Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1845

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Chronique n° 325
31 octobre 1845


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1845.


La saison politique n’est pas encore ouverte, et cependant les préoccupations sérieuses ne manquent pas. Au dehors, au dedans, les questions abondent, les difficultés surgissent. En parlant ainsi, nous ne faisons que reproduire l’impression générale, et nous ne saurions être accusés d’un accès de pessimisme. Il semble même que sur ce point le cabinet pense comme tout le monde. Les membres les plus éminens du ministère reconnaissent qu’ils ont devant eux un avenir difficile. M. le maréchal Soult vent se décharger le plus possible du fardeau des affaires, et M. Guizot, loin de voir dans cette intention une chance heureuse qui le rapproche de la présidence, redoute cette présidence, qui est à ses yeux une distinction plus périlleuse que tutélaire. M. le ministre des affaires étrangères retiendra le plus long-temps qu’il pourra le maréchal Soult à la tête du cabinet, non qu’il lui demande une coopération active ; ce qu’il veut, c’est on nom, son assistance. Il pense que le nom de son illustre collègue lui prête quelque force, tant vis-à-vis des chambres qu’auprès de la couronne, et qu’à côté d’un pareil président il est premier ministre d’une manière plus sûre et moins orageuse. Cependant les désirs de retraite qu’a manifestés M. le maréchal Soult ont été plus vifs et plus décidés qu’à d’autres époques. Ce n’est pas la première fois qu’au retour de Soultberg M. le duc de Dalmatie laisse voir à ses collègues l’envie qu’il aurait de les quitter. Dans les paisibles loisirs de sa résidence de Saint-Amand, le vieux maréchal est volontiers gagné par le dédain des grandeurs humaines ; mais à Paris ces impressions s’effacent, et tout en grondant un peu tout ce qui vous entoure, ses collègues, ses amis, qui travaillent à vous retenir, on reste aux affaires. Toutefois, cette année, M. le maréchal Soult a montré une volonté plus ferme de conquérir un peu de repos : tout ce qu’on parait avoir obtenu de lui, c’est qu’il consentît à faire, pour ainsi parler, une retraite en deux actes. Il commencerait par déposer le portefeuille de la guerre, en retenant la présidence ; mais combien de temps la gardera-t-il ? Dans le cabinet, M. le duc de Dalmatie a une véritable importance, parce qu’il est le ministre de la guerre le plus considérable que l’armée puisse avoir à sa tête. Maintenant, sans le portefeuille de la guerre, que représenterait M. le maréchal Soult dans le conseil ? Devant les chambres, quel sera son rôle, son attitude ? Il est permis de penser qu’il se fatiguerait bientôt d’une situation si peu au niveau de son nom militaire, et qu’un complet renoncement aux affaires ne se ferait pas long-temps attendre.

Quoi qu’il en soit, il n’est question aujourd’hui pour le cabinet que de trouver un ministre de la guerre. Or, l’affaire n’est pas si simple qu’on pourrait le croire. Les candidats les plus sérieux à ce portefeuille se trouvent écartés momentanément par des raisons de diverses natures : Nécessaire en Afrique, M. le maréchal Bugeaud ne peut, à l’heure qu’il est, être ministre. il est un ancien gouverneur de l’Algérie qui ne serait pas, à coup sûr, déplacé au département de la guerre ; mais le cabinet voudrait-il donner pour supérieur hiérarchique à M. le duc d’Isly le maréchal Valée ? Le nom de M. Bedeau a été prononcé ; ce général si capable est aussi en Afrique, sur le théâtre des évènemens les plus graves. On a donc songé à des officiers- généraux appartenant aux armes spéciales, comme M. le marquis de Laplace, M. le baron Rohault de Fleury, ou bien à des généraux administrateurs occupant de grands emplois au ministère de la guerre. Le choix du cabinet n’est pas encore officiellement connu ; on dit qu’il flotte entre le général Schramm et M. le marquis de Laplace. Quand on est tout-à-fait en paix, le département de la guerre peut être plus facilement occupé par des hommes secondaires ; mais depuis plusieurs années les affaires d’Afrique ont suscité des illustrations avec lesquelles il faut compter, et qui ont chacune à leur tour leur place marquée au pouvoir. De plus en plus ce sera en Afrique que se feront les maréchaux et les ministres de la guerre.

En Algérie, nos généraux agissent avec vigueur, et, grace à leur énergie, les affaires, quoique toujours fort graves, se sont améliorées. Il n’y a plus aujourd’hui de surprise possible : officiers et soldats se rendent bien compte des nouvelles épreuves qu’ils ont à traverser. Le retour du maréchal Bugeaud a été rapide, et sa présence a raffermi tout ce que son départ avait pu ébranler. Il s’est porté en avant avec célérité ; il est, suivant les dernières nouvelles, à Milianah, tout près des montagnes de ces Kabyles auxquels il a adressé une proclamation non moins sensée qu’énergique. Espérons que le maréchal saura, par ses actes et par ses discours, parler puissamment au moral des populations africaines, comme il l’a fait avec bonheur dans le passé. Sur l’extrême frontière qui touche au Maroc, le général Lamoricière a rétabli l’ascendant de nos armes, et les tribus qu’il a poursuivies et vaincues ont pu reconnaître qu’il arrivait toujours un moment où Abd-el-Kader, après les avoir poussées à la révolte, était impuissant à les protéger. L’émir se dérobe, puis il reparaît : c’est son jeu de chercher à nous lasser, à nous déconcerter, à nous surprendre par cette alternative de réapparitions et de fuites. S’il est parvenu à se glisser entre Mascara et Tlemcen, il sera vivement poursuivi par les généraux Lamoricière et Cavaignac, avec lesquels le maréchal Bugeaud combinera ses opérations, quand il aura parcouru et raffermi toute la Province d’Alger.

Nous ne doutons pas que, dans des conjonctures aussi sérieuses, les généraux qui mènent nos soldats à la rencontre d’un ennemi redoutable sentent plus que jamais le besoin d’un grand concert et d’une sincère union. Pourquoi faut-il qu’ici plusieurs organe de la presse ne montrent pas la même intelligence, et, nous le dirons, le même patriotisme ? Pourquoi chercher à créer une sorte d’antagonisme entre le gouverneur-général et ses lieutenans ? Le moment est bien choisi pour diriger contre le maréchal Bugeaud des déclamations passionnées ! Le maréchal est au plus fort d’une crise redoutable qui ébranle toute notre domination en Algérie ; il se bat, il est au feu, et cependant il y a des passions hostiles qui ne peuvent consentir à une trêve. Il y a des journalistes qui se sont donné la mission de harceler l’homme de guerre que les soldats suivent avec tant de confiance, et que les Arabes respectent. Heureusement l’armée d’Afrique est peu accessible à ces déclamations lointaines, elle les apprécie sur le terrain, et ses jugemens sont marqués au coin d’une familière indépendance.

La soumission définitive de l’Afrique est une œuvre longue, ardue, dont il ne faut pas espérer de voir bientôt le terme, et nous ne blâmons pas le ministère de faire prêcher sur ce point la patience et le courage. En Algérie, nous ne sommes pas, à proprement parler, en face d’un seul peuple ; les Arabes sont partagés en un grand nombre de tribus n’ayant de commun entre elles que la langue et la religion. Ces tribus sont presque toujours en querelle les unes avec les autres pour mille raisons qu’expliquent leurs mœurs et la configuration du sol ; elles se battent pour la possession d’une source, d’un pâturage, elles se battent aussi pour satisfaire des vengeances provoquées par des meurtres et des vols. Sous ce rapport, l’Algérie ne ressemble pas mal à la Corse. Dans les tribus, on est loin d’être d’accord sur le parti à prendre à notre égard. Les uns, désespérés des maux dont la guerre les accable depuis quinze ans, se résignent à notre domination ; les ardens, aiment mieux tout perdre que de cesser la guerre sainte. Tantôt les modérés l’emportent, alors nous nommons des kaïds, des aghas, et l’on dit que telle tribu est soumise : c’est bien, tant que les intrigues d’Abd-el-Kader ne viennent pas troubler notre triomphe ; mais lorsque l’émir, par ses espions, a préparé au sein des tribus une révolte, il paraît sur un point avec quatre ou cinq cent cavaliers. Alors tout ce qui est dévoué à sa cause se lève ; les plus fanatiques courent se joindre à lui. — C’est ainsi que nous avons vu si souvent Abd-el-Kader nous opposer plusieurs milliers de chevaux. Si nous sommes en force, tout cela se dissipe comme les nuages que balaie le vent. Les Arabes les plus compromis suivent Abd-el-Kader, et font désormais partie de sa smala ; le gros des tribus se soumet, jusqu’à ce que des tentatives nouvelles viennent les exciter encore à d’autres révoltes.

L’émir est moralement plus puissant que jamais : il est considéré, par les Arabes et par une grande partie des populations du Maroc, comme le soutien, comme le pilier de l’islam ; aussi lui arrivent de toutes parts des offrandes, des secours, des aumônes, qui l’ont fait vivre jusqu’à présent, même au milieu de ses plus profondes disgraces. L’an dernier, la victoire d’Isly semblait l’avoir frappé comme un coup d’en haut ; un moment, les populations africaines ont pu croire que le ciel ne le protégeait plus, mais cet instant fut court, grace à la faiblesse de notre diplomatie. C’était sur le sort à faire à l’émir que devaient porter nos exigences envers Abderrhaman. Après Isly, le général en chef ne demandait pas la tête d’Abd-el-Kader, mais il voulait exiger l’internement de l’émir dans une province déterminée de l’empire du Maroc. On sait que le maréchal Bugeaud n’a pas eu la faculté de stipuler lui-même les conditions qui lui paraissaient les plus nécessaires et les plus sûres. Ce fut là une grande faute, et il n’y a pas un officier de l’armée d’Afrique qui n’en ait prévu les tristes conséquences pour l’avenir. N’en avons-nous pas la preuve dans la lettre du colonel Montagnac ? C’est le cri d’un soldat qu’on ne saurait accuser d’avoir voulu flatter tel ou tel parti. Ceux à qui ces loyales et intimes confidences n’ont inspiré que d’assez tristes plaisanteries auraient dû se rappeler que l’avis du soldat était aussi celui d’hommes dont la modération et la pénétration politiques ne sont pas douteuses. Oui, les accens de vérité qui nous sont parvenus à travers une tombe glorieuse sont d’accord avec les jugemens portés à la tribune. Dans la session dernière, que reprochait au cabinet un des membres de la commission de l’adresse, M. Saint-Marc Girardin ? Il blâmait surtout le ministère d’avoir ôté la négociation au maréchal Bugeaud pour la transporter tout entière à Tanger. Il insistait sur l’ascendant qu’aurait nécessairement exercé sur Abderrhaman le vainqueur d’Isly. Il soutenait qu’avec le maréchal Bugeaud pour négociateur, on aurait obtenu d’autres conditions, enfin de véritables garanties. À qui l’évènement donne-t-il raison ? Aux apologistes sans restriction du traité de Tanger, ou à ceux qui, dans l’une et l’autre chambre, ont regretté que la victoire n’ait pas été mise à profit avec une fermeté plus politique ?

