Chronique de la quinzaine - 31 mars 1912

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Chronique n° 1919
31 mars 1912


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




L’incident le plus important de la quinzaine est sans doute le discours que M. Winston Churchill a prononcé à la Chambre des Communes au sujet des armemens navals. Les déclarations du ministre de la marine anglaise, aussi bien que le ton et l’accent qu’il leur a donnés, montrent que les résolutions de l’Angleterre, en ce qui concerne sa puissance maritime, restent aussi fermes qu’elles l’ont jamais été. Pendant la récente visite que lord Haldane a faite à Berlin, M. Churchill s’était déjà expliqué une première fois, à Glascow, sur la question des armemens, et on avait jugé alors que son discours, aux formes un peu tranchantes, n’était pas de nature à faciliter l’action conciliante de son collègue. Le nouveau discours ressemble à l’ancien, avec la différence que les conclusions en sont plus précises. Pour M. Churchill, les négociations sont inutiles ; il est plus simple de procéder par des résolutions unilatérales. A quoi bon négocier ? dit-il. Le parti de l’Angleterre est pris : elle proportionnera ses armemens à ceux de l’Allemagne suivant un barème qu’elle s’est fixé à elle-même. Si l’Allemagne, par exemple, durant les six prochaines années, met en chantier successivement : 3,2, 3,2, 3,2 unités, l’Angleterre en mettra, 5,4, 5,4, 5,4. Si 1 Allemagne préfère réduire ses armemens, l’Angleterre réduira les siens et tout le monde y gagnera. Pour tout cela, point n’est besoin d’une entente : une notification suffit et elle est faite.

Tel est le sens général du discours de M. Winston Churchill ; mais ce ne serait pas en donner une idée complète que de ne pas indiquer quelques-uns de ses développemens. Le ministre anglais a rappelé la vieille règle d’après laquelle la flotte britannique devait toujours être à même de faire face à la coalition de deux autres : c’est ce qu’on appelait le principe du double pavillon. Les flottes les plus puissantes du monde après celle de l’Angleterre étaient alors celles de la France et de la Russie : c’était donc à leur union possible qu’il fallait donner un contrepoids. Le problème se pose aujourd’hui différemment. « Le fait, dit M. Churchill, que la marine d’une seule puissance tient le premier rang parmi les marines continentales a changé tout cela. Le danger éventuel le plus grand pour nous n’est plus dans l’alliance et la coopération de deux puissances navales de forces approximativement égales, mais bien dans la croissance et le développement d’une marine très forte, très homogène, maniée par le peuple de l’univers le mieux doué pour l’organisation, obéissant à un seul gouvernement et concentrée à une faible distance de nos côtes. Le principe du double pavillon n’est plus applicable ici. A tabler sur les faits présens, la marine qui nous serait nécessaire pour nous mettre en garde contre la coalition la plus probable ne serait guère plus forte que celle dont nous avons besoin contre la puissance navale devenue la plus forte après nous. » En d’autres termes, M. Churchill estime qu’il n’a à se préoccuper que de cette puissance, aucune coalition contre l’Angleterre n’étant vraisemblable entre l’Allemagne et la France ou la Russie, non plus qu’entre ces deux dernières. Il s’agit donc de faire face à un pavillon unique, mais très redoutable dans son isolement, et c’est ici que se présente l’idée d’une proportion à établir entre la flotte britannique et la flotte allemande. Quelle sera-t-elle ?

