Chronique de la quinzaine - 31 mars 1879

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Chronique n° 1127
31 mars 1879


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars 1879.

Il faudrait cependant bien savoir où l’on va, ce qu’on veut, ce qu’on entend décidément faire de ce régime nouveau qu’on a sans doute l’intention d’organiser pour la durée et auquel on prépare d’inévitables mécomptes, peut-être d’irréparables échecs.

Depuis que la république est affranchie ou censée affranchie par la transformation de tous les pouvoirs, depuis deux mois bien comptés, que se passe-t-il ? Le spectacle est certainement étrange et aussi inquiétant qu’étrange. Il y a partout des velléités, des impatiences de domination, des représailles, des infatuations, des défis, des confusions, il y a l’étourdissement, peut-être l’embarras du succès, il n’y a pas de politique. Il n’y a pas, entendons-nous, une vraie politique, précisée avec autorité par un gouvernement libre dans sa pensée et dans son action, soutenue avec suite par une majorité parlementaire coordonnée et définie, inspirée d’un sentiment impartial et supérieur des grandes réalités nationales. Voilà ce qu’il n’y a pas ! — C’était, objectera-t-on, un premier trouble inséparable de tels changemens, d’une transition si grave. Il fallait bien entrer en possession, s’établir dans l’ordre nouveau, s’assurer les fruits de la victoire et surtout liquider le passé. C’est possible. Il aurait fallu aussi apparemment, et ce n’était point impossible, éviter de se perdre dans cette liquidation, dans des diversions inutilement agitatrices, s’abstenir de multiplier les occasions de crises, les difficultés autour d’un gouvernement inauguré de la veille, préférer les affaires aux excitations vaines et périlleuses. La vérité est que depuis deux mois rien n’a été fait d’une manière sérieuse pour les. plus pressans-intérêts du pays, et qu’à l’heure où nous sommes, après huit ou dix semaines, à la veille des vacances de Pâques, on songe à peine à se mettre à l’œuvre sous l’aiguillon de M. le ministre des travaux publics qui tient à ses grands projets. La vérité est que depuis ces deux mois nous vivons dans une atmosphère absolument factice et que de toutes ces questions qui se sont succédé, qui s’agitent encore, qui résument la politique du moment et qui en sont l’embarras, il n’en est pas une qui n’eût pu être évitée ; il n’y en a pas une seule qui ait répondu à un mouvement d’opinion, à une nécessité évidente, qui n’ait été l’artifice violent ou captieux de l’esprit de parti impatient de bruit et d’agitation.

On a eu d’abord l’amnistie, et assurément cette question de l’amnistie, qui est devenue un moment un embarras, n’avait rien de nécessaire. Elle ne s’imposait pas, elle ne passionnait pas le pays qui, malgré toutes les excitations, est resté jusqu’au bout assez froid. La majorité des chambres se serait peut-être bien passée d’avoir à la discuter, et le gouvernement, même le gouvernement nouveau, se serait passé, lui aussi, d’avoir à la résoudre. Le nouveau gouvernement, laissé à sa seule inspiration, se serait probablement contenté du premier projet qui avait été préparé par M. Dufaure, qui, en étendant libéralement les grâces, suffisait à faire la part de l’humanité sans désarmer la justice sociale. N’importe, il a fallu, sous la pression artificielle des partis, aller au delà au risque d’une crise où le ministère aurait pu succomber, et de débats passionnés qui à coup sûr ne répondaient ni à un vœu de l’opinion ni à un intérêt national. — On a eu ensuite la proposition de mise en accusation des ministres du 16 mai, et, s’il y avait ici dans les chambres le ressentiment, le souvenir amer d’une période de lutte violenté, on peut dire que deux années écoulées, les votes successifs du pays, la transformation de tous les pouvoirs avaient tranché la question. C’était là le seul jugement possible. Le reste n’était plus qu’une représaille rétrospective compromettante pour la paix publique, pour la position du nouveau gouvernement devant l’Europe. — On a aujourd’hui enfin le retour du parlement à Paris qui nécessite avant tout une révision d’un article de la constitution par les deux chambres réunies en congrès. C’est une étape nouvelle dans cette carrière où s’épuisent tous les pouvoirs. La chambre des députés s’est déjà prononcée pour la révision de la constitution et pour le retour à Paris. Le sénat ne s’est point décidé jusqu’ici, il ne se décidera officiellement que demain par son vote ; mais il s’est prononcé jusqu’à un certain point contre la rentrée par la majorité d’une de ses commissions, par un rapport ingénieux de M. Laboulaye. Voilà encore une question de l’ordre le plus délicat, qui prend une gravité inattendue et qu’on aurait pu peut-être s’épargner.