Qu’arrive-t-il ? Ce qu’on a mal fait, il faut le refaire. Le cabinet se trouve peut-être aujourd’hui engagé dans une guerre plus difficile et plus longue que celle qui l’a si fort occupé l’an dernier. Il est dominé par des évènemens qu’il n’a su ni prévoir, ni détourner. Certes, il y a quelques années, on eût fort étonné M. le ministre des affaires étrangères, si on lui eût annoncé que sous son administration nous aurions la guerre en Afrique sur la plus vaste échelle. Des trois ministres qui, depuis huit ans, ont dirigé la politique extérieure, M. Guizot est assurément le moins africain. Dans le ministère du 6 septembre, M. le comte Molé défendait la question d’Afrique contre M. Guizot, qui avait pour elle peu de sympathie ; M. Guizot n’a été converti que fort tard à la nécessité de pousser vigoureusement la conquête africaine ; peut-être même aujourd’hui est-il plus entraîné que convaincu.

Ne pourrait-on pas avoir le même soupçon dans l’affaire de Buenos-Ayres ? Les discours prononcés par M. Guizot à la tribune ne nous avaient pas préparés à une intervention active de la France sur les rives de la Plata. L’an dernier, M. Guizot, répondant M. Thiers, disait que, pour intervenir, il fallait de grandes raisons d’intérêt national, qu’on avait déjà fait l’expérience d’une guerre sur les rives de la Plata, que c’était chose grave que de s’engager dans une nouvelle lutte pour une cause qui n’était plus celle de la France. M. le ministre des affaires étrangères s’autorisait de l’exemple de l’Angleterre, qui avait recommandé la neutralité à ses agens, et il assurait que c’était pour n’avoir pas assez observé cette neutralité que le commodore Purvis avait été rappelé par son gouvernement. Cependant aujourd’hui nous intervenons : que s’est-il donc passé ? Pourquoi ici encore M. Guizot change-t-il de politique ? Ce changement ne serait-il pas une conséquence des modifications que l’Angleterre vient d’apporter à sa manière d’envisager les affaires de la Plata ? Peut-être est-on trop enclin à se représenter le gouvernement britannique comme portant dans sa politique extérieure quelque chose de systématique et d’absolu qui ne fléchit jamais. La conduite de nos voisins est moins hautaine et plus avisée si leur but est toujours le même, leurs procédés varient. Quand le commerce anglais croit avoir besoin des démonstrations actives de son gouvernement, il le pousse, et toujours celui-ci tient un grand compte du blâme ou des désirs exprimés par la Cité de Londres. Dans ces derniers temps, le cabinet britannique a renoncé à son système de neutralité envers Buenos-Ayres et Montévidéo. Les plaintes du commerce de Liverpool sur le traitement fait à la Sultana et sur les obstacles apportés à la navigation dans la rivière de la Plata ont été prises en considération par le cabinet, d’autant plus que le temps n’a pas laissé que d’apporter des modifications sensibles à la situation respective des intérêts anglais et français dans cette partie de l’Amérique. En ce moment, le commerce anglais a de grands intérêts à Montévidéo, et d’un autre côté il y a beaucoup de Français à Buenos-Ayres. L’Angleterre s’est déterminée à une intervention qu’elle a proposé à la France de partager ; elle savait qu’elle n’avait pas à craindre un refus, et elle ne s’est pas trompée.

Les mêmes circonstances qui ont déterminé l’Angleterre étaient-elles également décisives pour la France ? Voit-on clairement aujourd’hui les grandes raisons d’intérêt national dont M. Guizot proclamait à la tribune la nécessité en matière d’intervention ? Nous ne tranchons pas la question ; nous la posons. Nous voulons surtout remarquer qu’après avoir long-temps refusé I’intervention, le cabinet paraît s’y être déterminé sur les ouvertures de l’Angleterre. Il est permis aussi de s’enquérir si, en prenant une résolution aussi grave, le ministère a pris soin de rassembler sur les rives de la Plata des forces suffisantes pour ne pas laisser la France inférieure à l’Angleterre dans une œuvre entreprise en commun. Il importe de jeter dans la balance le même poids que la puissance anglaise ; autrement, quand viendra le moment de recueillir les fruits d’une action exercée de concert, nous serions condamnés à une inégalité aussi injurieuse pour notre amour-propre que funeste à nos intérêts.

Rosas n’est pas d’ailleurs un adversaire méprisable, et il est de l’honneur de l’Europe que les démonstrations de l’Angleterre et de la France contre le hardi gaucho ne restent pas sans efficacité. Il est dans le caractère de Rosas d’envisager la lutte qu’on semble lui proposer comme une heureuse occasion d’accroître sa puissance et d’illustrer son nom. On lui prête déjà l’intention d’assembler le peuple de Buenos-Ayres sur la place publique, pour lui demander s’il veut la paix ou la guerre. Ce bruit, qui nous vient de Rio-Janeiro, nous remet en mémoire la conduite que tint Rosas quand les représentans du peuple procédèrent à Buenos-Ayres à l’élection d’un nouveau gouverneur. Rosas fut nommé au premier tour de scrutin, il refusa ; une seconde fois son nom sortit de l’urne, même refus. Trois et quatre fois il fut porté par les représentans et trois et quatre fois il refusa l’autorité qu’on lui décernait. Que voulait-il donc ? Des pouvoirs extraordinaires, et les représentans du peuple furent obligés de lui conférer, par un décret, toute la somme du pouvoir public cinq ans. Le même homme qui a demandé si audacieusement le despotisme pourrait bien, en faisant décréter la guerre par le peuple même, chercher dans le fanatisme national, vivement surexcité, un nouvel instrument de dictature. Il y a donc, tant à cause de Rosas que du côté de l’Angleterre, les plus sérieuses précautions à prendre pour qu’une intervention si tardive et si lointaine ne tourne pas au détriment de la dignité et des intérêts de la France.

Personne plus que nous ne désire l’accord des deux gouvernemens ; mais nous voudrions que l’un et l’autre s’appliquassent également à écarter toute cause de mésintelligence. Ainsi, dans les affaires de Grèce, le cabinet anglais ne peut ignorer tout ce qu’a d’excessif, de violent, la conduite de son représentant à Athènes. On dirait que M. Lyons n’est accrédité auprès du roi Othon que pour fomenter la guerre civile en Grèce. Quand l’insurrection du Magne a éclaté, il n’a pas caché qu’il en désirait le succès. M. le ministre des affaires étrangères, qui connaît fort bien cette conduite de M. Lyons, aime à se persuader qu’elle n’est pas l’expression fidèle des intentions du gouvernement anglais, qui aurait des sentimens plus conciliateurs et plus modérés que son agent. Cependant sir Edmond Lyons continue à compromettre l’entente cordiale à Athènes. Toutes les difficultés qu’il nous suscite relèvent encore ce qu’a de loyal et de digne l’attitude du représentant de la France. M. Piscatory concilie fort bien un respect profond pour l’indépendance morale de la Grèce avec une franche sympathie pour l’affermissement de la monarchie constitutionnelle à Athènes et pour le ministère Coletti, qui y travaille avec une énergie si dévouée. Aussi n’a-t-il pas peu contribué à entretenir, à augmenter en Grèce la popularité du nom français, popularité dont un jeune et illustre voyageur a pu, dans ces derniers temps, recueillir les précieux témoignages. Peut-être, si M. le duc de Montpensier eût prêté l’oreille à certaines insinuations, il n’eût pas touché le sol de la Grèce ; nous le félicitons d’avoir suivi ses inspirations personnelles, et il en a été dignement récompensé par toutes les démonstrations qui, dans sa personne, s’adressaient à la France.