M. Churchill estime qu’elle doit être aujourd’hui de 60 pour 100. Nous disons aujourd’hui, car elle devra être encore plus forte dans l’avenir, à mesure que le vieux matériel naval de l’Angleterre deviendra inutilisable et qu’il faudra le remplacer. Ce que dit M. Churchill du concours que ce vieux matériel est susceptible d’apporter à la défense de l’Angleterre forme une des parties les plus intéressantes de son discours. « En temps de paix, dit-il, nous exprimons le rapport des constructions des deux puissances par des pourcentages ; en temps de guerre, la force des marines en lutte est mesurée non par une comparaison, mais par une soustraction. Les batailles navales modernes ressemblent au duel de Manlius et d’Harminius à la bataille du lac Régille. C’est une considération très satisfaisante pour la puissance navale la plus forte ; elle a tout avantage à payer d’une unité l’élimination d’un navire ennemi ; là est pour elle le chemin de la victoire ; ces éliminations successives donnent toute leur valeur à ses navires anciens. Lorsque les as sont écartés, les rois sont les meilleures cartes. Nous possédons aujourd’hui plus de dreadnoughts que n’importe quelle autre puissance du monde, et, si tous les dreadnoughts du monde étaient coulés ce soir, notre supériorité n’en serait que plus forte. » Tel est le rêve formidable dans lequel se complaît l’imagination de M. Churchill. Il suppose une bataille où chaque dreadnought anglais, en détruisant un dreadnought allemand, serait détruit par lui. L’Angleterre en ayant davantage, la supériorité lui resterait finalement ; mais, quand même tous ses dreadnoughts et tous ceux de l’Allemagne seraient détruits, elle conserverait ses vieux navires, mis en réserve en seconde ligne, et l’ennemi n’aurait rien à leur opposer. Seulement, dans cette hypothèse, si l’Angleterre était victorieuse de l’Allemagne, la flotte qui lui resterait la ferait tomber à un rang inférieur à celui de plusieurs autres puissances. Périssent donc les dreadnoughts du monde entier ! Cela n’en vaudrait que mieux, puisque sa vieille flotte assurerait plus sûrement encore la suprématie militaire à l’Angleterre. Alors, à quoi bon les dépenses que toutes les grandes puissances ont faites depuis quelques années ? M. Churchill se livre à ce sujet à des réflexions qui ne manquent ni de philosophie, ni de mélancolie. Son but paraît être de convaincre l’Allemagne qu’elles ne lui serviront précisément à rien. Faites des dreadnoughts tant que vous voudrez, lui dit-il, vous êtes libre, mais sachez bien que nous en ferons davantage. Faites-en moins, nous en ferons moins de notre côté, et notre force sera diminuée dans des proportions que vous ne pourriez obtenir par l’action navale la plus brillante. Ne vaudrait-il donc pas mieux s’arrêter dans cette course à la ruine et à la mort ? « Combien est étrange, s’est écrié le ministre anglais, le spectacle que donnent les nations civilisées qui consacrent leurs richesses, leurs hommes et leur science à la création d’organismes surannés aussitôt que nés, et qui dépensent, presque sans compter, un argent quelles mesurent avaricieusement quand il s’agit des besoins des peuples. La seule consolation est que cette concurrence des armemens remplace les batailles corps à corps d’autrefois, comme le paiement par chèques s’est peu à peu substitué de nos jours aux antiques versemens en espèces. Il n’en reste pas moins que nous vivons sur les confins de la violence dans un siècle d’inquiétude profonde. Il se peut que l’utilité de la guerre soit une illusion, mais la guerre elle-même n’en est pas une. Il appartient à l’amirauté d’accomplir le simple devoir d’assurer la sécurité du pays : elle laisse à d’autres la tâche de changer le temps où nous vivons. »

Les deux nations vont donc se battre à coups de dépenses M. Churchill a prévu le moment où, sa vieille flotte étant désormais hors d’usage, l’Angleterre devrait encore augmenter les siennes. Eh bien ! elle les augmentera : ne vaut-il pas mieux se battre sous cette forme qui ne fait couler que de l’argent que sous celle qui fait couler du sang ? Les flottes de guerre périront sans avoir été employées ; elles vieilliront même à mesure qu’on les construira ; elles seront remplacées par d’autres qui auront le même sort. Mais, en dépit de ces précautions, la guerre restera toujours possible, et qui sait si le jour ne viendra pas où l’impatience des peuples, écrasés sous un poids de plus en plus lourd, précipitera les unes contre les autres ces immenses machines dont la dernière survivante se déclarera victorieuse de toutes les autres ? Une fatalité inexorable, plus forte par les volontés des hommes, semble pousser vers des destinées inconnues.


