlin prohibe l’exportation des chevaux allemands sous un prétexte quelconque, parce qu’il aurait supposé, dit-on, le gouvernement français désireux de remonter au plus tôt notre cavalerie, l’Allemagne est bien libre, sur une simple supposition, de se nuire à elle-même, de se blesser dans ses intérêts économiques ; la France n’y est pour rien, ce n’est le signe d’aucune complication plausible, appréciable. La vérité est que, si ces signes reparaissent périodiquement et surtout aux approches de chaque printemps, ce n’est sûrement pas la faute de la France ; c’est parce que, sous des apparences de paix, l’Europe elle-même ne se sent pas à l’aise, parce qu’il y a des questions qui s’agitent ou qui commencent, et, entre toutes ces questions, la plus grave est sans doute celle qui passionne l’Allemagne. Sommes-nous destinés à revoir les guerres de religion ? Toujours est-il qu’une lutte religieuse des plus singulières, des plus violentes, est engagée au-delà du Rhin, que cette lutte ne fait que s’étendre et s’envenimer, et qu’en s’étendant elle finit par toucher à toutes les situations, soulevant les plus redoutables problèmes d’organisation religieuse ou même de diplomatie. M. de Bismarck s’est jeté dans cette mêlée en homme qui ne connaît pas d’obstacles, qui disait, il n’y a pas longtemps, que pour un bon Allemand les coups étaient des argumens. Il a commencé en 1871 par une loi répressive contre les prédications ecclésiastiques, il a continué par l’expulsion des jésuites. Entraîné par degrés, il a poursuivi son œuvre par les lois de mai 1873, par d’autres lois de 1874, qui touchent à l’organisation et aux droits de l’église.

Qu’est-il arrivé ? Les protestations ont commencé dès que la politique de Berlin s’est engagée dans cette voie, la résistance s’est organisée ; M. de Bismarck a répondu par des rigueurs qui n’ont eu d’autre résultat que d’émouvoir les populations catholiques, d’affermir les prélats ou les prêtres condamnés et emprisonnés dans leur résistance. Aujourd’hui c’est le pape lui-même qui intervient, qui par une bulle du 5 février a déclaré nulles et non avenues les lois faites dans ces dernières années à Berlin contre l’église ; non-seulement le pape a frappé de nullité des lois de l’état, mais encore dans un consistoire récent, comme pour donner une forme vivante à ses protestations, il a élevé au cardinalat l’archevêque de Posen, Mgr Ledochowski, qui est encore aujourd’hui retenu par la Prusse dans les prisons d’Ostrowo. L’acte pontifical du 5 février est certainement grave pour les catholiques d’Allemagne et pour les évêques, peut-être un peu embarrassés d’une encyclique dont la publication devient dangereuse. M. de Bismarck, irrite, vient de soumettre au parlement et de faire voter par la chambre des députés une loi supprimant les dotations ecclésiastiques dans le budget de l’état, transférant aux communes l’administration des biens de l’église catholique. Le chancelier ne se fait peut-être pas trop illusion sur l’efficacité de ces mesures ; aussi annonce-t-on déjà à Berlin des lois nouvelles pour interdire les collectes par lesquelles l’église, atteinte dans ses ressources, pourrait être amplement compensée. Ainsi se déroulent ces luttes où les résistances et les rigueurs s’enchaînent sans qu’on sache bien au juste où l’on va. C’est une véritable guerre religieuse s’étendant à tout, enflammant les passions et ouvrant au cœur de l’Allemagne un foyer incandescent.

Un jour de l’autre semaine, au courant de la discussion sur la suppression des dotations ecclésiastiques, une scène curieuse s’est passée dans le parlement de Berlin. Un député catholique a lu tout haut, en pleine assemblée, au grand scandale de la majorité, cette encyclique papale dont la publication est interdite, et pour laquelle l’archevêque prince de Breslau vient à son tour d’être pris à partie. D’un autre côté, un député national libéral du premier rang, M. de Sybel, lisait quelques passages d’un livre qui est certainement une des expressions les plus singulières de l’intensité de cette lutte, et qui serait distribué dans un intérêt de propagande par les soins d’une association catholique dans les provinces rhénanes. C’est un roman plein d’allusions transparentes sur les persécutions religieuses au temps de l’empereur Dioclétien. L’empereur est un vertueux bonhomme ; malheureusement il a un ministre qui s’appelle Marcus ou Marc, homme de haute taille, chauve, très cruel, qui pousse à toutes les persécutions, et qui, poursuivi par la vengeance du ciel, va disparaître dans un marais ! Au milieu de cette lecture, entrait dans le parlement Marcus en personne, M. de Bismarck, qui a été reçu par des acclamations, et qui a bientôt pris la parole pour répondre avec sa hauteur sardonique à ses accusateurs. Il a dû certainement rassurer les consciences timorées en leur déclarant qu’il connaissait beaucoup mieux que tous ses contradicteurs, protestans ou catholiques, les desseins de Dieu sur l’Allemagne, — puisqu’il est lui-même l’exécuteur de ces desseins. M. de Bismarck peut être de haute taille, chauve, il n’est pas cruel ; il est seulement emporté par la passion du combat et de la domination, et on raconte que récemment il exprimait le regret que le pape n’eût plus d’états temporels pour répondre d’une déclaration de guerre comme l’encyclique. Qui sait ? M. de Bismarck eût cédé peut-être à la tentation ; il serait allé saisir le pape au Vatican, il l’eût conduit dans quelque Savone allemande, puis à Postdam, qui eût été le Fontainebleau, prussien, et nous qui sommes étrangers aux affaires de ce monde, nous aurions pu suivre de Paris le spectacle qu’un jour on a pu contempler de Berlin.

M. de Bismarck a certes le droit de défendre comme il l’entend l’indépendance civile de l’Allemagne contre des excès de doctrine ecclésiastique. Son malheur est de trop croire à son tour à l’infaillibilité de la force, de se créer des difficultés par des excès de prépotence, et, puisqu’il ne peut saisir le pape, c’est à l’Italie qu’il s’adresse aujourd’hui. Sous quelle forme le cabinet de Berlin s’est-il adressé au gouvernement de Borne ? Y a-t-il eu une vraie note diplomatique ou des conversations, ou des pourparlers tout intimes ? Toujours est-il que M. de Bismarck a visiblement une opinion qui tendrait à faire de l’Italie la surveillante obligée des manifestations pontificales, qui infirmerait ou dénaturerait absolument cette loi des garanties par laquelle le pape est déclaré inviolable et irresponsable dans sa souveraineté spirituelle. Que réclame donc là M. de Bismarck ? Il veut tout simplement que l’Italie accepte ses interprétations d’une loi italienne et consente à être son instrument. Hier il demandait au cabinet de Rome des actes de répression contre une publication faite par un ancien président du conseil, le général de La Marmora, sur la guerre de 1866 ; aujourd’hui c’est contre le pape qu’il demande des coercitions. L’Italie peut bien prendre des mesures, et elle l’a fait, pour empêcher les prédications ou les manifestations qui pourraient se produire dans les églises du royaume contre l’Allemagne. Quand il s’agit du pape, elle est liée elle-même par la loi qui est son œuvre. Elle n’a qu’à dire avec toute la courtoisie possible à M. de Bismarck de veiller à sa propre défense par ses propres armes ; elle pourrait au besoin lui conseiller plus de libéralisme. Ces réclamations allemandes elles-mêmes la placent dans une situation telle que par des apparences de concessions elle tomberait aussitôt dans une sorte de subordination, elle ne serait plus qu’un vicaire de l’empire. Tous ses intérêts d’indépendance sont les garans de son attitude dans ces délicates complications. Elle n’a certes aucune raison de sacrifier à des exigences étrangères une politique qui l’a faite ce qu’elle est, dont elle recueille chaque jour les fruits, et qui trouve sa plus récente, sa plus vive expression dans ces fêtes dont Venise est en ce moment le théâtre.

Oui, en quelques jours, Venise aura assisté à deux spectacles étranges. Hier c’étaient des Italiens, des princes de la famille royale, des ministres, des étrangers, des Français, qui se trouvaient réunis pour inaugurer un monument en l’honneur de Daniel Manin, le dictateur de 1848, le patriote qui a été un des précurseurs de la résurrection nationale, qui est mort avant d’avoir vu sa patrie libre. Aujourd’hui même, dans cette ville de Venise, autrichienne il y a moins de dix ans, c’est l’empereur François-Joseph qui vient rendre visite au roi Victor-Emmanuel, comme pour attester par sa présence dans la cité des doges, par la cordialité de ses rapports avec le souverain italien, la puissance des événemens. Qu’on songe un instant à toutes les vicissitudes que représentent ces deux faits, l’inauguration du monument de Manin et la visite du souverain autrichien ! Si, dans leurs conversations, l’empereur et le roi ont à s’entretenir des communications ou des observations de M. de Bismarck, ils seront certainement de la même opinion, plus qu’ils ne l’auraient été il y a vingt ans !

La révolution qui s’est faite, il y a trois mois en Espagne et qui a rappelé de l’exil le jeune fils de la reine Isabelle, devenu le roi Alphonse XII, cette révolution ou cette restauration a eu l’avantage de s’accomplir par une sorte de mouvement spontané. La monarchie nouvelle n’a eu aucune peine à s’accréditer en Europe ; elle est reconnue partout aujourd’hui, elle a partout ses ambassadeurs, et elle nous a envoyé à Paris, dans M. le marquis de Molins, l’homme le mieux fait par ses opinions, par son esprit, pour jeter un voile sur la maussade diplomatie. espagnole de l’an dernier, pour renouer les vieilles traditions d’intimité entre les deux pays. C’est comme un retour à ce qui existait avant le mois de septembre 1868 ; mais depuis cette révolution de 1868 tout s’est étrangement aggravé au-delà des Pyrénées, et de là précisément cette situation qui ne peut s’éclaircir en un jour ; de là les difficultés de ce règne naissant d’un jeune homme jeté brusquement dans tous les embarras, seul avec ses dix-sept ans, sa bonne grâce, et sa sœur, la comtesse de Girgenti, qui est allée le rejoindre, qui redevient maintenant princesse des Asturies. La question est de savoir quel caractère prendra ce règne nouveau à peine inauguré, et surtout comment il dénouera la guerre carliste.