Quelques organes de la presse anglaise n’ont pas manqué de trouver mauvais que la présence de M. le duc de Montpensier en Grèce soit venue donner une nouvelle force à M. Piscatory. Quant aux calomnies du Morning Post contre notre ambassadeur et M. Coletti, l’extravagance en détruit tout le danger. La presse, chez nos voisins, paraît livrée à des accès intermittens d’injustice et de colère qui lui ôteraient tout son crédit, si de temps à autre d’heureuses compensations ne venaient pas corriger ses emportemens. Le Sun désavouait dernièrement ces écrivains sans pudeur qui n’ont pour la France que les plus grossières invectives. Deux jours auparavant, le Times, comme pour protester contre les indignes attaques que le Quarterly Review vient d’adresser à M. Thiers, s’est exprimé, sur le voyage récent de ce dernier en Angleterre, avec une élévation que nous ne saurions trop louer. Si la presse anglaise prenait l’habitude de traiter les choses et les hommes avec cette justice et cette sagacité, que de malentendus entre les deux pays pourraient être évités ! « Le principal personnage de l’opposition française, dit le Times à l’exemple des souverains et des hommes d’état de notre temps, a visité l’Angleterre. Nous ne pouvons pas être insensibles au désir manifeste que montre M. Thiers de désavouer, par ce voyage, les préoccupations hostiles qu’on lui a si généralement et, nous devons ajouter, si naturellement attribuées, en le jugeant sur sa conduite comme homme public, et d’après ses écrits les plus récens ; mais, lorsqu’un homme aussi éminent dans l’ordre politique et dans la littérature met le pied sur le sol anglais, ce ne sont pas des antagonistes ni des critiques qui le reçoivent. La courtoisie qui est naturelle à des hommes bien élevés, lui a valu un accueil non-seulement distingué, mais cordial, et il y a répondu de la manière la plus convenable partout où la courte durée de son séjour lui a permis de se rendre. M. Thiers semble n’avoir eu d’autre but, en supposant que sa visite ait un but politique, que d’effacer le souvenir d’anciens différends, et de se placer ici dans des termes également bienveillans pour tous les partis. Il a été invité avec la même courtoisie chez lord Lansdowne et chez lord Ashburton ; il a eu des conférences avec lord Palmerston et une longue entrevue avec lord Aberdeen. Il serait absurde de tirer des inductions trop profondément politiques de cet échange de civilités qui n’ont pas franchi le cercle de la vie privée ; nous n’y faisons allusion que comme à une circonstance qui peut nous servir à rappeler un principe trop négligé : rien n’est plus propre à compromettre nos relations amicales vis-à-vis des nations voisines avec lesquelles il est dans nos voeux, il est de notre intérêt et de notre devoir de vivre en paix, qu’une prédilection imprudente ou exclusive pour un parti plutôt que pour un autre dans un pays étranger. Rattacher la politique de laquelle dépend la paix du monde à la fortune de tel ou tel ministre au dehors, c’est bâtir sur des fondemens bien fragiles. Sans ouvertement prendre pari aux luttes des partis dans les autres états, il est essentiel de nous préparer à vivre dans les meilleurs termes avec tous les gouvernemens existans. » Cette impartialité politique de bon goût, qui a si bien inspiré le Times, nous dirions volontiers que M. Thiers lui en a donné l’exemple par l’attitude pleine à la fois de loyauté et de réserve qu’il a su prendre tant en Angleterre qu’en Espagne. En France, M. Thiers a ses principes et ses opinions politiques, et l’on sait avec quelle franchise il les exprime et les sert. Hors de son pays, M. Thiers n’est d’aucun parti ; sans renoncer à ses sympathies intimes, il ne se croit pas le droit de se prononcer pour l’une ou l’autre des opinions qui se disputent constitutionnellement le pouvoir.

Dans nos affaires intérieures, il n’y a en ce moment qu’une question à l’ordre du jour ; mais elle est si grosse, qu’elle suffit à servir de pâture à tous les esprits, à toutes les passions : On a nommé les chemins de fer. Nous dirions volontiers qu’ils ont fait explosion. Cette grande industrie, cette vaste spéculation qui doit exercer une incalculable influence sur l’ensemble de notre civilisation, est entrée dans nos mœurs avec une vivacité éclatante qui a mis tout en mouvement. Tout le monde s’est jeté dans l’opération des chemins de fer ; chacun a voulu y mettre ses capitaux, ses économies ou ses espérances. Que dénote cet empressement universel ? Rien à coup sûr qui nous doive affliger, car il prouve le bien-être du présent et la foi dans l’avenir. Ne craignons pas de penser et d’affirmer que les chemins de fer sont une source de richesses pour le pays et pour les intérêts privés. L’argent s’y porte avec une abondance que l’on s’expliquera, si l’on réfléchit que la province a toujours eu pour la rente une sorte d’antipathie secrète, que nous trouvons fort mal raisonnée, mais qu’il faut bien accepter comme un fait. La rente est un placement parisien dont la province se défie ; pour les chemins de fer, ses sentimens ont été tout autres. Les chemins de fer sillonneront la France dans tous les sens ; chacun espère voir son capital fructifier sous ses yeux, et augmenter en même temps la somme de richesses et de bien-être de sa localité.

Voilà comment, voilà par où les chemins de fer sont une nouveauté merveilleuse, d’une utilité incontestable et universelle. Maintenant cette grande innovation n’a pu prendre parmi nous droit de cité sans apporter avec elle des abus, des excès. Eh bien ! il faut faire la guerre aux excès, aux abus, dans l’intérêt même du bienfait admirable que nous devons à la science. Au surplus, disons en passant qu’on aurait évité bien des scandales, si la prévoyance du législateur, au lieu d’interdire d’une manière absolue la vente des promesses d’actions, l’eût confiée aux agens de change ; alors ces transactions se fussent passées au grand jour, elles n’eussent pas été suspectes et douteuses. Il est des maux inhérens, à nos sociétés modernes qu’on ne peut extirper, et qu’il faut plutôt se proposer d’amortir par une action sagement combinée. On a manqué de cette sagesse dans la question des chemins de fer. Aussi bientôt des spéculations effrontées sont venues jeter le trouble et le discrédit dans les opérations honorables de la grande industrie. Le scandale a été poussé si loin, que l’autorité a cru devoir prendre une mesure grave ; elle a fait saisir les livres d’un comptoir connu pour se livrer à la vente des promesses d’actions de chemins de fer ; on y cherchait la preuve du trafic, illégal auquel se livraient les compagnies elles-mêmes sur les promesses d’actions, avant de les répartir entre les souscripteurs. Cette preuve, nous ignorons si elle a été trouvée, nous ne sommes point dans les secrets du parquet ; mais quel symptôme qu’une pareille poursuite !

Il y a aussi des compagnies notoirement insuffisantes qui ne s’élèvent que dans l’espérance de se faire absorber par d’autres, et de mettre un prix à leur disparition : concurrence non plus sérieuse, mais déloyale, qui peut jeter la perturbation sur la place. Il y a des compagnies, au contraire, qui déclarent ne vouloir se fondre avec aucune autre, et qui se proposent tenir une concession coûte que coûte. Elles accepteraient toutes les conditions, c’est-à-dire qu’elles feraient faire à leurs actionnaires définitifs une spéculation désastreuse, uniquement préoccupées de réaliser sur-le-champ des bénéfices énormes. On ne s’étonnera pas qu’en présence de tous ces dangers la confiance publique ait surtout environné les compagnies vraiment sérieuses et honorables, comme la compagnie de l’Union celle des receveurs généraux et quelques autres encore, d’autant plus que ces compagnies, déjà très fortes par elles-mêmes, n’ont pas annoncé d’avance, avec une forfanterie suspecte, qu’elles repousseraient toute alliance. Pour cela, elles connaissent trop la puissance d’une association assise sur des bases légitimes et pures.

La compagnie des receveurs-généraux a surtout été dès sa formation l’objet d’une grande confiance. On a compris sur-le-champ que les receveurs-généraux venaient, pour ainsi dire comme banquiers de l’état, offrir à tous les capitaux les garanties les plus sûres. Il n’y a pas à craindre non plus de voir une semblable compagnie abuser de son monopole pour faire une concurrence funeste à certaines industries. Le ministre des finances n’a-t-il pas sur les receveurs-généraux une action naturelle, une surveillance de droit, qui écartent nécessairement, toutes les appréhensions ? Il est évident aussi que, dans la question des tarifs, le gouvernement exercera, par l’intermédiaire des receveurs-généraux, la plus utile influence. L’instinct public a reconnu dans cette compagnie comme une sorte de délégation du gouvernement qui venait s’associer à l’industrie privée pour la guider et la protéger contre de perfides exploitations.

Tout à coup, au milieu de cette adhésion générale, éclatent des attaques non moins imprévues que violentes. D’où partent-elles ? De quelques journaux. Chose bizarre, on avait gardé le silence sur les compagnies les moins sérieuses, et Dieu sait si le nombre en est petit : contre elles, on n’avait eu ni vivacité, ni colère ; mais, à la vue de la compagnie des receveurs-généraux, certaines gens n’ont pu contenir leur indignation, et ils ont déclaré que cette fois le scandale était à son comble. Quel abus en effet si les receveurs-généraux, qui sont les agens légaux et réguliers de l’échange du numéraire entre Paris et la province, venaient s’associer à d’autres capitalistes pour la construction d’une des grandes lignes de chemins de fer ! Cette association a été déclarée monstrueuse : on a sommé le gouvernement d’y mettre obstacle, sous peine d’être chargé, lui aussi, de la réprobation publique.

Nous en conviendrons, le scandale est grand ; mais de quel côté est-il ? du côté des accusateurs ou du côté des accusés ? Ces derniers, forts de leur conscience et de la légitimité de leur intervention dans la grande question des chemins de fer, n’ont pas caché les causes auxquelles ils attribuaient les attaques dont ils avaient été l’objet ; ils ont parlé, et, pendant quarante-huit heures, l’histoire a égayé tout Paris ; on a pensé, comme dit Beaumarchais, qu’il fallait se dépêcher de rire de peur de pleurer. Laissons ces détails pour exprimer la ferme espérance que le gouvernement ne cèdera pas à cet essai d’intimidation. Désavouer les receveurs-généraux sous le feu des attaques dont ils sont l’objet serait un acte pusillanime dont M. le ministre des finances ne saurait vouloir prendre la triste responsabilité.

