Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1851

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Chronique n° 469
31 octobre 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 octobre 1851.

Le pouvoir est chose aujourd’hui si débile et si fragile, quelles que soient les mains qui le tiennent, qu’on ne saurait trop ménager dans ses paroles le peu qu’il en reste. Nous ignorons l’issue dernière de toutes ces épreuves à travers lesquelles nous passons, et dont chacune ébrèche pour ainsi dire ce pouvoir qui s’en va par morceaux; mais, au milieu de tant de vicissitudes, la première règle des gens de bien, c’est de ne pas s’exposer à ce qu’on vienne un jour leur reprocher justement de l’avoir, eux aussi, diminué par la trop vive expression des répugnances même les mieux fondées, par l’âpreté irréfléchie du blâme même le plus consciencieux. Il ne faudrait pourtant pas que, d’un autre côté, le pouvoir se diminuât à plaisir, et n’eût pas du moins autant de souci de sa propre conservation qu’il en inspire à ceux qui veulent par-dessus tout le conserver. Il ne faudrait pas qu’il allât de gaieté de cœur se compromettre dans les situations équivoques et par un aveuglement sans égal, prenant en quelque sorte sa faiblesse pour sa force, croyant faire preuve de l’une, faire étalage de l’autre. Il ne faudrait pas qu’il y eût jamais trop de disparate entre les conditions normales auxquelles s’exerce un pouvoir sérieux et la qualité intrinsèque des dépositaires qui en sont revêtus. Alors, en effet, nait un double embarras pour les véritables amis du pouvoir, pour ceux qui comprennent le mieux combien il est nécessaire qu’il soit, parce qu’ils se représentent le mieux tout ce qu’il doit être; il y a l’embarras de parler et l’embarras de se taire. Signaler son insuffisance actuelle, c’est risquer de la rendre encore plus sensible. La dissimuler et la couvrir, fût-ce par un silence obligeant, c’est contribuer à voiler encore l’image déjà si obscurcie du pouvoir régulier, en semblant accepter les dehors caduques d’une autorité accidentelle et précaire comme le fonds même d’une autorité durable.

Telle est franchement la raison pour laquelle, tout en disant quelque chose du nouveau ministère, nous n’en voulons cependant pas trop dire. On sait comment il a été composé. Il est sans doute d’assez mauvaise grâce d’accuser les gens de n’être pas illustres, et du train dont nous marchons, les illustrations sont de moins en moins indispensables pour gouverner la France. C’est même un principe à l’ordre du jour, et qui gagnera la vogue pour peu qu’il en ait le temps, c’est un axiome de fraîche date en matière de haute politique, que les illustrations, voire les simples notoriétés parlementaires, ne sont point à leur place dans les affaires publiques. On soupire de tout son cœur après les gouvernemens d’affaires pour se tirer des gouvernemens de tribune; on a les mépris les plus superbes pour les discoureurs, et l’on veut enfin passer aux hommes pratiques. La politique est à bout, et nous en sommes las : faites-nous de l’administration! Voilà qui serait bel et bon, si tout le monde le disait aussi naïvement que les bourgeois absolutistes qui le répètent; mais comme il n’y a point d’administration sans politique, quand ce n’est point l’administration qui fait la politique, c’est qu’elle se fait ailleurs, et la direction n’en est pas nécessairement plus sage.

Nous avons déjà vu ce système à l’essai dans le courant de cette année; nous avons eu le cabinet intérimaire, dont les honorables membres apportaient modestement la plupart le tribut d’une vieille expérience administrative pour excuser devant l’assemblée leur nouveauté politique. Du cabinet intérimaire, nous étions revenus néanmoins au cabinet parlementaire : nous voici maintenant plus que jamais en dehors du parlement; — mais le malheur veut cette fois que le cabinet du 27 octobre, pour n’être point un ministère d’hommes politiques, ne soit pas davantage un ministère d’hommes spéciaux, de sorte qu’en lui réservant dans un avenir quelconque tous les titres qu’il ne manquera sans doute point d’acquérir, on ne peut s’empêcher d’avouer qu’il ne se recommande aucunement encore par des titres acquis. Il y a pourtant une exception que notre impartialité se plait à relever, et M. Charles Giraud, qui est du moins à sa place dans son département, se trouve ainsi d’emblée le membre le plus éminent du cabinet. Ce serait même là tout ce que nous dirions de ce cabinet mal pourvu, si nous pouvions nous enfermer, comme derrière des murailles, dans les limites de ce malheureux pays, et n’exprimer de notre jugement que ce qu’il en faut pour établir notre situation intérieure; — si nous pouvions ne voir ni n’entendre l’impression de dédain et d’ironie produite au dehors par cette apparition singulière. Pensez-vous que les chancelleries russes seront très affligées de voir à la tête des nôtres un diplomate qui n’a jamais appris de diplomatie que ce qu’on en peut apprendre dans les rangs de la garde nationale parisienne? Et pensez-vous aussi que la marine anglaise ait beaucoup à s’inquiéter des progrès de nos escadres sous la haute impulsion du professeur de belles-lettres qu’on appelle à les diriger, comme si, pour une raison ou pour l’autre, il était encore moins choquant de lui faire présider le conseil de l’amirauté plutôt que le conseil de l’instruction publique?

Ah! c’est en franchissant ainsi le Rhin ou la Manche, c’est en passant de l’autre côté de la frontière pour regarder la France, que l’on aperçoit tout de bon la profondeur de cet abaissement où elle tombe; c’est de là qu’on peut mieux apprécier tout ce qu’elle perd de considération et d’influence à chacune de ces crises qui la secouent sans la redresser; c’est au milieu des étrangers, en voyant l’estime qu’ils ont de nos hommes d’état, qu’on peut exactement proportionner la sienne et calculer le véritable poids dont ils pèsent dans la balance du monde. Qu’importe, disent au contraire les courtisans et les conseillers intimes, qu’importe le choix des conseillers officiels? Ce n’est plus à eux qu’il appartient de conduire, encore moins de sauver le pays; ce ne sont plus eux qui sont sérieusement responsables : la responsabilité remonte directement au-dessus d’eux, et là où elle remonte, là doit être aussi l’initiative souveraine, la main dirigeante, dans laquelle tous les ministres possibles ne sont plus (on l’écrit, et c’est flatteur), ne sont plus qu’un jeu de cartes, qu’elle bat comme il lui plait. Les fictions parlementaires sont aussi usées que les fictions monarchiques; il n’y a plus personne à couvrir, et l’argent le plus élevé du pouvoir exécutif ne demande d’ailleurs pas mieux que de se montrer à découvert. Qu’est-ce, après tout, que le parlement lui-même? A quoi sert-il ? à qui peut-il inspirer ou l’affection ou la confiance? — Lisez donc un peu ce qui se débitait encore hier à son sujet. Nous avons besoin d’appeler, de retenir l’attention sur l’étrangeté d’un langage si extraordinaire : quelle que soit la défaveur qu’aient malheureusement provoquée les fautes commises à l’ombre des libertés du régime représentatif, nous ne savons rien de plus propre à relever dans l’esprit public la cause des assemblées délibérantes que le spectacle de la violence injurieuse avec laquelle on les attaque. « Une assemblée, nous dit-on, n’est qu’un pouvoir anonyme; une assemblée ne peut jamais gouverner que par l’intermédiaire d’un grand nom qu’elle choisit ou qu’elle subit; elle ne tient jamais un moment contre la révolution qui tente de la briser; une assemblée enfin, toujours obligée de s’appuyer sur un homme, lui emprunte plus de force qu’elles ne lui en donne, et, séparée de lui, n’est plus bonne qu’à se faire haïr. » Du reste, on ne s’épargne pas pour exciter contre elle toutes ces haines qu’on lui souhaite, et l’on ne s’en remet point à ses seules imprudences du soin de les amasser. Que les ministres soient petits devant le maître, ce n’est point assez pour le zèle de ces séides d’écritoire; il faut pour satisfaire les exigences de leur profonde philosophie et de leur incorruptible politique, il faut que l’assemblée soit exécrable aux yeux du pays, en comparaison du président; il faut que l’assemblée s’anéantisse pour laisser paraître, dans tout son jour et dans toute son intégrité, la puissance tutélaire, unique et providentielle de l’homme du destin.

