Chronique de la quinzaine - 31 mars 1882

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Chronique n° 1199
31 mars 1882


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 mars.

Dire dans quel ordre d’institutions vit présentement la France sous le nom de la république et quel caractère prendront définitivement ces institutions, ce serait assez difficile. On parle souvent par habitude du régime constitutionnel et parlementaire, de la majorité qui décide et règne dans ce régime, et le fait est que de tout cela il n’existe guère que des apparences, une fiction, une représentation extérieure et artificielle.

Ce qu’il y a réellement aujourd’hui, ce qui tend de plus en plus à s’établir dans les mœurs nouvelles qu’on nous fait, c’est un système d’une nature particulière et imprévue. La constitution, oui, sans doute, elle reste la loi publique; elle existe, — sans l’esprit de pondération qui est l’essence et la force du vrai système constitutionnel, — et on ne refuse pas de la laisser vivre à la condition de l’interpréter, de la plier à tout ce qu’on veut, ou de la menacer de toutes sortes de révisions salutaires qu’on tient en réserve. Le régime parlementaire, lui aussi, est censé exister avec les deux assemblées qui en sont les ressorts, sénat et chambre des députés; il existe à la condition que l’une des deux assemblées se borne à enregistrer ce que l’autre a décidé et que le sénat ne se hasarde pas même à glisser un modeste amendement dans une loi que la chambre des députés aura votée. Si le sénat « cette hardiesse il devient dangereux, — ce n’est plus le régime parlementaire tel qu’on l’entend. Et la majorité qui est censée régler le mouvement de cet ingénieux mécanisme, quelle est-elle? où est-elle? elle a été un instant, il y a quelques mois, avec M. Gambetta, cela n’est pas douteux, elle est maintenant contre lui, c’est encore plus certain; elle est même plutôt contre M. Gambetta, dont elle poursuit la défaite avec une sorte d’acharnement, que pour le ministère qui lui a succédé, et, à y regarder de près, cette majorité est une masse assez confuse qui obéit à des mobiles insaisissables, qui le plus souvent n’ose résister à une proposition se donnant une couleur républicaine. Les plus modérés, de peur d’être suspects, suivent les plus hardis ou les plus excentriques, de sorte que ces institutions dont jouit aujourd’hui la France forment un ensemble où l’assemblée la plus éclairée, la plus instruite, doit subir la loi de l’assemblée la plus inexpérimentée, et où dans cette dernière chambre elle-même les hommes sensés, les politiques, sont entraînés et conduits par les violens, quelquefois par les fous. En d’autres termes, c’est le régime constitutionnel et parlementaire pratiqué dans un esprit et avec des procédés qui en sont la négation. Le ministère lui-même suit le courant ou, si l’on veut, se met à côté pour ne pas être emporté. Il respecte certainement le sénat, mais il lui dit ce que M. le ministre de l’instruction publique disait ces jours derniers encore : Ne discutez pas, votez ce que l’autre chambre a voté, sans cela la révision vous menace! Le ministère est plein d’intentions modérées et généreuses ; seulement il veut avoir la majorité, qui elle-même ne veut pas se brouiller avec le? radicaux. Au premier incident, au premier signe, il est prêt à faire ce qu’on voudra, et tout aboutit au même point, à ce que nous voyons, — à cette sorte de république semi-conventionnelle conduite par les passions du parti dominant, à peine mitigée par ce qui reste de tolérance de mœurs et de goûts libéraux dans la société française.

Assurément, même dans la chambre telle qu’elle existe aujourd’hui, même dans cette majorité si incohérente et si prompte à tous les entraînemens comme à toutes les faiblesses, il y aurait encore, si on le voulait, des élémens dont on pourrait se servir pour rendre au régime constitutionnel sa vérité et sa force, pour replacer les affaires du pays dans de plus sérieuses conditions d’équité et de sincérité. On dit quelquefois que ces élémens existent, et c’est possible. Que faudrait-il donc pour relever et rectifier une situation qui n’est après tout ni franche, ni régulière, ni rassurante pour l’avenir? Il faudrait d’abord le vouloir, c’est bien certain; il faudrait se décider à tenter quelques efforts, à soutenir quelques luttes pour arrêter au passage ces propositions que M. Jules Simon appelait l’autre jour des « insanités, » pour décourager les manifestations et les velléités dangereuses, pour maintenir au besoin les droits et l’indépendance du sénat. Il faudrait définir une politique, avouer ce qu’on veut, préciser le terrain sur lequel qu’entend combattre. Malheureusement, dans ces luttes qui auraient leur grandeur, bien des députés craignent d’être peu compris, de rester isolée ; le gouvernement craint de n’être pas suivi, et on hésite. Il est bien plus facile de laisser aller les choses, de ne s’attacher qu’aux positions qu’on peut défendre sans péril, en abandonnant le reste, de ménager les préjugés, les intérêts. ou les fantaisies, en flattant même, s’il le faut, quelques radicaux. Il est surtout bien plus commode, dès qu’il y a quelque difficulté, de toucher le point sensible, de raviver les ardeurs anticléricales, de revenir à la croisade contre les influences religieuses: avec cela on est sûr de faire oublier pour un instant tout le reste et de se tirer d’embarras en ralliant une majorité plus compacte, il est vrai, qu’éclairée. Le procédé n’est pas nouveau; il est invariable et s’il n’a pas sauvé M. Paul Bert, qui a disparu dans le naufrage de M. Gambetta, il a plus d’une fois été utile à M. Jules Ferry, qui, avec plus de mesure et de tenue ou moins de brutalité, poursuit au fond le même dessein.