Nous continuons d’avoir sous les yeux le spectacle d’une guerre d’un genre particulier : on peut la qualifier de stagnante. En dépit de leur bravoure, qui est très grande, les Italiens n’avancent pas dans la Tripolitaine : ils rencontrent devant eux des difficultés et des obstacles que le courage seul ne suffit pas à surmonter et qui vont devenir encore plus grands avec la saison chaude. On peut prévoir le moment prochain où les opérations militaires devront être suspendues, à moins qu’elles ne soient portées sur un autre terrain. Mais lequel ? Il ne suffirait pas de bombarder quelques places fortes, ni de débarquer dans une ou dans plusieurs îles de la mer Egée pour mettre fin aux hostilités : quant à forcer les Dardanelles, c’est une grande entreprise, et même, si on en suppose le succès, serait-il décisif ? Les Italiens seraient peut-être aussi embarrassés dans la mer de Marmara devant Constantinople qu’ils le sont dans la Méditerranée devant les côtes inhospitalières de la Tripolitaine : et ils trouveraient partout des intérêts européens à ménager.

On sait que la Russie, — nous en avons parlé il y a quinze jours, — a pris une initiative qui prouve son désir, partagé d’ailleurs par toutes les puissances, de voir la guerre se terminer. Il ne s’agit pas d’une médiation ; l’heure n’en est point venue ; mais les deux puissances belligérantes étant placées l’une vis-à-vis de l’autre dans une situation qui leur rend difficile d’échanger directement leurs vues, la Russie a pensé qu’on pouvait leur servir d’intermédiaire. Elle ne se faisait certainement pas d’illusion sur l’inefficacité immédiate de cette démarche ; elle savait bien que la guerre n’était pas en quelque sorte assez mûre pour porter ses fruits dans un sens ou dans l’autre ; mais elle a cru qu’on en hâterait la maturation en provoquant les explications des deux parties : intention assurément excellente, à laquelle il était difficile de ne pas s’associer. Malheureusement, les explications que nous sommes allés chercher à Rome ne pouvaient pas nous apprendre grand’chose et ne nous ont effectivement rien appris. L’Italie s’était enchaînée d’avance en proclamant par décret l’annexion de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, qu’elle appelle pompeusement la Libye, et en faisant ratifier ce décret par le Parlement. Elle demande aujourd’hui que la Porte reconnaisse cette annexion, moyennant quoi elle serait de facile composition sur le reste ; mais c’est justement cette reconnaissance que la Porte ne veut pas et probablement ne peut pas faire. Une politique plus réaliste aurait cherché ailleurs des satisfactions plus faciles et plus solides.