Connaissez-vous la cause des troubles qui ont agité les deux départemens du Cher et de la Nièvre? Vous imaginiez peut-être que c’était la démagogie socialiste qui enrégimentait ces paysans égarés, et les poussait, bon gré mal gré, sur les grands chemins? Pas le moins du monde : c’est la faute de l’assemblée nationale, comme on disait autrefois : C’est la faute à Voltaire et la faute à Rousseau! L’assemblée, même absente, est ainsi le bouc émissaire sur lequel on rejette, — dans un espoir qui ne se réalisera pas, — non-seulement la responsabilité des crises ministérielles dont on se passe l’agrément, mais aussi la responsabilité de ces complots et de ces émeutes des bois ou des rues auxquels on ne résiste pourtant qu’à la condition de s’autoriser des principes et des hommes de la majorité qu’on outrage. On a ou plutôt on affecte la prétention de parler au pays par-dessus la tête de ses organes légitimes, et de la même façon dont on lui parle en se donnant la mine de supprimer les mandataires qu’il a chargés cependant de parler pour lui, de cette façon cavalière, on s’arroge aussi le droit de parler à sa place et en son nom. On tient les deux bouts de cette conversation édifiante; on fait les demandes et les réponses. L’assemblée n’existe déjà plus au compte de ces hardis entrepreneurs de solutions politiques, qui se servent si volontiers d’interlocuteurs à eux-mêmes, parce qu’ils croient être sans doute en une seule et même personne et le pays et le pouvoir. Entre le pays et eux, ils ne tolèrent plus d’intermédiaires trop gênans; ils veulent causer face à face avec le pays. Le pays leur a dit son secret, nous ignorons comment : ils vont lui révéler le secret du pouvoir.

Le secret du pays, c’est qu’il entend absolument qu’on le délivre « du personnel parasite de tribuns, de bavards et de factieux qui s’interposent sans cesse entre le pouvoir et les populations. » — « Les avocats à la rivière! » s’écriait le brave Augereau en courant à Saint-Cloud, et ces choses-là vraiment se diront toujours mieux avec l’épée à la main qu’avec la plume entre les doigts; car autrement de ce qu’on les dit, il ne s’ensuit pas qu’on les fasse, et l’on ne gagnera jamais à les dire sans les faire. Il est vrai que c’est le pays lui-même, selon ses officieux interprètes, qui commanderait l’exécution. Le pays, las de la race parlementaire, montre incontestablement plus de bon sens et de patriotisme que ses législateurs; il ne souffrira pas plus long-temps que le grand club d’en haut crée par imitation une arène nouvelle dans chaque cabaret de village. Le dernier mot, le vœu du pays, c’est qu’on applique au palais Bourbon l’état de siège dont on a frappé les départemens de la Nièvre et au Cher. Puisque « c’est d’en haut que viennent les maux qu’on est aujourd’hui forcé de réprimer en bas, » pourquoi ne pas traiter les grands émeutiers comme on a traité les petits? « Ce régime prompt, sommaire, résolu, expéditif, serait tout-à-fait nécessaire là-bas, et il ne serait pas un peu utile partout ! » Vraiment, il doit l’être. « Il y a dix ans peut-être, les préjugés l’évolutionnaires encore vivaces se seraient opposés à cette réforme salutaire; aujourd’hui tout est changé. » Pourquoi donc ne pas profiter de l’universelle horreur qu’inspire l’agitation, «de la popularité de l’uniforme et du sabre, pour faire comprendre aux hommes politiques attardés dans les voies parlementaires que le régime des phrases est à bout? »

Après cela, comme on est bon prince, ils sont libres de le comprendre tout seuls et de s’en aller en paix, de donner à propos leur démission plutôt que de la recevoir. Les Montmorency ont bien abdiqué dans la nuit du 4 août; les hauts et puissans seigneurs de la féodalité parlementaire, les barons bourgeois d’à présent, barons le plus grand nombre par l’intrigue, ne seraient pas si mal avisés de copier à temps ce chapitre-là dans l’histoire des Montmorency, et d’avoir enfin leur nuit du 4 août. « Avec quelle faveur une nouvelle nuit du 4 août ne serait-elle pas accueillie par les populations! »