Assurément à un point de vue supérieur, cette rentrée des chambres à Paris, qui est redevenue un objet de discussions passionnées, presque une occasion de conflit, est toujours désirable. Si elle s’était accomplie il y a quelques années au lendemain d’une victoire sociale, dans la plénitude de l’autorité et de la force d’une assemblée souveraine, elle aurait eu la valeur d’un grand acte politique, elle aurait sans nul doute frappé et rallié l’opinion ; elle aurait peut-être détourné des malentendus, permis dès lors de trancher des questions redoutables et de créer des conditions sérieuses de sécurité parlementaire. Aujourd’hui, depuis longtemps, les événemens ont pris un autre cours. La dernière assemblée, puis les chambres nouvelles sont restées à Versailles ; Paris est resté Paris avec ses splendeurs et ses séductions, avec sa prééminence inaliénable de capitale française. On a pris son parti de ce dualisme un peu bizarre, des voyages parlementaires dont on a commencé par se moquer, auxquels on a fini par s’accoutumer. Pour bien des esprits, la vraie raison de ne pas se hâter de quitter Versailles aujourd’hui, c’est qu’on y est, c’est que l’expérience date déjà de huit années bien comptées, c’est que, s’il y a des inconvéniens, il y a aussi des avantages, qui ont été surtout ressentis aux heures de crises ; c’est qu’enfin, quelles que soient les obligations de la résidence officielle, il se forme par l’usage, par une interprétation un peu libre de la constitution, un certain état pratique qui permet au président de la république, aux ministres, de rester à Paris, et qui est peut-être le meilleur moyen d’arriver par degrés à la solution complète. Où était la nécessité de troubler prématurément ce travail de retour progressif, de chercher à brusquer la solution par un emportement de parti sans s’être concerté d’avance avec le sénat ? On a bien réussi ! on a peut-être compromis une question des plus graves en la précipitant, en la dénaturant par les exagérations et les déclamations, en ravivant les antagonismes. Le résultat est cette situation confuse et faussée où les conflits renaissent, où tous les dénoûmens peuvent être redoutables. Si les chambres restent maintenant à Versailles par le vote du sénat, cette résolution ressemblera à un acte de défiance à l’égard de Paris ; si la révision constitutionnelle est votée, si le parlement rentre à Paris, ce sera considéré comme une résipiscence du sénat cédant aux pressions des partis. Que sera-t-il décidé demain ? Le gouvernement serait, dit-on, disposé à demander un ajournement, sans doute pour se donner le temps de trouver, de négocier une transaction ; mais ce ne serait qu’un ajournement, et c’est ainsi que notre politique se crée à elle-même, se laisse imposer des difficultés qui auraient pu être évitées, qui au début sont inutiles ou prématurées et qui finissent bientôt par s’envenimer, par devenir dangereuses.