Évidemment les choses ne sont ni simples ni faciles à Madrid. Le jeune roi Alphonse XII se trouve entre toutes les influences qui l’assiègent, qui sont en conflit autour de lui, jusque dans le gouvernement. La lutte est engagée entre la fraction la plus réactionnaire de l’ancien parti modéré, dont l’unique préoccupation est d’effacer impitoyablement tout ce qui s’est passé depuis 1868, et les libéraux qui, en rétablissant la monarchie bourbonnienne ou en l’acceptant aujourd’hui, veulent en faire une œuvre de transaction et de conciliation. C’est l’histoire de toutes les restaurations possibles. Que les anciens modérés, rejetés par la haine de la révolution vers un absolutisme plus ou moins avoué, cherchent à profiter de leur crédit auprès du roi et de l’infante, sa sœur, qu’ils s’efforcent de reprendre position dans l’armée, dans l’administration, et d’imprimer à la royauté nouvelle un caractère décidé de réaction, surtout dans les affaires religieuses, ce n’est point douteux ; ils ont déjà obtenu plus d’un succès, ils n’ont pas pu obtenir tout ce qu’ils désiraient. Alphonse XII est heureusement défendu par son éducation, par sa jeunesse, qui résiste, par les idées auxquelles il s’est accoutumé dans l’exil, en France, en Angleterre, et il est soutenu dans ces idées par l’homme qui a le plus sa confiance intime, par le président du conseil lui-même, M. Canovas del Castillo, qui reste le médiateur aussi actif qu’habile entre toutes les influences. Sans refuser des satisfactions aux vieux modérés, M. Canovas del Castillo met d’un autre côté tout son zèle à rallier des hommes de tous les partis, à créer autour du roi une sorte d’union libérale nouvelle. Le rapprochement est sensible et croissant. Le général Serrano est allé récemment chez le roi et chez l’infante, qui l’ont gracieusement reçu. Des pourparlers ont eu lieu, dit-on, avec d’autres personnages, notamment avec M. Sagasta, qui a été ministre d’Amédée et qui était du dernier cabinet de Serrano. Il y a peu de jours, Alphonse XII témoignait des attentions particulières au général Morionès, un des chefs militaires créés par la révolution, celui qui a le privilège d’exciter le plus les antipathies des modérés.

De ces deux politiques qui se combattent, quelle est celle qui l’emportera ? La plus prévoyante assurément est celle qui veut faire d’Alphonse XII le roi de la nation, de toutes les opinions, non d’un parti. Et ce n’est pas seulement de la prévoyance, c’est une nécessité. Quoique bien des choses aient changé, la monarchie qui vient de reparaître à Madrid se retrouve jusqu’à un certain point dans les conditions où était la monarchie d’Isabelle II à l’origine, en face de don Carlos. Comme autrefois, le double caractère de la royauté nouvelle est d’être en même temps légitime selon le droit monarchique, et libérale par les idées, par les intérêts qu’elle est appelée à représenter. Qu’elle rassure les intérêts conservateurs profondément inquiétés par la révolution, cela va sans dire ! Elle n’est pas moins obligée de rester libérale, constitutionnelle, si elle veut garder sa raison d’être et sa force contre les carlistes, le dernier et le plus sérieux ennemi qu’elle ait à combattre, à soumettre par la politique ou par les armes.

C’est là, à vrai dire, la question qui s’agite à Madrid comme en Navarre, et si elle n’est pas encore résolue, elle vient du moins d’entrer dans une phase nouvelle par l’intervention d’un des hommes les mieux faits pour représenter la cause carliste, don Ramon Cabrera, comte de Morella, qui s’est prononcé pour la paix, pour Alphonse XII. Ce fut autrefois un des derniers partisans tenant la campagne pour le premier don Carlos. Jeune alors, simple étudiant de Tortosa au début de la guerre de sept ans, rapidement signalé pour son audace et son habileté, Cabrera était un des chefs carlistes les plus redoutés, exerçant d’impitoyables représailles auxquelles on avait malheureusement donné une excuse en fusillant sa mère. Il avait fini par s’emparer de la citadelle de Morella, où il régnait en maître, même quelquefois sans obéir aux ordres du prétendant, et où il tint pendant quelques mois encore après le traité de Vergara par lequel le général carliste Maroto rendait les armes. Une fois en 1848 il a reparu dans les montagnes de la Catalogne, tentant de nouveau la fortune pour la cause du prétendant, et pendant quelque temps il donnait du travail au malheureux général Concha, qui a été tué l’an dernier à l’attaque des retranchemens de la Navarre ; mais depuis cette époque Cabrera a vécu en Angleterre, où il s’est marié, où son esprit s’est ouvert à d’autres idées. Hôte d’un pays libre, il s’est éclairé, et sans abandonner encore sa cause il en est venu à croire que la royauté devait être de son temps. Un moment, il y a quelques années, il a été le conseil du nouveau prétendant, de celui qui est aujourd’hui en armes à Estella ; mais il avait désapprouvé la guerre actuelle, il avait refusé d’y prendre part. Il avait une autre politique, il voulait exercer une action toute morale. Peut-être, si la république avait duré encore, serait-il resté dans sa retraite, espérant peu du prétendant et de ses idées. Le rétablissement de la royauté à Madrid l’a décidé ; il s’est déclaré pour le roi Alphonse XII et pour la paix, il s’est fait auprès du gouvernement nouveau le négociateur d’une sorte de convenio qui n’est que le renouvellement du traité de Vergara, qui sauvegarderait les intérêts de ceux qu’il continue à appeler ses compagnons d’armes de la cause carliste, en même temps que les droits traditionnels des provinces basques. Il est bien clair que c’est là un acte tout personnel, que Cabrera n’a aucun titre décisif pour traiter au nom des chefs carlistes ou dans l’intérêt des provinces livrées à l’insurrection, et il est possible que cette tentative spontanée de médiation qu’on a essayé de travestir et d’atténuer par une divulgation prématurée n’ait point un effet immédiat ; mais Cabrera a gardé un grand prestige dans le monde carliste, dans les provinces où il a conquis sa renommée, où la guerre sévit aujourd’hui ; il a dans l’armée insurgée de nombreux amis, disposés à suivre ses conseils comme des ordres. C’est assurément le coup le plus grave qui ait été porté jusqu’ici à la cause du prétendant, et don Carlos a beau fulminer contre Cabrera, exercer des répressions sanglantes pour empêcher les désertions ; il ne pourra pas contenir longtemps l’immense désir de paix qui se manifeste partout, le mouvement qui a déjà commencé. Les soumissions se multiplient, les députations provinciales refusent les subsides. Le prétendant ne représente plus qu’une guerre d’un succès impossible et inutilement sanglante. Tout tourne en faveur du jeune Alphonse XII, qui représente aujourd’hui la paix pour l’Espagne, et si malgré tout la lutte devait se prolonger encore, ce serait aux chefs de l’armée libérale de précipiter le dénoûment par un dernier et énergique effort.


CH. DE MAZADE.



LE ROMAN REALISTE EN 1875.

C’est une remarque souvent faite qu’entre les formes consacrées de la littérature chaque époque, chaque génération nouvelle en choisissait ou plutôt en acceptait une comme traduction plus fidèle de ses goûts et comme expression préférée de son idéal : ce fut le drame autrefois, c’est aujourd’hui le roman. Sans doute il ne règne pas seul, mais aucun autre genre ne l’égale en faveur, par suite en fécondité. Comme en effet les frontières du roman sont pour ainsi dire flottantes, et qu’il ne dépend guère que du caprice de chacun de les reculer ou de les rapprocher à son gré, nul autre genre ne se prête plus complaisamment à des exigences plus diverses. On l’a vu s’élever jusqu’à la poésie la plus haute et rivaliser avec elle d’ambition et de splendeur, on l’a vu redescendre jusqu’à la farce de la foire, et lutter avec elle de grossièreté dans l’équivoque.. Par l’imprévu de ses combinaisons infinies, par la variété des formes qu’il peut indifféremment revêtir, par la liberté de son allure et l’universalité de sa langue, il convient surtout à nos sociétés démocratiques. Il semblerait toutefois que depuis quelques années il aspirât à se fixer sous une forme définitive, et que, tournant où le vent souffle, le réalisme fût en voie de devenir dans l’art ce que le positivisme est en philosophie. Aussi bien l’une et l’autre doctrine sont-elles sorties du concours des mêmes causes, et les mêmes influences du dehors en ont-elles fait jusqu’ici la fortune ; on ajoutera qu’il est à redouter qu’elles ne menacent l’une et l’autre d’une même et dégradante transformation l’avenir de l’art et de la métaphysique. Quant au roman, c’est là certainement la crainte qu’inspire une étude attentive des plus bruyans de nos romanciers contemporains. Si ce n’était qu’absence de talent, pauvreté de ressources, stérilité d’un jour qui cherchât à se couvrir d’une apparence de doctrine, on en prendrait encore son parti, sauf l’espoir d’une renaissance ; mais c’est pis que cela, c’est préoccupation mauvaise et prétention systématique de bouleverser les règles éternelles de l’art. On peut voir dans un livre de Proudhon sur le Principe de l’art les incroyables rêveries que lui suggéraient sur les merveilles à venir d’une peinture démocratique les œuvres de celui qu’on appelait le maître d’Ornans ; on peut voir chez M. Zola ce qu’il est advenu des mêmes théories dans la pratique du roman, et quels fruits a portés, — ce sont ses propres expressions, — « l’idée d’un art moderne tout expérimental et tout matérialiste. »

