Chronique de la quinzaine - 31 mars 1910

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Chronique n° 1871
31 mars 1910
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.

Le moment est déjà passé de parler en détail du scandale provoqué par les aveux et par l’arrestation de M. Duez. Il venait d’éclater lorsque nous écrivions notre dernière chronique et, pendant quelques jours, la presse ne s’est guère occupée d’autre chose. La tribune en a retenti à la Chambre des députés et au Sénat. D’éloquens discours ont été prononcés. Puis, un silence relatif a commencé à se faire, plus rapidement qu’on n’aurait pu s’y attendre, comme si nous étions blasés sur les affaires de ce genre, et comme si une de plus ou de moins ne tirait pas à conséquence. L’opinion ne réagit plus ; elle a l’émotion vive mais courte ; l’indignation soutenue est un sentiment trop fort pour elle ; elle retombe vite dans sa passivité. Au Parlement, tout s’évapore en paroles et, dans le pays, une distraction succède à une autre. Le scandale de M. Duez a distrait les esprits de celui, qui n’est pas moins grave, dont l’arsenal de Toulon a été le théâtre. Le vol ne se pratique pas seulement dans les bureaux des liquidateurs. Le phénomène est plus général, et il y a tout lieu de croire que ses manifestations multiples proviennent partout d’une même cause.

Cette cause est le défaut de surveillance et de contrôle. Il y a partout de malhonnêtes gens, ou des gens susceptibles de le devenir lorsque les tentations qui s’exercent sur eux sont trop grandes et les freins qui les retiennent trop faibles. Tel homme qui aurait été, correct toute sa vie, s’il avait trouvé partout la correction autour de lui, finit par se laisser aller au relâchement général, lorsqu’il l’a constaté et éprouvé. Or il y a aujourd’hui un relâchement général dans nos mœurs publiques. Le motif en est simple. Sans être admirateur à l’excès d’un passé qui a eu aussi ses défaillances, on peut dire qu’autrefois l’intelligence, le zèle, le travail, enfin les services rendus étaient en somme, pour un fonctionnaire, le meilleur moyen d’arriver. On ferait rire si on soutenait qu’il en est encore de même aujourd’hui. Le meilleur moyen d’avancer n’est plus de faire son devoir, mais de s’assurer des protections. Il faut être, pour cela, souple et complaisant, et sans doute aussi rendre des services, mais des services politiques ou, pour mieux dire, électoraux, car c’est à cela que tout se ramène et se réduit. La source de nos maux est là. Lorsque la conviction est entrée profondément dans les esprits que, suivant un vieux mot, « le savoir faire vaut mieux que le savoir, » et même que le devoir, certaines conséquences pratiques en découlent inévitablement. Nous les voyons se produire autour de nous. Les surveillans ne surveillent plus, les contrôleurs ne contrôlent plus, ou bien ils le font d’une manière intermittente et distraite, et les hommes dont la conscience est faible, ou même nulle, usent sans scrupule des facilités qui leur sont données. Comment en serait-il autrement ? Si quelque chose nous étonne, c’est que la « gangrène » morale, dont M. le ministre de la Justice a parlé à la tribune, ne soit pas encore plus répandue. Nous ne voulons, en effet, rien exagérer ; les malhonnêtes gens sont l’exception ; mais, tout de même, on en découvre trop à la fois.