Ainsi donc plus de ministère qui compte, plus d’assemblée du tout; le président seul sur un piédestal vis-à-vis de la France: voilà le thème de ces belles déclamations qui circulent dans les entourages du pouvoir exécutif, et qui, pour son bien, n’en devraient pas sortir aussi témérairement qu’elles en sortent. Nous ne doutons pas que ces grands artisans de beau style n’affectent toujours une attache plus officielle que celle qu’on leur accorde. Le moyen d’assurer à leurs élucubrations l’importance qu’ils ambitionnent et d’insinuer au public le respect de la vanité dont ils sont bouffis, s’ils n’avaient toujours l’air de tenir à quelqu’un de marque et d’accaparer pour leurs indiscrètes convenances jusqu’à la familiarité la plus rebelle ! Nous avons cependant eu le regret de trouver dans un document officiel de date récente, non pas la même outrecuidance systématique, mais évidemment une tendance analogue à celle qui nous émeut dans ces manifestes éphémères du journalisme d’aventures. La proclamation du nouveau préfet de police avait cela de très particulier au milieu des circonstances où nous sommes, qu’elle semblait ne connaître qu’un pouvoir à la tête de la république, et ne donnait aux Parisiens d’autre garantie de sécurité que l’égide du chef de l’état. Nous voulons néanmoins espérer que le président aura cette sagesse qui, jusqu’ici, lui est toujours venue à point pour le retirer des extrémités où l’a mené quelquefois une idée trop excessive de sa propre influence. La foi qu’il n’a jamais cessé de garder en lui-même et dans son autorité personnelle est assez ardente et assez sincère pour se communiquer inévitablement à sa clientelle ou à ses subordonnés : nous voulons croire qu’il retiendra sans trop de difficulté les zélés que sa seule approche exalte, et qu’il empêchera ses amis d’être plus imprudens qu’il n’a pu l’être encore. Cependant, nous ne le dissimulerons pas, depuis les avances malencontreuses que le prince Louis Bonaparte a faites au suffrage universel, nous craignons qu’il soit moins à même de se défendre contre les funestes séductions du mirage auquel il s’est déjà trompé. Nous craignons que la dernière résolution à laquelle il s’est ou paraît s’être arrêté ne soit quelque chose de plus grave qu’une revanche prise quand même sur une majorité dont il n’était pas satisfait, quelque chose qui tire plus à conséquence qu’un froid et pur calcul de représailles politiques. Il se pourrait, en effet, si la métaphysique des songe-creux venait à l’emporter sur la simple raison dans un esprit trop tourmenté, il se pourrait qu’on mit sa gloire et sa fortune en chimères, et que l’on ne comptât plus avec la réalité. On ne se gardera jamais assez des nuages, des vaines figures qui hantent les imaginations par ce temps-ci : quelles figures fantastiques n’a-t-on pas construites sur ces deux noms du peuple et de Napoléon ! Dans combien d’épopées quasi-mystiques n’a-t-on pas célébré l’union de ces deux puissances du XIXe siècle, l’embrassement solennel et fécond de ces deux figures, qui n’ont jamais été du moins de la sorte des figures en chair et en os ? Qui ne se rappelle avoir entendu vanter les merveilles promises à la France par le mariage de l’idée napoléonienne avec l’idée démocratique ? Nous le disons du fond de l’ame, et nous protestons on le disant contre toute intention blessante, nous parlons avec le sérieux d’une tristesse qui n’est pas jouée : si c’est par hasard ce mariage-là que rêve le président, c’est qu’il n’habite qu’avec des fantômes.

Qu’est-ce donc pourtant que cette passion mal déguisée pour le principe absolu du suffrage universel ? Qu’est-ce que ce besoin de publier sur tous les tons que l’on est à la fois « conservateur et populaire, » que l’on donnera le progrès et que l’on fondera l’autorité ? Qu’est-ce que cette espèce de shibolet à double sens qui est l’ordonnance et comme la marotte du moment ? Il arrive ainsi qu’on ne rapporte plus assez la politique aux événemens ou aux principes : on la rapporte à soi-même. On ne songe en gouvernant qu’à se composer une physionomie dont les deux faces répondent au double rôle qu’ont annoncé trop complaisamment de certains horoscopes. On s’acharne à soutenir un rôle, parce qu’on s’est persuadé l’avoir lu dans la destinée ; n’y a-t-il pas là beaucoup de cette habitude des fictions intimes, beaucoup de ce caprice d’artiste avec lequel tant de gens s’arrangent une existence et un caractère devant leur miroir? C’est une maladie de l’époque, et une maladie très commune; il serait à désirer que la contagion ne montât pas trop haut. Les grands rôles se font dans l’histoire sans qu’on y pense. Ceux auxquels on pense, ceux qu’on étudie d’avance pour les réciter au public comme à la lumière de la rampe, ce sont précisément ceux qui ne se font pas, ce sont les rôles impossibles, et la raison en est claire : ils naissent trop exclusivement du cerveau de leur auteur pour être amenés en même temps par les nécessités générales. Ainsi l’on voit comment le régime napoléonien, déjà si souvent transfiguré par les fausses poétiques, pourrait encore se transfigurer une fois de plus et prendre pour l’avenir, aux yeux d’esprits sans justesse, je ne sais quel aspect de dictature humanitaire. Ce qui est impossible, c’est que la dictature humanitaire soit de mise aujourd’hui, pas plus sous le nom de Napoléon que sous le nom d’un autre.

L’impossibilité d’une pareille attitude dans le gouvernement tient à deux causes : d’abord la maison où il loge est percée trop à jour pour qu’on ne découvre pas les petitesses entre lesquelles il fonctionne, et cette misère de sa condition présente n’a rien qui permette le prestige de la majesté dictatoriale. Puis l’instrument avec lequel on se proposerait de conquérir enfin ce prestige qui manque, l’instrument du suffrage universel, est une arme trop dangereuse pour qu’on la laisse sans précaution aux mains qui la veulent manier, ou pour qu’elle ne se retourne pas contre qui l’aura prise de travers. En d’autres termes, le côté sublime de l’entreprise, la mission sociale est compromise par les bavardages et les jalousies des subalternes; le côté positif, le procédé politique dont on attend une sorte d’investiture suprême, le retour plus ou moins direct, plus ou moins brusque au suffrage illimité, dépend, en droit comme en fait, du pouvoir législatif, qui a voté la loi du 31 mai, et qui la défendra tant qu’il aura lieu de soupçonner derrière l’agression qui la menace un coup de fortune ou de désespoir.

Nous n’avons aucun penchant à nous étendre sur le premier de ces deux points. Lors même que la politique est dans les commérages, nous ne consentons pas à prendre les commérages pour de la politique. On a pu voir, durant ces derniers jours, le terrible inconvénient qu’il y avait à trop multiplier ses confidences et à se partager trop entre les donneurs d’avis. Les conseillers éconduits se sont vengés en divulguant le peu de cas qu’ils faisaient de leurs collègues de la veille, les conseillers restés en faveur. Ils ont raconté l’histoire de tous ces pénibles enfantemens qui ont presque en pure perte éprouvé jusqu’ici la patience du président : l’enfantement du ministère, qui ne serait pas encore complet, s’il est vrai, comme on l’assure aujourd’hui, que le ministre de la justice récuse l’honneur du portefeuille; — l’enfantement du message, qui serait encore bien plus loin d’être au monde, s’il est vrai, comme on l’annonçait officiellement hier à la grande surprise des gens qui croyaient l’avoir lu, que la rédaction n’en est pas même commencée. Les crises ministérielles n’étaient pas seulement sous la monarchie moins arbitraires et moins inopinées, elles étaient aussi conduites plus décemment par ceux qui étaient obligés de s’en mêler. Il n’y avait pas à chaque combinaison avortée de ces personnages qu’on voit aujourd’hui crier sur les toits avec une mine à la fois épanouie et rageuse : L’enfant est mal venu; c’est bien fait, pourquoi n’ai-je pas été l’accoucheur?