Là, en effet, est la pierre d’achoppement contre laquelle l’Italie est venue se heurter et se heurteraient inutilement avec elle les puissances qui, au moins à l’heure où nous sommes, voudraient obtenir de la Porte l’abandon d’une province que le sort de la guerre ne lui a pas encore arrachée. Le gouvernement ottoman a des devoirs envers les populations arabes qui sont liées à lui par un double lien, politique et religieux : le lien politique peut, en fait, être tranché par la guerre, le lien religieux doit subsister. Il n’est sans doute pas impossible de trouver, on trouvera un jour la forme sous laquelle l’événement s’accomplira : fata viam invenient, comme disaient les vieux Romains. Mais, en attendant, que répondre à la Porte lorsqu’elle fait remarquer qu’à l’exception des ports de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, elle est toujours maîtresse du pays, et qu’elle ne peut ni le céder, ni seulement l’évacuer, sans provoquer dans tout le monde arabe un soulèvement dont elle serait aussitôt victime ? Au surplus, l’évacuation de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque par les troupes turques ne serait pas chose facile, même si le gouvernement ottoman se résignait à y procéder. La Libye est un territoire immense où les voies de communication n’existent pas et les troupes turques y sont disséminées par petits paquets à de grandes distances les unes des autres, de telle sorte qu’il faudrait longtemps pour les prévenir, les réunir et les faire refluer jusqu’aux ports d’embarquement. Des personnes très renseignées assurent même qu’il y aurait là un problème insoluble, car les troupes turques risqueraient fort de désobéir aux ordres qui leur seraient donnés dans ce sens, et si, au contraire, elles y obéissaient, les Arabes s’opposeraient à leur exécution par la force. On semble croire à Rome qu’il suffirait d’un ordre venu de Constantinople pour assurer l’évacuation ; mais rien n’est plus douteux, ni plus aléatoire, ni, à parler franchement, moins vraisemblable. Il y a là une situation qui s’impose à la Porte aussi bien qu’à l’Italie. Il faudrait que cette dernière remportât des succès décisifs, soit dans la Tripolitaine, soit ailleurs, — nous ne saurions dire où, — pour que la Porte s’inclinât devant une manifestation de la volonté d’Allah et que cette volonté fût sentie par ses peuples. Nous n’en sommes pas encore à ce point, et les choses peuvent durer encore quelque temps avant que nous y soyons. La Russie insiste, paraît-il, pour que les conditions de paix énoncées par l’Italie soient portées par les Puissances à la connaissance de la Porte, et on assure que cette démarche est à la veille de se faire : nous serions bien surpris si elle avait d’autre conséquence qu’un refus formel de la Porte d’accepter ces conditions et, si on lui demande de faire connaître les siennes, on n’aura abouti qu’à creuser un peu plus profondément le fossé entre les deux belligérans.

Sur ces entrefaites, l’empereur Guillaume, qui avait décidé depuis quelque temps déjà d’aller faire un voyage à Corfou, est passé par Vienne et par Venise où il a vu successivement ses deux alliés, l’empereur François-Joseph et le roi Victor-Emmanuel. La première de ces rencontres n’a sans doute pas eu un caractère politique, mais il n’en est pas de même de la seconde : l’empereur d’Allemagne et le roi d’Italie ont certainement parlé de la guerre et cherché ensemble des moyens d’y mettre fin ; mais les ont-ils trouvés ? Les conseils donnés par l’empereur Guillaume ont dû être excellens. L’Empereur, en effet, en dehors même de ses sentimens personnels enclins à la paix, a tout intérêt à voir finir une guerre qui, mettant en conflit l’Italie, son alliée, et la Porte, son amie, le met lui-même dans quelque embarras. On juge d’ailleurs mieux des choses lorsqu’on n’y est pas personnellement engagé. Malgré tout, nous doutons que la solution soit proche, et c’est une grande tristesse pour l’Europe de voir se prolonger une guerre où ses propres intérêts risquent de se trouver compromis. Jusqu’ici les Balkans sont tranquilles, mais nul ne peut répondre qu’ils le seront encore demain : et les journaux parlent de mouvemens de troupes russes du côté du Caucase, qui causent peut-être plus de préoccupations à la Porte que la guerre de Tripolitaine et seraient de nature à soulever des complications nouvelles. M. Winston Churchill a raison dans le jugement qu’il porte sur le temps troublé où nous sommes : il est dangereux de jouer, sur un point quelconque du monde, avec un feu qui peut prendre partout, car partout les matières combustibles abondent. Nous souhaitons vivement que les deux souverains qui viennent de se rencontrer à Venise aient découvert le moyen de ramener la paix ; mais s’ils n’y ont pas encore réussi, puissent-ils du moins avoir trouvé celui de Limiter le champ de la guerre et de l’empêcher de s’étendre démesurément.