Est-il possible de reconnaître un caractère politique au livre que vient de publier M. Alexis Dumesnil ? Si l’équité, la hauteur et l’impartialité d’esprit sont des qualités indispensables à celui qui veut s’ériger en juge, en censeur des sociétés humaines, nul moins que l’auteur des Épreuves sociales de la France ne fut fait pour cette imposante mission. La bonne foi ne suffit pas pour donner à un écrivain le droit de jeter l’anathème à la face de son pays et de l’accuser d’une corruption séculaire. Nous croyons que M. Alexis Dumesnil est sincère ; il paraît avoir vieilli dans une sorte de solitude, loin des affaires et du monde, sans donner d’autre aliment à son esprit que certaines généralités stériles et fausses, revêtues d’un style presque toujours prétentieux, pauvre et vide. À quel ordre d’idées philosophiques, religieuses, politiques, appartient l’auteur ? Comment le dire ? Il n’y a pas dans son livre une seule idée positive qui nous le puisse indiquer. Les Épreuves sociales de la France sont un acte d’accusation contre le pays, et l’accusation remonte jusqu’au milieu du XVIIe siècle : depuis Louis XIV, et par son fait même, nous sommes profondément corrompus. Après un pareil début, on peut penser ce que dira l’auteur des époques de la régence et de Louis XV. La révolution française, destinée à faire justice de tant de scandales, fut sur-le-champ corrompue à sa source, et elle n’a eu pour représentans que des hommes voués à l’erreur, au vice, au crime. L’auteur veut avilir jusqu’au glorieux commandant de l’armée d’italie : plus tard, Bonaparte n’est, à ses yeux, qu’un insensé qui a mérité l’échafaud de Sainte-Hélène. Louis XVIII et Charles X sont traités avec le plus injurieux mépris. Depuis 1830, tous les partis, toutes les écoles, ne méritent qu’une accablante réprobation que l’auteur répartit entre les doctrinaires, les romantiques et les jésuites. Quelle est la conclusion de cet amas de divagations et d’invectives ? C’est qu’un châtiment terrible attend la France, c’est que la France est réservée à une fin malheureuse qui aura le caractère d’une grande et solennelle expiation. Un de nos poètes lyriques parle, dans une de ses odes, de la sainte manie qui le transporte : M. Dumesnil a aussi une manie, mais elle est loin d’être sainte ; elle est triste, déplorable, et nous la dirions criminelle, si ce n’était pas prendre trop au sérieux les déclamations de l’écrivain. S’il a trente ans M. Alexis Dumesnil avait donné à son esprit d’autres habitudes que celles d’une stérile misanthropie, peut-être eût-il fini par écrire des livres utiles qu’on eût distingués.

Une carrière qui s’était ouverte avec distinction vient d’être terminée avant le temps. M. Eugène Ney, dont la mort prématurée a provoqué des regrets unanimes, avait débuté avec succès dans la diplomatie ; il avait été un des collaborateurs de ce recueil dès les premières années de son apparition. La Revue des Deux Mondes doit à M. Eugène Ney plusieurs articles remarquables où il avait consigné les résultats de ses voyages tant aux États-Unis qu’à Terre-Neuve et à Cuba. M. Eugène Ney avait une sympathie pour ce qui était grand, noble et beau. De nombreux amis lui ont rendu les derniers devoirs en se pressant autour de ses frères, qui, déjà serviteurs distingués du pays, tant dans la carrière politique que dans la carrière militaire, s’étonnaient douloureusement que le plus jeune d’entre eux les eût devancés auprès de leur glorieux père.



Un calme apparent a succédé, en Suisse, aux dernières agitations. Si l’on excepte les élections partielles de Berne, faites dans un sens radical, contrairement à l’attente générale, aucun fait important ne s’est produit dans les cantons. La lutte est provisoirement suspendue ; mais, tandis que les partis se comptent et s’observent, le peuple exprime en de naïves poésies ses craintes et ses espérances. Il nous a semblé curieux de faire connaître un de ces chants populaires, composé récemment dans le dialecte de la Suisse française, et dédié à l’avoyer Neuhaus, dont le nom a si souvent retenti dans la presse.

LES HÉROS HELVÉTIQUES.
A M. l’avoyer Neuhaux[1]
Oh ! les temps héroïques,
Où sont-ils ? où sont-ils ?
Hommes des jours antiques,
N’avez-vous plus de fils ?
D’Erlach[2], dans la campagne
Où donc est le cimier ?
De Tell, sur la montagne,
Où, le carreau d’acier ?
D’Arnold[3], sur le rivage,
Où, le bras saint et fort,
Faisant un grand passage
De victoire et de mort ?
Où, Léman, sur ta grève,
La voix de Berthelier[4],
S’écriant : « Pour Genève
Je mourrai le premier ? »
De Davel[5], ame auguste,
Où, le libre échafaud,
Trône d’un homme juste
Succombant le front haut ?
J’entends mille voix fières
Longuement discourir :
Où sont, comme leurs pères,
Ceux qui savent mourir ?
Des tribuns, par centaine !
Chacun poussant les siens :
Mais où sont, dans la plaine,
Où sont les citoyens ?
Et pourtant, sous la cime
Aux imprenables tours,
Comme un chef magnanime,
Schwytz[6] est, là, pour toujours !
Cime de sang trempée,
Qui lui sert de drapeau !
Lui, ceint de son épée,
La main sur le pommeau !
Et dans son vert domaine,
Au bord du torrent sourd,
L’Ours[7], toujours, se promène,
De son pas ferme et lourd :
Bête puissante et sage,
Aux durs et fins regards ;
Lion par le courage,
Renard pour les renards.
Et toujours, sur les ondes
Du Léman[8] argenté,
Sort des grottes profondes
Un chant de liberté.
Il s’élève, il s’élève !
Il fait frémir les eaux,
Et la montagne achève,
Avec ses mille échos.
Il dit : « Suisse nouvelle,
« Renais ! c’est le signal ;
« Sur la neige éternelle
« Pose un pied virginal.
« Comme elle blanche et pure,
« Viens sur le pic vermeil !
« Des fleurs à ta ceinture,
« Sur ton front le soleil ! »
Mais le chant monte encore ;
Il monte jusqu’aux cieux,
Avec le soir qui dore
Les glaciers radieux.
Et dans les rougeurs sombres
Des nuages flottans
On voit passer les ombres
Des héros du vieux temps.
Ils viennent, grands, sublimes,
Mais le chef incliné,
Comme, au bord des abîmes,
Un pin déraciné.
Et leurs fronts, hauts et mâles,
Ridés comme la mer,
Lancent des éclairs pâles ;
Qui se croisent dans l’air.
Là, du sein de la nue
Jusqu’au sein des vallons,
Ils percent l’étendue,
De leurs regards profonds.
Ils voient tout : les vallées
Qui cachent leurs tombeaux,
Et les tours écroulées
Marquant des lieux nouveaux.
Mais leur regard s’étonne :
Il cherche, il cherche en vain ;
Comme l’aigle, en automne,
Planant sur le ravin :
Alors qu’à la montagne
Dit adieu le troupeau,
Qui lentement regagne
La plaine et le hameau,
Et que l’oiseau superbe,
Las sur les monts d’errer,
N’entend pas même l’herbe
Se plaindre et murmurer.
Le chant, le chant qui monte,
Ils l’écoutent pourtant :
Mais ils n’en tiennent compte ;
Hélas. ! ce n’est qu’un chant !
Comme un bruit de tempête,
Il expire auprès d’eux ;
Mais ils hochent la tête,
Et regardent les cieux.
Ils soupirent,… ils passent,
En espérant encor,
Et dans la nuit s’effacent
Avec les astres d’or.
Oh ! les temps héroïques,
Où sont-ils ? où sont-ils ?
Hommes des jours antiques,
N’avez-vous plus de fils ?
UN PAYSAN SUISSE.


V. DE MARS

REVUE MUSICALE.




Le Théâtre-Italien, en ouvrant ses portes chaque année aux premiers jours d’automne, semble avoir le charmant privilège d’éveiller dans un certain monde une foule d’émotions qui, en dehors de lui, n’existent pas. L’Académie royale même, alors qu’on y chantait encore, n’a jamais rien connu de cette jouissance exquise de ce raffinement singulier. Il n’y a de dilettantisme qu’aux Bouffes ; là seulement on sait se passionner avec intelligence, là seulement le public vit au-dessus des influences de coterie et de journaux, et se prend à peser en conscience les défauts et les qualités de chacun : non que ce public soit infaillible et qu’il ne lui arrive point çà et là de se tromper dans ses adoptions comme dans ses antipathies ; mais du moins ne peut-on nier que les choses se passent avec convenance et mesure, et qu’on se trouve toujours disposé à revenir sur un arrêt porté à la légère. Puis, le mérite une fois reconnu, que de transports et d’ovations ! Les bravos éclatent d’eux-mêmes, les couronnes tombent aux pieds de l’heureux triomphateur, qui voit, prodige inoui partout ailleurs, les femmes applaudir a son succès de leurs petites mains de satin blanc ouaté de taffetas rose, pour me servir du jargon aristocratique de la comtesse Hahn-Hahn. De la Grisi ou de la Persiani, laquelle préférez-vous ? Tenez-vous pour Moriani ou pour M. de Candia ? N’aimez-vous peux Ronconi que Tanburini ? Et pensez-vous que le maestro Verdi soit destiné à détrôner cet hiver M. Donizetti ? Graves questions qu’on effleure en passant de sa loge au péristyle, quitte à les reprendre plus tard autour de la table de thé. En effet, ces causeries musicales, ces mille riens qui font le charme et la vie de la saison d’hiver à Paris, attendent pour éclore le retour de la troupe italienne. Hier on y pensait à peine, et voyez : il a suffi d’un son échappé à ces merveilleux gosiers pour remuer en nous des trésors de souvenirs. Les Puritains, la Lucia, Norma ! bravo ! en voilà pour six mois de sensations charmantes et de romantiques rêveries inspirées par ces aimables cantilènes, quidéjà ont pour nous le don d’évoquer des fantômes. — Schlegel prétendait que l’architecture était une musique solidifiée ; il me semble qu’on pourrait facilement retourner la proposition, et dire que la musique est une sorte d’architecture flottante. À ce compte, la musique aurait, comme l’architecture, ses différens ordres, dans lesquels, pour m’en tenir aux Italiens contemporains, Rossini, le plus orné, le plus fourni, le plus luxuriant des maîtres, Rossini, avec ses enroulemens, ses festons, ses cannelures, ses touffes de feuilles et de fleurs, représenterait l’ordre corinthien, et Bellini, plus sobre et de graces moins apprêtées, l’ionique. Quant au dorique, vu la simplicité sévère de sa nature, je ne sais trop qui se chargerait de le représenter, à moins que ce ne fût Mercadante ; mais, à coup sûr, pour le composite, les exemples ne nous manqueraient pas, et nous citerions au premier chef MM. Donizeni et Verdi. Ce n’est pas le moindre charme de ces représentations du Théâtre-Italien de provoquer chez ceux qui les suivent de ces parallèles dont l’imagination aime à se défrayer à certains momens. Je dirai plus : ôtez ces divagations à propos d’une ritournelle, ces graves débats au sujet d’un trille, et il n’y a plus de Théâtre-Italien. À ce prix seulement, le dilettantisme existe. En effet, depuis tantôt quinze ans que nous entendons les mêmes chefs-d’œuvre exécutés devant le même public, par les mêmes chanteurs, la loi naturelle des choses voudrait que notre enthousiasme fût à bout ; si donc notre foi persévère, si notre culte ne se ralentit pas, croyez bien qu’il y a là-dessous quelque secret. Au-delà de cette musique s’ouvre pour l’imagination, même sans qu’elle s’en rende compte, tout un monde d’idées et de sensations ; et ces phrases divines que nous savons par cœur sont comme un opium qui, après vous avoir enivré dans votre stalle, va produire son effet au foyer pendant l’entr’acte, et susciter ces vifs engagemens auxquels un peu d’exaltation se mêle. Croit-on, par exemple, que, sans le souvenir de Rubini vibrant encore au fond de toutes les ames, l’arrivée de Moriani eût été un pareil évènement ?