Ce que c’est qu’un art matérialiste, on l’entend de reste, et nous en connaissons plus d’un modèle, quoique nous ne sachions pas que jusqu’ici personne eût encore osé risquer l’expression : c’est un art qui sacrifie la forme à la matière, le dessin à la couleur, le sentiment à la sensation, l’idéal au réel, — qui ne recule ni devant l’indécence ni devant la trivialité, la brutalité même, — qui parle enfin son langage à la foule, trouvant sans doute plus facile de donner l’art en pâture aux instincts grossiers des masses que d’élever leur intelligence jusqu’à la hauteur de l’art. On comprend moins aisément au premier abord ce que c’est qu’un art « tout expérimental, » à moins que nous n’y trouvions indiquée d’un seul mot cette prétention contemporaine de faire de l’art avec de la science et, comme on ajoute, avec de l’industrie. Il est certain que nulle autre cause, même sans parler de celles dont l’enchaînement tient la littérature dans une dépendance étroite, mais non pas absolue, de l’état social et politique, n’a contribué davantage à pousser de nos jours le roman dans les voies du réalisme. C’est une imprimerie de papiers peints que M. Daudet a donnée pour cadre à son dernier roman et dont il a mêlé le mouvement de fabrication et d’affaires au développement de son intrigue. M. Hector Malot, qui dans le temps avait fait sous ce titre : Une bonne Affaire, un récit monotone dont le héros, à travers une série d’expériences très compliquées, cherchait la transformation de la chaleur solaire en mouvement, nous a donné depuis, dans un Curé de Province, l’histoire d’un abbé Guillemittes, architecte, imprimeur, banquier, que sais-je encore ? Et c’est plus récemment dans une fonderie de métaux précieux qu’il a placé la scène du Mariage de Juliette et d’une Belle-Mère. Dans le Ventre de Paris, c’est à l’agitation fiévreuse des Halles centrales que M. Zola, — avec quelle débauche et quelle crudité de couleurs ! — a voulu rattacher l’histoire de ses personnages. Le commerce et l’industrie sont de belles et grandes choses certainement ; donneront-elles jamais aux parties vraiment nobles et souveraines de l’intelligence la satisfaction qu’elles promettent à nos appétits de bien-être, et deviendront-elles, même dans un lointain avenir, une source d’inspiration bien féconde pour la poésie ? C’est aussi ce qu’on peut se demander de la science, dont il semble d’ailleurs que nos romanciers parlent trop souvent sans la connaître. « Je me propose, dit M. Zola, de suivre, en résolvant la double question des tempéramens et des milieux, le fil mathématique qui conduit d’un homme à un autre homme. L’hérédité a ses lois comme la pesanteur. » Voilà qui va fort bien, mais la science démontre les lois de la pesanteur, elle en est encore à chercher celles de l’hérédité. Je sais que M. Malot n’en dira pas avec moins d’assurance que « ce sont là des règles physiologiques que la science a formulées en se basant sur l’expérience, » et nous aurions mauvaise grâce à ne pas avouer qu’il en a fait d’ailleurs le plus heureux usage et le plus inattendu. Qu’un père doute de sa paternité, ce n’est plus comme dans un temps bien lointain « la voix du sang » qui le tirera d’inquiétude, ce sera l’atavisme. « Quand le marquis eut trouvé que l’atavisme le faisait le père de Denise, il éprouva un profond soulagement. » Et quel cas d’atavisme ! Au moins conviendrait-il qu’on se donnât la peine d’étudier les choses dont on veut parler, et que, quand par exemple on écrit tout un roman sur la folie, comme le Mari de Charlotte, on ne réunît pas dans un même personnage tous les symptômes que la science n’a jamais rencontrés qu’isolés.

Après tout, il faut bien le dire, les romanciers ne sont peut-être pas ici les seuls coupables ; on leur a tant répété que le Système du monde de Laplace et le Cosmos de Humboldt ouvraient à l’imagination poétique une carrière autrement large que le monde d’Homère ou la création de la Genèse, qu’il n’est pas étonnant qu’ils aient fini par le croire, comme si cependant l’art et la science n’étaient pas dans l’histoire l’éternelle et vivante contradiction l’un de l’autre, la science pliant la liberté de l’esprit humain au joug des lois de la nature et s’imposant comme d’autorité, l’art au contraire échappant à la contrainte de ces lois et rendant à l’intelligence la pleine possession d’elle-même ; mais quoi ? c’est la critique elle-même qui pousse l’art dans cette voie funeste, et par système plus encore que par complaisance ? Est-il bien étonnant que les romanciers du jour nous fatiguent de leurs descriptions techniques et de leurs détails spéciaux quand ils entendent louer Balzac d’avoir si bien embrouillé telle intrigue dans Une ténébreuse Affaire ou dans César Birotteau par exemple, qu’il faille être pour la suivre magistrat ou juge de commerce ? On peut croire que ni M. Zola ni M. Malo n’affecteraient de relier leurs romans les uns aux autres et d’écrire leur comédie humaine, s’ils n’avaient pas lu quelque part « que le drame ou le roman isolé, ne comprenant qu’une histoire isolée, exprime mal la nature, et qu’en choisissant on mutile[1]. » De même encore ils n’écriraient pas comme ils écrivent, s’ils n’avaient entendu dire que « le bon style n’est que l’art de se faire écouter. » Si par surcroît la critique, systématiquement réduite au rôle d’une science auxiliaire de l’histoire, parvient à persuader aux artistes que toutes conceptions, même les plus vulgaires, les plus insignifiantes, indépendamment de la forme sous laquelle on les traduit, par la vérité seule du détail et la fidélité de la reproduction, conservent pour l’avenir une valeur certaine de témoignage historique, — que trouvera-t-on de surprenant à voir ériger le réalisme en principe suprême de l’art ?

Il est vrai qu’il y a bien des manières et bien diverses d’entendre le réalisme. Ne remontons pas jusqu’à Balzac, — Balzac n’est pas un réaliste à proprement parler ; sans doute l’intention générale de l’œuvre, et la vaste ambition d’égaler le roman de mœurs à la diversité de la vie moderne, sans doute le procédé de composition, l’impitoyable accumulation du détail, la description sans trêve, la prétention technique, font bien de lui l’ancêtre de nos réalistes modernes, — mais il faut ajouter aussitôt qu’il ne s’inspire de la réalité que pour la transformer. Il sait que l’art n’est pas tout entier dans l’imitation servile, — que pour le romancier comme pour le peintre l’étude nécessaire du modèle vivant n’est qu’un moyen, nullement un but, — et, parce qu’il le sait, il met dans les caractères une logique et dans les développemens de la passion une suite que ni les caractères ni la passion ne sauraient avoir dans la vie réelle, traversés qu’ils sont par la faiblesse et l’irrésolution naturelle des hommes, par les nécessités de l’hypocrisie sociale. Ses imitateurs ont changé tout cela. Les uns ne s’évertuent qu’à refléter avec une minutieuse et puérile exactitude les moindres accidens de la réalité. M. Flaubert nous a donné dans son Éducation sentimentale le chef-d’œuvre de ce réalisme misanthropique ; les romans de M. Malot en sont aujourd’hui la plus fidèle expression. Les autres, M. Flaubert encore dans Madame Bovary, MM. de Goncourt dans Germinie Lacerteux, sembleraient plutôt s’être proposé l’étude désintéressée d’un cas pathologique et de rivaliser dans le roman avec la clinique médicale : ils n’ont pas non plus manqué de disciples, et les « histoires naturelles et sociales » de M. Zola procèdent pour une bonne part de leur inspiration. D’autres enfin ont inventé ce qu’on peut appeler le réalisme sentimental, qu’il nous semble qu’on définirait assez bien par la sympathie à peu près exclusive qu’il éprouve pour les petits et les déshérités de ce monde. On peut rattacher les romanciers de cette école, M. Alphonse Daudet, M. Coppée, aux romanciers anglais contemporains, à Dickens en particulier. Il ne leur manquerait, à vrai dire, que ce qui fait la supériorité de Dickens dans ce genre évidemment inférieur, — la puissance d’hallucination poétique, si particulièrement caractéristique de l’imagination anglaise, et surtout cet inimitable accent de l’émotion personnelle et de la souffrance vécue qui, du lointain de sa triste enfance, revenait si souvent aux lèvres de David Copperfield.

Un premier amour né d’une rencontre entre un jeune homme que l’éducation solitaire et la timidité naturelle ont renfermé jusqu’alors dans l’ignorance de soi-même, — une jeune femme que les froissemens de la vie commune avec un mari brutal et vicieux préparaient à succomber au premier mot de tendresse, — la guerre, le siège, la commune pour cadre à ces amours, voilà tout le sujet du roman de M. Coppée, une Idylle pendant le siège. L’intrigue à peine est nouée, les caractères à peine indiqués, comme dans une ébauche rêvée plutôt que fixée ; quelques paysages parisiens clair-semés dans le récit sont d’une touche assez délicate, comme pour faire sentir le poète ; mais les défauts du poète sont aussi ceux du romancier, l’affectation de la simplicité, des minuties de description singulières, tout à côté des images d’une hardiesse plus que poétique, et, ce qui surtout chez un poète est plus grave, une habitude fâcheuse de traduire les émotions du cœur par la sensation plus ou moins exactement correspondante : « le jeune homme s’arrêta brusquement, il venait de recevoir dans l’épigastre un choc violent, pareil à un coup de poing, phénomène nerveux que produit l’émotion violente. » La part faite à la critique, il reste une histoire simple, pour ne pas dire insignifiante, un peu prétentieusement contée ; mais quand donc M. Coppée sortira-t-il de ce genre sentimental et larmoyant où il persiste à se renfermer ?