Comme si cette situation n’était pas assez compliquée cependant, comme s’il n’y avait pas assez de difficultés dans cette ère nouvelle qui semblerait avoir pour objet l’apaisement de la France, M. le ministre de l’instruction publique vient à son tour de prendre l’initiative de questions bien autrement graves que l’amnistie ou le retour à Paris. M. Jules Ferry, nouveau venu au pouvoir, est visiblement impatient de se signaler ; il tient à montrer son activité, et il laisse aussi se déployer autour de lui toute sorte d’activités qui se manifestent parfois sous des formes étranges. La régénération est à l’ordre du jour au ministère de l’instruction publique et des beaux-arts ! Ce qui est certain c’est que M. Jules Ferry, entrant dans son rôle avec l’intrépidité d’un homme qui ne connaît point d’obstacles, se hâte de porter du premier coup aux chambres plusieurs projets dont l’un est décoré par un singulier euphémisme du titre de « loi sur la liberté de l’enseignement supérieur. » Il y a dans ce projet deux choses : il y a la restitution à l’état de la collation des grades, qui n’a rien d’imprévu, et il y a un ensemble de dispositions dont l’unique effet peut être de rendre toute liberté illusoire. Il y a particulièrement, à propos de l’enseignement supérieur, cet article 7 qui dit en propres termes : « Nul n’est admis à participer à l’enseignement public ou libre, ni à diriger un établissement d’enseignement de quelque ordre que ce soit, s’il appartient à une congrégation religieuse non autorisée. » Ceci commence à devenir clair.

Lorsque M. Jules Ferry revendique pour l’état le droit de conférer les grades qui ouvrent les carrières publiques, il ne fait rien de nouveau, rien d’extraordinaire ; il ne propose que ce qu’avait proposé avant lui M. Waddington dans son passage au ministère de l’instruction publique, ce que M. Bardoux proposait plus récemment. M. Jules Ferry, comme ses prédécesseurs, veut remettre l’état en possession d’une prérogative dont il n’aurait pas dû être dépouillé, rien de mieux. Cette collation des grades est un droit de l’état, et si les auteurs de la loi de 1875 qui a fondé la liberté de l’enseignement supérieur avaient eu plus de prévoyance, ils auraient respecté ce droit : ils auraient enlevé d’avance tout prétexte aux atteintes dont leur œuvre est aujourd’hui menacée. S’il ne s’agissait que de la collation des grades, la cause serait déjà gagnée ; mais M. Jules Ferry ne s’en tient plus à la réforme simple et équitable que M. Waddington et M. Bardoux avaient proposée ; il va plus loin, et il est même fort clair que dans sa pensée la collation des grades n’est que la moindre des choses, que la partie essentielle de la loi nouvelle est l’article qui interdit l’enseignement de quelque ordre que ce soit aux membres des « congrégations religieuses non autorisées. » En d’autres termes, c’est une entreprise préméditée, combinée contre l’intervention des influences religieuses dans l’éducation publique, une tentative déclarée de réaction contre l’ensemble des lois qui depuis trente ans ont fondé la liberté de l’enseignement en France. M. Jules Ferry ouvre le feu, et il est si pressé qu’il ne se donne même pas le temps de mettre un peu d’ordre dans la campagne qu’il entreprend. Il propose une loi sur l’enseignement supérieur, et dans cette loi il introduit d’une manière presque subreptice un article qui du même coup irait atteindre, abroger presque complètement la loi de 1850 sur la liberté de l’enseignement secondaire. Il brouille tout, il confond tout ! M. Jules Ferry est en vérité fort impatient de précipiter le gouvernement et la république dans une guerre dont il n’a peut-être calculé ni la gravité, ni la durée, ni les conséquences, et où il est certain de rencontrer dès les premiers pas les résistances non-seulement des représentans de l’église, mais de tous les esprits sincèrement libéraux.