Le monde est d’ailleurs troublé de plusieurs manières, et non seulement par des guerres politiques, mais par des conflits sociaux dont le caractère est peut-être plus menaçant encore : quel pays se flatterait, en effet, d’en être longtemps préservé ? La grève minière continue en Angleterre ; tous les efforts du gouvernement pour y mettre un terme ont échoué. Une grève du même genre a éclaté en Allemagne, en Westphalie ; mais là le gouvernement a pris des mesures rapides et énergiques pour assurer la liberté du travail et le maintien de l’ordre, et la grève a été de courte durée. Il y a même eu, en France, une grève de vingt-quatre heures, à titre de simple indication, incident négligeable dans le présent, qui pourrait devenir inquiétant dans l’avenir. Le monde du travail est partout en effervescence : mais c’est en Angleterre que le danger se manifeste le plus grand.

Nous en avons déjà parlé dans notre dernière chronique : nous avons dit que M. Asquith avait menacé les patrons de déposer un bill en faveur du salaire minimum, s’ils se refusaient plus longtemps à en admettre le principe après que le gouvernement l’avait admis. Le gouvernement l’avait admis sans peine, car cela ne lui coûtait rien ; il n’en était pas de même des patrons ; cela coûtait beaucoup, au contraire, à certains d’entre eux, notamment aux Écossais et aux Gallois qui, malgré leurs sympathies pour le ministère radical, refusaient d’écouter ses conseils et de s’y conformer. M. Asquith sentait bien que le vote d’un pareil principe serait un précédent des plus dangereux : substituer la volonté du législateur à la liberté du contrat entre patrons et ouvriers était un acte grave qui risquait d’avoir plus tard des répercussions dans les autres industries : M. Asquith s’en rendait si bien compte qu’il demandait qu’on éloignât de lui ce calice, tout en assurant qu’il le boirait, s’il le fallait, jusqu’à la lie. Un gouvernement radical ne saurait se passer de la clientèle politique du Labour party, et c’est de son côté qu’il penche naturellement lorsqu’un conflit éclate entre ouvriers et patrons. Ceux-ci ont donc résisté, non pas en majorité, mais avec une forte minorité de 35 pour 100 : il a été impossible de venir à bout de leur opposition. Alors M. Asquith s’est décidé à déposer le bill.