Pour en revenir à M. Duez, puisqu’il faut bien parler de lui, évidemment sa défense morale contre les séductions dont il était entouré a toujours été insuffisante, et on s’étonne qu’une charge aussi délicate que celle de liquidateur de congrégations religieuses lui ait été confiée. Qu’on ait pu, à l’origine, se tromper sur son compte, soit ; mais il n’a pas tardé à devenir suspect et, pendant longtemps encore, il n’en a pas moins été maintenu dans ses fonctions. On ne les lui a enlevées que lorsqu’il a été impossible de faire autrement. M. le président du Conseil a dit à la tribune que la presse avait été pour lui particulièrement bienveillante, et que, au Palais, il jouissait d’une confiance imméritée sans doute, mais générale. Ces prémisses lui ont permis de conclure que lui seul avait de tout temps refusé sa confiance à M. Duez ; que lui seul avait, presque dès l’origine, vu clair dans son jeu ; que lui seul enfin avait ordonné des mesures qui, si elles avaient été prises, auraient prévenu la catastrophe. Mais voilà le malheur : elles n’ont pas été prises. M. Briand a donné lecture de lettres qui lui font honneur. Peut-être a-t-il le tort de croire qu’un ministre a rempli et épuisé tout son devoir lorsqu’il a écrit des lettres parfaites ou qu’il a prononcé des discours excellens. Nous sommes convaincu que, s’il lisait aussi à la tribune les lettres qu’il adresse à ses préfets pour leur recommander la neutralité électorale et leur interdire les pratiques de la candidature officielle, l’approbation serait unanime. Mais tout cela n’est que du papier. Les préfets aujourd’hui, comme les procureurs de la République autrefois, lisent sans doute avec respect les lettres ministérielles et en apprécient la valeur littéraire, mais ils n’en tiennent pas le moindre compte. Les instructions données par M. Briand lorsqu’il était garde des Sceaux ont été, comme on dit au Palais, inopérantes. Dès le premier moment, les liquidateurs des congrégations, — on sait qu’ils sont au nombre de trois, — se sont sentis les maîtres. Nous ne savons pas ce que se sont permis les deux autres et nous attendons, avant de parler d’eux, d’être mieux renseignés à leur sujet. Mais, pour M. Duez, la cause est entendue bien que l’instruction se poursuive. M. Duez a tout avoué ; il a pris cinq millions dans sa caisse et on ne sait pas encore dans quelle proportion il les a fait servir à ses plaisirs, ou à des spéculations de Bourse. Peut-être ne le sait-il pas bien exactement lui-même. Quand tous ces détails ont été connus, il en est résulté, — on nous permettra de le dire sans vouloir porter atteinte à l’honneur de la corporation, — une certaine déconsidération contre les liquidateurs. Ce sentiment est peut-être injuste : il le serait certainement, si on le généralisait. Dans la discussion qui a eu lieu à la Chambre, M. Maurice Barrès a prononcé un mot très dur. — On ne pouvait trouver, a-t-il dit, que des « canailles » pour liquider les congrégations. — Le mot est excessif, mais il est certain que les opérations de ce genre, toute question religieuse mise à part, devaient répugner aux natures délicates, et nous avons vu, en effet, que certains liquidateurs ont refusé de s’y prêter. Ils ont préféré encourir quelque disgrâce auprès des autorités judiciaires. Le garde des Sceaux de cette époque, qui était M. Vallé, s’en est ému, car ces refus produisaient un mauvais effet, et il a recommandé aux tribunaux de ne s’adresser désormais qu’à des liquidateurs offrant toutes les garanties « professionnelles et politiques. » Il paraît que, dans cet ordre de garanties, on n’a pas trouvé mieux.