Le premier roman de M. Alphonse Daudet, — le Petit Chose, — avait été presqu’un succès. Sous la forme de l’autobiographie, c’était la simple histoire, d’ailleurs trop longuement racontée, d’un petit être souffreteux et d’une fragilité plus que féminine, récit qui ne manquait pas, dans son style prétentieux, de certaines qualités d’observation fidèle et d’une émotion peut-être plus nerveuse qu’attendrie. Si nous le rappelons de si loin, c’est que M. Daudet lui-même l’a depuis revendiqué comme un titre, et qu’il ne paraît pas qu’on puisse relever dans son dernier roman, — Fromont jeune et Risler aîné, — d’autres qualités ni d’autres défauts que ceux qu’on pouvait signaler dans le Petit Chose. Pourquoi donc aussi vouloir donner les proportions du volume à ce qui tiendrait si bien dans le cadre de la nouvelle, plus restreint, mais nullement plus modeste, s’il est vrai que ce soit « l’effet d’un art consommé de réduire en petit un grand ouvrage ? » Voilà bien à la vérité le dernier conseil qu’accepteraient nos romanciers. Nous n’en préférons pas moins aux longs romans de M. Daudet quelques légères et vives esquisses des Femmes d’artistes ou des Contes du lundi. Ne serait-ce pas du premier de ces recueils que M. Daudet aurait tiré par hasard cette histoire de la famille Delobelle, qui ne se rattache que par un lien bien subtil, si tant est que réellement il existe, à l’intrigue de Fromont jeune et Risler aîné ?

Un brave homme d’inventeur, simple et bon, comme on veut décidément que les inventeurs le soient tous, vient d’avoir la même année deux grands bonheurs : il est devenu l’associé de la maison Fromont et le mari de Sidonie Chèbe. Sa femme ne l’a d’ailleurs épousé que pour entrer derrière lui dans cette maison Fromont, dont son enfance avait rêvé longuement, et dont le chef, George Fromont, qu’elle s’était presque autrefois flattée d’épouser, ne tarde pas à devenir son amant. Du train qu’elle le mène, la maison marche bientôt à la faillite ; son mari ne voit rien ; son beau-frère, accouru d’Égypte pour sauver l’honneur du nom de Risler, elle le séduit, car chez M. Alphonse Daudet, ce sont les femmes qui sont hommes en ce point. Enfin tout se découvre, Risler chasse sa femme, et redevient le commis de la maison que Sidonie Chèbe a failli ruiner ; elle-même va finir sur les planches d’un café-concert, et le mari, qu’une lettre d’elle informe de la trahison de son frère, se pend de désespoir. Que vient faire en tout cela la famille Delobelle ? Par où se mêle-t-elle à l’action ? C’est pourtant le meilleur du livre que l’histoire de ces deux pauvres femmes, la mère et la fille, si naïvement dévouées à l’orgueil du « père, » comme elles l’appellent, — vieil histrion dédaigné, qui continue de porter dans la misère de la vie réelle le masque de théâtre qu’il mettait autrefois sur les planches, toujours grimé, toujours pommadé, « qui n’a pas le droit de renoncer à l’art, » et qui promène à travers les cafés du boulevard sa poursuite obstinée d’un engagement qui ne vient jamais. Le récit des amours effarouchées de Désirée Delobelle, de sa tentative de suicide et de son retour au nid maternel est d’une douce et touchante émotion, d’un accent de sympathie réelle ; c’est presqu’un tableau de genre achevé que le récit de son enterrement, le trait final est trouvé : « A un moment, Delobelle, n’y pouvant plus tenir, se pencha vers Robricart, qui marchait à côté de lui. — As-tu vu ? — Quoi donc ? — Et le malheureux père en s’épongeant les yeux murmura, non sans quelque fierté : — Il y a deux voitures de maître. » Voilà l’observation vraie, celle qu’on trouve précisément parce qu’on ne la cherche pas. M. Daudet a quelques-unes de ces bonnes fortunes, moins heureux dans le choix du sujet et dans la peinture de ce milieu vulgaire où il a consciencieusement maintenu son intrigue. Ce n’est pas que les plus humbles et les plus dédaignés d’entre nous n’aient le droit d’avoir leur roman, — à cette condition toutefois que dans la profondeur de leur abaissement on fasse luire un rayon d’idéal, et qu’au lieu de les renfermer dans le cercle étroit où les a jetés, qui la naissance et qui le vice, nous les en tirions au contraire pour les faire mouvoir dans cet ordre de sentimens qui dérident tous les visages, qui mouillent tous les yeux et font battre tous les cœurs. Nous saturons gré à M. Daudet, dans un sujet scabreux, de n’avoir pas une seule fois glissé, sous prétexte de fidélité, dans l’indécence ou le libertinage ; mais nous lui rappellerons que « ce n’est pas assez que les mœurs du roman soient décentes,… et qu’il peut y avoir un ridicule si bas ou si grossier, ou même si fade et si indifférent qu’il n’est pas permis au romancier d’y faire attention, ni aux lecteurs de s’en divertir. » Qu’il se garde aussi d’une imitation de toutes mains qui déborde : Sidonie Chèbe, c’est Mme Bovary, — Son père, M. Chèbe, l’homme à projets, n’est-ce pas M. Micawber ? La légende fantastique du Petit-Homme-Bleu, — le garçon de banque, transformé par l’imagination de l’auteur, — n’est-ce pas un ressouvenir encore de Dickens ? Il n’est pas jusque dans la forme, assez simple d’ailleurs, une persistance d’un goût équivoque à appuyer sur de certains effets qui ne vienne encore du roman anglais. Par exemple, si dans le rapport de police qui mentionne la tentative de suicide de la petite Delobelle M. Daudet lit cette expression d’une indifférence consacrée : « la nommée Delobelle, » il en a pour plusieurs pages à ne l’appeler plus lui-même que la nommée Delobelle. On voit bien l’intention, mais ce sont là de petites drôleries qu’on gagne tout à s’interdire. Il ne reste qu’à souhaiter qu’une prochaine fois M. Daudet consente à se réduire, et qu’il nous donne-dans quelque petit récit achevé la mesure des qualités très réelles d’émotion et de simplicité qu’il possède ; évidemment ce ne sera pas le grand art, ni celui des Mérimée, ni celui des George Sand, — ce sera du moins une forme du réalisme encore aisément acceptable.

Nous n’en dirons pas autant des romans de M. Zola, — les Rougon-Macquart, — cinq volumes où l’auteur a dépassé tout ce que le réalisme s’était encore permis d’excès. On imaginerait malaisément une telle préoccupation de l’odieux dans le choix du sujet, de l’ignoble et du repoussant dans la peinture des caractères, du matérialisme et de la brutalité dans le style. « Je voudrais, nous dit-il dans une préface récente, coucher l’humanité sur une page blanche, toutes les choses, tous les êtres, une œuvre qui serait l’arche immense, » — noble et vaste ambition sans doute ; mais l’humanité n’est-elle donc composée que de coquins, de fous et de grotesques ? L’artiste a bien des droits, il n’a pas celui de mutiler la nature, et certes il est étrange qu’on refuse d’ouvrir les yeux à la clarté du jour, et de comprendre enfin que cette affectation de dénigrement n’est pas d’une convention moins artificielle, d’une esthétique moins fausse que les prétentions surannées du temps jadis à la noblesse. Des intentions de satire politique et de représailles qui devraient rester absolument étrangères à l’art, parce qu’elles sont contradictoires à ses lois, ne sauraient excuser les crudités révoltantes et malsaines que M. Zola semble prendre plaisir à prodiguer dans ses romans.

La Conquête de Plassans rentre dans le plan que s’est imposé l’auteur « de faire raconter le Second empire par ses personnages, à l’aide de leurs drames individuels. » Les politiques de Paris ont donné mission à certain abbé Faujas de convertir aux sentimens plébiscitaires la sous-préfecture de Plassans, et pour atteindre le but il n’est moyens honteux ou violens que le prêtre ne mette en usage. L’âpreté de son ambition, l’autorité despotique de son attitude et de son geste, la sécheresse de sa parole, la domination d’épouvante enfin qu’il exerce également sur son évêque et sur ses pénitentes, ont bientôt mis la ville à ses pieds. Cependant une pauvre femme, Marthe Mouret, le poursuit dans son triomphe de l’obsession affolée d’un amour que la muette complicité du prêtre a laissé croître dans le silence pour s’en servir comme d’un instrument, mais qu’il repousse avec une brutalité d’indignation sacrilège, — trop ambitieux pour succomber à la tentation de la chair : c’est autrement qu’il doit périr. C’est le mari de Marthe, qu’elle a fait enfermer comme fou, folle elle-même, qui, s’échappant de son cabanon d’aliéné, viendra de ses mains mettre le feu à sa maison, où demeure l’abbé Faujas, et tirer vengeance ainsi du prêtre qui lui a ravi, sans scrupule sa femme, ses enfans, son bonheur domestique, sa raison. Nous écartons de l’intrigue les détails odieux familiers à M. Zola, — nous aimons mieux dire qu’il y a parmi ces grotesques de petite ville des caractères pris sur le vif et rendus avec une remarquable exactitude : le sous-préfet Péqueur des Saulaies, le président Rastoil, le juge Paloque et sa femme, — nous aimons mieux nous souvenir qu’un souffle d’écrivain traverse de loin en loin ces pages, et qu’il y a tel tableau, celui de l’incendie par exemple et de la mort de Marthe, tracé avec une vérité saisissante et lugubre.