Sa main tremblait sans doute un peu en le faisant. Il espérait, dit-on, que le bill serait voté au pas de course un jour par la Chambre des Communes, le lendemain par la Chambre des Lords, mais les choses, au début, ne se sont pas passées ainsi. La discussion a pris tout de suite à la Chambre des Communes l’ampleur qu’elle devait avoir : l’intervention de M. Balfour la lui a donnée. On sait que M. Balfour a renoncé à la direction du parti unioniste. Fatigué ou déçu après les rudes épreuves que lui ont imposées les entreprises du gouvernement radical contre la Chambre des Lords, il a pris sa retraite, mais il en est sorti pour combattre le nouveau bill qui, en matière sociale, lui a paru être une menace et un péril aussi redoutables que l’avait été, en matière politique, celui qui modifiait de fond en comble toute la vieille constitution britannique. M. Balfour a donc pris la parole à la Chambre des Communes et il n’a pas eu de peine à présenter contre le bill les argumens puissans qui devaient venir à un esprit politique et philosophique comme le sien. Fixer un salaire minimum, quelle atteinte portée à la liberté des contrats ! Limiter les applications du principe à une seule industrie, quelle impossibilité ! M. Balfour a mis en lumière tout ce que le bill contenait de désastreux pour le présent et pour l’avenir. Que pouvait lui répondre M. Asquith ? Il lui a répondu que nécessité faisait loi et, en somme, qu’il fallait céder aux ouvriers puisqu’ils étaient les plus forts. Soyons justes cependant : M. Asquith n’a pas cédé jusqu’au bout. Les ouvriers exigeaient que le bill contînt, à côté du principe du salaire minimum, le chiffre même de ce salaire, et ce chiffre devait être, bien entendu, celui qui avait été fixé par leur Fédération. M. Asquith a déclaré formellement qu’il ne consentirait à l’introduction d’aucun chiffre dans la loi et que des comités de district détermineraient sur place, d’après les circonstances locales, celui qu’il conviendrait d’adopter : ces comités seraient composés en nombre égal de représentans des patrons et des ouvriers, plus d’une sorte d’arbitre choisi par eux, et, à leur défaut, par le gouvernement. Tel est le système du bill. Chose curieuse : sur le premier point, le principe du salaire minimum, M. Asquith avait rencontré tout d’abord la résistance des patrons écossais et gallois, et ces mêmes patrons se sont montrés par la suite les plus disposés à accepter la fixation d’un chiffre de salaires parce que celui qu’on proposait était inférieur à celui qu’ils paient : ce sont les patrons anglais qui, à leur tour, ont repoussé ce chiffre le plus énergiquement. M. Asquith a-t-il tenu compte de cette circonstance ? A-t-il craint, après avoir rencontré l’opposition des uns, de s’exposer à celle des autres ? A-t-il été déterminé par des motifs d’un ordre plus élevé et tiré de la nature même des contrats ? Quel qu’ait été son motif, il a été inébranlable dans son refus d’introduire des chiffres dans la loi, et celle-ci a été votée, en seconde lecture, par 348 voix contre 225.

Était-ce la victoire pour le gouvernement ? Non, car c’est seulement à la troisième lecture qu’on discute les amendemens. M. Balfour en avait demandé l’ajournement à six mois et il avait été battu ; mais ce vote n’avait pas terminé la bataille, il avait décidé seulement qu’elle se continuerait. Une hésitation apparente s’est pourtant manifestée dans le Labour party dont le chef, M. Ramsay Macdonald, a laissé entendre que les ouvriers renonceraient peut-être à introduire dans le bill leur échelle de salaires, si on y admettait le chiffre de 5 shillings pour certains ouvriers adultes et de 2 pour les enfans : les comités de districts fixeraient ensuite, suivant les régions, le salaire des abatteurs. Aussitôt M. Asquith a demandé que la discussion fût suspendue. Il avait vu, ou cru voir dans cette suggestion la possibilité d’une entente et, si elle se faisait, peut-être pourrait -il lui-même retirer le bill qui n’était à ses propres yeux qu’un pis aller et un pis aller périlleux. Pourquoi les patrons et les ouvriers ne se mettraient-ils pas directement d’accord sur ces chiffres de 5 et de 2 shillings pour les adultes et pour les apprentis ? S’ils le faisaient, le bill serait sans objet, puisque les ouvriers semblaient maintenant consentir à ce que les comités de districts fixassent le chiffre des salaires pour les autres mineurs. Cette transaction pourrait-elle rallier les patrons et les ouvriers ? M. Asquith l’a espéré sans qu’on sache bien pourquoi, sinon parce qu’il est invinciblement optimiste. L’échec des tentatives antérieures rendait le succès de celle-ci peu vraisemblable. M. Asquith n’en a pas moins résolu de mettre une fois de plus en présence les représentans des deux parties et de leur conseiller la conciliation. Le résultat hélas ! a été désastreux. Il semble même que la réunion projetée n’ait pas eu lieu, l’union étant définitivement apparue comme impossible. Les patrons et les ouvriers ont montré en effet une égale intransigeance, les premiers refusant de fixer des chiffres que les comités locaux étaient seuls aptes à déterminer, les seconds continuant à demander que ces chiffres fussent incorporés dans la loi. Les dernières espérances de M. Asquith ont été dissipées, et il est venu faire part à la Chambre, avec une émotion profonde, du résultat négatif de ses efforts. Que faire ? M. Asquith s’est de nouveau attaché à la loi comme à la seule planche de salut qui lui restât ; il a demandé à la Chambre de la voter. Les socialistes ont répondu qu’ils la repousseraient. Alors s’est passée une volte-face imprévue, mais cependant très explicable, du parti conservateur : il a annoncé qu’il voterait la loi. Son nouveau chef, M. Bonar Law, a déclaré que, « le bill ayant reçu l’approbation de la majorité de la Chambre, il ne voulait pas faire obstacle à ce que celle-ci avait estimé être le seul moyen de parer aux nécessités de l’heure présente. » Et, finalement, le bill a été voté par 213 voix contre 18. Il était deux heures du matin : le bill a été transmis à trois heures à la Chambre des Lords qui l’a voté aussitôt en première lecture et qui le votera définitivement sans difficulté. Ainsi l’opposition désarme devant la gravité angoissante de la situation. Le gouvernement a pris une responsabilité ; l’opposition unioniste la lui laisse. Elle ne veut, ni dans l’une, ni dans l’autre des deux Chambres, encourir le reproche d’avoir précipité les catastrophes que l’Angleterre redoute. Le gouvernement a déposé une loi qui, à l’entendre, est de nature à les prévenir : soit ! Lord Lansdowne a déclaré qu’il ne voyait pas dans cette loi un acte législatif ordinaire, mais un acte du pouvoir exécutif destiné à pourvoir à un péril imminent’. Il a conseillé à ses amis de ne pas y faire obstacle.