Qu’on y prenne bien garde : ce n’est pas une question de privilège d’église, de prérogative ecclésiastique, non, ce n’est pas, comme on le dit, une question de cléricalisme ; ce qu’il y a d’important et de grave, c’est le droit commun mis en cause, c’est la liberté atteinte dans une classe déterminée, dans des religieux parce qu’ils sont des religieux. Voilà la vérité et voilà le danger de cette guerre étourdiment déclarée ! C’est un moyen commode sans doute de se faire une érudition de circonstance, d’invoquer les édits de l’ancienne monarchie, les décrets de l’empire, les ordonnances de 1828 et de répéter sans cesse : Nous ne faisons que ce que tous les gouvernemens ont fait, il ne s’agit que des congrégations, et encore des « congrégations non autorisées. » Est-ce que ce n’est pas là commettre la plus étrange confusion de toutes les idées, de toutes les époques, des conditions propres aux régimes les plus opposés ? Est-ce que ce n’est pas méconnaître la puissance bienfaisante et libérale de cette révolution dont on invoque le nom ? Eh ! certainement l’ancienne monarchie avait ses règles et ses traditions ; elle avait la police des communautés religieuses, elle se réservait le droit de les autoriser ou de ne pas les tolérer, et la raison en est bien simple : c’est que les communautés avaient une existence privilégiée, une personnalité civile ; elles avaient des droits, des immunités, des statuts, et l’autorisation de la puissance publique impliquait de la part de l’état l’obligation de maintenir, de défendre ces statuts, ces privilèges. L’état faisait respecter les lois de l’église, même les vœux, il était tout simple qu’il mesurât ses obligations. Même à cette époque des ordonnances de 1828 qu’on invoque, sous cette restauration qui était pourtant déjà dans des conditions si différentes, il y avait encore une religion d’état, l’Université était un monopole légué par l’empire, l’état était le gardien du monopole de l’Université, il pouvait prononcer des exclusions, exiger des déclarations de conformité.

Aujourd’hui tout a changé. La société entière s’est transformée sous l’influence de la révolution. Le droit public s’est renouvelé et il est inscrit dans une série de constitutions. Les monopoles et les privilèges ont disparu ; la loi commune existe désormais pour tous, même pour des religieux, et c’est par une sorte de fiction qu’on est réduit à donner un corps saisissable à une communauté religieuse pour lui dire : Ceux qui vous appartiennent n’auront pas le droit d’enseigner. Pourrait-on dire, quoique cela semble bien simple, ce qu’on entend aujourd’hui par des « congrégations non autorisées ? » Ce, sont des congrégations qu’on ne connaît pas, qu’on ne connaît, selon un mot déjà ancien de M. Jules Simon, « ni pour les protéger ni pour les gêner, » et sur lesquelles on n’a aucun droit exceptionnel, précisément parce qu’elles n’ont aucune existence exceptionnelle. Elles n’ont pas une personnalité civile, elles n’ont ni exemptions ni immunités d’aucune sorte ; elles suivent temporellement la condition de tout le monde, elles participent aux charges publiques et aux obligations de tout le monde. Pour elles, le droit privilégié de corporation s’est évanoui ; il ne reste que des citoyens réfugiés dans l’inviolabilité du domicile, réunis pour prier ensemble, pour pratiquer ensemble des œuvres de bienfaisance et d’instruction. C’est à ce titre, à ce seul titre qu’ils existent, qu’ils peuvent pratiquer l’enseignement, et lorsque dans les premiers temps de la loi de 1850 des communautés se sont présentées pour ouvrir avec une qualité collective des maisons d’éducation, elles n’ont pas été admises. Le conseil supérieur de l’instruction publique en a décidé ainsi plus d’une fois, si nous nous souvenons bien. Cela est arrivé aux jésuites eux-mêmes. Le droit personnel seul subsiste, seul il est reconnu par le pouvoir civil chez ceux qui portent un habit religieux aussi bien que chez les autres.