On ne cesse de répéter au Théâtre-Italien de varier et même de renouveler son répertoire. Nous avouons, quant à nous, qu’un pareil conseil, s’il était mal interprété, pourrait devenir funeste. Que de loin en loin on cherche à s’infuser du jeune sang dans les veines, rien de mieux ; seulement, n’oubliez jamais de tenir en honneur ce passé qui fait votre force. Et cette vérité, le public la comprend si bien, qu’il répugne aux adoptions nouvelles. Bellini lui-même, quand on y songe, dut s’y prendre à trois fois pour se conquérir sa faveur ; on dirait qu’un instinct secret l’avertit que, du jour où Je Théâtre-Italien changerait de système, c’en serait fait à tout jamais d’un des plus doux plaisirs dont le dilettantisme se complique, le plaisir de raisonner ou de déraisonner sur chacune de ses impressions. Jouissance rare en vérité de savoir pourquoi l’on applaudit et pourquoi l’on s’enthousiasme, d’analyser l’effet que telle musique et tel virtuose produisent sur nous, de comparer entre eux les dieux de l’ancien Olympe et ceux du nouveau ! Dernièrement une querelle de ce genre s’agitait à nos côtés pendant une représentation de Norma. Il s’agissait d’opposer Bellini à Rossini, et de préconiser chez le doux chantre sicilien cette corde mélancolique et sentimentale inconnue de l’auteur de Semiramide et du Barbiere² et, après avoir égrené le chapelet ordinaire des comparaisons, après avoir parlé du soleil et du clair de lune, de sourire joyeux se baignant dans la mousse perlée d’un verre de vin de Champagne, et de larme suave déposée au calice du lotus : «  Parbleu ! s’écria en terminant l’un des interlocuteurs, on me citait l’autre jour un mot dans lequel se résume à merveille le caractère de nos deux individualités musicales Rossini fait l’amour, Bellini aime. » En effet, ne trouvez-vous pas que jamais on ne définit mieux la différence des deux génies ? L’amour, une tendresse languissante, une mélancolie rêveuse et une douleur plaintive, voilà le fond de la musique de Bellini. Lequel de ses opéras ne respire un pareil sentiment ? La Sonnambula est une idylle amoureuse, la partition des Puritains une élégie, Norma une hymne, et quelle hymne ! tous les élémens de l’amour semblent s’y être donné rendez-vous : la : volupté tendre et le délire, la joie et l’enivrement, le repentir et l’immolation ! Chaque mesure, chaque note de cette musique respire l’amour, un amour ardent, passionné, sublime, et qui va se résoudre en un désespoir infini. Telle qu’elle est aujourd’hui, Giulia Grisi rend ce rôle de la prêtresse d’Irminsul avec une puissance vraiment souveraine. Sans doute, il y a dix ans, la voix de la cantatrice, plus vibrante et plus fraîche, se prêtait davantage aux nuances de certaines cavatines, et jamais on n’oubliera cette note argentée que la diva filait au clair de lune dans l’adagio de son air d’entrée ; mais, pour quelques agrémens que la virtuose peut avoir perdus, combien la tragédienne n’a-t-elle point gagné ? Sans vouloir porter atteinte le moins du monde aux souvenirs de la Pasta dans ce rôle qui fut l’une de ses gloires, nous doutons qu’on ait jamais poussé plus loin l’accent dramatique. Il faut voir la Giulia, à son dernier duo avec Pollion, passer de la menace à l’attendrissement, de l’attendrissement à la haine, au mépris. Vers les dernières mesures du finale, lorsqu’au moment de monter au bûcher elle tombe aux genoux du pontife et le supplie de veiller sur ses enfans, on dirait une matrone antique, tant elle met de majesté dans sa passion, d’ampleur et de pathétique dans son geste. On doit ajouter aussi que Lablache la seconde en maître. Vraiment, un pareil groupe serait au théâtre le chef-d’œuvre de la statuaire, s’il n’était le triomphe de l’art musical. Pensez donc ensuite à Mlle Librandi qui débutait le même soir, jeune Adalgise à la voix peu caractérisée, à l’intonation non moins douteuse, et dont l’inexpérience et la faiblesse semblaient répandre un froid glacial sur les plus beaux momens de cette représentation !

S’il est vrai que M. Donizetti s’inspire trop souvent de Bellini, du moins peut-on dire qu’entre les imitateurs du chantre des Puritains, l’auteur d’Anna Bolena et de la Lucia reste le plus indépendant. M. Donizetti est un peu à Bellini ce qu’est, par exemple, Boieldieu à Rossini, Marschner à Weber, M. Halévy à M. Meyerbeer. Il imite, mais non sans y mettre du sien, non sans se créer certains droits incontestables à l’originalité. Ainsi, prenez le meilleur des opéras de M. Donizetti, la Lucia, par exemple ; évidemment. Rossini et Bellini s’en disputent le fonds. Au second de ces deux maîtres revient la mélancolie de l’ouvrage, la poésie sentimentale dont s’éclaire cette musique, tandis que le brio de l’instrumentation, la verve rhythmique de la mélodie en général appartiennent au premier, lequel pourrait même revendiquer en propre certain défaut caractéristique du grand maestro, défaut assez commun, du reste, à la plupart des anciens compositeurs italiens, et dont les nouveaux, Mercadante et Verdi entre autres, cherchent autant que possible à se garder. Je veux parler de cette façon cavalière d’en user avec les situations, de ce sensualisme méridional qui va sacrifier le pathétique d’un ouvrage à tel rhythme dont on s’affole, à telle cadence badine qui sourit. Cependant, quoi qu’on en puisse dire, cette partition de Lucia se recommande par des beautés qui ne doivent rien à personne ; et telle est l’industrie, mieux encore l’inspiration du maître, à certains endroits de cette œuvre, qu’elle a presque fini par conquérir rang de création parmi nous. Le finale du second acte passera toujours pour un morceau d’une haute portée : non que l’influence de Rossini ne perce par momens ; j’y retrouve même la coupe exacte du finale d’Otello ; mais, de quelque part qu’ils lui viennent, on m’accordera qu’on ne saurait mettre plus de puissance et d’invention à combiner ses élémens, et, quant à moi, j’avoue que, s’il y a copie, je préfère de beaucoup la copie à l’original, et ne saurais hésiter un instant entre ce finale de la Lucia bien ordonné, bien écrit, allant droit à son but par une voie toute mélodieuse, et le trop célèbre finale d’ Otello, composition dépourvue d’unité, qui par cinq fois recommence sans pouvoir jamais finir, et dans laquelle le luxe des idées semble n’aboutir qu’à la diffusion. Maintenant, en ce qui concerne la dernière scène de l’opéra, nous avouons professer une admiration sans réserve pour ce monologue d’une grandeur si sombre que le musicien met dans la bouche de son héros. Le récitatif et l’adagio de l’air de Rawensvood nous ont toujours semblé des morceaux de premier ordre, et, plutôt que d’aller demander compte à l’inspiration de Bellini du pathétique immense répandu sur cette partie de l’ouvrage, nous aimons mieux nous adresser à la mélancolie funèbre des nuits du Nord, aux grands lacs d’Ecosse, à ces bruyères sauvages, en un mot à toute cette désolation du sublime chef-d’œuvre de Scott dont la musique de Donizetti respire en cet endroit la poésie et le romantisme. Vous avez entendu Moriani dans cette scène ? Au moins maintenant nous pouvons parler de Moriani tout à notre aise, et dire, à des gens aussi bien informés que nous, que c’est là un ténor de la classe de Rubini, ni plus ni moins, un de ces virtuoses maîtres qui savent vous impressionner jusqu’à l’enthousiasme là où vous eussiez cru la source des émotions épuisée. L’an passé, nous nous trouvions à Londres pendant que Moriani chantait au Queen’s-Theater les principaux rôles de son répertoire, et nous avouerons que l’effet qu’il produisit sur nous, à cette époque, répondit en tout point à l’immense réputation dont ce virtuose jouit en Italie. Voici à peu près en quels termes nous rendîmes compte alors de nos impressions dans cette Revue même. « Nous voudrions pouvoir donner en passant une idée de l’art inoui avec lequel Moriani compose le finale de la Lucia ; il trouve là des sons sourds et étouffés qu’eût enviés Rubini, et nous ne croyons pas que le grand artiste qui fut pendant dix ans l’honneur de notre compagnie italienne nous ait jamais rien fait entendre de plus beau que la phrase suivante telle que Moriani la dit ou plutôt la déclame :

Mai non passavi, ô barbara,
Del tuo consorte al lato, — ah !
Rispetta al men le ceneri… etc.