Parlons sérieusement : le temps n’est point à la plaisanterie. Nous ne méconnaissons pas les motifs qui ont pu justifier aux yeux du président un si subit accès de tendresse pour le suffrage universel, et l’ont précipité parmi des embarras dont tout le monde est solidaire. Le président veut être prorogé dans l’exercice de ses pouvoirs; nous ne nous en plaignons que depuis qu’il veut aussi sacrifier si résolument à cette volonté fixe les seules garanties qui assurent encore l’existence d’un pouvoir quelconque. Le mérite qu’il était permis de trouver à une révision de l’article 45, c’était de contribuer à maintenir en vigueur les principes de la loi du 31 mai. Si c’est au contraire par le rappel de cette loi du 31 mai qu’on espère désormais parvenir à la révision de l’article 45, qu’est-ce à dire, sinon qu’on a changé de chemin, et qu’on ne s’adresse plus au même public, tout en demandant toujours la même chose? Nous déplorons cette insistance opiniâtre avec laquelle une fortune commencée dans le parti de l’ordre se poursuit ainsi sur des voies où ce parti ne saurait s’engager, parce que ce serait alors se livrer lui-même. Il n’y a guère d’ambitions qui nous étonnent à une époque où il n’en est pas qui ne soient extrêmes. Ce qui nous étonne pourtant, c’est que cette ambition, qui pouvait si noblement se couvrir en s’unissant, en s’identifiant avec l’intérêt d’un grand parti, se démasque sans plus de réserve pour donner des gages au parti contraire, et, sollicitant ainsi avec une égale indifférence d’un bord ou de l’autre, ne paraisse plus dorénavant solliciter qu’à son seul profit. La nouvelle peut-être prématurée d’une autre candidature princière a pu offusquer le prince Louis Bonaparte et troubler le calme habituel de ses déterminations : c’est l’excuse de l’homme privé, ce n’est pas le mobile raisonnable d’une conduite politique. Et il ne sert à rien de se récrier qu’on ne sortira pas de la politique d’ordre, qu’elle demeure la politique invariable : on n’est pas du parti de l’ordre parce qu’on veut l’avoir à soi; on en est parce qu’on se donne à lui. On n’en est pas quand on prétend lui rester fidèle, tout en quittant son champ-clos pour le service mal entendu d’une cause particulière. La société se divise à cette heure entre deux idées qui ne se réconcilieront pas : pour les uns, la qualité de citoyen est un droit naturel qu’il n’y a pas besoin de mériter; pour les autres, c’est une fonction dont il faut être capable. La loi du 31 mai a marqué le camp de ces derniers; la constitution de 1848 ouvrait aux premiers une pleine carrière. Il y a un abîme entre les deux doctrines, et peut-être un jour on l’antre guerre entre les deux drapeaux. La même main ne les tiendra jamais tous deux. Nous croyons cependant très volontiers que le président s’abuse par une illusion trop sincère; la magie de son nom, qui est la religion de son cœur, lui persuade qu’elle est celle de tous. Il est persuadé qu’il y ralliera les plus violens ennemis de la paix sociale, et que les défenseurs de la société ne s’en détacheront pas; nous voudrions que cette illusion se dissipât avant qu’elle eût coûté trop cher. Le président n’est-il pas informé jour par jour de l’état des factions et de leurs projets? En est-il encore à savoir l’effet produit par la seule nouvelle de la crise sur toute l’armée révolutionnaire, sur les apôtres et les acolytes de la propagande souterraine? La lui du 31 mai a moins été une mesure administrative qu’une conquête politique; elle a consacré la défaite des forces démagogiques moins par les votes qu’elle leur a ôtés que par la barrière qu’elle a dressée contre leur principe. La démagogie s’est sentie profondément atteinte. Conspirateurs de Londres et de Bruxelles, de Paris ou des provinces, tous ont peu à peu vu diminuer leur ascendant sur les masses, et la Voix du Proscrit ne se lassait point naguère de signaler cet affaissement général qui contrariait tant les agitateurs, « Ah! sans doute, disait-elle par exemple, ce n’est pas l’idée qui fait défaut aujourd’hui : c’est ce qui poussait nos pères vers l’action, c’est l’audace. Nos pères étaient moins discoureurs et plus soldats. » Ces pieux regrets s’exhalaient néanmoins sans fruit : n’eût été l’approche de 1852, qui entretenait les espérances, beaucoup se fussent tout-à-fait retirés des rangs de la foule militante. Dans les rangs inférieurs de la démagogie, les passions se contenaient, si elles n’abdiquaient pas. La dernière société secrète qui essayât encore de durer, l’Union des Communes, a été condamnée le 28 juillet 1851 par la cour d’assises de la Seine. Il ne s’ensuit pas qu’il n’y eût point toujours une sourde fermentation, que les mauvaises doctrines et les anciennes rancunes ne restassent point comme en dépôt au fond des cœurs. La vigueur de la dernière administration avait fini par les y comprimer. D’après des renseignemens très certains, la seule annonce du rappel de la loi du 31 mai a ranimé toutes ces ardeurs étonnées. A Londres d’abord, les associations rivales de la Fraternelle et des Proscrits, toujours prêtes à se traiter entre elles comme les prisonniers de Belle-Isle, se sont raccommodées. Une somme importante, réunie en quarante-huit heures, a fourni le moyen d’organiser des correspondances et de dépêcher des émissaires. La situation est surveillée de plus près encore par les fauteurs de désordre que par les honnêtes gens.

En cette situation douloureuse, le rôle de l’assemblée nationale est heureusement très clair. Ce n’est pas elle, ce n’est pas la majorité qui a provoqué le dissentiment dont se réjouissent tous les ennemis de la tranquillité publique. L’assemblée n’a point l’embarras des légèretés ou des duretés qui ont quelquefois gâté sa position vis-à-vis du pouvoir exécutif. Dire ce qui arrivera dans quatre jours à la première séance, ce serait chercher à prévoir trop loin, puisqu’on ne sait même pas encore ce qui a pu se passer depuis quinze jours, et déterminer un revirement si fatal. La première pensée de l’assemblée, ce sera sans doute de désirer connaître ces précédens, qui ne peuvent pas ne point être essentiels : les nouveaux ministres auront toute occasion de s’expliquer sur leur avènement; ils doivent être pressés de le faire. Quant au rappel de la loi du 31 mai, il est trop visible que, si on se décide à la proposer, il ne s’agit plus, dans les circonstances présentes, de discuter la valeur intrinsèque de la loi. La loi devient du coup ce qu’on pourrait appeler un terrain politique ; il s’agit de savoir si la majorité qui a créé ce terrain, qui s’y est établie connue chez elle, voudra déloger, aussitôt le congé signifié. Nous ne nous défendons pas d’espérer encore que le président retrouvera toute sa prudence devant la fermeté de l’assemblée. Il n’y a rien à gagner de part ni d’autre avec la précipitation et la violence. L’assemblée n’ayant rien de mieux à faire que d’attendre, elle attendra. Elle attendra le 10 mai 1852 du même pied qu’elle aura attendu le 4 novembre 1851. La première de ces deux journées contient la seconde. Pendant que va se décider encore une fois, par prudence ou par hasard, notre bonne ou notre mauvaise fortune, reprenons ici le courant des affaires étrangères, et suivons un peu ce vaste mouvement qui ne cesse de s’accomplir autour de nous, lors même que nous sommes comme accrochés à une situation fausse. Voyons d’abord ce vivant contraste qui nous attire toujours, voyons, à côté de notre France qui s’use en aventures perpétuelles, cette modeste et courageuse Hollande qui ne désespère jamais d’elle-même et sait si bien employer à temps sa patiente énergie.