Jusqu’ici, ce qui ressort avec évidence des incidens de ces derniers jours est l’inefficacité des interventions gouvernementales dans les conflits du capital et du travail. M. Asquith a échoué, échoué toujours. Alors il a provoqué l’intervention parlementaire, mais sera-t-elle plus heureuse, et que feront les ouvriers demain en présence d’une loi qui leur marchande et leur mesure les satisfactions qu’ils exigent ?

Nul n’en sait rien. Cependant une lueur d’espérance est venue montrer la situation sous une forme moins sombre. La Fédération ouvrière a résolu de soumettre aux intéressés, par voie de référendum, la question de savoir s’ils étaient d’avis de continuer la grève ou de la clore. Si les ouvriers votent librement, il y a lieu de croire que, après les souffrances qu’ils ont déjà subies, ils opteront pour la reprise du travail, qui aurait lieu alors aussitôt après Pâques. S’il en est ainsi, le cauchemar qui pèse sur l’Angleterre sera dissipé au moins pour quelque temps.


Chez nous, la Chambre des députés a clos enfin la discussion de l’interpellation sur la politique extérieure, et elle continue de plus en plus laborieusement celle de la réforme électorale. Elle discute aussi un projet de loi sur la limitation de la journée de travail à dix heures. Son activité s’est donné carrière sur ces trois objets à la fois.