Nous ne nous attarderons pas aux débats qui ont eu lieu dans les Chambres : ils ont été bruyans, mais superficiels. Le rôle d’accusateur a été fort bien tenu] par M. Jaurès, qui ne manque jamais une occasion de dénoncer les abus de ce qu’il appelle la société capitaliste et bourgeoise. Quant au gouvernement, il a cherché à embrouiller les responsabilités en accusant tout le monde. Tout le monde, a assuré M. Briand, a fallu dans cette affaire, et il a rappelé qu’à l’origine le gouvernement avait déposé un projet de loi pour enlever aux liquidateurs ordinaires les liquidations congréganistes et pour en charger l’administration de l’enregistrement. Il a conclu que, si ce projet de loi avait été voté, tout se serait passé le mieux du monde. Alors, pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas fait le plus petit effort pour le faire mettre à l’ordre du jour ? Nous reconnaissons d’ailleurs très volontiers que, si le projet avait été discuté à ce moment, il aurait rencontré peu de faveur dans les Chambres, non parce que les Chambres éprouvaient une tendresse particulière pour les liquidateurs, mais parce que c’était une mesure grave de dessaisir des juges au profit de fonctionnaires ; on ne pouvait le faire sans jeter sur la magistrature une suspicion que rien encore n’avait justifiée ; on avait une confiance en elle assez grande pour (croire qu’elle exercerait sur les liquidateurs une surveillance active et un contrôle efficace. C’était son devoir de le faire : il a bien fallu reconnaître depuis qu’elle ne l’avait pas rempli, peut-être parce qu’elle a cru s’apercevoir qu’on ne tenait pas essentiellement à ce qu’elle le remplît. On ne lui a pas demandé beaucoup de vigilance, elle en a donné peu. La faute principale n’en est pas au ministère actuel ; elle remonte beaucoup plus haut ; la plus lourde part en revient au ministère Combes, qui a commencé toutes ces liquidations et les a engagées dans la voie qui devait les conduire au point où (nous sommes. Il y a eu là un péché originel que M. Briand a étendu à tout le monde, afin que nul ne pût le reprocher à son voisin. Cependant tout le monde n’a pas consenti à s’avouer coupable, et un orateur républicain progressiste a dit éloquemment à M. le président du Conseil : — Parlez pour vous et pour les vôtres : quant ‘à nous, nous n’avons ici aucune responsabilité. Le mal initial vient de ceux qui, après avoir montré le milliard des congrégations comme une proie facile, ont excité jusqu’au paroxysme les convoitises et les appétits. On a commencé, dès ce moment, à se préparer à la curée. Nous avons signalé alors le danger, on ne nous a pas crus. A chaque pas fait en avant, nous avons recommencé nos avertissemens qui sont restés toujours vains. Quoi d’étonnant si, pour certaines besognes, on n’a trouvé, en fin de compte, que certains hommes ? Mais nous qui nous sommes refusés à voter la dissolution en masse des (congrégations religieuses, qui avons dénoncé leurs dépouilles comme ‘un élément de démoralisation, qui avons prédit tout ce qui est arrivé et l’avons flétri d’avance, nous repoussons la solidarité honteuse qu’on veut nous infliger. A chacun ses actes ; à chacun se » responsabilités ! — Le parti républicain progressiste et libéral avait le droit de faire entendre cette protestation indignée, et on comprend qu’il tienne à ce titre d’honneur.

Finalement, qu’a-t-on fait ? On a voté la loi dont M. le président du Conseil avait déploré l’abandon, et qui dessaisit les liquidateurs pour confier les liquidations à l’administration des Domaines. Cette administration mérite confiance, et nous sommes convaincus qu’elle remplira avec zèle la tâche très lourde qui lui est confiée ; mais elle ne peut le faire que pour l’avenir ; son rôle, pour le passé, se réduit à constater avec exactitude le mal qui a été fait. Le réparer est plus difficile. Si l’argent a disparu ailleurs, comme chez M. Duez, comment le retrouver ? Les ayans droit, que ce soient de pauvres congréganistes ou des héritiers de donateurs et de légataires, n’en resteront pas moins dépouillés. Des misères très intéressantes ne pourront pas être soulagées, des dettes très légitimes ne pourront pas être acquittées. On aura la consolation, purement morale, de découvrir de nouveaux coupables, s’il y en a, comme, à tort ou à raison, on le croit généralement. Le gouvernement a déclaré que rien ne l’arrêterait dans l’œuvre de justice qu’il a entreprise. Mais, quoi qu’on fasse par la suite, une tache n’en restera pas moins sur le régime actuel ; rien ne pourra l’effacer. L’histoire trouvera dans les discours de M. Briand une habileté suprême à esquiver les difficultés : quant à la vérité simple et nue, c’est dans le discours de M. Paul Beauregard qu’elle devra la chercher.