On l’a bien vu tout récemment dans cette longue et vive discussion qui vient de se dérouler devant le sénat au sujet de la loi sur l’enseignement primaire obligatoire et laïque, définitivement votée désormais. Il y a longtemps déjà que cette loi, préparée par M. Jules Ferry, a été proposée et qu’elle a commencé à voyager du Palais-Bourbon au Luxembourg, du Luxembourg au Palais-Bourbon, pour revenir une dernière fois devant le sénat, il y a bien plus longtemps encore que cette question épineuse de l’obligation dans l’enseignement primaire a été un objet de méditation pour tous ceux qui se sont préoccupés de l’éducation du peuple. On n’a rien inventé. Dans tous les cas, ceux-là mêmes qui depuis longtemps n’ont point hésité à considérer l’obligation comme une nécessité, comme une contrainte bienfaisante, ceux-là étaient les premiers à reconnaître que la condition nécessaire de cette loi rigoureuse de l’obligation devait être de respecter les sentimens, les croyances des populations, de faciliter l’instruction religieuse, de ménager les familles, de ne pas faire surtout d’une mesure d’utilité sociale une victoire de parti ou de secte. C’était, comme l’a rappelé M. Jules Simon, l’opinion des républicains d’autrefois, de ceux de 1848, qui regardaient comme un honneur pour la république d’inscrire dans le programme de l’enseignement obligatoire l’instruction morale et « religieuse. » Jusqu’à ces dernières années encore, on sentait qu’il y avait là un intérêt à respecter. Le sénat n’avait fait après tout que suivre cette tradition en inscrivant l’été dernier dans un amendement que les instituteurs devraient enseigner à leurs élèves leurs devoirs « envers Dieu et envers la patrie. » M. le ministre de l’instruction, publique, de son côté, avait admis au début et l’ancienne chambre elle-même avait voté que les ministres des différens cultes pourraient aller dans les écoles pour donner, en dehors des classes, l’instruction religieuse aux enfans qui voudraient la recevoir. C’était bien modeste, bien entouré de précautions, bien peu compromettant; il y avait du moins la préoccupation d’un intérêt sérieux. Aujourd’hui les docteurs du progrès « laïque » ont parlé, tout cela a été effacé dans les dernières délibérations! Il ne reste plus rien, ni de l’amendement du sénat ni de la faculté laissée aux ministres des cultes d’aller dans les écoles; il ne reste que ce qu’on appelle « l’instruction civique, » des contraintes et des pénalités pour les parens, des examens aussi puérils qu’arbitraires imposés aux enfans qui seront instruits dans leurs familles. C’est l’obligation dans tout ce qu’elle a de blessant et de dur, sans compensation ni atténuation.

Vainement, M. Jules Simon et M. le duc de Broglie ont parlé avec une vive et forte éloquence ; vainement on a essayé de rétablir le nom de « Dieu » dans la loi, de ressaisir quelques garanties ou tout au moins d’obtenir quelques explications; vainement un sénateur républicain et breton, M. Jouin, s’est efforcé de réclamer quelques droits pour la liberté, un certain adoucissement des rigueurs les plus pénibles et les plus criantes de l’obligation. Rien n’a été entendu ; c’était évidemment un parti-pris. M. le ministre de l’instruction publique s’est borné à répondre, non sans âpreté, aux uns et aux autres que le temps des concessions était passé, que l’amendement sur les « devoirs envers Dieu » était inutile et dangereux, qu’il n’y avait plus qu’à sanctionner purement et simplement ce que la chambre nouvelle avait voté, sous peine de se retrouver, comme aux élections dernières, en face de la révision du sénat. M. le ministre de l’instruction publique a réussi selon ses vœux, il a eu son vote. « Vous allez faire une mauvaise loi, » lui a dit avec tristesse M. le sénateur Jouin; c’est, dans tous les cas, une loi qui a le malheur de pouvoir devenir entre des mains violentes ou impatientes un instrument de persécution et de rester plus que jamais avec le caractère indélébile d’une œuvre de secte.

Sans doute, M. Jules Ferry s’est défendu de toute arrière-pensée persécutrice, et comme il ne pouvait cependant méconnaître ce qu’il y a de vague, d’équivoque ou d’arbitraire dans certaines dispositions qui ont été votées avec le reste, il s’est borné à répondre qu’on y veillerait, que tout serait fait libéralement et paternellement, qu’il ne fallait pas tant se défier. M. le ministre de l’instruction publique est bien obligeant; il ne s’est pas aperçu seulement qu’en parlant ainsi, il condamnait lui-même l’œuvre qu’il pressait le sénat d’adopter. Qu’est-ce, en effet, qu’une loi qui n’est pas claire et précise, surtout dans ses dispositions rigoureuses, qui a besoin d’être incessamment interprétée par une volonté administrative, où tout est à la discrétion de ceux qui sont chargés de l’exécution? M. le ministre de l’instruction publique eût-il d’ailleurs personnellement les meilleures intentions et fût-il une garantie vivante, peut-il se promettre de garder indéfiniment la direction de l’enseignement public? peut-il répondre de ses successeurs? M. Jules Simon le lui a dit avec raison : « On fait des lois parce qu’on ne veut pas appuyer l’avenir d’une nation sur quelque chose d’aussi fragile qu’un homme... Il nous faut prendre nos précautions contre les successeurs éventuels. » Et ces successeurs éventuels, toujours possibles, qui ont été des prédécesseurs, auraient apparemment, eux aussi, leur droit d’interprétation à l’aide duquel ils tireraient de l’obligation légale ce qu’ils voudraient au profit de leurs théories et de leurs passions. M. le ministre de l’instruction publique se fait une illusion flatteuse lorsqu’il promet qu’on n’abusera pas de l’arbitraire, que tout se passera paternellement. Que sait-il de ce qui arrivera après lui? Il n’en sait rien, il ne peut rien garantir, pas plus qu’il ne peut affirmer que l’enseignement laïque, tel qu’il est décrété par la loi nouvelle, sera, au point de vue religieux, un enseignement neutre. Là aussi il prodigue les déclarations rassurantes. Il parle en politique, il ne veut pas plus d’irréligion d’état que de religion d’état : c’est son mot. Il assure qu’on enseignera « la vieille morale de nos pères. » Il ne veut pas qu’on mette en doute le spiritualisme que l’Université professe, qui sera enseigné dans les écoles primaires comme il l’est dans les lycées. Il se moque presque de ceux qui l’accusent de vouloir chasser Dieu de l’école. Soit, mais s’il en est ainsi, pourquoi ne pas accepter le simple amendement qui parle des «devoirs envers Dieu? » Il y a malheureusement quelque chose de plus fort, de plus décisif que toutes les protestations de M. Jules Ferry, c’est la réalité qui le presse, et la réalité, c’est que le caractère de la loi nouvelle est déterminé moins par une parole ministérielle que par les opinions, par les manifestations incessantes de ceux qui l’ont inspirée, commentée d’avance et imposée.