Du reste, la manière dont Moriani compose le finale de la Lucia indique chez ce virtuose une intelligence profonde du style dramatique, un sens merveilleux de l’expression musicale en ce qu’elle comporte de vraiment élevé, un Allemand dirait de transcendantal. Tant que la femme aimée respire encore, la passion qu’exprime Moriani est toute terrestre, remplie de ces alternatives de douleur et de rage qui signalent les crises du cœur humain. Vers la fin, au contraire, c’est de l’extase ; la transfiguration que vient de subir Lucie a passé dans le chant, et vous comprenez qu’il ne s’agit plus désormais d’une femme, mais d’une ame : « la belil’alma inamorata ! » Moriani possède une voix de ténor solide et pleine qui, bien qu’un peu altérée, n’en conserve pas moins à certains momens dramatiques une irrésistible puissance ; mais, comme chez tous les grands chanteurs, ce n’est pas seulement l’organe, c’est sa manière qu’il faut admirer. Qu’on se figure ce qu’il y a au monde de plus pur, de plus large, de plus franc, un spianato poussé aux extrêmes limites du genre, et avec cela un art singulier de rendre les nuances. Rien ne saurait se comparer à la façon qu’il a de réciter une phrase à mi-voix, sotto voce. C’est une sorte de crépuscule vocal, d’accent nocturne, quelque chose de velouté, de mystérieux comme le vol d’oiseau de nuit, et dont il a seul le secret. Je citerai pour exemple les quelques mesures du dialogue d’entrée qui précède le charmant duo des fiançailles au premier acte, et surtout au second cette phrase d’une si douloureuse expression qu’il adresse à Lucia, lorsque, survenant au milieu du finale, Rawenswood s’empare de l’odieux contrat et, le froissant entre ses mains, demande à la jeune fille éperdue si c’est bien elle qui a pu tracer son nom au bas d’un pareil acte : Son tui chiffre ? Impossible de mettre plus d’émotion et de pathétique dans son accent. Anxiétés, troubles, alternatives de joie et de misère, vous assistez à tous les déchiremens de cette ame éperdue ; puis, vers la fin, quand la réalité succède au doute, au moment où le désespoir éclate, dites, cette transition de la voix sourde et voilée du reproche à la fureur qui gronde, est-elle assez puissante et grandiose ? Soyons juste pourtant : dans la partie purement énergique du morceau, dans la strette d’imprécations, Moriani demeure inférieur à Rubini ; il ralentit la mesure à l’excès, et son cri sur abominata n’a rien de cet élan sublime, foudroyant, auquel Rubini nous avait habitués. Ce fait ne prouve qu’une chose, à savoir, qu’on peut être un fort grand chanteur et ne pas réussir à certains passages consacrés par la tradition d’un autre grand chanteur. D’ailleurs, puisque nous nous plaisons à reconnaître la supériorité de Moriani dans toute la partie du morceau récité sotto voce, pourquoi ne laisserions-nous pas à Rubini les honneurs de la strette ? Somme toute, les deux virtuoses n’ont rien à s’envier dans cette phrase. Si l’un a le début, l’autre a la conclusion, et ce que je dis à propos d’un passage du finale du second acte doit se dire de l’ensemble du rôle, où chacun des deux peut à bon droit revendiquer ses avantages, celui-ci pour son entraînement, son imprévu, et cette inspiration unique qui le portait au sublime sans qu’il eût l’air de s’en douter ; celui-là pour la composition générale du caractère musical, un pathétique plus simple, un art de nuancer plus délicat peut-être : Conçoit-on à ce propos qu’on soit venu reprocher à Moriani le soin extrême qu’il donne aux moindres détails de l’expression, ce culte de la situation, qui fait l’originalité de son talent, et rappelle de loin chez lui Adolphe Nourrit, mais en des proportions plus essentiellement musicales ?

Je dirais volontiers que Moriani est un Nourrit italien, tout comme je pourrais comparer l’auteur de Nabucodonosor à l’auteur de la Juive, et dire que Verdi est une sorte d’Halévy milanais, à cette condition toutefois qu’on me laisserait faire aux Italiens la part plus belle du côté de l’instinct musical, bien entendu. Pour en revenir aux reproches adressés à Moriani, il existe une classe d’honnêtes dilettanti retardataires, dont la vieillesse se consume à proclamer comme impraticable toute espèce d’union et de compromis entre les convenances d’une action dramatique et le bon plaisir de la musique, et qui n’imaginent point qu’on puisse être un chanteur de premier ordre, du moment où l’on se préoccupe d’autre chose que de sa cavatine. Pour ces braves gens, en dehors des roulades de Mme Fodor et des souquenilles à ramages de feu Davide, il n’y a point de Théâtre-Italien. Cependant, il faut bien se l’avouer, depuis cet âge d’or les temps ont marché. À tort ou à raison, la musique italienne a cessé d’être ce qu’elle était jadis, et le grand maestro lui-même reviendrait en ce monde, si dédaigneusement abandonné par lui, qu’il devrait se conformer à la loi nouvelle ; que dis-je, cette loi ? Rossini n’a-t-il donc pas été le premier à la reconnaître, à la consacrer par deux immortels chefs-d’œuvre ? Lorsque, mûri par l’expérience d’une des carrières les plus magnifiquement remplies qui se puissent voir, Rossini écrivait à Paris, c’est-à-dire au centre de toutes les théories nouvelles de l’époque, son Moïse et son Guillaume Tell, il donnait lui-même l’impulsion à ce mouvement réactionnaire, qui depuis s’est emparé de l’Italie. Mercadante et Verdi, les plus illustres coryphées de l’école moderne en honneur au-delà des Alpes, Mercadante et Verdi sortent de Guillaume Tell et de Moïse, tout comme certains compositeurs, hier encore à la mode, Donizetti par exemple, sortaient de la première manière du maître, du style rossinien proprement dit. Dans la lignée des musiciens qui se sont succédé depuis quinze ans, Bellini seul fait exception, et ne relève en quelque sorte que de sa propre mélancolie et d’un vague pressentiment de la poésie du Nord, que sa nature sicilienne et mélodieuse a traduit en douces complaintes d’une tendresse et d’une langueur ineffabes. Bellini est un élégiaque monotone, a-t-on dit, Bellini n’a qu’une corde à sa lyre, j’en conviens. Telle est cependant la substance et la fécondité de tout ce qui nous vient de Dieu, que cette corde si fragile, si bornée en ses modulations, a suffi, non-seulement à la gloire du chantre des Puritains, mais encore à toute une génération de musiciens de talent qui s’en est inspirée. Il y a tels indices certains auxquels on reconnaît les sources vives.

Ces indices, l’auteur de Nabucodonosor peut-il à juste titre s’en prévaloir ? Franchement, nous le pensons. Non qu’il y ait lieu, pour le moment, de s’extasier outre mesure, et qu’on doive s’enrouer à crier au miracle. Un siècle qui a vu Beethoven, Weber et Rossini, a, Dieu merci, quelque titre de se montrer plus circonspect en matière de révélations musicales. Tel qu’il est cependant, et à ne le juger que sur les trois partitions que nous connaissons de lui, Nabucodonosor, Ernani et les Deux Foscari, Verdi se place au premier rang des compositeurs de la période nouvelle, et les motifs sur lesquels se fonde sa renommée, si populaire en Italie, renommée qui vient encore de s’accroître par l’éminent succès de Nabucodonosor à Paris, ces motifs, disons-nous, n’ont rien à redouter d’une discussion calme et sévère. Il vous suffit d’entendre vingt mesures de cette musique pour qu’à l’instant même vous sachiez à qui vous avez affaire. Il ne s’agit plus en effet ici d’un de ces imitateurs à la suite, de ces copistes routiniers qui se bornent à varier pour la centième fois la formule ayant cours, septième plaie d’Égypte dont l’Italie est infestée, véritables sauterelles qui s’en vont ravager la moisson du génie ; il s’agit encore moins d’un de ces sectaires maniaques dont tout le savoir-faire et toute l’originalité consistent à prendre le mauvais côté d’un grand homme, à venir, par exemple, imiter les nuages et l’obscurité du style de Beethoven, quitte à nous donner ensuite leur importun grimoire pour de sublimes inventions. Sans abonder dans l’humeur famélique des uns ou dans l’effronté charlatanisme des autres, l’auteur de Nabucodonosor et d’Ernani compose son bien de divers élémens, tantôt mettant son propre fonds en œuvre, tantôt usant des conquêtes d’autrui, qu’il s’assimile du reste avec un art dont l’Italie, avant lui, offrait peu d’exemples. Esprit informé, novateur modéré, sa pensée respire très souvent l’élévation ; son style a de la consistance et certaines qualités de bon aloi que, chez un écrivain, nous appellerions littéraires ; en un mot, Verdi est un maître. — On a dit de Robert que c’était là un diable à trois faces, dont l’une clignait de l’œil à l’Allemagne, tandis que l’autre coquettait avec l’Italie, et que la troisième lançait toute sorte d’agaceries à la France. Ce mot, qui fait assez ingénieusement le procès au style composite en musique, pourrait se répéter au sujet de l’opéra de Nabucodonosor. Évidemment, il y a là une tentative de combinaisons en dehors des usages du pays qui a vu naître Cimarosa et Bellini. Cependant telle est la force de la nature, chez ces hommes du Midi, que l’instinct finit toujours, en eux, par avoir raison du système. Ainsi, en dépit du parti pris de son auteur, en dépit de son intention manifeste d’opérer une fusion harmonieuse entre les divers styles, Nabucodonosor est et demeure un opéra italien, ni plus ni moins, et, si je veux absolument découvrir le principe de son existence, je le trouverai dans la Semiramide et le Moïse de Rossini bien plus que dans toutes les partitions des écoles allemande et française que Verdi aura pu méditer. Ce que nous avançons là n’est, en somme, que l’éloge du maestro. En effet, il n’y a que les natures complètement dépourvues d’originalité qui, même en faisant œuvre d’éclectisme, puissent perdre complètement leur caractère national. Comme Meyerbeer, dans Robert le Diable, n’a point cessé d’être Allemand, Verdi, dans Nabucodonosor, est resté Italien. Es-ce à dire que Robert le Diable et Nabucodonosor doivent passer pour des ouvrages d’une physionomie bien arrêtée ? Pas le moins du monde. Seulement, il faut bien reconnaître que les nationalités ont leur caractère distinct, leur style, leurs nuances propres ; et, comme il est impossible que le Midi et le Nord chantent exactement la même gamme, on surprendra toujours chez l’Italien qui se germanise la note mélodique obstinée, le rhythme et la cadence revenant à flots après chaque bourrasque instrumentale, tout comme, chez le maître allemand en train de se donner des airs à l’italienne, il sera facile de voir tôt ou tard l’élément dramatique, instrumental, choral, se substituer à toutes les graces, à toutes les élégances du chant. A tout prendre, on serait peut-être fort embarrassé de citer un opéra de quelque valeur où cette fusion des trois élémens soit maintenue avec un certain équilibre. J’ai beau y réfléchir, je n’en trouve qu’un seul, la Juive, de M. Halévy. C’est là en effet le véritable chef-d’œuvre du genre neutre. Avec un mérite incontestable d’instrumentation et de contexture, on ne peut soutenir que ce soit là une musique allemande, italienne ou française, ou plutôt cette musique est à la fois italienne, allemande, française, tout ce qu’on voudra. A force de propriétés négatives l’auteur de la Juive semblait mieux que personne appelé à réaliser ce rêve d’un éclectisme impartial. Et d’abord M. Halévy est Français ; or, si l’on excepte l’opéra-comique proprement dit, le style français, en musique, n’existe pas. Ensuite, ce musicien n’appartient pas le moins du monde, que nous sachions, à la classe des hommes d’imagination, et comme nul démon ne le sollicite, comme il ne se passionne pour aucune idée, pas même pour la sienne, puisqu’il ne lui en vient pas, on le voit passer à Rossini avec la même consciencieuse application, avec le même zèle dévot dont il a fait preuve à l’endroit de Weber ou de Meyerbeer. « Halévy emprunte à tout le monde, écrivait, il y a quelques années, un critique d’outre-Rhin. Sa Juive est un bouquet composé des magnolias de Weber, des camélias d’Auber, et des violettes de Parme de Bellini. Que pensez-vous du compliment ? Ne trouvez-vous point que c’est bien de la poésie pour un musicien qui, en somme, n’en a guère ? Depuis Hoffmann, les Allemands sont ainsi faits ; ils voient des fleurs partout : passe encore pour des palmes, puisqu’il s’agit d’un esprit tout académique ; mais des magnolias, des violettes, des camélias, oh ! la fantaisie ! — Revenons à Nabucodonosor, à cette gerbe de cactus et de lauriers-roses cueillie au jardin de Rossini, comme dirait sans doute notre Allemand de tout à l’heure.