Au moment où nous écrivons, la législature s’achève ; la Chambre tient ses dernières séances ; le vide se fait au Palais-Bourbon, pendant qu’au Luxembourg le Sénat montre la meilleure volonté d’en finir, lui aussi, avec la partie de l’œuvre commune qui lui incombe. Mais c’est à peine s’il a commencé la discussion du budget, et il faudra que cette discussion soit singulièrement écourtée pour être terminée à temps. Le gouvernement a décidé, en effet, que les élections auraient lieu le 24 avril. Les pouvoirs de la Chambre n’expirant qu’au mois de juin, les élections auraient pu tout aussi bien être faites en mai, et on se demande pourquoi le gouvernement met une si grande hâte à les précipiter. La vraie raison est sans doute que, son œuvre étant terminée vaille que vaille, la Chambre ne se livre plus qu’à des manifestations regrettables. On vient de voir que, d’autre part, l’affaire des congrégations reste en suspens Dieu sait de quels incidens elle est encore grosse II semble donc que le mieux est d’en finir, et tout le monde en est d’accord : on se demande seulement s’il sera matériellement possible de le faire au moment désiré. Quoi qu’il en soit, chaque député ne regarde plus que du côté de son arrondissement, c’est-à-dire de la « mare stagnante » où il a pris naissance et où il va se retremper. Sa crainte est de la retrouver plus habitée qu’il ne le voudrait, en d’autres termes, d’y rencontrer des concurrens plus ou moins redoutables. Aussi a-t-il pris toutes les précautions pour les vaincre, et la première a été de ne rien changer aux conditions électorales qui lui ont été si favorables dans le passé.

Nous avons déjà parlé, il y a quinze jours, du tour de passe-passe au moyen duquel on s’efforçait d’empêcher d’aboutir la loi sur les fraudes du scrutin. La comédie a continué à la Chambre, et le dénouement en a bien été celui que nous avions annoncé. Eh quoi ! on voulait supprimer la fraude électorale, ou du moins la rendre plus difficile ! Beaucoup d’esprits subtils se sont ingéniés pour empêcher ce résultat de se produire, et nous avons le regret de constater que M. le président du Conseil les y a adroitement aidés. On croirait vraiment que la Chambre actuelle lui plaît en elle-même, et qu’il serait désolé de la voir défigurer par le pays. Alors, à quoi bon tant de discours dont nous avons les oreilles encore pleines, celui de Périgueux notamment ? Si la Chambre est parfaite, pourquoi dénoncer son origine ? Pourquoi accuser ses mœurs politiques ? Nous l’avons dit, des trois précautions imaginées contre la fraude, une seule subsistait, l’enveloppe qui devrait contenir le bulletin : on a trouvé que c’était encore trop, et qu’il fallait se débarrasser de ce dernier et frêle obstacle. M. le président du Conseil a déclaré alors qu’il faudrait si longtemps pour fabriquer 50 millions d’enveloppes que la loi ne serait applicable qu’à la condition d’être votée dans la huitaine. Mais, encore une fois, quel empêchement y avait-il à faire les élections quinze jours plus tard ? On aurait eu alors le loisir de fabriquer les 50 millions d’enveloppes. Quoi qu’il en soit, le Sénat a voté l’enveloppe, et la loi est revenue à la Chambre. Une discussion sur un objet devenu si mince ne pouvait pas durer longtemps ; alors on s’est souvenu qu’il y avait dans les cartons parlementaires un vieux projet de loi sur la corruption électorale, et on a déclaré, avec un grand air de vertu effarouchée, que la corruption étant encore pire que la fraude, c’était par elle qu’il fallait commencer. Par malheur, ou plutôt par bonheur, car on savait bien à quoi s’en tenir à cet égard, la loi, qu’on avait négligée pendant plusieurs années, était fort loin d’avoir atteint le point de maturité où elle pouvait être votée par les deux Chambres. Elle soulevait un grand nombre de problèmes dont la solution était difficile, peut-être même impossible. C’était précisément ce qu’il fallait : si la session avait continué, la discussion de la loi aurait pu amuser le tapis pendant tout le temps qu’on aurait voulu. Mais, la session ayant été écourtée, on a reculé devant le monstre et tout a été renvoyé aux calendes grecques, loi sur la corruption et loi sur la fraude. Il semble que la Chambre n’ait voulu retirer de ce débat avorté d’autre avantage que celui d’une déclaration qu’elle a fait faire à M. le président du Conseil au sujet des 15 000 francs qu’elle a attribués à ses membres. Rien n’est plus impopulaire que ces 15 000 francs ; tout le monde en convient, et on s’attend à ce que la question joue un rôle important aux élections prochaines. Il a paru impossible, quelque envie qu’on en ait eue, d’interdire à un concurrent de reprocher à un député d’avoir voté ces 15 000 francs ; mais si le concurrent ajoute qu’il consacrera à une œuvre quelconque l’excédent de 6 000 francs qu’il touchera en sus de l’ancienne indemnité, oh ! alors, le cas deviendra très grave. M. le président du Conseil n’a pas hésité à déclarer qu’il y aurait là un fait évident de corruption. L’élection serait viciée. Cette menace fermera-t-elle la bouche aux concurrens des députés actuels ? L’alternative où on les place est très délicate. S’ils condamnent comme excessive l’indemnité de 15 000 francs, on ne manquera pas de leur dire en ricanant qu’après l’avoir flétrie, ils la toucheront. Et s’ils déclarent qu’après l’avoir touchée, ils la donneront aux pauvres, à un bureau de bienfaisance, à un hospice de vieillards, on se voilera la face en criant à la corruption. Telles sont les manœuvres d’intimidation, d’ailleurs puériles, auxquelles s’est livrée la Chambre expirante. Elles ne relèveront pas beaucoup son autorité morale, et il est probable que le suffrage universel s’en embarrassera infiniment peu.