La signification de la loi, c’est M. Paul Bert qui la donnait l’été dernier, lorsqu’il réunissait autour de lui les instituteurs pour les animer de sa pensée et de son fanatisme, pour leur dire qu’ils représentaient « la science, reine des temps modernes, » en face de l’église, « reine des temps obscurs et passés, » en face de u la foi qui a pour directrice la mort et non la vie. » Ce que sera l’école primaire selon le progrès « laïque, » c’est encore M. Paul Bert qui le dit dans ce Manuel d’instruction civique, où il remplace les « devoirs envers Dieu» par toute sorte de notions ridicules faites pour fausser l’intelligence des instituteurs avant de troubler des imaginations d’enfans et pour livrer l’enseignement français à la risée du monde. Le dernier mot de la loi enfin, le mot sibyllin, M. le président de la commission du sénat l’a laissé échapper l’autre jour avec une naïve crudité en répondant à l’auteur d’un amendement : « Je ne veux pas de votre amendement parce que je suis athée. » Fort bien! M. le président de la commission est athée, il en a le droit, et s’il soutient si chaudement l’œuvre à laquelle il a coopéré dans une commission officielle, il est bien clair que c’est parce qu’il la juge conforme ou favorable à ses idées. Les commentaires de M. Schœlcher et de M. Paul Bert, dira-t-on, ne sont pas la loi. C’est manifestement au contraire par ces déclarations que la loi se caractérise. C’est sous ce pavillon qu’elle va vers tous les instituteurs de France, et c’est ainsi qu’au lieu de créer l’enseignement neutre, comme le dit M. Jules Ferry, elle est comme une tentative violente, préméditée pour accomplir une révolution de secte. C’est un fanatisme d’un autre genre disposant des ressorts de l’état, se servant des forces publiques et du budget pour créer en quelque sorte une France nouvelle en lui enseignant que les croyances religieuses sont bonnes pour le passé et pour les temps obscurs, que Dieu est une affaire de prêtres, que la patrie française ne daté que de la révolution.

M. le ministre de l’instruction publique aurait eu sans doute un moyen bien simple pour imprimer à sa loi un autre caractère, pour dissiper toute équivoque. Il n’aurait eu qu’un mot à dire, une réserve à exprimer. Il n’avait qu’à saisir l’occasion pour préciser la pensée, les intentions du gouvernement, pour donner lui-même le commentaire impartial de la loi nouvelle. Il n’a pas même voulu paraître en dissidence avec M. le président de la commission lui offrant l’appui d’une déclaration d’athéisme. Chose curieuse! on lui a demandé ce qu’il ferait dans les écoles où les congréganistes qui restent encore enseigneraient un peu de catéchisme, et il a répondu sans hésiter qu’il ferait exécuter la loi, en d’autres termes, qu’il ne laisserait pas subsister ce reste d’instruction religieuse. On lui a demandé, d’un autre côté, ce qu’il ferait si le « manuel » de M. Paul Bert était enseigné dans les écoles publiques, et il ne s’est pas sûrement compromis par ses déclarations. Il aurait craint de désavouer un allié, de paraître un champion trop tiède de la cause « laïque, » de s’aliéner peut-être des appuis dont il croit avoir besoin, — et c’est là justement ce qui peint le mieux cette situation d’aujourd’hui, où le parti le plus violent est toujours sûr d’avoir le dernier mot. Le gouvernement a peut-être par lui-même d’autres idées, et même, si l’on veut, des intentions de prudence; il n’oserait les avouer et surtout s’en inspirer dans sa conduite. Il se croit obligé de suivre le courant, de satisfaire les préjugés et les passions de ce qu’il appelle sa majorité, d’aller même parfois au-devant des fantaisies les plus excentriques, de peur d’être suspect. Qu’une dénonciation vulgaire signale la rentrée silencieuse et certainement inoffensive de quelques religieux dans un couvent, ce ministère plein de bonnes intentions se hâte de mettre en campagne gendarmes, soldats et commissaires de police pour-aller déloger les bénédictins de Solesmes, au risque de paraître s’acharner contre un ordre qui a été l’honneur de l’érudition française. Que devant un tribunal quelques jurés ou quelques témoins, en très petit nombre, refusent le serment au nom de Dieu, aussitôt, sans perdre un jour, on propose un projet modifiant le serment, donnant satisfaction à quelques tapageurs vaniteux. Il faut avant tout s’occuper de ceux qui font du bruit, il faut respecter en eux la liberté de conscience; pour les autres qui sont en bien plus grand nombre, on s’arrangera toujours avec eux : on leur passera au besoin la faiblesse de prendre honnêtement Dieu à témoin, et nous voilà bien avancés avec un projet ministériel qui, s’il est adopté, aura institué le serment facultatif et libre.