La préoccupation du style rossinien, du style épique à la fois et fiorito de la Semiramide, voilà en somme le caractère prédominant dans l’opéra de Verdi, le signe distinctif auprès duquel les échappées du côté de l’Allemagne ne sont que simples accessoires et détails plus ou moins ingénieux faits pour donner le change aux esprits superficiels. Remarquez que je ne parle point ici seulement de la couleur générale de l’ouvrage, de cette pompe assyrienne et sacerdotale que l’analogie du sujet devait naturellement évoquer chez le chef de la jeune école italienne, si profondément doué du sentiment du grandiose ; mais de la coupe même des morceaux, d’un retour marqué à toute une phraséologie tombée en désuétude par l’avènement de l’école de Bellini, et qui reparaît modifiée selon les temps nouveaux, et portant la glorieuse empreinte d’une touche puissante et magistrale. Mieux encore peut-être que le spectacle imposant de l’œuvre en son ensemble, un rapide coup d’œil jeté sur les parties nous convaincra du secret penchant de son auteur à remonter vers la source de ce Nil mélodieux dont les flots conservent encore aujourd’hui, pour les générations nouvelles, des trésors de fécondité. Voyez, par exemple, le trio du premier acte : Io t’amava ! il regno, il core ! Quoi de plus rossinien que ce morceau traité en canon, et dont la facture rappelle le célèbre nume benefico de la Gazza ladra ; j’en dirai autant du magnifique sextuor avec chœur : Tremin gl’insani, lequel par un de ces larghetti vastes et soutenus si en honneur dans le Mosé et la Semiramide. Ronconi, n’ayons garde d’oublier de le constater, Ronconi chante et récite cet exorde avec la Verve dramatique, l’accent, la maestria d’un chanteur de premier ordre, ayant à cœur d’initier toute une salle aux beautés d’une musique écrite pour lui et qu’il aime. Ses premières notes staccate sont d’un effet admirable. A l’air de la Brambilla, qui ouvre le second acte, je préfère de beaucoup le chœur des lévites, d’un style plein de grandeur et de simplicité : Il maledetto non ha fratelli, et surtout le finale : S’apressan gl’ istanti. On aura remarqué, dans ce dernier morceau, une succession de gammes ascendantes d’une vigueur, d’une hardiesse magiques. A les entendre ainsi tourbillonner sur le fond sombre et soutenu de l’orchestre, on dirait ces grands coups de vent qui se détachent pendant la tempête.

Le troisième acte s’ouvre par un chœur en mouvement de marche :

E l’Assiria una regina,
Pari a Bel potente in terra,


d’un rhythme nettement caractérisé, fort populaire du reste en Italie, et qui, à Milan, sert d’accompagnement obligé à toutes les parades des régimens autrichiens. Puis vient la scène capitale de l’ouvrage, entre Abigaille et Nabucco, laquelle scène commence par une situation qu’on pourrait presque appeler shakspearienne. On l’a dit et redit à satiété, le libretto d’un opéra italien est une chose absurde et ridicule. Cependant, il faut reconnaître que ces ébauches, parfaitement grotesques au point de vue dramatique où nous nous plaçons, offrent à la musique d’incontestables avantages que n’ont pas nos meilleurs poètes ; et sans parler d’une prosodie facile, aidant la mélodie au lieu de lui venir brusquement à l’encontre, d’une versification lyrique dont le plus simple rimeur a le secret, et que depuis Metastasio, Romani et ceux de son école ont souvent élevée à la hauteur de la vraie poésie, il n’est point rare de rencontrer dans ces rapsodies (le mot ici convient on ne peut mieux) des situations qui, nées sous l’influence d’un sentiment musical bien entendu, portent en elles je ne sais quelle grandeur tragique qu’on dirait empruntée aux grands maîtres. Telle est la scène dont je parle, et qui sert de préparation au beau duo de Verdi. Ce roi, pris, de démence, qui repousse l’aide qu’on lui offre et, marchant à tâtons, cherche à remonter sur son trône, en s’écriant : Pourquoi me soutenir ? je suis faible, il est vrai, mais prenez garde qu’on s’en aperçoive ; laissez, je saurai bien retrouver tout seul le siége royal, et qui, arrivé sur les derniers degrés du trône, se trouve face à face avec l’usurpatrice ; ce roi, dis-je, me rappelle involontairement le vieux Lear, comme Abigaille me fait songer à ses filles. Mais où vais-je, et pourquoi évoquer Shakspeare ? Occupons-nous plutôt de Verdi. L’andante de ce beau duo entre le père insensé et la fille, rebelle est délicieux ; Ronconi a là une phrase admirable dans laquelle il se montre d’un pathétique achevé. Je recommande, entre autres effets remarquables, la transition de mineur en majeur sur ces mots : Questo mio crin cannuto. L’oreille se réjouit, et vous éprouvez une de ces exquises sensations du dilettantisme à ces rencontres imprévues qui dénotent si bien l’habile artiste chez le musicien inspiré. Le troisième acte se termine par un chœur au repos que chantent les hébreux sur leur captivité : Va, pensiero sull’ ali dorate. J’aime ce morceau, d’abord à cause du caractère d’élévation et de sérénité grave qu’il respire, et puis parce que c’est le seul endroit de l’ouvrage où la muse de Verdi se recueille. Assez d’imprécations et de démence ; oublions pour un moment ce maniaque couronné qui veut absolument que son trône soit un autel, et cet irascible grand-prêtre qui prend au sérieux l’incartade. Allons, poète, laissez se détendre les cordes de votre lyre ; entre la cauda véhémente du finale de l’anathème et la strette orageuse du dénouement, un peu de calme, un peu de rêverie !

Va, pensiero, sull’ali dorate
Va, ti posa sui clivi, sui colli,
Ove olezzanno libere e molli
L’aure dolci del suolo natal !


Allons, rêvons un peu, non plus cette fois au clair de lune, non plus au bord du lac argenté comme le doux et tendre Bellini, mais sur les rives de l’Euphrate, selon qu’il convient au vol de vos pensées : super flumina Babylonis. Le disque du couchant empourpre l’horizon, et, tandis que les Hébreux enchaînés pleurent Jérusalem absente, le colosse de Bélus tache de son ombre immobile le sable rougissant du désert. Impossible de rendre avec plus d’ame, de vraie grandeur, le pathétique d’une pareille scène ; Rossini lui-même n’a rien conçu, rien écrit de mieux dans son œuvre biblique. Je ne sais, mais il me semble surprendre là, en même temps qu’un écho généreux du Mose, le chaud reflet du soleil de Victor Hugo. A la bonne heure, voilà comme j’aime qu’on me peigne l’Orient en musique, ceci soit dit sans atteinte aux agréables silhouettes de M. Félicien David.