Quant au Sénat, il a fait acte de bonne volonté envers la Chambre en votant la loi sur les retraites ouvrières. Nous avons parlé assez de cette loi au fur et à mesure que la discussion s’en poursuivait pour n’avoir plus rien à en dire aujourd’hui, ses bases essentielles ayant été posées au début même d’un débat qui a duré une cinquantaine de séances. A l’origine, la loi ne devait s’appliquer qu’aux salariés : depuis on y a introduit de nouvelles parties prenantes, et, après avoir ouvert une voie où on ne devait plus être arrêté par aucun principe, on ne s’y est effectivement arrêté que devant les cris éperdus de M. le ministre des Finances : encore a-t-on déclaré que cet arrêt n’était que provisoire. On ira certainement plus loin, et sous peu ; il suffira pour cela d’avoir un ministre moins énergique que M. Cochery : quant à un budget en meilleur état, il ne faut pas y compter avant longtemps. C’est folie de s’engager dans des dépenses qu’on ne peut pas mesurer, lorsqu’on a d’ailleurs un avenir financier aussi incertain. Mais il fallait, paraît-il, faire une grande manifestation de solidarité et de générosité sociales. Certes, nous avons toujours été d’avis que la situation des ouvriers âgés et devenus impropres au travail imposait à la société un devoir à remplir dans la mesure de ses forces. Une loi était nécessaire ; le mieux était de l’appuyer sur les sociétés de secours mutuels qui, avec le concours de l’État, auraient pris rapidement un immense essor. On a fait tout le contraire, et la loi nouvelle créera dans notre organisation sociale, politique et financière, un formidable instrument qui restera aux mains de l’État. Nous comprenons que les socialistes se réjouissent de cette loi, car elle porte leur marque ; mais les autres ?