Disons le mot ; ce prétendu progrès laïque, qui n’est que le déguisement d’une guerre de secte aux influences religieuses est tout simplement le dissolvant le plus actif de l’ancienne société française, et le ministère en s’y prêtant, fait œuvre de faiblesse, de complicité subordonnée, rien de plus. Qu’espère-t-il? Il se promet sans doute de vivre. Il compte, en flattant quelques passions, faire tourner à son profit ce mouvement bizarre, presque violent, qui s’est déclaré contre M. Gambetta. Il aurait une position et une force bien autrement sérieuses s’il montrait plus de résolution, et il en trouve la preuve en lui-même, Dans sa propre expérience. M. le ministre des finances en entrant au pouvoir, a fait ses conditions aussi nettement que possible dans intérêt du crédit et de la situation économique du pays. Ces conditions, il les a maintenues sous le feu de toutes les attaques peut-être même en dépit des dissidences de quelques-uns de ses collègues. Si avait paru céder, il aurait été abandonné de toutes parts; il a tenu ferme, et il est arrivé à avoir ne commission du budget, , avec laquelle tout ne lui sera pas encore facile peut-être, mais qui, du moins, accepte la plupart de ses projets, les parties essentielles de son programme financier. Pourquoi l’exemple ne servirait-il pas ? pourquoi la fermeté qui parait se faire respecter dans les finances ne réussirait-elle pas dans la direction des affaires morales et politiques du pays?


Heureusement, tous les nuages qui passent au printemps sur l’Europe, sans parler de la France, ne sont pas des orages, et tout ce qu’il peut y avoir de malaises, d’incohérences ou de difficultés dans l’état du monde ne conduit pas nécessairement à des crises nouvelles, à des ruptures imminentes.

Des antagonismes de races, des rivalités d’ambitions, des obscurités ou des troubles de diplomatie, des agitations ou des manifestations suspectes, il y en a pour sûr en Orient comme en Occident, et, à ne voir que sous cet aspect les affaires de l’Europe, il resterait toujours de quoi ménager à notre vieux continent un certain nombre de surprises. Sans doute, il est connu, il est assez visible que tout n’est pas pour le mieux dans le monde, qu’il y a entre la Russie et ses puissans voisins d’Autriche et d’Allemagne de vives défiances, que le panslavisme ne cesse d’agiter l’Orient, que la Turquie elle-même en est à chercher fortune dans tous les pays de l’islam que les affaire de l’Egypte restent fort obscures et que les affaires de Tunis ne sont rien moins que réglées. On n’a que le choix des difficultés, qui, avec de la complaisance ou quelques excitations imprudentes, deviendraient aisément d’inextricables complications. C’est vrai; mais il y a aussi l’intérêt des peuples qui résiste, il y a la raison des gouvernemens qui se défend contre la tentation des aventures. En un mot, à côté de tout ce qui semblerait préparer de nouveaux conflits, il y a tout ce qui conspire pour la paix, tout ce qui est fait pour empêcher les nuages de devenir des orages. Les discours qu’un officier du tsar, le général Skobelef, a semés récemment sur tous les chemins de l’Europe, ces discours ont bien pu faire quelque bruit et avoir leur gravité, ne fût-ce que comme expression des sentimens qui animent une partie de l’armée russe; ils restent pour le moment une excentricité soldatesque qui ne représente pas la politique du cabinet de Saint-Pétersbourg, et l’empereur Alexandre III vient de saisir la première occasion qui lui a été offerte pour parler en chef de la Russie. A propos de l’anniversaire de la naissance de l’empereur Guillaume, le jeune tsar a envoyé à son vieil oncle d’Allemagne non-seulement ses vœux de parenté et de sympathie personnelle, mais le témoignage chaleureux du prix qu’il attache au maintien de la paix, à la cordialité des rapports traditionnels entre les deux empires. D’un autre côté, c’est évidemment dans une intention pacifique, pour dissiper des ombrages, qu’on cherche encore à ménager une entrevue de l’empereur de Russie et de l’empereur d’Autriche. Cela veut dire que, s’il y a des antagonismes de politiques, des incompatibilités d’ambitions et d’intérêts entre les trois empires du Nord, on fera certainement ce qu’on pourra pour en différer l’explosion.