Les membres des congrégations religieuses sont aux yeux de l’état des citoyens comme les autres citoyens, rien de plus, rien de moins. S’ils manquent aux lois, s’ils se dérobent aux obligations publiques, s’ils n’ont pas la qualité de Français là où cette qualité est nécessaire, qu’on les réprime par les moyens légaux, rien de plus régulier et de plus simple. S’ils respectent les lois, s’ils sont les plus paisibles des hommes, s’ils observent les règles tracées par l’état lui-même dans l’instruction publique, telle qu’elle a été organisée depuis longtemps, sous quel prétexte leur interdirait-on ce qui est permis à tout le monde ? Ce serait donc l’esprit qu’on poursuivrait en eux, et c’est pour une suspicion de tendance qu’on priverait de simples citoyens de ce droit d’enseigner qui est un droit civique, que les tribunaux correctionnels eux-mêmes ne peuvent pas enlever selon la loi pénale, qui ne peut être perdu qu’à la suite d’une condamnation criminelle ! Et de plus, ce n’est pas le droit des professeurs libres qui est seulement atteint. Ces professeurs ont ouvert des maisons d’éducation à l’abri des lois qui datent déjà de trente ans ; ils comptent aujourd’hui plus de 20,000 élèves qui leur ont été confiés par le choix délibéré des familles. Ces familles, qui appartiennent certainement à toutes les opinions, même à l’opinion républicaine, ont raison ou elles ont tort, elles agissent dans le sentiment de leur indépendance. C’est donc le droit des familles qui est frappé comme le droit des professeurs, et en outre c’est l’enseignement général tout entier qui est atteint par cette suppression soudaine d’établissemens ouverts à une si nombreuse jeunesse. Ce serait une étrange manière d’entendre le progrès ! Avant d’aller plus loin et de suivre le pétulant ministre qui se charge de régénérer l’instruction publique, qu’on réfléchisse un peu plus mûrement ; qu’on craigne de donner trop raison à M. de Falloux, qui vient d’écrire une étude si vive, si intéressante sur l’Evêque d’Orléans et qui disait un jour : « Tout ce qu’on donne à la république on ne le donne pas à la liberté, et tout ce qu’on donne au gouvernement on ne le donne pas à l’autorité. » C’est là justement la question qui s’agite dans ces projets assez mal conçus où s’essaie un dangereux esprit d’exclusion.

De toute façon, il est certain qu’il faut choisir. Si l’on veut revenir aux monopoles, à la direction administrative des esprits, à l’exclusion des dissidens, aux conditions d’un enseignement officiel dans l’intérêt d’un parti, d’une philosophie ou d’une secte, il faut le dire. On peut recourir à ces décrets de l’empire que Berryer appelait « une source impure » en défendant précisément un jour devant la justice M. Jules Ferry lui-même contre l’application d’un de ces décrets. On peut aller fouiller toutes les époques pour y puiser des restrictions et des prohibitions ; mais alors on n’aura pas le droit d’inscrire ce mot de liberté sur les projets qu’on présentera. Ce sera édifiant. M. le ministre de l’instruction publique aura la satisfaction de mener la campagne entre le prince Napoléon, grand défenseur du pouvoir civil contre l’église comme on sait, et le conseil municipal de Paris, qui fait la guerre aux frères, ou le conseil municipal de Lyon, qui supprime le bois pendant l’hiver aux enfans des écoles chrétiennes. — Si, s’arrêtant dans cette voie ou obéissant à une inspiration meilleure, on veut développer la liberté dans l’enseignement comme dans tout le reste, il faut en accepter virilement les conditions. C’est une étrange façon de témoigner sa foi à la société civile que de la croire en péril parce que quelques religieux présideront à l’instruction de la jeunesse dans un certain nombre de maisons dispersées en France. Il y a plus de dix ans déjà, en plein empire, M. Jules Simon disait avec une ferme et libérale raison devant le corps législatif : « La liberté d’enseignement est comprise, désirée, voulue comme toutes les autres. Elle reprendra avec toutes les autres son rang et ses droits. Personne ne la conteste plus en principe. Si on hésite, c’est qu’on a peur. On a peur de quelque chose ou plutôt de quelqu’un, et vous le dites tous en même temps que moi : on a peur du clergé. Je n’ai qu’un mot à dire, c’est qu’il n’est permis ni de nier le droit ni de reculer devant son application ; c’est qu’il n’est pas digne de ce grand pays ni des hommes qui croient encore à la toute-puissance de la vérité de se laisser gouverner par la peur. Cela n’est pas possible. » Est-ce qu’on peut avouer aujourd’hui sous la république qu’il faut rétrograder ? Assurément cela ne veut pas dire que l’état doive rester désarmé ! qu’il ne garde pas le droit de réprimer les abus, de redresser les fausses directions, de stimuler et de surveiller le développement de l’instruction en France ; mais supprimer n’est pas gouverner, et, si l’on veut mettre l’Université en mesure de lutter contre de puissantes influences, le meilleur moyen n’est pas de l’isoler dans un monopole reconstitué en la délivrant des émulations utiles. Le meilleur moyen c’est de fortifier l’Université, d’intéresser le corps enseignant tout entier à cette grande entreprise, de populariser les établissemens de l’état, par la sûreté des méthodes, par une instruction généreuse faite pour élever l’esprit de la jeunesse à la hauteur de tous les devoirs. C’est ainsi qu’on servira l’enseignement et la république elle-même, qu’on ne fait souvent que compromettre par des guerres de parti et des agitations stériles.