Aussi les autres s’en sont-ils généralement fort peu réjouis ; ils s’y sont plutôt résignés, et non sans peine. Il est d’usage, à la fin d’une importante discussion, qu’un certain nombre de membres d’une assemblée montent à la tribune pour expliquer leur vote : quelques-uns parlent même pour tout un groupe de collègues. Jamais le défilé n’avait été plus long que cette fois, au Sénat : on a cru qu’il n’en finirait plus ! La plupart des orateurs ont d’ailleurs répété la même chose avec une touchante monotonie, à savoir que la loi leur faisait peur, mais qu’ils la voteraient quand même, déclinant toute responsabilité dans ses conséquences. Décliner toute responsabilité dans les conséquences d’une loi qu’on vote est une attitude législative que nos prédécesseurs n’avaient pas encore imaginée, ce qui est étonnant, car elle est très commode. On l’aurait à la vérité jugée autrefois contradictoire ; mais aujourd’hui, le pour et le contre s’embrouillent dans les esprits et encore bien plus dans les volontés. Un sénateur, d’ailleurs très sympathique, a déclaré qu’il voterait la loi « avec un frisson de crainte : » on disait jadis « la mort dans l’âme. » Le fait est que ce défilé à la tribune avait un air d’enterrement ; on n’y prononçait que des paroles funèbres ; il était lugubre. M. le ministre du Travail l’a senti et il a demandé la parole pour célébrer à sa manière les éclatans mérites de la loi. M. Viviani a du talent ; sa harangue a eu quelque succès ; elle a un peu relevé les courages abattus ; beaucoup ont commencé à croire qu’ils étaient des héros sans le savoir. Cependant le discours de M. Viviani n’a pas laissé de faire naître des inquiétudes nouvelles il annonçait, ‘en effet, que la loi, incomplète évidemment, recevrait plus tard des développemens nécessaires. C’était précisément ce que tout le monde redoutait. Aussi l’effet restait-il un peu incertain lorsque M. Munis, qui a pris une part si importante à la confection de la loi, a escaladé la tribune et s’est écrié, en termes un peu différens : — Eh quoi ! misérables poltrons que vous êtes, vous tremblez au moment d’aller à une gloire immortelle ! Vous manifestez du trouble et de l’angoisse lorsque l’orgueil devrait resplendir sur vos fronts. Vous allez accomplir un acte immense. Ce jour est un des plus grands de notre histoire ; il nous introduit dans un monde nouveau. Bientôt les noms de ceux qui auront voté la loi seront inscrits sur un arc de triomphe et passeront à la postérité environnés d’un lustre incomparable. J’attends avec curiosité le dépouillement du scrutin pour voir ceux qui se déroberont à ce devoir sacré. — L’Assemblée était plus étonnée qu’emballée ; mais, dans les accens vainqueurs de cette fanfare, une des plus extraordinaires qu’il nous ait été donné d’entendre, elle a senti la menace. La gauche, le centre, la droite ont voté la loi à qui mieux mieux. Trois voix seulement se sont prononcées contre, et il n’y a eu qu’une vingtaine d’abstentions. Une vingtaine de sénateurs ont renoncé à voir leurs noms resplendir sur l’arc de triomphe de la cité nouvelle pour conserver l’indépendance de leur jugement, la paix de leur conscience et le droit de décliner sérieusement toute responsabilité dans une loi dont M. Monis a eu raison de dire qu’elle ouvre un monde nouveau.

On jugera comme on voudra la loi sur les retraites ouvrières, mais c’est ainsi qu’elle a été votée par le Sénat, Il est probable, et même à peu près certain que la Chambre la votera à son tour sans y rien changer, car si elle y changeait un seul mot, la loi devrait revenir au Sénat, et on n’en finirait plus. La Chambre dira donc à son tour que la loi est incomplète et mal faite, mais qu’on la corrigera et la perfectionnera plus tard. Puis nos députés se répandront en province, où ils emboucheront le clairon méridional de M. Monis. Il est toujours facile de glorifier une loi qui vient de naître : c’est seulement quand elle aura quelques années d’âge qu’on verra ce qu’elle vaudra.


Les nouvelles du dehors sont en ce moment assez nombreuses.