La prospérité des finances néerlandaises est la base de cette prospérité générale du pays que nous signalions il y a quelque temps. Le discours du trône annonçait les résultats les plus favorables pour les exercices écoulés et pour l’exercice en train; il réclamait l’intervention des états, afin de prendre au plus tôt des mesures relatives à l’amortissement de la dette nationale. Le budget de 1852, présenté par le ministre des finances, M. van Bosse, a confirmé les déclarations de la couronne. Nous voulons insister sur ce travail important; nous ne craignons pas d’y revenir, quoique la date en soit maintenant un peu ancienne. Nous aimons à nous arrêter sur les détails de l’administration financière d’un peuple dont la sagesse éprouvée peut servir d’exemple à des états qui, malgré leur grandeur, ne sont point aussi heureux, et, il faut bien le dire, n’ont pas non plus mérité de l’être.

D’après le rapport de M. van Bosse, annexé au budget, il ne restait plus à la date du Ier janvier 1850 que 328,000 fl. du déficit de 1848. Les économies réalisées sur l’exercice 1850 ont donné une somme de 632,000 fl., tandis que l’excédant sur les recettes s’est élevé à 3,784,809 fl. L’exercice actuel promet des résultats aussi avantageux. Les revenus de l’état jusqu’au 1er septembre 1851 ont rendu beaucoup plus que les revenus des huit mois correspondans de l’année dernière. Par suite de cette position éminemment rassurante du trésor, on continue à retirer ses billets de la circulation, de manière à ce qu’il n’en reste plus au 1er juillet 1852. En comparant les années 1847 et 1850, le ministre établit que pour 1850 on a dépensé une somme de 3 millions de florins en moins que pour 1847. Nonobstant les dépenses extraordinaires faites en 1849 et 1850, le déficit a entièrement disparu; 1 million de florins a été consacré à l’amortissement, et un solde de plus de 3 millions de florins reste disponible.

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Les dépenses de 1852 sont évaluées à fl. 69,801,930 23
Les recettes, à 71,473,823 13 1/2
Le boni présumable est donc de fl. 1,671,886 90 1/2

Le ministre a de plus informé la chambre que le gouvernement accorderait peut-être à la société du chemin de fer rhénan un subside d’un million pour l’aider, aux termes des conditions faites par le gouvernement prussien, à relier le chemin de fer rhénan-hollandais au réseau des voies ferrées de l’Allemagne.

Parmi les causes auxquelles M. van Bosse croit pouvoir attribuer l’état si remarquable des finances publiques, il compte en première ligne les lois relatives à la navigation et au commerce de transit. Dans les huit premiers mois de 1850, on a donné des lettres de mer à 105 navires, jaugeant 8,667 lasts, et, pendant les mois correspondans de 1851, le nombre s’est élevé à 116 navires construits dans les Pays-Bas et jaugeant 14,784 lasts, et à 12 navires étrangers jaugeant ensemble seulement 1,000 lasts. Ainsi l’industrie des constructions navales n’a rien perdu, pas même pour la construction des grands navires, puisque, dans le nombre des bâtimens nouvellement lancés, il y a jusqu’à 30 trois-mâts, tandis que l’année passée il n’y en avait que onze. La valeur totale de l’importation en 1850 s’est montée à 514 millions de florins, c’est-à-dire à 22 millions de plus qu’en 1849.

À ces causes, qui ont tant fait pour la bonne situation du trésor et qui sont les signes évidens d’une activité renaissante du commerce et de l’industrie, il faut ajouter aussi le règlement définitif du système monétaire, qui n’a pas à craindre maintenant la diminution intrinsèque de la valeur de l’or ou de l’argent; il faut ajouter enfin la loi du 2 mai dernier, par laquelle on a voté i million pour l’amortissement de la dette. L’amortissement est du reste l’objet d’une préoccupation permanente au sein du cabinet. Le zèle avec lequel on s’y applique montre assez la juste importance que le gouvernement y attache. Les Hollandais sont trop bons négocians pour ne pas bien comprendre ce que l’on gagne à régler les finances de l’état comme on réglerait les livres d’une maison de commerce. M. van Bosse vient encore d’apporter aux chambres un projet de loi qui affecterait, pour l’année 1851, à l’amortissement de la dette nationale une nouvelle somme de 3,200,000 florins. Cette somme serait prélevée sur les fonds produits par l’aliénation des domaines. On l’emploierait d’abord à liquider les emprunts qu’il a fallu contracter dans le temps pour les travaux d’amélioration des voies intérieures du royaume; puis on rachèterait aussi des fonds publics, et l’on espère même que l’on pourrait ainsi racheter jusqu’à 150,000 florins de rente. Le gouvernement hollandais préfère toujours alléger le service des rentes plutôt que de dégrever directement les imposables, quelque minime que soit le chiffre de la rente amortie. C’est un point à noter pour les partisans trop pressés du dégrèvement quand même.

Les bureaux de la seconde chambre sont très occupés en ce moment, soit des projets qui leur ont été récemment soumis, soit de l’arriéré de l’autre session. Quoique le budget de M. van Bosse ait été dans son ensemble accueilli avec une faveur générale, il est cependant des détails qui pourront soulever d’assez vives discussions. Ainsi la chambre ne paraîtrait point en humeur d’approuver le paiement d’une dette que la Russie réclame, et à laquelle on ne songeait plus depuis la conclusion définitive du traité qui a séparé la Belgique de la Hollande, Le ministère a d’ailleurs voulu se compléter avant l’ouverture des débats parlementaires. Le contre-amiral Ensly a pris le portefeuille de la marine; il y a lieu de croire que son département sera réformé sur plusieurs points, on parle même d’organiser un conseil supérieur de la marine qui assisterait le ministre dans cette opération.