Ce dont il faut bien convenir, même en écartant les chances de trop prochains conflits, c’est que l’Europe est depuis quelques années dans un désarroi assez complet pour que la paix semble toujours précaire, pour qu’on se figure avoir tout sauvé quand on a gagné une année ou quelques mois. Les événemens se sont déployés à diverses reprises avec une force si irrésistible et si aveugle qu’ils ont confondu tous les rapports, toutes les traditions, qu’il n’y a plus, à proprement parler, de système européen, qu’il ne peut y avoir entre les cabinets que des combinaisons d’un moment. Les relations les plus naturelles sont à la merci d’un incident. Entre la France et l’Italie, que tout devrait rapprocher, on voit ce qui en est. C’est plus que jamais difficile à définir. Il y a déjà assez longtemps que le dernier ambassadeur italien, M. le général Cialdini, a quitté Paris, renonçant à sa mission, et il n’a pas encore de successeur. D’un autre côté, il n’y a que quelques jours, M. le marquis de Noailles, après avoir représenté pendant bien des années et avec autant d’intelligence que d’honneur la France à Rome, a reçu une mission nouvelle; il a été nommé ambassadeur à Constantinople, à la place de M. Tissot, qui va lui-même à Londres. M. le marquis de Noailles est allé tout récemment remettre ses lettres de rappel au roi Humbert, qui l’a accueilli comme il devait l’accueillir; il est revenu laissant à Rome les souvenirs d’un homme qui a mis tout son tact à servir l’amitié des deux pays, et, lui non plus, il n’a pas pour l’instant de successeur. On ne sait encore par qui il sera remplacé au palais Farnèse. Ainsi, maintenant, il n’y a pas plus d’ambassadeur d’Italie à Paris qu’il n’y a d’ambassadeur de France auprès du roi Humbert. Cette absence simultanée des deux chefs de légation n’est sans doute qu’une affaire d’un moment; elle ne prouve pas moins que la France et l’Italie, à l’heure qu’il est, n’ont point à s’entretenir très intimement. Le traité de commerce qui a été signé, qui est aujourd’hui discuté par notre sénat et qui va sans doute être ratifié, suffira-t-il pour déterminer les deux cabinets à nommer de nouveaux ambassadeurs, à rétablir leurs rapports tels qu’ils étaient, tels qu’ils devraient être toujours? C’est assurément fort à désirer; c’est possible, à la condition que l’Italie se décide à voir les choses comme elles sont, à ne pas chercher des inimitiés et des agressions là où il n’y en a pas, à ne pas se perdre indéfiniment dans une politique de mauvaise humeur, de ressentiment et de manifestations hostiles contre un pays qui ne peut pourtant pas être soupçonné d’avoir nui à sa fortune.

La vérité est que l’Italie en est encore à cette affaire de Tunis comme s’il y avait eu une conspiration préméditée contre sa puissance et ses intérêts. La France cependant, on ne peut s’y méprendre, n’a eu d’autre pensée que de sauvegarder ses propres droits, sa propre sécurité comme puissance africaine. Elle a été conduite à Tunis par les circonstances. Elle a été plus ou moins habile ou, si l’on veut, on a été pour elle plus ou moins habile dans la campagne diplomatique et militaire qui s’est trouvée engagée : c’est une autre question. Ce qu’il s’agit dans tous les cas de créer, d’organiser aujourd’hui, c’est évidemment une situation telle que les intérêts de tous les autres pays y trouvent leur sûreté aussi bien que les intérêts français. Que les Italiens raisonnables et clairvoyans sentent eux-mêmes combien il serait peu sérieux de subordonner toute la politique de leur pays à un incident dont il n’y a plus à s’occuper que pour en régler les conséquences convenablement, de concert avec la France, cela n’est pas douteux. Les esprits modérés le savent; le gouvernement a paru plus d’une fois embarrassé de tout le bruit qu’on faisait et aurait peut-être désiré qu’on lui laissât un peu plus la liberté de sa raison et de son action. Malheureusement les partis, par emportement ou par tactique, n’ont pas manqué de s’emparer d’une question dont ils ont cru pouvoir se servir pour se populariser. Les passions s’en sont mêlées, créant un de ces mouvemens factices d’opinion qu’un ministère n’ose braver, et c’est ainsi que, depuis un an, on se laisse aller, sous les yeux du gouvernement, à ce courant de manifestations, tantôt à propos d’un anniversaire inattendu, tantôt à propos d’armemens militaires ou de combinaisons diplomatiques.

Oui, en vérité, le moment a paru propice pour aller tirer de l’histoire un événement qui date de six siècles, pour manifester à l’occasion du souvenir des Vêpres siciliennes. Garibaldi lui-même, qui écrivait récemment des lettres où il jetait feu et flamme contre la France, a été convoqué, malgré son état de maladie ; il doit paraître en litière à la fête qui se célèbre aujourd’hui avec toutes les pompes à Palerme. En réalité, on ne voit pas bien comment ce massacre de 1282, qui a eu pour effet de détruire les Angevins au profit des Aragonais, c’est-à-dire de substituer à une domination étrangère une autre domination étrangère, peut être inscrit comme un événement heureux dans les fastes de l’indépendance nationale. De plus, c’est un peu vieux; mais n’importe! Ce qui, dans tous les cas, est moins vieux et d’un intérêt moins rétrospectif, tout en ayant la même signification, c’est une brochure écrite récemment par un colonel Italien qui a été député et qui peut le redevenir. L’officier italien trace ni plus ni moins le programme des prochaines campagnes. Il suppose, dans ses calculs un peu prompts, que la guerre a déjà éclaté entre l’Autriche et la Russie. Une fois dans cette voie, les hypothèses ne lui coûtent plus. Il suppose encore que la France s’est empressée de prendre parti pour la Russie. Dès lors l’Italie a son rôle tout indiqué, comme alliée naturelle et nécessaire de l’Autriche et de l’Allemagne. La suite est facile à pressentir, de sorte que tout est occasion et prétexte de manifestations contre la France.