La chute du Cabinet Sonnino en Italie n’étonnera pas nos lecteurs, Dès le premier jour de son existence ministérielle, M. Sonnino a éprouvé cette difficulté de vivre que Fontenelle, plus heureux, n’a reconnue en lui qu’à l’âge de près de cent ans. Sa situation était paradoxale, et particulièrement pénible pour un homme de sa valeur. Il n’avait pas de majorité dans la Chambre et ne pouvait subsister que par la tolérance de M. Giolitti : en d’autres termes, il était à la discrétion d’un adversaire et d’un rival qui le renverserait d’une chiquenaude quand il voudrait. Un homme de second ou de troisième plan pouvait accepter cela, et peut-être M. Giolitti s’en serait-il plus longtemps accommodé. On ne peut pourtant pas reprocher à M. Giolitti d’avoir personnellement créé des embarras à son successeur, car il avait quitté Rome et affectait de ne se mêler de rien ; mais ses amis n’avaient pas la même réserve, ni la même patience ; la logique des choses était sur eux la plus forte, et M. Sonnino sentait autour de lui une atmosphère de défiance et d’hostilité. Il s’y est soustrait en démissionnant. Chose curieuse : sa démission, comme celle de M. Giolitti il y a quelques semaines, a eu un caractère préventif. L’un et l’autre ministre sont partis sans attendre d’avoir été mis en minorité, M. Giolitti par la crainte, et M. Sonnino par la presque certitude de l’être. Et tous les deux sont venus se buter à la même question, celle des subventions à la marine commerciale, une question presque insoluble dans l’état de rivalité où sont les compagnies maritimes et avec les divisions régionales de l’Italie elle-même. Un instant, l’amiral Bettolo, ministre de la Marine, a cru avoir trouvé une solution ; personnellement sympathique, il l’a exposée à la Chambre et a été fort applaudi. Son succès malheureusement n’a pas eu de lendemain. Voilà donc M. Sonnino parti après M. Giolitti, et laissant après lui des difficultés encore accrues. Le plus simple serait que M. Giolitti reprit le pouvoir ; mais le voudra-t-il ? S’il s’y refuse, le Roi sera sans doute obligé de recourir à un ministère de transition, neutre, effacé, qui ne portera ombrage à personne et qui, pour ce motif même, obtiendra peut-être une trêve des partis plus franche et plus longue que celle dont M. Sonnino n’a eu que l’espérance.


Nous avons peu de chose à dire, si ce n’est que nous nous en réjouissons, du rétablissement de bons rapports entre l’Autriche et la Russie. Malgré les obscurités qui continuent d’envelopper l’origine de l’événement, il semble bien que l’initiative en appartienne à l’Autriche ; mais les conditions en oui été déterminées par la Russie. Il est vrai qu’après les avoir acceptées, en affectant d’ailleurs de n’y attacher aucune importance, l’Autriche a jugé inutile, contrairement au sentiment de la Russie, d’en donner communication aux puissances. Ces conditions sont au nombre de trois : maintien du statu quo dans les Balkans, développement des États qui s’y sont formés, sympathie pour le gouvernement ottoman. Dans l’échange de lettres à ce sujet, l’Autriche a déclaré qu’elle ne faisait aucune objection à ces trois. points auxquels sa politique avait toujours été conforme, et qu’au surplus, cette politique ne s’était pas modifiée depuis Muerzsteg. Quelques-unes de ces assertions sont certainement de nature à étonner. En tout cas, si la Russie a pensé que ces trois conditions pouvaient servir de préface à un accord formel, cette impression s’est rapidement dissipée chez elle. L’Autriche a estimé, en effet, qu’un accord de ce genre n’était pas nécessaire puisqu’on n’avait rien de nouveau à consacrer ; et c’est justement parce qu’une communication aux puissances aurait eu, dans une certaine mesure, l’apparence d’une entente à laquelle on les aurait associées, qu’elle s’est refusée à la faire. La Russie a pris alors le parti de la faire toute seule ; mais il n’échappera à personne qu’une communication unilatérale perd un peu de sa portée. A parler en toute franchise, nous doutons que ces incidens rétablissent entre M. Isvolski et M. d’Æhrenthal une pleine cordialité, mais ils rétabliront des rapports normaux entre les deux gouvernemens, et c’est le plus important. Depuis l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie, le froid avait été tel entre la Russie et l’Autriche que les ministres et les ambassadeurs ne communiquaient que par écrit ; ils ne se voyaient plus ; toute conversation directe était devenue impossible. Cet état de choses ne pouvait se prolonger sans inconvéniens. On l’a compris simultanément à Vienne et à Saint-Pétersbourg, et la glace a été rompue. Nous répétons qu’il faut s’en féliciter.