La vie est dure pour tout le monde. Elle est laborieuse pour la France, elle l’est aussi pour bien d’autres états qui se flattent d’être plus heureux parce qu’ils ont été moins atteints par la mauvaise fortune. Elle n’est pas exempte de troubles pour la Russie et pour l’Allemagne elle-même, l’une et l’autre agitées de sourdes menées révolutionnaires qui vont jusqu’au meurtre. La vie est laborieuse enfin pour l’Europe tout entière qui, en dehors des embarras intérieurs de chaque pays, a le grand et légitime souci de la paix générale à sauvegarder et à dégager sans cesse d’une multitude de complications.

Cette question de la paix, elle semble renaître chaque année au printemps ; elle se reproduit d’autant plus naturellement aujourd’hui que l’Europe est loin d’être délivrée des affaires d’Orient, que la diplomatie se trouve au contraire en face de deux difficultés ou de deux échéances prochaines qui n’en font qu’une : la nécessité de compléter l’exécution du traité de Berlin et l’évacuation de la Bulgarie par les troupes russes, demeurées depuis la fin de la guerre la dernière garantie d’un certain ordre matériel dans la région des Balkans. Jusqu’ici, l’application de ce traité de Berlin où l’Europe a mis ses espérances de paix ; a suivi son cours tant bien que mal, plutôt mal que bien. Les conditions les plus faciles à exécuter ont été, cela va sans dire, celles qui répondaient aux intérêts ou aux ambitions des grandes puissances engagées. L’Autriche a pris son lot ; elle est entrée en Bosnie et en Herzégovine, elle s’y est établie ; elle ne demande pas mieux que de s’y retrancher, d’étendre son occupation, de s’assurer une issue vers Salonique et la mer Egée. L’Angleterre s’est installée à Chypre, elle a pris possession de son influence dans l’Asie-Mineure. La Russie est restée provisoirement en Bulgarie, profitant de sa position au nord des Balkans pour régler d’un côté ses affaires avec la Roumanie, pour disposer d’un autre côté de cette région du sud des Balkans qu’on a appelée la Roumélie orientale et qui est censée devoir relever encore de la suzeraineté turque. L’empire ottoman, quant à lui, est devenu ce qu’il a pu dans l’étrange situation qui lui a été faite sous prétexte de le sauver d’un plus grand désastre. Il y a eu des commissions européennes de réorganisation, de délimitation, de liquidation, il y a eu toute sorte de négociations pour achever l’œuvre commencée à Berlin. A mesure qu’on approche du terme cependant, tout se complique, les difficultés reparaissent plus sérieuses peut-être que jamais. Et d’abord un des plus récens incidens de ces singulières et tristes affaires orientales, c’est l’échec définitif des négociations engagées de fort mauvaise grâce par la Turquie avec la Grèce au sujet d’une rectification de frontière désirée par l’Europe. Les plénipotentiaires des deux pays, réunis à Prevesa, se sont séparés sans avoir pu arriver à une entente que les Grecs ne désiraient probablement pas plus que les Turcs. La question est maintenant renvoyée à l’Europe, chargée d’imposer à la Turquie une cession nouvelle de territoire, et de faire accepter par la Grèce quelques avantages qui seront toujours bien modestes pour ses ambitions ; mais le plus gros, le plus menaçant orage n’est point, à l’heure qu’il est, aux frontières de l’Épire ; il est bien plutôt sur les Balkans, où l’on touche à la crise décisive. C’est le 3 mai prochain que l’occupation russe doit cesser en Bulgarie, et que les Turcs, d’après le traité, devraient rentrer dans les possessions ou dans les droits de souveraineté qui leur sont laissés. Que va-t-il se passer dans ces pays où toutes les passions sont enflammées ? Voilà certes le moment le plus dangereux depuis la paix de Berlin !