Que des hommes de parti, aveuglés par leurs passions ou par des hallucinations politiques, célèbrent les Vêpres palermitaines, que des officiers, qui pourraient peut-être mieux employer leur temps, s’étudient à tracer le rôle de leur pays dans les prochaines campagnes, la France n’a point sans doute beaucoup à s’en émouvoir et à s’exagérer la portée de ces manifestations. Que les Italiens sensés et sérieux cependant veuillent bien y réfléchir : qu’espèrent-ils gagner à laisser se développer des instincts, des passions dont ils sont les premiers assurément à sentir le danger, que la nation elle-même, dans le fond, ne partage pas? Ils croient rester dans leur rôle de politiques, rassurer ou satisfaire l’opinion, en cherchant des alliances; ils en ont le droit s’ils y tiennent : à quoi cela leur a-t-il servi jusqu’ici ? Ils se sont adressés au grand allié, à M. de Bismarck en personne, et, pour cette fois, le chancelier allemand, qui a d’autres affaires à poursuivre à Rome comme à Berlin, n’a pas même pris la peine de déguiser son impatience. M. de Bismarck a traité assez lestement leurs griefs et leurs désirs. Ils ont jugé utile un voyage de leur souverain en Autriche; le roi Humbert est allé à Vienne, il y a trouvé l’hospitalité empressée qui lui était due et rien de plus. Les ministres autrichiens n’ont pas caché que le voyage n’avait ou n’aurait aucune conséquence politique. Aujourd’hui l’empereur François-Joseph, qui est un prince de haute courtoisie, paraît devoir rendre sa visite au roi Humbert, et, avant tout, il s’est élevé, à ce qu’il semble, une difficulté qui est déjà presque une désillusion pour les Italiens. Où aura lieu l’entrevue? Dans quelle ville d’Italie se rencontreront les souverains? L’empereur François-Joseph ne paraît pas devoir aller à Rome pour plus d’une raison, et d’abord parce qu’il se tiendrait sûrement pour obligé d’aller rendre visite au saint-père dans le Vatican. A Milan, il retrouverait bien plus qu’à Venise les souvenirs impériaux. A Turin, il aurait l’air d’aller visiter le roi de Piémont. Il reste Florence. Dans tous les cas, François-Joseph fera un acte de courtoisie impériale ; il ne sera pas porteur d’une alliance, au moins de l’alliance qu’on lui demande.

Les Italiens ne s’y méprennent pas; ils sentent bien qu’ils n’ont fait qu’une assez médiocre campagne, que, dans ces conditions d’un acte de simple courtoisie, la visite de l’empereur, sans leur donner une force, peut leur créer des difficultés d’un autre côté au camp révolutionnaire, où tout ce qui est autrichien est resté impopulaire. Au lieu de se perdre dans ces combinaisons, que ne reviennent-ils tout simplement à la vérité, à leurs rapports naturels? Que ne finissent-ils par reconnaître qu’ils n’ont aucune raison de s’émouvoir ni pour leur sûreté ni pour leurs intérêts, et que ce qu’il y a de plus sûr pour eux est de rentrer dans la réalité d’une situation où ils ne sont menacés par personne, où ils ne trouveraient aucun secours pour menacer les autres? C’est leur vraie politique, la politique de leur intérêt bien entendu, et, après tout, entre les alliés qu’ils peuvent chercher, la France est encore la seule qui n’ait rien à leur demander, rien, si ce n’est de se tenir plus tranquilles en travaillant à leur propre prospérité.

Les chambres espagnoles viennent de se réunir il y a peu de jours, et si elles n’ont pas à s’occuper pour l’Espagne de sérieuses questions internationales, qui s’élèvent rarement au-delà des Pyrénées, elles ont du moins bon nombre d’affaires intérieures, financières ou autres, sans compter les affaires ministérielles qui passionnent toujours les partis. Le cabinet de M. Sagasta, qui a déjà une année d’existence et qui s’est tiré d’affaire jusqu’ici non sans dextérité, ce cabinet va se trouver évidemment dans une situation assez malaisée devant les certes. Il est entouré d’inévitables difficultés, les unes tenant aux questions politiques ou économiques qu’il a cru devoir soulever, les autres inhérentes à sa composition même, aux alliances de partis à l’aide desquelles il a pu se former et il a vécu depuis un an. Une des questions qui pèsent le plus sur lui, qu’il ne peut plus ajourner, est celle de l’île de Cuba, qui s’est ravivée récemment, qui met aux prises toutes les passions, tous les intérêts, qui touche particulièrement aux relations commerciales de la métropole avec sa colonie. L’entente ne sera réellement pas facile, et cependant elle est nécessaire pour la pacification de Cuba comme pour la sûreté de l’Espagne. Le cabinet de Madrid aura autant à faire pour résoudre la question de Cuba que pour régler la situation financière de la péninsule. Le ministre des finances, M. Camacho, s’en est déjà occupé. Il a voulu négocier des arrangemens avec les créanciers étrangers en Angleterre, et il a entrepris surtout d’augmenter les ressources publiques par des créations d’impôts destinés à rétablir un certain équilibre dans le budget. Malheureusement il ne paraît guère avoir réussi avec ses nouveaux impôts ; il a provoqué une opposition redoutable qui a pris la forme d’une sorte de « grève des contribuables, » et il semble aujourd’hui se préparer à quelque transaction ou atténuation pour désarmer des résistances fortement organisées à Madrid même. Le ministère a eu déjà de sérieux assauts à soutenir dans les cortès depuis l’ouverture de la session: il pourra sans doute se défendre avec succès, à la condition pourtant qu’il restera uni, et c’est là justement la difficulté ! Il y a dans le cabinet espagnol deux fractions qui se sont alliées pour prendre ensemble le pouvoir : l’une composée du général Martinez Campos, du ministre des affaires étrangères, le marquis de la Vega y Armijo, du ministre de la justice, M. Alonzo Martinez; l’autre, composée du président du conseil, M. Sagasta, de M. Albareda, de M. Léon y Castillo. La dernière de ces fractions a toutes ses affinités et ses relations dans la partie libérale du congrès ; la première trouve un certain appui parmi les conservateurs et a sa force au palais auprès du roi. Le président du conseil, M. Sagesta, a réussi, depuis un an, à garder un certain équilibre, à maintenir l’alliance qu’il a su habilement former. Il est clair que, si cette alliance venait à se rompre, tout serait remis en question. Le roi, qui s’est prêté sincèrement à cette expérience, pourrait être tenté d’y renoncer; mais c’est évidemment aussi une raison pour que M. Sagasta mette tout son art. toute son habileté politique à prévenir une rupture qui serait vraisemblablement la préparation et le prélude de la chute du ministère auquel il a donné son nom.