Mais quel monde que celui où M. Zola nous promène, et quelle imagination malade que celle qui prétend nous intéresser à des personnages qui ne sont pas seulement criminels ou vicieux (il dépendrait de l’art du romancier qu’on les supportât encore), mais franchement ignobles, ignobles dans les portraits qu’on en trace, plus ignobles dans la vulgarité des appétits qui les font mouvoir ! C’est heureusement sur une autre scène que nous transporte la Faute de l’abbé Mouret. Nous n’avions pas ouvert le volume sans quelque appréhension du terme où pouvait bien aboutir chez le fils de Marthe Mouret « la lente succession des accidens nerveux et sanguins qui se déclarent dans une race à la suite d’une première lésion organique ; » nous avons été agréablement surpris d’y voir M. Zola revenir presqu’à l’idylle. Il y a des choses charmantes dans le récit des amours de Serge Mouret et d’Albine, et la nature vierge et sauvage qui les encadre est peinte avec une rare vigueur de touche. Malheureusement M. Zola persiste dans son procédé matérialiste de composition et de style ; il se mêle toujours chez lui quelque chose de sensuel aux hymnes de l’amour, et, quant à ses tableaux, le dessin y disparaît sous l’empâtement des couleurs. Ce serait à croire qu’il se fait de l’art d’écrire la même idée que certain rapin qu’il a mis autrefois en scène se fait de l’art de peindre ; il ne s’agit que de plaquer « une tache rouge à côté d’une tache bleue, » d’amener violemment tous les détails au même plan et d’y passer une enluminure criarde : c’est le secret des imagiers d’Épinal. On peut penser ce que devient, au milieu de cette fureur de description, l’honnête clarté de la langue française. Ce n’est pas de ne plus voir, c’est de ne plus comprendre qu’il faut se plaindre. La sensation y est peut-être, vague, indéterminée, la sensation de l’éblouissement et du rêve ; mais l’âme en est absente, — absente aussi des personnages, du prêtre, qui ne connaît de la religion que les extases et l’hallucination, — d’Albine, qui ne sent guère de l’amour que l’éveil physique dans un corps vierge brûlé des ardeurs d’un soleil du midi, — de Désirée Mouret, la sœur de l’abbé, pauvre idiote à qui M. Zola ne fait pas prononcer dix mots qu’ils n’enferment quelque grossière indécence, — de ces villageois brutaux qui passent au fond du tableau, repoussans d’impiété grossière, de cynisme et d’impudeur. Il faut voir aussi de quels traits M. Zola note leurs émotions : rient-ils, c’est « d’un rire sournois de bête impudique ; » s’ils désespèrent, c’est « en soufflant fortement, pareils à des bêtes traquées ; » s’ils se repentent, ce sont « des monstres qui se battent dans leurs entrailles. » M. Zola n’a-t-il pas même écrit que, s’ils étaient beaux, c’était « d’une beauté de bête ! » Le mot lui revient à chaque page ; c’est qu’il sort pour ainsi dire de la force de la situation. Cependant le prêtre un jour comprend son crime : il revient au presbytère, et là, dans la macération et le remords, il tâche d’oublier. Albine désespérée meurt d’abandon et d’amour sous la caresse mortelle des fleurs qu’elle a tant aimées. N’insistons pas sur l’étrange symphonie où l’on entend les violettes « égrener des notes musquées, » et les belles-de-nuit « piquer des trilles indiscrets, ; » aussi bien les souvenirs du Ventre de Paris nous défendent-ils toute surprise.

Il est douloureux de constater que le roman en soit là, d’autant plus douloureux qu’évidemment M. Zola est un écrivain consciencieux, qui produit peu, ce dont on ne saurait trop le louer, qui conduit habilement ses intrigues, qui sait tracer un caractère, qui doit dépenser à ses tableaux une peine infinie d’observation, qui possède des qualités sérieuses d’invention et de force ; comment ne voit-il pas que ce parti-pris de brutalité violente ne peut, même aux mains d’un plus habile encore que lui, produire que des monstres dont l’aspect étrange étonne et surprend un moment, mais qui ne laissent dans l’esprit que le souvenir de beaucoup de talent inutilement employé ? « Ces caractères, dit-on, sont naturels ; par cette raison, on occupera bientôt tout l’amphithéâtre d’un homme ivre qui dort ou qui vomit ; y a-t-il rien de plus naturel ? » Plût aux dieux que M. Zola n’eût jamais dépassé le terme que condamnait La Bruyère.

Au moins avec M. Malot, si nous ne pénétrons pas dans un monde où les sentimens soient beaucoup plus élevés, nous n’avons pas à redouter de semblables intempérances. Il y a longtemps que M. Malot s’est fait comme un domaine privé du genre honnêtement ennuyeux. On s’endormira peut-être sur ses romans, on n’y sursautera ni d’indignation, ni de fou rire. Les constructions de M. Malot ressemblent à l’épure lourde, mais correcte, qu’un bon charpentier de village ajuste consciencieusement sur le terrain. Elles ne doivent pas d’ailleurs coûter beaucoup de peine à leur auteur, le plus fécond certainement des romanciers contemporains. Clotilde Marlory, — le Mariage de Juliette, — une Belle-Mère, — le Mari de Charlotte, — la Fille de la Comédienne, — l’Héritage d’Arthur, — voilà depuis moins de deux ans l’œuvre de M. Malot ; on n’a pas fini de lire son dernier roman que le suivant a déjà paru. Heureusement que la critique n’est pas une statistique littéraire et qu’elle ne mesure pas sa tâche à la quantité de la production : il suffit qu’elle sache à peu près son compte, libre d’ailleurs d’insister plus particulièrement sur telle œuvre qui, par sa valeur propre ou les tendances qu’elle révèle, méritera d’être considérée de plus près. A ce double point de vue, nous choisirons entre tous ces romans le Mariage de Juliette et une Belle-Mère, deux épisodes qui se font suite. Il nous semble que, conçus dans un autre système, animés de quelque émotion, mieux écrits surtout, ils pourraient compter au nombre des meilleurs récits de M. Malot. Du moins les préférons-nous à cette longue et verbeuse histoire de captation d’où l’auteur a tiré ses deux derniers volumes, la Fille de la Comédienne et l’Héritage d’Arthur.

Dans le quartier populeux et commerçant du Temple, une maîtresse femme, Mme Daliphare, a formé lentement une grande maison ; son mari n’a pas compté dans sa vie, c’est sur son fils qu’elle a reporté toutes ses espérances. Elle aurait fait d’Adolphe le successeur qu’elle rêvait, s’il ne s’était épris d’une jeune fille, Juliette Nélis, qu’il a connue dès l’enfance et sous l’œil même de sa mère. Son père mort, aussitôt qu’entré dans sa royauté commerciale, il songe à en faire sa femme ; mais il redoute l’accueil certain que fera Mme Daliphare à la proposition d’une bru qui manque de la première des vertus qu’elle exige, la fortune. C’est du notaire de la famille que viendra le salut. Me de La Branche attaquera directement Mme Daliphare au défaut, dans son orgueil commercial ; il lui proposera pour Adolphe une riche héritière, mais dont la famille exige une liquidation des droits de la mère et du fils, exigence à laquelle Mme Daliphare refusera de se soumettre, et, quand elle sera bien convaincue qu’il n’en saurait aller autrement, ce sera elle-même qui conclura le mariage en dépit de la déclaration de Juliette, qui n’a pour Adolphe que de l’estime, et qui ne consent que pour rendre à sa mère quelque chose du luxe qu’elles ont autrefois possédé. L’intrigue est d’ailleurs habilement conduite et le caractère envahissant de Mme Daliphare bien posé, mais le moyen, cette intervention du notaire apparaissant comme le dieu de la machine pour dénouer une situation que la logique des caractères poussait à quelque solution violente, n’est-il pas plutôt du vaudeville ou de la comédie que du roman ?

Ils sont mariés ; dès le retour du voyage de noces, la jeune femme tombe sous la tyrannie d’une belle-mère contre la domination de qui son mari, retenu par le respect filial et quelque reste aussi de crainte maternelle, ose à peine la défendre : il semble que ses premiers griefs sont toutefois bien légers. Sous prétexte qu’on est artiste, on ne prend pas sa belle-mère en haine parce qu’elle ne vous a pas donné chambre à part, — les reines et les bergères se marient, comme disait le latin, liberorum quærendorum causa, — ni même parce qu’elle aura meublé le vestibule d’acajou garni de velours d’Utrecht, je ne vois pas enfin qu’il y ait de quoi passer des « nuits affreuses à déchirer son mouchoir pour étouffer ses sanglots » parce qu’on vous demande, comme dit M. Malot, « d’assurer la perpétuité de la famille et de rendre à jamais votre mari heureux. » Cependant de jour en jour, à l’insu du mari, la mésintelligence, l’irritation, vont croissant entre la belle-mère et la bru. Sur l’entrefaite arrive un peintre de génie, Francis Airoles, qui devient en quelques jours l’amant de Juliette. Aux demi-révélations d’un vieux beau, Mme Daliphare a bientôt soupçonné l’intrigue ; elle s’en assure en recourant au plus vil espionnage, la fait brutalement connaître à son fils et l’envoie chercher lui-même la preuve de son déshonneur. Adolphe résiste d’abord, puis il cède, les surprend et les tue. Traduit en cour d’assises, acquitté, au sortir de l’audience il part avec son fils, pour ne plus revenir. « Vers dix heures, Pommeau fut obligé d’entrer dans le cabinet de Mme Daliphare, il en ressortit aussitôt la figure bouleversée. — Que se passe-t-il donc ? demandèrent les commis. — La patronne qui pleure… Elle est debout et ses larmes tombent goutte à goutte sur le grand-livre. — Elle pleure sur le grand-livre ! s’écria Lutzins, ça va faire des pâtés. » Nous ne doutons pas que M. Malot ne se soit complaisamment applaudi d’avoir trouvé ce mot de la fin : c’est un principe de l’esthétique réaliste qu’il convient de laisser le lecteur sur une boutade de gaîté misanthropique.