C’est une situation nouvelle, peut-être le commencement d’un drame inattendu, plein de redoutables surprises, et ce drame possible, éventuel, a un prologue qui est assurément curieux, qui est retracé d’une manière aussi libre qu’intéressante dans le Blue-Book récemment publié à Londres. La situation, on le sait, est celle-ci : le congrès de Berlin, sous l’influence de l’Angleterre, a créé à côté de la Bulgarie indépendante une province dite « la Roumélie orientale, » qu’il a dotée d’une large autonomie, en la maintenant toutefois sous la suzeraineté de la Porte, en laissant au sultan les droits de souveraineté et de défense militaire. Lorsque les délégués européens arrivaient l’automne dernier à Philippopoli pour procéder à l’organisation prévue par le congrès, le commissaire anglais, lord Donoughmore, — c’est lui-même qui le raconte, — recevait la visite du commissaire russe, le prince Doudoukof-Korsakof, qui depuis la guerre règne et gouverne en Bulgarie. Le prince Doudoukof, affectant de dépouiller tout caractère officiel et de parler de « gentleman à gentleman, » ne se gênait guère dans ses propos sur le programme anglais et européen auquel il se montrait décidé à opposer tous les obstacles possibles. A la grande surprise de l’Anglais, qui l’écoutait sans rien dire, il ne craignait pas de qualifier « de farce le traité qui avait abouti à l’institution d’une commission internationale. » Il se plaisait à « tourner en ridicule l’œuvre de Berlin, la commission de la Roumélie orientale, tout ce qui avait été fait au congrès et depuis, traitant tout d’opérette d’Offenbach, de comédie, de bouffonnerie, et employant d’autres expressions semblables. » Il ne parlait pas du reste avec beaucoup plus de respect de ses cliens de Bulgarie, ajoutant d’un ton leste « qu’entre Russes et Anglais tout le différend portait sur ceci, que les Anglais étaient les amis de la canaille turque, tandis que les Russes soutenaient la canaille bulgare. » Et le prince Doudoukof-Korsakof couronnait la peinture pittoresque de l’anarchie de ces contrées en disant sans façon ; « Après cotre départ le déluge ! » Le gouvernement anglais a joué à la Russie le mauvais tour de donner dans son Blue-Book une place d’honneur au récit de cette scène, tel que lord Donoughmore le lui a envoyé.

Il n’est pas sûr, à la vérité, que le prince Doudoukof parlât bien sérieusement ou qu’il ait absolument fait depuis tout ce qu’il disait, et il est encore plus douteux que ce fût là réellement l’expression de la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg. La Russie n’a cessé au contraire d’attester l’intention de se conformer au traité de Berlin ; elle l’a dit par ses circulaires, par toutes ses voix officielles, elle l’a répété et confirmé avec plus d’autorité encore par les déclarations de l’empereur Alexandre lui-même. Ce qui est certain, en dépit de toutes les déclarations diplomatiques, c’est que la Russie, croyant peu à l’efficacité d’une séparation de la Bulgarie et de la « Roumélie orientale, » n’a rien négligé pour ruiner d’avance cette combinaison plus ou moins heureuse, dans tous les cas sanctionnée par l’Europe. Elle s’est bien plutôt étudiée à préparer la fusion qu’elle avait proposée et qu’elle désirait. Si elle n’a pas contrarié absolument la commission européenne dans son œuvre, elle ne l’a pas secondée. Elle a tout fait pour exciter et entretenir les animosités nationales, pour rendre impossible la restauration de l’autorité turque dans la Roumélie, elle a formé une administration provisoire ennemie du sultan, elle a recruté des milices locales qu’elle a confondues avec les milices bulgares, qui à un moment donné ne peuvent qu’être un instrument de résistance et de collision. La Russie a créé une situation redoutable, inextricable pour l’heure de la rentrée des Turcs, et ce n’est pas sans raison que lord Salisbury, dans une communication destinée au prince Gortohakof, disait il y a quelques semaines : « Le passage d’un système à l’autre sera aussi violent et soudain que possible, et ceux qui sont disposés à s’y opposer peuvent voir dans la conduite de l’administration actuelle un encouragement formel à la révolte… Cette résistance serait stérile sans doute, car elle se heurterait à des forces très supérieures eh nombre ; mais elle pourrait mener à un renouvellement des souffrances sans exemple que ces contrées ont endurées pendant la dernière guerre. Encourager les illusions qui peuvent amener de telles conséquences, c’est assumer une grave responsabilité ! » Voilà la situation !