Passé ce chœur, l’ouvrage, du reste, n’a plus à vous donner que des sensations ordinaires. Au quatrième acte, la romance où Nabucco prosterné demande grace : Dio degli Ebrei, perdono ! ainsi que sa grande scène à la Guillaume Tell : O prodi miei seguitemi, sont deux morceaux dont Ronconi seul fait la fortune, ici par le pathétique et l’onction sacrée de sa voix, là par sa verve bouillante et son entraînement. On le croira difficilement, ce rôle de Nabucco, sur lequel repose à peu près tout l’intérêt musical de l’ouvrage, n’offre au chanteur que d’assez rares occasions de se produire dans tous ses avantages. Cette démence infiniment trop prolongée du monarque assyrien donne au personnage un caractère de monotonie que Ronconi lui-même ne réussit pas toujours à conjurer, et les deux grandes péripéties du drame sont traitées de manière à ne produire que peu d’effet. Nabucco perd la raison on ne sait trop comment, et la recouvre on ne sait pourquoi. À ce bestial persécuteur du peuple de Dieu, il a suffi de soupirer une romance pour rentrer à l’instant dans tous ses droits d’homme et de souverain. C’est conquérir la grace à bon marché, et cette fois, on l’avouera, les traditions bibliques eussent exigé davantage. Vainement vous chercheriez ici de ces occasions dramatiques où le tragédien se révèle, de ces mots dont s’empare : le hasard de l’inspiration, et comme on en trouve en si grand nombre dans la plupart des opéras modernes, dans la Maria di Rohan et la Lucia, par exemple. Je reprocherai en outre à la musique de Verdi de pencher beaucoup trop vers le style fiorito, et de travailler par là à la restauration du plus détestable fléau de la méthode rossinienne, fléau dont Bellini semblait avoir purgé le monde. Ainsi, pour les roulades, le rôle d’Abigaille appartient tout-à-fait à l’ancienne école italienne. Ajoutons que Mlle Teresa Brambilla par la nature de sa voix et les conditions de son talent, vient encore exagérer cette manière d’il y a vingt ans, que nous regrettons sincèrement de voir renaître. La voix de Mlle Brambilla, d’une vibration excellente, et surtout d’une admirable justesse dans les notes élevées, se trouve assez médiocrement partagée du côté du medium. Il n’en faut pas davantage pour s’expliquer les préférences le la cantatrice, et comment le style orné, fleuri, brillanté, lui convient mieux que l’expression. Ce que nous disons de la virtuose peut également s’adresser à l’actrice. Active, intelligente, chaleureuse, elle brûle les planches, pour parler le jargon des théâtres ; elle a de l’énergie, du feu, de la passion, mais point d’ame, et cependant la Brambilla réussit, on l’adopte, tant le vrai sang italien qui bouillonne dans ses veines donne d’originalité à sa physionomie. Je ne serais pas étonné que le public du Théâtre-Italien fît de la Brambilla, je ne dirai point sa passion, mais son caprice de l’hiver. Pourquoi la Brambilla réussit, nul ne le sait au juste. Quelques dilettanti purs vous vanteront son trille, qui est admirable ; mai croyez bien que ce qui fait aujourd’hui le succès de cette étrange personne, c’est l’excentricité, ce geste indépendant, cette voix fière, et tout ce diable au corps dont son œil étincelle à travers ses épaisses grappes de cheveux noirs. Du reste, cet incroyable aplomb de la Brambilla sur la scène, ce penchant vers le décidé qui caractérise sa nature, devaient nécessairement exclure, on l’imagine, l’expression de tendresse et de mélancolie. Vainement vous demanderiez une inflexion douce et voilée à cette voix pure, froide et brillante comme l’acier ; il est vrai que ce rôle d’Abigaille ne prêtait guère à l’élégie. N’importe : si la Brambilla avait en elle la corde sentimentale, elle eût dit autrement qu’elle ne le fait sa phrase à Ismaël au premier acte :

Io t’amava ! Il regno, il core
Pel tuo core io dato avrei !


Et je doute, avec l’espèce de voix cuirassée qu’elle possède, que ce rôle d’amazone ne soit pas le plus beau de son répertoire. On conçoit maintenant tout ce qu’une semblable apparition devait avoir de piquant pour un public dès long-temps accoutumé au pathétique de la Grisi, à cette ampleur tragique, à cette majesté dont le calme souverain ne se dément jamais. On a parlé de rivalité ; entre la Giulia et Teresa Brambilla tout parallèle sérieux est impossible. Aujourd’hui comme hier la Grisi règne sans partage ; ce n’est donc pas une rivale qui lui vient, c’est un contraste.

Pour revenir à Nabucodonosor et conclure, je le répète, c’est l’œuvre d’un maître. Cependant, s’il fallait nous prononcer entre cette partition et l’Ernani du même auteur, nous ne cacherons point de quel côté nos sympathies inclineraient. Dans Ernani, en effet, plus de place est donnée à la passion, à cette analyse musicale du cœur humain dont Mozart est à la fois le Shakspeare et le Richardson, et que Rossini néglige trop souvent, on y sent moins, en outre, un certain réalisme qu’affecte la musique de Verdi, et qui, selon moi, fait son défaut capital. Comme M. Halévy, dont le nom me revient à la plume à ce propos, Verdi manque de qualités simples ; on voudrait à son inspiration plus de franchise, d’ingénuité. Il a de la verve, de la science, du style, mais point de mélancolie, ni de poétique abandon. Sauf cet admirable cantique des Hébreux qui termine le troisième acte de Nabucodonosor, vous ne citeriez pas dans toute la partition un seul passage où cette muse, si pressée d’arriver au but, s’attarde en quelqu’une de ces divagations sentimentales dont Bellini, Weber et Beethoven ont le secret. En cela, Verdi se rapproche encore de Rossini, peu rêveur de sa nature, comme chacun sait. A tout prendre, il se pourrait que l’auteur de Nabucodonosor eût écrit la scène du trône de la Semiramide ; mais quant à la scène finale de la Lucia, quant à l’ella tremante des Puritains, c’est là un genre de sublime auquel il n’essaiera jamais d’atteindre.

On concevra sans peine maintenant quelles vastes ressources l’Académie royale de Musique offrirait au génie de Verdi, et combien, par son intelligence de la mise en scène et son goût du solennel et de la pompe, l’auteur de Nabucodonosor pourrait efficacement contribuer à relever ce théâtre si cruellement déchu. Je dirai plus, la place de Verdi est marquée en France, son avenir est parmi nous. Ici du moins on saura lui tenir compte de son grand art, de ses industrieuses veilles, de ses tentatives éclectiques, toutes choses dont les Italiens font peu de cas, et qui, du reste, ne vont pas le moins du monde au besoins de leur dilettantisme, uniquement altéré d’eau claire. A la tache qu’il paraît vouloir s’imposer pour tenir tête bon gré, mal gré, au système musical ayant cours de l’autre côté des Alpes, son génie finirait tôt ou tard par succomber en pure perte. Produire trois ou quatre opéras par année nous semble une œuvre au-dessus des forces d’un musicien qui prétend substituer le travail et le recueillement à l’improvisation ; et cette œuvre, en admettant qu’il parvienne à l’accomplir, le moment arrivera, sans aucun doute, où le maestro sentira le besoin d’entrer en communication directe avec un public plus sympathique à la nature de son inspiration. L’inspiration élevée, les tendances sérieuses de la muse de Verdi, à mesure qu’elles commenceront à s’accentuer davantage, ne peuvent que lui attirer la froideur et le dédain de tous ces amateurs de cabalettes. On raconte même qu’un peu de mésintelligence aurait déjà éclaté à propos de la Giovanna d’Arc. Quelle idée aussi d’aller écrire pour la Scala une scène avec chœurs d’anges et de démons, une scène où la voix de Jeanne d’Arc en extase concerte avec les voix du ciel et de l’enfer ! On dit la musique fort belle ; mais en conscience un public milanais peut-il admirer de pareilles choses, lui qui n’a jamais voulu passer par l’initiation de Robert le Diable, et qui, du moins, prétend garder sa nationalité musicale pure de toute invasion allemande ? Que Verdi nous vienne donc ; en France, on n’est pas si scrupuleux, et l’éclectisme nous plaît assez, même en musique ; demandez plutôt à Meyerbeer.

H. W.

Il y a dans les sciences comme dans les lettres des carrières plus utiles qu’éclatantes, et qu’on pourrait recommander, non-seulement à l’attention, mais aussi à la piété de la critique. La carrière du docteur Fodéré est une de celles-là, et il convenait qu’à une époque où le rôle et l’utilité de la médecine légale sont chaque jour mieux compris, une plume équitable racontât les travaux de celui qui en a posé les principes. Cette tache a été remplie. L’auteur d’une notice intéressante sur le docteur Fodéré[9], M. Ducros de Sixt, a choisi la meilleure méthode pour nous faire apprécier le médecin ; il nous fait connaître l’homme ; c’est l’homme en effet qui, chez l’auteur du Traité d’hygiène publique, a toujours dominé le médecin. La médecin était pour lui plus qu’une science, c’était un sacerdoce, ou plutôt une mission avant tout sociale et pratique. Tous ses écrits, témoignent de cette tendance, qui était celle même de la génération au milieu de laquelle il a vécu. Ce fut à l’heure où la législation impériale se fixait dans le code Napoléon que le docteur Fodéré publia un recueil d’études et de documens précieux sur les rapports de la médecine et de la jurisprudence. Aujourd’hui plus que jamais il importe de remettre en honneur les belles traditions de cette époque où la pratique et la théorie s’unissaient dans une si féconde alliance. On doit donc savoir gré à M. Ducros de Sixt d’avoir consacré aux travaux du docteur Fodéré une étude qui, dans sa concision attachante, suffit à faire revivre l’homme de bien et le médecin illustre auquel sa ville natale, Saint-Jean-de-Maurienne, élève une statue.




  1. La Suisse a un grand nombre de dialectes allemands et romans dans lesquels sont écrites des poésies trop peu connues. En traduisant celle-ci, nous avons tâché de conserver l’allure vive, les coupes et les tours un peu brusques, mais hardis, de l’original.
  2. D’Erlach, général des Bernois à la bataille de Laupen, le Waterloo de la féodalité dans la Suisse occidentale (1339). C’est in de ses descendans qui, lieutenant de Bernard de Saxe-Weimar, conserva, après sa mort, son armée et l’Alsace à la France.
  3. Arnold (de Wizkelried) : à la bataille de Sempach, il se dévoua pour ouvrir à ses compatriotes la forêt de lances des chevaliers autrichiens (1386).
  4. Berthelier, qui, avant la réformation, proclama la liberté de Genève, et fut mis à mort par l’ordre du duc de Savoie. Il disait à Bonnivard : « Genève sera libre, mais j’y perdrai la tête, et vous votre abbaye » prédictions qui se vérifièrent toutes les deux, observe ce dernier dans sa chronique.
  5. Davel, mort sur l’échafaud, en 1723, pour avoir appelé le pays de Vaud, sa patrie, à secouer le joug des Bernois, devenus seigneurs à leur tour.
  6. Schwytz, l’un des cantons fondateurs de la confédération suisse, à laquelle il a donné son nom. Qui a vu Schwytz, assis fièrement sur la pente, au pied de cimes hardies, assurera qu’il n’y a rien d’exagéré dans la description qu’en fait ici le poète paysan.
  7. L’Ours, Berne, dont les armoiries sont un ours. Les poésies populaires disent ordinairement l’Ours, seigneur Ours (Herr Mötzli), pour désigner Berne.
  8. Le Léman ou le lac de Genève. C’est des bords du lac Léman que sont partis tous les mouvemens révolutionnaires de la Suisse moderne.
  9. Brochure in-8o, rue Chérubini, no 1.