Voilà peut-être une longue analyse ; elle nous permettra de saisir à nu le procédé réaliste. Nous pouvons en effet remarquer que non-seulement M. Malot, avec une sollicitude inquiète, écarte de son intrigue tout ce qu’on y pourrait rencontrer de surprise et d’inattendu, mais encore qu’il prend soin de n’y faire jouer que des personnages scrupuleusement dépouillés de tout caractère et de toute originalité. Quel triste benêt de mari qu’Adolphe Daliphare ! quelle insignifiante et plate coquine de femme que la sienne ! La fable est systématiquement ramenée aux proportions du fait divers ; les acteurs, dominés par les situations, n’y ont de relief que celui qu’ils empruntent à l’effacement de leur entourage, chacun d’eux, après l’autre, venant occuper toute la scène. Ni grands ni bons d’ailleurs, il ne faut pas que le lecteur puisse risquer de les admirer ou d’en garder un souvenir d’émotion reconnaissante, — ni vicieux, à proprement parler, ni passionnés dans le crime, ne sont-ce pas inventions de poète que la profondeur de perversion dans le vice et le délire dans la passion ? Les accidens de la vie ne les surprennent pas, surtout ils ne les dérangent pas de l’automatique régularité de leurs fonctions quotidiennes, et, quand ils pleurent, c’est sur le grand-livre. Pas une marque de sensibilité, pas un cri qui parte du cœur ; ils vont, au hasard du jour, comme un paisible bétail, enveloppés d’indifférence et d’ennui, si bien qu’on s’étonne par intervalles de les voir agir comme de la surprise d’un ressort qui casserait tout à coup dans quelque joujou mécanique. Naturellement, comme ils agissent, ils parlent, d’une langue incolore et triviale, incorrecte souvent, où vainement on chercherait, non pas certes une expression créée, mais seulement une émotion sentie. Eh bien ! il faut le dire, ce ne sont pas là des caractères réels, ce sont de pures caricatures. Il n’existe pas de cœur qui n’ait jamais battu, d’intelligence qui n’ait jamais pensé, d’imagination qui n’ait jamais rêvé. De même que le corps humain, s’il n’a plus sous nos climats du nord cette pureté de lignes qu’il avait sous le ciel de la Grèce, dégradé par la misère, déformé par le métier, plié par les civilisations modernes au joug des habitudes matérielles, conserve cependant quelque chose de la noblesse et de la dignité natives de la forme humaine, de même, passés au niveau de l’égalité démocratique, absorbés dans les exigences mesquines de la vie sociale, affairés à la poursuite sans trêve de la fortune et des satisfactions d’amour-propre, nous ne laissons pas que d’être encore des hommes, c’est-à-dire des êtres capables par l’élan passionné du cœur ou la force de la pensée de nous élever au-dessus de la réalité qui nous opprime. En quoi consiste donc l’espèce de plaisir que les plus grossiers éprouvent en face d’un mélodrame vulgaire, au bruit d’une musique tapageuse, à la vue d’un assemblage de vives couleurs sur la toile, sinon précisément de la diversion passagère qu’ils y trouvent au dégoût de l’existence et au dur labeur de la vie ? Comme si les soucis de la vie faisaient trêve un instant, et que, libre de toute contrainte, franche de toute entrave, l’intelligence fût un instant transportée dans un monde qu’elle se taillerait à sa fantaisie ! Cette protestation du sentiment et de la pensée contre le fait, cette ardeur du meilleur de notre être vers l’idéal, de quel droit enfin le réalisme l’efface-t-il du nombre de nos instincts, sinon du droit nouveau qu’il tire de son impuissance à la satisfaire et l’exprimer ?

Sans doute il faut partir de la réalité, puisqu’elle est le fonds même des choses, l’étoffe pour ainsi dire des œuvres de l’art et de l’imagination, et qu’aussi bien, — mise à part la fantaisie brillante, — quiconque affecterait de la mépriser ne pourrait aboutir, dans le roman ou dans la poésie, qu’à la niaiserie sentimentale et l’abstraction symbolique ; elle n’est toutefois qu’une matière, et le propre de l’art est de lui donner une forme. Il ne suffit pas de voir, il faut encore sentir, il faut aussi penser. Certes c’est une faculté rare et qui marque déjà l’artiste que de saisir sous forme d’image ce que le vulgaire des hommes n’entrevoit que sous forme d’expression abstraite des choses, — et cependant c’est encore peu.

« Il y a des larmes des choses, » comme dit le poète, et nous pouvons entendre par là que la nature ne devient vraiment belle qu’à travers l’illusion de nos propres sentimens que nous transportons en elle, et qui lui communiquent cette puissance d’émotion dont le cœur humain est la source unique, jamais tarie. La splendeur d’une aurore nouvelle, la sérénité d’un beau soir, n’ont de valeur que celle des sentimens qu’elles éveillent en nous, tantôt soulevant les cœurs de joie, de reconnaissance, d’amour, tantôt insultant à notre désespoir comme quelque implacable ironie. Et ce n’est pas tout encore : du milieu des choses prosaïques et basses de l’existence, il reste à dégager ce qu’elles renferment de beauté secrète ; il faut éliminer, choisir, n’emprunter enfin à la réalité ses formes et ses moyens d’expression que pour transfigurer cette réalité même et l’obliger à traduire l’idée intérieure d’une beauté suprême. C’est qu’en effet nous n’appartenons à la réalité que par les parties les moins nobles de nous-mêmes, cette nécessité du labeur journalier qui nous réduit au rôle de machines, les appétits qui nous confondent avec l’animal, et que tout ce qu’il y a de supérieur en nous conspire à nous relever de la déchéance où nous maintient l’asservissement à la matière. Dans ce sens, on a pu dire « que le monde de l’art était plus vrai que celui de la nature et de l’histoire, » parce qu’on y voit s’évanouir la contradiction choquante qu’accuse impitoyablement la condition humaine entre la grandeur du but où nos aspirations nous poussent et la faiblesse dérisoire des moyens dont nous disposons pour l’atteindre.

De ces trois conditions, si l’art néglige les deux premières, et qu’il ne se préoccupe que de rendre la vérité générale du type, il n’enfantera que des œuvres d’une beauté sans doute accomplie, mais froide, mais inanimée, « qui sera comme l’eau pure et qui n’aura pas de saveur particulière : » ainsi les Martyrs de Chateaubriand, Eudore et Cymodocée. S’il ne se soucie que de la seconde et d’émouvoir seulement les cœurs ou d’échauffer les imaginations, il produira des œuvres déjà d’une valeur moins haute et contre le trouble momentané desquelles il sera possible à la réflexion de se reprendre : ainsi les romans de Richardson, Clarisse Harlowe ou Paméla, ainsi la Nouvelle Héloïse. S’il ne s’inquiète enfin que de la première et qu’il juge avoir tout fait s’il a donné du réel, une copie servile, j’admirerai la patience de l’observateur, l’habileté de main de l’artiste ; mais, quant à l’œuvre, elle ne réussira complètement que dans la représentation du grotesque. Nous ne méconnaîtrons pas qu’en ce genre le roman réaliste n’ait fait et ne fasse preuve tous les jours de verve et d’originalité. Depuis les Crevel et les Birotteau de Balzac, depuis le pharmacien Homais jusqu’aux caricaturés de MM. Malot et Zola, longue serait la galerie qu’on pourrait faire défiler sous les yeux du lecteur ; mais n’y a-t-il donc pas autre chose dans l’homme que de quoi rire et se moquer ? « S’il se vante, je l’abaisse, » nos romanciers n’y font pas faute ; « s’il s’abaisse, je l’élève, » voilà ce qu’ils oublient trop. A défaut de ces mortelles presque divines, les Roxane et les Phèdre, qui retenaient jusque dans le désordre de la passion quelque chose de la sérénité de l’antique, personne enfin ne nous rendra-t-il ces vivantes héroïnes qu’emportaient par-delà les conventions sociales la franchise, l’ardeur plus qu’humaine et l’éloquence brûlante de la passion enivrée d’elle-même, les Valentine et les Indiana ?


FERDINAND BRUNET1ÈRE.



ESSAIS ET NOTICES.
M. ERNEST LEGOUVÉ. — Conférences parisiennes, 4e édition. — Conférence sur Scribe. — Conférence sur H. Samson et ses élèves. — Librairie Hetzel.


Les lectures publiques ou les conférences sont partout à la mode. On en fait en Allemagne comme en Angleterre, en France comme en Amérique ; on y traite de tout, de la botanique, du système solaire, de la religion, de la littérature, des comédies du temps passé et des romans du jour. Pour peu que le conférencier soit ingénieux, disert ou éloquent, il peut se promettre que la salle sera pleine et qu’elle ne lui marchandera pas les applaudissemens. Cet usage, qui nous paraît nouveau, ne l’est pas autant qu’il nous plaît de le croire. L’antiquité l’a connu et pratiqué, les conférenciers d’alors portaient un nom qui sonne mal aujourd’hui et qui jadis n’avait rien d’injurieux ; ils s’appelaient des sophistes, et qui disait sophiste entendait par là tout simplement un homme habile à raisonner et à parler, et toujours prêt à le prouver. A Athènes, à Éphèse, à Pergame, ces virtuoses de la logique et de la parole, ces ténors ou ces barytons du beau langage, annonçaient par des affiches qu’à telle date, dans tel lieu, au théâtre ou au cirque, ils donneraient un concert d’éloquence ; le sujet n’importait guère, il était quelquefois laissé au choix de l’auditoire. Ce fut à l’un de ces concerts qu’assista un jour Annibal, banni de Carthage. L’orateur avait pris pour thème les devoirs d’un général et les secrets de l’art militaire. Annibal dit en sortant qu’il était charmé d’être venu et n’avait point perdu son temps, qu’il savait désormais combien de sottises un homme d’esprit peut dire en une heure. Si nous n’avons pas inventé les conférences, du moins nous les avons perfectionnées. Nous ne voudrions pas jurer qu’il ne s’y dise plus de sottises ; mais la sottise est aujourd’hui moins imprudente ou moins impudente qu’autrefois, elle prend plus de précautions, elle s’entend mieux à sauver les apparences et à défendre son secret contre Annibal. Quant à ceux de nos conférenciers qui se font un devoir de ne jamais parler de ce qu’ils ignorent, il est possible qu’ils possèdent à un moindre degré que les sophistes de l’antique Grèce la musique de l’éloquence, le don de draper le discours et d’arrondir une période ; mais ils ont sur eux cet avantage, qu’il ne leur suffit pas de chatouiller agréablement les oreilles de leur public, ils se croient tenus, de l’instruire un peu. Les sciences d’expérience et d’observation, les études exactes et l’histoire naturelle, qui sont devenues populaires dans notre siècle, exercent à la longue une heureuse influence sur le goût littéraire ; elles finiront par nous dégoûter du faux, du creux, du théâtral et des rhéteurs. Un Tyndall, un Vogt, un Agassiz, ont démontré par leur exemple qu’on peut se passer de rhétorique pour intéresser et captiver les foules.