Les dernières malles des Indes ont encore annoncé quelques troubles dans la partie montagneuse de Sumatra, et l’on a dû envoyer des renforts à la résidence de Palembang; mais, sauf cet incident, les choses prennent partout un excellent aspect. Si les Indes néerlandaises n’ont pas encore leurs merveilleux placers comme la Californie ou la Nouvelle-Hollande, une découverte minérale non moins importante y vient d’être faite, grace aux efforts constans de M. van Tuyll et d’autres personnes appliquées à la recherche des trésors métallurgiques. L’île de Billiton sera bientôt, on l’espère, l’émule de Banka pour l’exploitation des mines d’étain : ce métal s’y présente partout dans une quantité incroyable, et promet de nouvelles ressources aux Hollandais. Enfin des avantages plus précieux encore vont être assurés à ces lointaines possessions d’outre-mer par les nouveaux projets dont on a saisi les états-généraux; l’amélioration du système monétaire aux Indes, telle qu’elle est proposée, ne peut manquer de relever tout-à-fait le crédit public. Le florin des Pays-Bas serait donné pour unité monétaire dans les échanges de la colonie comme dans ceux de la métropole; la pièce d’or de dix florins et le ducat hollandais n’auraient plus cours que comme pièces de négoce; les récépissés en papier-monnaie et le vieux billon seraient retirés en trois ans de la circulation indienne, où ils ont créé tant de difficultés. C’est avec cette vigilance minutieuse sur tous les intérêts du trésor que le gouvernement hollandais a résolument refait ses finances, et la presse anglaise, si volontiers sévère pour la Néerlande, constate avec une attention visible tous les progrès qu’elle accomplit dans cette voie.

Il ne laisse pas d’être instructif de comparer à cette situation privilégiée l’état financier du reste de l’Europe. A l’exception de l’Angleterre elle-même, dont on doit dire que les recettes ont augmenté à mesure qu’elle en semblait restreindre les sources, tous les pays européens sont, à l’heure qu’il est, engagés au-delà de leurs moyens. Ils demandent à la fois et à l’impôt et au crédit tout ce qu’ils peuvent rendre, sinon plus qu’ils ne peuvent. La France, la première, n’a régularisé à peu près la position où l’ont jetée les événemens de février qu’au prix des plus coûteux sacrifices : — l’impôt extraordinaire des 45 centimes au lendemain de la révolution, l’emprunt aussitôt que le crédit s’est un peu raffermi, enfin l’accroissement continuel de la dette flottante, cette suprême raison d’une inquiétude malheureusement plus justifiée qu’elle n’est efficace! La Russie a été obligée d’emprunter tout comme la France, quoiqu’elle ait prétendu le faire pour sa convenance plutôt que par nécessité. Malgré les prédications de M. Cobden, qui avait entrepris, comme on s’en souvient, de mettre le tzar au ban des prêteurs européens, l’emprunt russe s’est très bien placé, parce qu’il avait un objet défini, et qu’en somme les immenses ressources de l’empire étaient plus que suffisantes pour garantir la créance. La Sardaigne et le Danemark ont à leur tour invoqué l’assistance des capitalistes pour sortir des embarras où les avait mis la guerre que l’un avait soufferte, et l’autre déclarée. Le pape, rentré dans Rome, n’a pas obtenu sans beaucoup de peine l’argent dont il avait besoin pour racheter le papier de la république mazzinienne et rendre quelques baïoques à la circulation. La Prusse s’est singulièrement obérée en l’honneur de ce caprice belliqueux qui eut si peu de suite, et qui faillit pourtant, à la fin de l’année dernière, bouleverser l’Allemagne. Ses finances sont encore en une meilleure assiette que celles de ses voisins, grâce à l’excellente administration des années précédentes; mais il n’est pas moins vrai que, pour conserver la valeur de son papier, pour maintenir son état militaire et continuer ses travaux publics, elle a maintenant tout-à-fait besoin du crédit. Quant à l’Autriche, sa gêne ne date pas d’hier, et la commotion de 1848 l’a trouvée avec un revenu insuffisant, une mauvaise ordonnance de l’impôt et un papier décrié. L’énergique habileté du cabinet autrichien a pu parer aux difficultés nouvelles du milieu même de tant de difficultés anciennes; mais il a fallu, pour avoir le moyen de marcher, émettre encore ce laborieux emprunt des 200 millions, et jusqu’à présent, malgré les efforts du ministère des finances et des banquiers de Vienne, il n’y a pas beaucoup plus de la moitié de ce chiffre qui ait été souscrite.

Il y a plus d’une conclusion à tirer de cet aperçu sommaire de la dette européenne : c’est d’abord que le crédit, si malaisément qu’il se prête, se prête toujours plus ou moins et ne se décourage jamais entièrement. Cette commodité de pouvoir emprunter toujours est une des illusions auxquelles les gouvernemens sont le plus tentés de céder, parce qu’elle donne un air de force et d’avenir. Si le crédit se prête cependant, c’est bien le moins qu’il se paie. Lorsqu’on en use pour faire face aux nécessités d’une guerre extérieure, on peut encore compter sur les éventualités mêmes de la guerre pour se liquider; mais lorsqu’il doit servir, comme aujourd’hui, à remédier aux difficultés intérieures, on s’habitue trop naturellement à emprunter sans se préoccuper assez de rendre, ou l’on rend à la main droite en empruntant de la main gauche. Dût-on recourir à des prêteurs de plus en plus exigeans, on n’est jamais absolument à court, grâce au mouvement et à la distribution du capital européen. C’est cette facilité même qui séduit et qui trompe, parce qu’elle aide à dissimuler le poids de plus en plus lourd qu’elle ajoute aux charges publiques. On se dit qu’on crée des garanties de bon ordre et d’activité publique au moyen de l’emprunt, et l’on oublie que l’équilibre des budgets serait à lui seul la meilleure de toutes les garanties, si l’on savait l’établir par des expédiens moins factices. Le malheur est que cette science n’est ni du domaine de tous les hommes d’état ni de mise dans toutes les circonstances.