CH. DE MAZADE.

LE MOUVEMENT FINANCIER DE LA QUINZAINE

La seconde quinzaine de mars a été fertile en incidens heureux pour la reconstitution de notre marché financier. D’une part, des décisions du ministre des finances viennent de dissiper l’incertitude qui pesait sur la situation des intermédiaires : à Paris, quatre nouveaux agens de change ont été nommés en remplacement de quatre agens démissionnaires; à Lyon, trois agens ont été révoqués purement et simplement, et le nombre des charges a été ramené de trente à vingt-sept. Le personnel du parquet ayant subi de la sorte les renouvellemens nécessaires, la confiance a reparu non-seulement dans les relations des agens entre eux, mais dans celles des cliens avec leurs agens. Les opérations à terme sont redevenues possibles; elles ont même pris dans ces derniers jours une importance qu’elles n’avaient pas eue depuis la crise de janvier.

D’autre part, les obstacles qu’auraient pu opposer à la reprise des cours sur les rentes et sur les bonnes valeurs les difficultés d’ordre économique et politique, au dedans et au dehors, se sont successivement aplanis. La baisse des fonds russes sur les marchés de Vienne et de Berlin, provoquée par les expansions oratoires du général Skobelef, s’est arrêtée, et, toutes craintes relatives au maintien de la paix peuvent être écartées, d’autant plus que l’Autriche-Hongrie paraît en avoir heureusement fini avec l’insurrection dalmate. Ces bonnes nouvelles politiques ont coïncidé avec un abaissement rapide du prix de l’argent sur les deux grandes places occidentales, Londres et Paris. La Banque d’Angleterre a réduit le taux de son escompte à 3 pour 100; la Banque de France a cru devoir s’arrêter à 3 1/2. Les bilans des deux établissemens continuent à présenter depuis plusieurs semaines les mêmes caractères : accroissement de l’encaisse métallique, diminution du portefeuille, des avances et des comptes-courans, diminution de la circulation fiduciaire. Les besoins de crédit s’atténuent à mesure que la période aiguë de la crise s’éloigne.

L’abaissement du prix de l’argent pour le commerce ne va pas sans un accroissement de facilités pour la spéculation, et le taux des reports est devenu peu rémunérateur pour les capitaux naguère si avides de ce genre d’emploi. La possibilité de proroger à de bonnes conditions tous engagemens anciens ou nouveaux a contribué puissamment à effacer les traces de la crise. Mais on doit constater que, sur le marché même, l’abaissement du taux de l’escompte par les deux banques n’a pas paru produire le moindre effet, tant qu’a duré l’incertitude sur les choix que ferait la chambre des députés réunie dans ses bureaux pour la formation de la commission du budget. La commission a été composée en grande majorité de membres favorables aux combinaisons prudentes à l’aide desquelles le ministre des finances a élaboré son projet de budget pour 1883. Nous avons eu l’occasion de dire que ces combinaisons avaient pour objet d’éviter tout emprunt jusqu’en 1885, d’assurer dans l’intervalle l’exécution financière du programme des grands travaux publics de M. de Freycinet, enfin d’arrêter la chambre 4es députés sur la pente fatale de l’ouverture illimitée des crédits supplémentaires.

Primitivement le budget avait encore en vue un autre objet : l’ajournement pour une période de quinze années de toute opération se rapportant au rachat des chemins de fer. Sur ce point, les susceptibilités d’une grande partie de la chambre des députés ont été si vives que le gouvernement s’est vu contraint de sacrifier le secondaire au principal et de disjoindre la question du rachat de celle de l’équilibre budgétaire. Deux compagnies, le Lyon et l’Orléans, se sont déclarées prêtes à entrer en négociation pour le remboursement anticipé des sommes qu’elles doivent à l’état sans qu’il y eût connexité entre ces négociations et celles qui pourraient s’engager au sujet de la réduction des tarifs et de l’ajournement du rachat.

On peut donc considérer comme établie l’entente entre le cabinet et la majorité parlementaire sur la question budgétaire. Ce dernier souci enlevé, la spéculation n’avait plus aucune raison de retarder sa rentrée en scène, et naturellement, dans les circonstances actuelles, c’est sur les rentes que devait se porter son principal effort. Le 3 pour 100, l’amortissable, le 5 pour 100 ont monté de concert. Sur ce dernier fonds, le cours de 117 francs a été très allègrement franchi.

La diminution du taux de l’escompte et la réduction du portefeuille ont eu pour résultat de faire baisser l’action de la Banque de France. Le cours de 5,000 francs a été perdu, puis regagné un instant; il ne pourra vraisemblablement pas être maintenu. Les bénéfices s’élèvent, il est vrai, à plus de 20 millions de francs pour la période écoulée depuis le 1er janvier. Mais ce sont là des bénéfices de crise. En temps normal, la Banque de France gagne beaucoup moins, et déjà cette semaine le produit des escomptes n’a pas dépassé 670,000 francs.