Certains censeurs moroses trouvent à redire à tout, même à cette récréation honnête et souvent utile qu’on nomme une conférence. Un ancien président de la république étoilée disait, en parlant du jeu des échecs, qu’il n’aimait pas : « Si c’est un plaisir, il est trop sérieux ; si c’est un travail, il ne l’est pas assez. » Ainsi raisonnent à peu près les ennemis des conférences. Les uns les rangent parmi les, plaisirs ennuyeux ; ils se plaignent qu’en vieillissant notre siècle est devenu pédant, qu’il a désappris à causer, qu’il ne sait plus que discourir, haranguer, disserter. Ils préfèrent pour leur part à toutes les harangues un quart d’heure de causerie avec un bon joueur de raquette, qui s’entend à renvoyer la balle, et ils donneraient volontiers pour une scène de comédie bien filée toutes les dissertations sur la littérature dramatique. Les gens que les conférences ennuient ne sont pas bien à plaindre ; il est un moyen très simple de ne s’y plus ennuyer, c’est de n’y pas aller. D’autres au contraire ne demanderaient pas mieux que d’y aller, s’ils ne se défiaient de la marchandise qu’on y débite ; à les entendre, c’est une marchandise de pacotille, bonne pour les badauds, et que rebute leur délicatesse. Les savans ont reproché plus d’une fois aux conférenciers de ravaler, de compromettre les études et les pensées sérieuses en les accommodant au goût et à la portée d’un auditoire de rencontre, qui demande à être amusé, — et on sait dans quel mépris les savans de profession tiennent la science amusante, les faiseurs de mots, les faiseurs de phrases. On pourrait leur répondre qu’un bon mot n’est pas nécessairement un mot léger, que c’est quelquefois, comme on l’a dit, l’aiguille qui fait passer le fil. Il est plus difficile de défendre contre leurs justes sévérités les faiseurs de phrases. Nous avons sujet de leur en vouloir, les phrases nous ont perdus, et plût au ciel que les lois constitutionnelles renfermassent un article qui les prohibât à jamais, et que cet article pût être mis à exécution ! mais il atteindrait bien des gens qui ne sont pas conférenciers, il frapperait même plus d’un homme d’état, et les phrases les plus dangereuses sont celles que font les hommes d’état ; les autres ne conduisent pas à Sedan. Il faut que les savans se résignent à ce qu’ils ne peuvent empêcher. Quels que soient les inconvéniens de ce qu’ils appellent dédaigneusement la vulgarisation et les vulgarisateurs, nous vivons dans un temps de démocratie où la science elle-même, cette hautaine et prude divinité, doit, au risque de déroger un peu, quêter, elle aussi, la faveur populaire. Si elle s’obstinait à se confiner dans l’ombra des universités et des laboratoires, on se demanderait à quoi elle sert, et on ne respecte plus que ce qui est utile. Les conférenciers sont ses interprètes, ses ambassadeurs auprès des foules, et ce métier nous paraît, lorsqu’il est bien fait, aussi honorable qu’utile. Puisque le peuple règne, il est heureux que des hommes de bonne volonté se chargent de faire l’éducation du nouveau souverain, de lui dégrossir l’esprit, de lui ouvrir des jours sur le monde, de lui donner, pour employer un mot de Molière, « des clartés de tout. »

C’est ainsi que l’un des conférenciers les plus courus de ce temps, M. Ernest Legouvé, entend les devoirs de son état. Il adresse d’ordinaire ses discours et ses enseignemens non aux raffinés, aux chercheurs, à cette race de curieux qui veulent connaître le fond des questions, mais aux intelligences communes, médiocrement ambitieuses, et il entreprend de leur inoculer le goût des choses relevées et des choses délicates. Il n’a pas seulement les vertus de son métier, il possède toutes les qualités convenables pour le bien faire, une parole facile, abondante, limpide, de l’émotion quand il en faut, de la belle humeur, de la gaîté, le talent de conter une anecdote, le talent aussi d’aiguiser dans l’occasion et de décocher une épigramme. Ces dons heureux sont mis par lui au service d’idées honnêtes, généreuses ; il est un de ces amuseurs qui instruisent et même qui édifient. Il y a deux hommes dans M. Legouvé, un moraliste et un auteur dramatique, lesquels savent l’un et l’autre intéresser leur public. Le moraliste aime à nous entretenir de tous les problèmes qui touchent à l’éducation ; il aime davantage encore à plaider la grande cause de la réhabilitation sociale des femmes, à revendiquer pour elles le droit à l’instruction, le droit au travail, le droit aux emplois rétribués, par-dessus tout le droit au respect. L’auteur dramatique se complaît à nous initier aux mystères d’un art qu’il a cultivé autrefois. Un jour, il a bien voulu nous enseigner comment il faut s’y prendre pour faire une pièce, et il y a si bien réussi que tous ses auditeurs rentrèrent chez eux la tête grosse d’un scenario de drame ou de comédie ; mais la plupart ont manqué de patience et ont accouché avant terme.

Dans sa conférence sur Samson, M. Legouvé nous a représenté cet artiste comme le type achevé du professeur. « Il en avait, nous a-t-il dit, le désintéressement, la foi, et ce que j’oserai appeler l’ardeur apostolique. » Ce mot a surpris, scandalisé quelques personnes, qui avaient peine à concevoir qu’un professeur de déclamation fût un apôtre. Ce que M. Legouvé a dit de Samson, on pourrait le lui appliquer à lui-même, — ce virtuose possède, lui aussi, l’ardeur apostolique. Il ne parle pas pour le plaisir de parler et de se faire écouter, plaisir délicieux, paraît-il, et que certaines gens préfèrent à tous les autres. Il parle pour persuader, pour convaincre, pour démontrer une thèse, pour faire la propagande des idées qui lui sont chères. Les apôtres sont de terribles hommes ; ils vont devant eux tête baissée, heurtant de front les erreurs, les préjugés, quelquefois le sens commun quand il se trouve par malheur sur leur chemin, ne s’occupant que de faire leur trouée, sommant l’univers de confesser que leur dulcinée est incomparable, indifférens au blâme, aux moqueries des incrédules, si sûrs d’avoir raison qu’ils se soucient peu de ce qu’on pourrait leur répondre, et que les intempérances de leur langage nuisent quelquefois à l’effet de leur prédication.

Quand M. Legouvé défend les femmes, dont il est l’ami par excellence, contre l’injustice des hommes, quand il les recommande à la bienveillance de la loi et à la protection de la société, son éloquence s’anime, s’échauffe, et il trouve des argumens dignes de nous toucher. Le mal est qu’il ne s’arrête pas à temps, qu’il en dit trop, et rien n’est plus froid qu’une exagération. — « Qu’est-ce que le devoir sans l’amour ? s’écrie-t-il, et qu’est-ce que l’amour, sinon l’âme même des femmes ? Que cette âme soit donc mêlée à la vie tout entière de la France ! qu’elle vivifie la famille ! qu’elle circule dans la société ! qu’elle pénètre dans tous nos conseils publics ! qu’elle attendrisse, qu’elle humanise, qu’elle réconcilie ! L’apostolat du monde moderne ne manquera ni de saint Pierre prêt à tirer le glaive, ni de saint Paul tonnant par la parole ; mais il lui faut aussi là voix touchante du disciple bien-aimé de Jésus, de celui qui a dit : Aimez-vous les uns les autres ! Divin saint Jean, tes seules héritières légitimes, ce sont les femmes. » Saint Jean protesterait peut-être contre une telle conclusion ; il n’est pas sûr qu’il acceptât toutes les femmes pour ses héritières légitimes, il réclamerait au moins le bénéfice d’inventaire. Il pourrait répliquer au conférencier : — Halte-là ! oubliez-vous qu’il y a des femmes qui ne savent pas aimer, et d’autres dont il est dangereux d’être aimé ? Oubliez-vous qu’il y a des amours qui tuent, et que ce sont elles qui les ont inventés ? Faut-il croire que la société est responsable de leurs perversités et de leurs fautes, que dans toute Dalila il y avait une sœur grise commencée ? Cela n’est pas prouvé, et en tout cas cela n’est point écrit dans mon Évangile. — Ce n’est pas seulement en parlant des femmes que M. Legouvé se laisse emporter par son enthousiasme jusqu’à faire quelque violence au sens commun ; il compromet ses thèses littéraires en les outrant. Il professe pour la tragédie un respect, une dévotion, que nous sommes tout disposés à partager. Polyeucte et Athalie sont assurément, de merveilleux chefs-d’œuvre, et il n’est pas donné au premier venu de faire une Médée ; mais le conférencier ne va-t-il pas un peu loin quand il déclare que la tragédie « est le plus noble aliment dont se soient jamais rassasiées les imaginations humaines, qu’elle ne mourra pas plus en France que ne s’éteindront le patriotisme, le dévoûment, le culte du devoir et l’amour de la liberté ? » Comprend-on bien ce que le patriotisme et l’amour de la liberté ont à voir dans Phèdre ou dans Bérénice ? et ne peut-on pas se représenter une société où régnerait le culte du devoir et où pourtant il ne se ferait point de tragédies ? Le seul devoir que nous connaissions en ces matières est de n’en point faire d’ennuyeuses, car de tous les ennuis le plus redoutable est l’ennui en vers et en cinq actes.