Il est difficile de comprendre quel intérêt pouvait présenter l’interpellation sur la politique extérieure. S’il s’était agi de cette politique dans son ensemble, à la bonne heure : le débat n’aurait peut-être pas été sans danger, mais on aurait pu y dire des choses nouvelles. Comment le faire à propos du Maroc ? et c’est pourtant de lui seul qu’il s’agissait, c’est autour de lui qu’on continuait de tourner, à la manière des derviches tourneurs et même hurleurs. Eh quoi ! on a discuté le traité marocain une première fois à la Chambre et une seconde au Sénat, et la matière ne serait pas encore épuisée ! A quoi bon un troisième débat ? L’interpellation avait été déposée à un moment où, M. Caillaux étant encore ministre, beaucoup de parlementaires voulaient le renverser ; leur patriotisme les avait dissuadés de repousser pour cela le traité du 4 novembre qu’ils sentaient bien devoir voter ; mais ils s’étaient juré de faire ensuite, comme ils disaient, la lumière pleine et entière et de fixer les responsabilités. La discussion avait donc un objet pendant que M. Caillaux était ministre : à quoi pouvait-elle servir maintenant qu’il ne l’est plus, et que M. de Selves et M. Cruppi et M. Monis ont cessé de l’être eux aussi ? Un débat aussi rétrospectif sentait singulièrement le réchauffé ; mais il y a à la Chambre un certain nombre de machines oratoires qui, une fois montées, ne savent pas s’arrêter. Et puis, quelle joie de mettre des ministres en contradiction les uns avec les autres, de constater leurs hésitations et leurs faiblesses, de relever leurs fautes, enfin de donner à l’auditoire l’impression qu’on aurait beaucoup mieux fait à leur place ! M. Poincaré a fort bien vu que le moindre défaut d’une discussion de ce genre était de ne pouvoir faire aucun bien, et qu’il aurait fallu peu de chose pour qu’elle fît quelque mal : il s’est montré homme de gouvernement en prenant ses mesures pour l’abréger. Il ne pouvait sans doute pas empêcher M. Jaurès de parler ; qui l’aurait pu ? mais il pouvait, en faisant appel à leurs meilleurs sentimens, demander aux anciens ministres de se taire : il s’est chargé d’ailleurs de parler à leur place à tous et de rendre justice à chacun d’eux en particulier. Ils ont donc eu ce qui leur était dû, quelques-uns même assez largement. Tout l’effort de M. Jaurès, — il s’est prolongé pendant trois séances, — a été d’amener M. Caillaux à la tribune, dans l’espoir que, s’il y était monté, les autres l’y auraient suivi, sans doute en ver lu de la force incoercible qui animait les moutons de Panurge ; mais M. Caillaux est resté à sa place et n’a guère parlé que par gestes. Il faut l’en louer, car il a été très attaqué, et il avait probablement quelque chose à dire. Ce qui a aidé M. Poincaré à obtenir le résultat qu’il poursuivait, c’est que le débat s’est échelonné sur trois séances à huit jours d’intervalle les unes des autres, ce qui a amené un certain refroidissement des esprits entre chacune d’elles : l’émotion n’a pas pu suivre un crescendo ininterrompu. La Chambre a éprouvé quelque déception, car elle aime les fortes secousses, mais elle a eu la sagesse de comprendre qu’après toutes celles qu’elle avait ressenties, l’heure de l’apaisement était venu. Quant à M. Poincaré, il s’est contenté de faire quelques déclarations excellentes sur notre politique générale, sur notre entente avec nos alliés et amis, sur les négociations avec l’Espagne qui se poursuivent laborieusement, mais amicalement, sur notre œuvre marocaine qui est à peine entamée et que nous devons poursuivre. La Chambre l’a applaudi et, sur la proposition de M. Paul Deschanel, lui a donné un vote de confiance à une très forte majorité.

Nous parlerons un autre jour de la réforme électorale : elle devient de plus en plus embrouillée et, depuis le vote de l’apparentement intra et extra-départemental, les spécialistes seuls continuent de la comprendre : du moins, ils en ont l’air entre eux. La tactique de ses adversaires est de plus en plus d’entasser pêle-mêle dans la loi les propositions les plus incohérentes, dont quelques-unes sont fort bonnes, comme celle qui réduit de 77 le nombre des députés, mais qui toutes ont pour objet de mettre partout le trouble, la division et l’obscurité. Qu’adviendra-t-il de cette réforme qui avait suscité tant d’espérances, et sur laquelle le pays comptait après les élections dernières ? Nous ne le saurons peut-être qu’aux élections prochaines. C’est ce que veulent les radicaux. Leur désir, et ils emploient tous les moyens de le réaliser, est de revenir devant les électeurs avec le scrutin d’arrondissement : ils s’apercevront peut-être alors combien ils se sont trompés.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.