L’Angleterre a été exceptionnellement favorisée lorsque le génie de sir Robert Peel et la prospérité des années antérieures à 1848 lui ont ouvert la carrière des réformes fiscales, qui rétablissent maintenant ses finances à vue d’œil. Le troisième trimestre de l’année 1851, pour lequel on a publié dernièrement le tableau officiel du produit net des recettes, dépasse encore de beaucoup le trimestre correspondant en 1850. Le progrès n’est pas seulement de 1851 sur 1850, il est d’un trimestre sur l’autre dans la même année. Nonobstant les réductions qui depuis l’année dernière ont diminué le droit à l’importation sur les sucres, les cafés et les bois, les douanes ont encore produit 83,190 livres de plus qu’à la même époque de l’année précédente. Durant le trimestre correspondant de 1850, l’excise avait pour la dernière fois perçu le droit sur les briques; l’excise n’en rapporte pas moins en octobre 1851 une augmentation de 36,511 livres. On avait calculé que la réduction des droits de timbre vaudrait au trésor une perte de 500,000 liv. sterl. par an; la perte n’étant pour ce trimestre que de 74,000, il y a sujet d’y voir une augmentation de produit plutôt qu’un déchet. Bref, l’accroissement total de ce trimestre sur celui de l’autre année est de 124,646 livres, et l’accroissement des douze mois pleins terminés au 10 octobre 1851, par rapport aux douze mois terminés en octobre 1850, est de 235,972 liv. Nous enregistrons soigneusement ces chiffres significatifs; peut-être finira-t-on par comprendre en France la leçon qu’ils nous donnent. Du reste, il est vraiment difficile de ne pas ressentir je ne sais quelle admiration jalouse en contemplant de chez nous ces merveilles de bonheur et d’audace qui accompagnent toutes les tentatives de nos puissans voisins. L’exposition de Londres est arrivée à son terme, et cette immense opération s’est liquidée solennellement, sans qu’il y ait eu l’apparence d’un accident ou d’un encombre. Six millions de personnes ont visité le Palais de cristal pendant les cent quarante jours de l’exposition ; le nombre des visiteurs s’est élevé dans la dernière semaine à cent mille par jour, et la recette des cinq dernières journées monte à plus de 600,000 francs. Le héros indispensable de toutes les grandes fêtes populaires de la nation anglaise, le duc de Wellington, a voulu se mêler de sa personne à l’une de ces invasions en masse : c’était comme un hommage qu’il avait à cœur de rendre au monument le plus extraordinaire de la civilisation nouvelle et du nouvel état de l’Europe. Quel rapprochement, en effet, plus curieux et plus fécond en réflexions de toutes sortes que de voir ce glorieux débris des luttes sanglantes d’il y a quarante ans assister maintenant aux luttes pacifiques de l’industrie universelle comme pour attester par sa présence la succession des âges et relier encore les deux époques malgré leurs différences ! On eût dit qu’on devinait instinctivement dans la foule que la rencontre n’était pas ordinaire. Aussitôt que le bruit de la présence du duc de Wellington a circule de proche en proche à travers le vaste édifice, une incroyable émotion s’est emparée de la multitude des visiteurs ; on s’est précipité pour voir le duc, pour saluer le duc, et peu s’en est fallu qu’il n’arrivât malheur au milieu du flux et du reflux qui poussait les uns sur les autres tant de milliers d’hommes abrités sous un même toit. Le vieux duc n’a pourtant pas eu ce chagrin pour lui troubler son dernier voyage au Palais de cristal ; la fortune ne lui a point failli, et l’on a même remarqué qu’il s’était très lestement tiré de la presse, ce qui a cordialement réjoui les pieux admirateurs du héros et lui a fait crier de plus belle aux oreilles : Hurrah ! et longue vie !

Ç’a été le dernier épisode intéressant de l’exposition, puis est arrivée la clôture. À l’inverse de nos habitudes françaises, cette cérémonie finale s’est passée le plus simplement du monde, et n’a pas en tout duré beaucoup plus d’une demi-heure. L’exposition avait eu son temps et produit son effet ; la pompe qu’on aurait déployée pour couronner l’œuvre n’y eût rien ajouté qu’une dépense sans résultat : c’était un luxe inutile, qui, en affaires, n’est pas dans le goût des Anglais ; on s’en est donc privé très facilement. Il y avait d’ailleurs une disposition assez générale qui commençait à gagner le public, et contre laquelle les pompes les plus somptueuses auraient malaisément prévalu. Ces pompes qui avaient inauguré le grand spectacle étaient alors bien à leur place et dans leur saison. Elles allaient avec l’entrain d’une opération qui commence, Londres avait son soleil de mai, et le Palais de cristal regorgeait de ses merveilles tout fraîchement déballées. En octobre au contraire, on sentait une sorte de tristesse à penser qu’on ne revenait plus se rouvrir un pareil théâtre, et en même temps on aurait souhaité qu’il fût déjà fermé. Les dernières journées avaient été assombries par ces pluies sans fin de l’automne britannique : c’était pitié de sortir du palais sous ce déluge et dans cette boue. Le palais lui-même se dégarnissait rapidement ; les exposans pliaient bagage ; la poussière se mettait et restait aux parties les moins accessibles de l’édifice ; le calicot qui couvrait le toit se fripait et se déchirait ; les arbres mêmes du transept, les beaux ormes de Hyde-Park perdaient leurs feuilles sous leur cage de verre, et semblaient annoncer pour leur part que la fête avait aussi perdu sa jeunesse. Pour tout dire enfin, on se trouvait à bout d’enthousiasme, et l’enthousiasme, après avoir été très sincère, menaçait de tomber dans les phrases convenues : on avait besoin de changer un peu de conversation. D’autre part, les comités étaient sur les dents, et les citadins du voisinage se plaignaient de plus en plus haut des désagrémens qui les gênaient dans leur comfort. L’extraordinaire a d’autant plus de prix qu’il ne se prolonge pas. Sic transit gloria mundi.

La distribution des récompenses, premières ou secondes médailles et mentions honorables décernées aux exposans, n’était point la tâche la moins épineuse de la commission présidée par le prince Albert. Quelle que fût la composition des jurys et l’influence des membres étrangers, il ne se pouvait pas que les membres anglais n’y tinssent une grande place, de manière à réserver pour l’industrie nationale, sinon la prépondérance en tout cas, du moins en cas de besoin la plus avantageuse égalité. Cette réserve s’est-elle toujours pratiquée selon les strictes conditions de la justice, et la loi du fair play n’a-t-elle jamais été offensée dans les décisions suprêmes qui ont été rendues ? Nous ne croyons pas qu’il faille supposer la nature humaine plus vertueuse qu’elle n’est, et la courtoisie avec laquelle l’Angleterre a fait chez elle au monde entier les honneurs du champ-clos eût été vraiment plus chevaleresque que ne le comportait l’objet même de la lutte, si elle se fût trop complètement sacrifiée au milieu de cette universelle émulation de l’industrie. Nous ne croyons pourtant pas non plus qu’il faille s’unir ici sans autrement hésiter à tous ceux qui saisissent bien vite cette occasion précieuse de déblatérer encore contre la perfidie d’Albion. Nous tenons, quant à nous, un compte très sérieux de la loyauté fondamentale qui est dans l’esprit anglais, et nous n’admettons pas qu’elle n’ait point été très écoutée, alors qu’elle était ainsi mise enjeu par devant l’Europe. L’histoire de cette campagne du fin voilier que les Yankees ont envoyé battre dans la baie de Cowes les yachts britanniques, et dont on a publié ici même la réception triomphante, montre bien jusqu’à quel point cet esprit de justice peut, à l’occasion, l’emporter sur les intérêts et même sur les amours-propres. Il est trop évident que distribuer 3,000 médailles entre 17,000 compétiteurs, c’est risquer forcément d’en mécontenter 14,000. Ce n’est pas seulement en effet de la France que sont parties les réclamations. Les Américains ont trouvé fort mauvais que leurs armuriers n’aient point été plus distingués pour leurs fameux revolvers, et il y a bien une demi-douzaine d’exposans anglais qui ont jeté les hauts cris et refusé même les prix qu’on leur décernait, parce qu’ils n’étaient point satisfaits du niveau sous lequel on rangeait leurs œuvres ou de la supériorité qu’on attribuait à leurs concurrens ; mais les plaintes les plus vives sont naturellement émanées de chez nous, parce qu’il a convenu à quelques organes de l’opinion de ranimer à ce propos-là nos anciennes susceptibilités et d’en appeler à la jalousie nationale. L’Angleterre comptait 9,000 exposans sur les 17,000 ; les nôtres étaient au nombre de 1,735. Les 1,735 Français se sont partagé 56 grandes médailles, les 9,000 Anglais en ont eu 80, et il en a été de même à proportion des secondes médailles et des mentions honorables, c’est-à-dire qu’en chiffres exacts, sur 100 exposans, l’Angleterre a obtenu 25 prix, les autres pays 23 à 24, la France 66. Contre ces chiffres, qui parlent si net, il n’y a rien à répondre, si ce n’est de secouer la tête, de répéter que les Anglais savent bien ce qu’ils font, et de se rendormir dans l’éternelle exécration de Pitt et Cobourg. Il y avait pourtant quelque chose de plus simple pour ne pas subir ces prétendues fraudes des comités anglais et ne pas laisser leurrer la France dans la distribution de ces récompenses solennelles : c’était de faire à Paris ce qu’on a fait à Londres; mais on n’ignore pas quelles sont les défiances et les doctrines qui, en 1849, ont élevé si vite au-devant de cette idée des obstacles si insurmontables. Le ministre intelligent et consciencieux qui avait alors le département du commerce n’eut pas plus tôt indiqué la possibilité d’établir une comparaison entre nos produits et ceux du dehors, qu’on s’insurgea contre la seule apparence de son projet, si modeste fût-il à côté de l’extension que la même pensée allait recevoir outre Manche,