Comment sortir de là et détourner ces extrémités ? Si on attend, sans prendre des mesures, l’heure désormais prochaine où les Russes doivent quitter la Bulgarie et où les Turcs rentreront dans la Roumélie, l’explosion prévue par lord Salîsbury n’est point absolument impossible. L’insurrection ne peut compter sur « la victoire finale, » elle sera comprimée, étouffée dans le sang, c’est toujours le ministre anglais qui le dit ; mais les insurgés resteront-ils sans secours ? les Balkans ne seront-ils pas encore une fois en feu ? la Russie ne saisira-t-elle pas l’occasion de suspendre son mouvement de retraite ? Alors la question redevient soudainement européenne, militaire autant que diplomatique ; toutes les politiques se trouvent face à face comme à la veille du congrès de Berlin. C’est dans ces conditions d’une évidente gravité que le prince Gortchakof paraît aujourd’hui prendre l’initiative d’un expédient de circonstance. Le cabinet de Saint-Pétersbourg proposerait une occupation mixte et temporaire de la Roumélie par des contingens européens. Le comte Andrassy avait eu déjà, au congrès de Berlin, l’idée d’une combinaison de ce genre. Au premier aspect, c’est sans doute un moyen de détourner un pressant danger. Malheureusement, à y regarder de plus près, la difficulté n’est qu’ajournée ou déplacée et peut-être compliquée. Les conditions pratiques d’exécution ne sont même pas faciles à saisir et à préciser. Sous quelle forme d’abord se réaliserait cette occupation ? Il y a évidemment des puissances peu disposées à prendre ce rôle compromettant ; l’Allemagne, dit-on déjà, est du nombre, et la France n’aurait aucune peine à se défendre d’entrer dans ces combinaisons. La France donnera Son opinion, ses conseils et pas un soldat. L’Angleterre a sa guerre de l’Afghanistan, elle a une autre guerre dans ses possessions d’Afrique, et elle est en général peu favorable à des occupations de cette nature. L’Italie, qui n’a rien à y gagner, se décidera difficilement sans doute à envoyer quelques bataillons à Philippopoli. L’opération n’est pas des plus simples ; mais ce n’est pas tout : le principe fût-il admis, une bien autre question s’élève. Quel rôle auront les Turcs ? Si on prétend les exclure, ils protesteront, ils en auront le droit ; ils feront un embarrassant appel au traité de Berlin, et l’occupation ne sera qu’une séquestration violente de territoire accomplie malgré eux en pleine paix. Si leur admission est proposée par une des puissances occidentales, la Russie ne l’acceptera probablement pas, elle semble déjà protester, elle représentera la présence des Turcs dans la Roumélie comme un sujet d’irritation, comme un obstacle à la pacification. De toute façon, c’est une crise de plus dans l’exécution du traité de Berlin.

Les difficultés, si réelles, si graves qu’elles soient, ne sont pas insurmontables sans doute avec un peu de bonne volonté, et la paix, désirée pour des raisons différentes par toutes les puissances, ne sombrera pas pour un incident grec ou pour un incident bulgare. On trouvera un expédient, puisque tout le monde le souhaite et en a besoin ; mais cela ne prouve-t-il pas une fois de plus que l’Europe, atteinte depuis longtemps dans son équilibre, dans sa sécurité intime, est condamnée pour longtemps encore peut-être à mener une vie laborieuse à travers les surprises et les embarras toujours nouveaux que laisse après elle la politique de la force et de la conquête ?


CH. DE MAZADE.