Les valeurs industrielles ont été très favorisées. Le Suez, soutenu par ses recettes, dont le chiffre atteint une moyenne quotidienne de 200,000 francs, s’est tout à coup élevé aux environs de 2,600 francs, et la Part civile, qui équivaut à une action de jouissance, dépasse 1,900 francs. Le Gaz se tient à 1,670 francs; l’assemblée générale, réunie le 24 courant, a fixé le dividende à 78 fr. 50, dont 12 fr. 50 ont été payés en octobre dernier et 66 seront payés le mois prochain. La Compagnie des omnibus a également tenu son assemblée cette semaine, le 29. Le dividende est de 70 fr. 75. Le partage des bénéfices avec la ville de Paris commençant à partir de la distribution d’un dividende de 70 francs, pour la première fois la compagnie a quelque chose à payer de ce chef à la municipalité; il ne s’agit d’ailleurs que de 26,000 francs environ. Une partie du conseil d’administration a donné sa démission, y compris M. Berthier, qui le présidait depuis si longtemps. L’accaparement d’un certain nombre d’actions par un groupe financier désireux d’intervenir dans la direction de l’entreprise a sans doute provoqué cette révolution intérieure, dont on ne saurait encore apprécier le véritable caractère.

La Compagnie des voitures est prospère et ses actions se tiennent au-dessus de 800 francs. Cette société ne paraît pas souffrir de la concurrence que lui fait la compagnie des voitures l’Urbaine et qui va devenir plus vive avant peu, l’Urbaine augmentant en ce moment son capital pour accroître l’importance de son matériel. Le Panama reste sans changement appréciable à 535.

Les titres des sociétés de crédit doivent se diviser en deux groupes, D’un côté, nous trouvons : le Crédit foncier, dont la situation florissante va être établie dans l’assemblée du 4 avril, appelée, nous l’avons dit, à statuer sur l’affectation de 39 millions de réserves disponibles à la libération des actions jusqu’à concurrence de 400 francs ; la Banque de Paris, qui donnera pour 1881, comme pour l’exercice précédent, un dividende de 60 francs et mettra une somme importante à la réserve ; le Comptoir d’escompte, le Crédit industriel et commercial, le Crédit lyonnais, dont le dividende de 30 francs est exclusivement, dit le rapport qui sera adressé aujourd’hui à l’assemblée, le produit des affaires ordinaires de banque; la Société générale, qui ne donne pour 1881 que 23 francs, alors qu’on eût pu espérer une répartition sensiblement plus élevée, mais qui reste, avec son immense clientèle et l’habile organisation de ses succursales, un de nos plus puissans agens de crédit ; la Banque d’escompte, qui réalisera d’importans bénéfices dans l’opération de l’emprunt italien; la Banque franco-égyptienne, qui par prudence ne distribuera pour l’exercice écoulé que 35 francs au lieu de 45 francs, chiffre primitivement annoncé; le Crédit mobilier, auquel la fortune est venue pendant le sommeil et qui a retrouvé un capital et des réserves dans la liquidation de l’ancienne Compagnie immobilière; la Banque hypothécaire, qui, grâce aux ressources que lui a constituées, à ses propres dépens, le syndicat de garantie, peut donner, Bans faire aucune affaire nouvelle, un dividende de 9 francs à ses actionnaires. De l’autre côté, nous trouvons la Société financière, qui n’est plus qu’un portefeuille bourré de valeurs douteuses ; la Banque franco-italienne, qui se trouve à peu près dans le même cas ; puis les établissemens de création récente, la Banque de dépôts et d’amortissemens, qui n’a aucune raison d’être et n’a pu gagner un dividende qu’en faisant des reports avec son capital; la Caisse mutuelle des reports et la Caisse générale des reports, destinées à végéter jusqu’au jour où les excès de la spéculation provoqueront de nouveau la cherté de l’argent ; la Banque des prêts à l’industrie, le Crédit de France, avec ses deux créations, la Banque romaine et le Crédit de Paris, tous établissemens qui ne répondent à aucun besoin public.

Les chemins français et étrangers, surtout le Lyon, le Nord et l’Autrichien, ont pris leur part du mouvement de hausse des derniers jours ; il en est de même de ces deux valeurs d’arbitrage entre Londres et Paris, que la crise avait si fort malmenées : la Banque ottomane et le Rio-Tinto.

Les fonds étrangers se sont relevés avec une grande vigueur. L’Italien 5 pour 100 a gagné deux unités sur la bonne impression produite par l’exposé financier de M. Magliani, démontrant l’état prospère des finances italiennes et mettant ces trois points en relief : recettes en excédent; abolition de l’impôt sur la mouture à l’époque fixée; abolition du cours forcé, selon toute vraisemblance, au 1er janvier 1883. Le 5 pour 100 turc est acheté par des spéculateurs avisés, qui escomptent les plus-values de recettes que l’administration des six contributions indirectes, récemment installée à Constantinople, ne manquera pas de faire annoncer de temps à autre. L’Extérieure espagnole est arrêtée à 28, à cause du froid accueil qui a été fait par les porteurs anglais aux propositions de conversion de la dette extérieure de l’Espagne, propositions qui équivalent à une réduction définitive de l’intérêt à 1.75 pour 100. L’Égyptienne unifiée, qui avait fléchi à 330 à la suite des incidens survenus au Caire, s’est relevée à 350 parce que le président du conseil égyptien a écrit au khédive une lettre qui constitue, de la part des gouvernans actuels, représentans du parti national et du parti militaire, un engagement formel de respecter les arrangemens intervenus entre l’Egypte et les puissances au sujet de l’organisation et du fonctionnement du contrôle européen. Il reste à savoir quelle peut être la valeur de cet engagement, alors qu’il est notoire que tous les projets de réformes qui avaient été tracés par la commission d’enquête, et qui étaient sur le point d’être appliqués, sont restés en suspens depuis l’arrivée aux affaires des hommes nouveaux.


Le directeur-gérant : C. BULOZ.