Nous avons dit qu’il y avait deux hommes dans M. Legouvé ; hâtons-nous d’ajouter que ces deux hommes n’en font qu’un, tant ils sont étroitement unis. Ils vont toujours de compagnie, ils s’entr’aident en toutes choses, ils se consultent et se concertent, et, quand l’un d’eux entreprend de faire une conférence, il ne lui échappe jamais un mot que l’autre ne puisse agréer. A-t-il à traiter quelque point de morale, M. Legouvé emprunte ingénieusement à ses pièces et aux pièces des autres des exemples et des preuves. S’occupe-t-il de littérature dramatique, il n’oublie jamais les intérêts sacrés de la morale, tant il est convaincu que le théâtre n’est pas seulement destiné à nous procurer les plus nobles ou les plus charmans plaisirs de l’esprit, mais qu’il joue un rôle important dans l’éducation des âmes et des sociétés, qu’il est une école, presqu’un temple. Aussi tient-il dans une haute estime tous ceux qui officient dans ce culte. Il ne craindra pas de dire par exemple que « Mlle Rachel a servi la muse tragique en prêtresse, et Mme Ristori en missionnaire. » Traitant si favorablement les comédiens, on ne peut s’étonner qu’il ait quelque bienveillance pour les auteurs ; il s’étudie en toute occurrence à combattre les préjugés qui courent à leur sujet, à donner de leur caractère et de leur mission l’idée la plus relevée, la plus auguste, — il lui est même arrivé de les assimiler aux astres et aux étoiles. Cherchant à faire comprendre à ses auditeurs « le phénomène singulier de la conception théâtrale, et comment les élémens du drame, qui flottent sans lien dans l’imagination du poète, se condensent tout à coup sous le souffle de l’inspiration en un premier noyau, en un nœud, et forment une situation centrale, une scène pivotale autour de laquelle tout vient se grouper, » pour rendre sa pensée plus claire, il s’avisa d’emprunter une comparaison à l’astronomie. « Dans l’étendue, s’écria-t-il, flotte à l’état de nuage une matière cosmique que j’appellerai de la poussière de mondes et qui tourbillonne éparse dans l’espace jusqu’à ce qu’un jour, sous le coup du mouvement qui les agite, quelques centaines ou quelques millions de ces molécules s’agglomèrent tout à coup ensemble, et forment un noyau de lumière autour duquel viennent se grouper successivement et incessamment d’autres molécules, qui finissent par constituer un corps solide, une planète. » Ainsi se font les planètes et les drames. Qu’ont pensé de cette comparaison les auditeurs de M. Legouvé ? A coup sûr, elle a dû les étonner, car l’instant d’avant il leur avait narré avec sa bonne grâce ordinaire une anecdote bien propre à les convaincre que les auteurs dramatiques ne sont pas des habitans de l’empyrée. Le Théâtre-Français ayant demandé à Scribe d’écrire une comédie pour Mlle Rachel, l’habile dramaturge proposa à M. Legouvé de chercher un sujet et de faire la pièce avec lui. M. Legouvé chercha et trouva, et, quand il eut trouvé, il courut chez Scribe pour lui expliquer son sujet. Scribe fut ravi, nous raconte M. Legouvé, et il ajoute : « Savez-vous sa réponse ? Il me saute au cou en me disant : Cent représentations à six mille francs ! »

Voilà une réponse, un attendrissement et une embrassade qui n’ont rien d’olympien ni d’éthéré. M. Legouvé semble avoir craint que son anecdote ne produisît sur son public une fâcheuse impression, il a cherché à rattraper son mot. « Vous vous scandalisez peut-être, leur dit-il, de cet enthousiasme chiffré. Vous avez tort ; ce n’est pas un mot de spéculateur, c’est un cri d’artiste ; ce que l’artiste aime dans les fortes recettes, ce n’est pas seulement le gain qu’elles apportent, c’est surtout le succès qu’elles représentent. Il estime dans l’argent le seul thermomètre qui dise la vérité. » Ah ! permettez, l’argent est une chose aimable et précieuse, et il est fort naturel que les auteurs aiment à en faire ; si étoile que l’on soit, on ne laisse pas d’être homme, il faut vivre, et il est permis d’aimer à bien vivre ; mais ce ne sont pas uniquement les comptes d’un caissier qui décident des réputations, et il serait fâcheux de demander à ce qu’on gagne le secret de l’opinion qu’on doit avoir de soi-même. M. Legouvé, qui a lu son Aristophane, sait comme nous que, si le dieu capricieux et aveugle accorde quelquefois ses faveurs aux honnêtes gens et aux œuvres honnêtes, il a souvent aussi des complaisances pour des gens qui ne les méritent pas. Ne faisons pas la part trop belle aux charlatans, et que l’habile conférencier nous permette de lui reprocher que tour à tour il surfait et calomnie les auteurs dramatiques. Nous avons entendu dire que le plus mince vaudevilliste, comme le plus mince romancier, s’il a en lui une parcelle de talent, s’éprend de son sujet comme par un charme avant de savoir s’il vaut cent mille francs ou trois sous. Tout homme qui est un peu artiste, le fût-il très peu, quand il rencontre inopinément à l’un des tournans de sa vie ou d’une rue cet être rare, ailé, fugitif, qu’on appelle une idée, quand il voit l’apparition s’arrêter tout à coup pour lui sourire et lui faire signe, sent sa tête se prendre ; le cœur lui bat, il est fou de son aventure pendant une heure ou une journée, il est en proie à cette fièvre charmante, à ce trouble délicieux et dévorant que connaissent seuls les amoureux. C’est que tout artiste en effet est capable de devenir follement ou bêtement amoureux, on le reconnaît à cette marque, et toute œuvre de quelque mérite est le fruit mystérieux d’un mariage d’amour. L’idée a dit à l’homme : Tu es mon Caius et je serai ta Caia, — et on s’est épousé, quitte quelquefois à s’en repentir et à faire mauvais ménage ; mais c’est égal, on n’a fait le compte de la dot que le lendemain des noces.

On rapporte qu’un épicurien qui aimait un peu trop la bonne chère était un jour à table et en devoir de bien faire, quand un de ses amis vint le trouver pour solliciter son concours à une œuvre de charité et lui représenta qu’une bonne action valait encore mieux qu’un bon dîner. « Ah ! de grâce, répondit l’autre en ouvrant sa bourse, ne distinguons pas ces choses-là. » Puisque nous sommes en train de quereller M. Legouvé, nous lui représenterons qu’il en use quelquefois comme cet épicurien et qu’il n’aime pas, lui non plus, à distinguer ces choses-là. Il y a cependant des distinctions nécessaires, et, dans l’intérêt même de l’éloquence et de l’effet qu’elle doit produire, il est regrettable de mêler aux questions d’art et de morale des questions d’arithmétique fort intéressantes pour ceux qu’elles concernent personnellement, beaucoup moins pour les autres. Ne mettons pas la boutique trop près du temple, et surtout n’allons pas prendre la boutique pour une chapelle.

À notre avis, M. Legouvé s’est surpassé lui-même dans la fameuse conférence qu’il prononça peu de temps après la défaite de la commune et où respire l’émotion chaleureuse d’un patriote. Il rencontra ce jour-là de nobles accens en développant les leçons qu’un grand peuple peut tirer de ses malheurs, en exhortant la France vaincue et humiliée à ne point désespérer d’elle-même. — « Nous ressemblons à des parens, dit-il en finissant, qui auraient vu leur fils à deux doigts de la mort, et qui le verraient renaître par miracle. Est-ce qu’ils songeraient à se plaindre de le trouver un peu affaibli, un peu pâli, un peu amaigri ? Non, ils ne verraient qu’une chose, c’est qu’il est sauvé, c’est qu’il est vivant… Eh bien ! imitons-les donc, car notre chère France aussi est vivante ! .. En voulez-vous une preuve ? » Il n’était pas difficile à l’orateur de trouver des preuves pour justifier sa consolante assertion ; celle qu’il a choisie est vraiment singulière, — le croira-t-on ? c’est encore une recette. Il pensa ne pouvoir mieux faire que de raconter à son auditoire que les artistes de la Comédie-Française venaient d’entreprendre à Londres une campagne dramatique, qu’ils y étaient restés trois mois, qu’ils y avaient joué tous les soirs, que chaque représentation leur avait rapporté de 3,000 à 4,000 francs, que le jour de leur départ l’aristocratie anglaise leur avait donné un banquet d’adieu, et que deux nobles lords, « aussi spirituels que courtois, » avaient bien voulu servir d’interlocuteurs au duc Job. « — Eh bien ! poursuivit-il, que ces messieurs de Berlin essaient donc d’envoyer une troupe allemande à Londres, et ils verront si le jour de leur départ le premier ministre leur adresse des discours d’adieu. Ils verront si Goethe et Schiller sont de taille à lutter avec Molière, Corneille et Racine. Ils verront s’ils lèvent sur le peuple anglais cette contribution que tous les canons Krupp du monde sont impuissans à obtenir, car c’est le génie qui la gagne, et c’est l’admiration qui la paie. Sursum corda, messieurs ! La France recommence à régner par les arts, elle est toujours la France ! » Étrange manière de prendre sa revanche sur les canons Krupp ! étrange façon de se consoler de Sedan et du reste, et voilà en vérité un sursum corda singulièrement amené ! Non, la recette de chaque soir eût-elle été de 10,000 francs, l’aristocratie anglaise eût-elle donné trois banquets d’adieu aux artistes de la Comédie-Française, dix lords aussi spirituels que courtois eussent-ils servi d’interlocuteurs au duc Job, il nous serait difficile d’admettre que ce fût une compensation suffisante aux horreurs d’une invasion compliquées des horreurs d’une guerre civile, et nous sommes heureux de penser que la France a trouvé dans ses infortunes d’autres raisons beaucoup meilleures de croire à son relèvement et à son avenir. Si d’aventure la tirade que nous venons de citer est tombée sous les yeux superbes, guerroyans et narquois de M. de Bismarck, sans aucun doute il n’a pu s’empêcher de sourire. Un conférencier aussi accompli que M. Legouvé devrait toujours se rappeler qu’un des grands maîtres de l’éloquence n’a pas cru la rabaisser en la réduisant à l’observation des convenances, du quid decet, — et un moraliste aussi avisé devrait se dire que la première règle de la morale est de ne jamais faire sourire M. de Bismarck.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.

  1. Taine, Étude sur Balzac.