Nous voudrions pouvoir parler plus longuement de l’Alsace-Lorraine, et du discours en partie imprévu dans lequel le chancelier impérial a annoncé qu’une constitution autonome allait lui être donnée. Le projet en était fait, terminé ; mais il devait être soumis au Conseil fédéral avant de l’être au Reichstag. Cette nouvelle produit en France des sentimens qu’on devine sans peine. L’Alsace et la Lorraine sont pour nous des provinces séparées, mais non pas étrangères, et nous prendrons toujours part à ce qui leur arrivera d’heureux. Nous ne pouvons rien dire de plus pour le moment d’un projet que nous ne connaissons pas. Donnera-t-il satisfaction aux Alsaciens-Lorrains ? Ils attendent et doutent. Nous attendons comme eux. En tout cas, une chose parait certaine, c’est qu’ils auront fait un pas important vers l’autonomie.


Nos lecteurs connaissent déjà par les journaux la douloureuse nouvelle de la mort de M. le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé, qui a été enlevé brusquement aux affections que son caractère, et à l’admiration que son talent avaient fait naître autour de lui. Rien n’avait annoncé le coup qui devait l’emporter. Il éprouvait depuis quelques jours une indisposition qui semblait légère et ne provoquait chez les siens aucune inquiétude : la mort l’a pris sans qu’on s’y attendît. C’est une grande perte pour la Revue où l’œuvre de M. de Vogüé avait paru presque tout entière, depuis le jour où il nous initiait au roman russe, — on se rappelle quelle révélation ses belles et originales études ont été alors pour nous tous, — jusqu’à ceux où, dans des travaux d’un autre genre ou plutôt des genres les plus divers, il promenait sa pensée à travers les plus grandes questions de notre temps et de tous les temps. Il s’était même essayé dans le roman, et il devait y réussir, car il avait l’imagination romanesque ; mais le roman était pour lui un moyen comme un autre, plus puissant qu’un autre peut-être, d’exprimer de grandes passions qui s’élevaient au-dessus des contingences de la vie jusqu’aux sommets de la poésie, ou de traiter et de discuter encore, sous une forme plus saisissante, les problèmes sociaux qui assaillaient son esprit. Le trait dominant de cet esprit était l’élévation, mais ce n’est pas le définir exactement, c’est-à-dire complètement, que de lui reconnaître ce caractère. Si cet esprit en effet était très haut, il était aussi très large, au point qu’il serait peut-être impossible d’indiquer les limites où il s’est arrêté. En réalité, il a touché à tout et a laissé partout sa marque propre. Puissamment idéaliste, M. de Vogüé comprenait que l’idéal doit toujours s’appuyer sur le réel et il y appuyait le sien. Il aimait les questions pratiques, maritimes, commerciales, coloniales surtout : il rêvait toujours une France plus grande, répandant plus loin son génie. Son ardent patriotisme n’était jamais satisfait. Quant à son talent, il était de premier ordre. Son style souple, nombreux, imagé, coloré, avait un air naturel de noblesse, et on y sentait que cette noblesse venait de l’âme. Son œuvre est très grande : il en sera parlé prochainement dans la Revue. Nous ne pouvons aujourd’hui, en songeant à l’ami que nous avons perdu, qu’associer notre deuil à celui de tous ceux qui l’ont aimé.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.