il appartenait au prince Albert de donner cette remarquable impulsion dont le souvenir tiendra désormais une belle place dans une carrière déjà si habilement et si honorablement fournie. Los princes de la maison de Cobourg, élevés par de hautes alliances dans des situations difficiles, s’y montrent toujours à leur avantage. Au milieu même des mésaventures inséparables de la triste condition du pays dont il partage le trône, l’époux de la reine dona Maria a prouvé qu’il était digne d’une meilleure fortune. La calme et pénétrante sagesse du roi Léopold lui vaut une autorité toute spéciale dans les conseils de l’Europe. Enfin le prince Albert a su se former en dehors de la politique proprement dite, que l’étiquette constitutionnelle lui défendait d’aborder, un cercle d’activité qui s’élargit de jour en jour, et l’influence féconde qu’il s’est ainsi peu à peu conquise relève, par l’éclat d’un mérite plus personnel, ce qu’il y aurait d’un peu terne dans la seule dignité du queen’s consort. Il est entre de bonne grâce et avec un tact parfait dans la vie anglaise; il s’est façonné au génie de la nation dans les petites choses comme dans les grandes, et d’une place qui pourrait être aisément médiocre, il a su faire loyalement, et par conséquent sans éveiller d’ombrage, une place considérable. Il a saisi profondément ce goût inné que le peuple anglais a de se conduire le plus possible par lui-même, en n’abandonnant au soin de son gouvernement que ce qu’il ne peut pas lui ôter. La queen’s consort ne pouvait pas être du gouvernement selon la rigueur du régime aristocratique et parlementaire; il a été de tout ce qui n’était pas le gouvernement, de toutes les libres entreprises du système volontaire, comme disent les Anglais avec une énergie significative; il s’est associé à toutes les œuvres privées de charité, de science, d’art ou d’industrie; la juste popularité qu’il a gagnée de la sorte s’est encore accrue par le succès inouï de l’exposition universelle, dont il a été le constant promoteur. L’exposition était précisément, de la manière dont elle fut conçue, l’exemple le plus magnifique du développement auquel peut atteindre l’initiative individuelle du citoyen anglais. Le prince s’y était intéressé connue particulier : c’étaient des particuliers qui s’étaient réunis à lui. Les six millions de bénéfice que l’opération a laissés dans les mains du comité supérieur sont la propriété de cette association particulière. Il est question maintenant d’employer tout cet argent à perpétuer le souvenir des triomphes du Palais de cristal par une fondation durable : on parle d’un musée de l’industrie qui recevrait les produits du monde.

Le Palais de cristal n’est pas la seule invention qu’ait fournie dans ces derniers temps l’intelligence anglaise. La consolidation définitive du télégraphe sous-marin entre Douvres et Calais, la rapidité foudroyante des rapports établis ainsi entre Paris et Londres, voilà bien assurément un autre prodige. Que sera-ce lorsqu’on aura réussi, comme on l’espère et comme on s’y prépare, à jeter d’un bord à l’autre de l’Atlantique ce fil conducteur qui transmet la pensée aussi vite que la pensée travaille? Il semble qu’il ne doive bientôt plus y avoir de distance entre les hommes. La science dépasse toutes les hyperboles poétiques, et elle fait de l’électricité pour les usages de la vie réelle ce que les poètes en faisaient pour la plus grande hardiesse de leurs métaphores. On ne saurait calculer toutes les conséquences de ces rapprochemens incroyables dans la direction de la politique internationale; il n’y aura presque plus de place en affaires d’état ni pour le secret ni pour la surprise. Jusqu’à ce que soit venue l’heure de la politique nouvelle dont sont peut-être grosses toutes ces découvertes scientifiques, le cabinet de Londres s’en tient toujours à ses anciennes coutumes; c’est avec celles-là qu’il travaille encore opiniâtrement aujourd’hui à se frayer la plus prompte route vers l’Orient, la route de Suez. Il laisse lever et spéculer les faiseurs de projets qui se promettent d’aller dans dix ans à Calcutta par Bassorah. Ces projets mûriront à leur tour; cela n’empêche pas d’abréger encore le chemin par où l’on va dès à présent. Il s’agit donc d’avoir un chemin de fer en Égypte. Notez bien que ce n’est pas le gouvernement que l’affaire regarde : c’est une affaire de spéculation privée, c’est une compagnie d’actionnaires; mais derrière les actionnaires anglais apparaît au premier appel la main du gouvernement lui-même, protégeant hautement les intérêts des particuliers, qui se confondent toujours si à propos avec les siens. En thèse générale, l’Anglais le plus excentrique ne se permet point d’aventure qui, d’une façon ou de l’autre, ne rapporte un bénéfice quelconque à la puissance anglaise. Missionnaires, marchands, voyageurs, soldats de louage, les Anglais qui se risquent le plus à l’étranger n’ont jamais nui pourtant à l’Angleterre. Les agioteurs qui placent mal leurs fonds au dehors, les détenteurs des mauvaises créances du Mexique, de l’Espagne, du Portugal, peuvent même fort bien perdre leur argent sans que l’Angleterre y perde. La compagnie du chemin de fer de Suez ne court assurément pas ce danger; le Foreign Office l’a soutenue tout de suite trop directement et d’un trop grand cœur. C’est un incident curieux qui manque bien la nature et le rôle des divers intérêts aux prises dans cette partie de l’Orient.

On sait tout ce qu’il y a de difficile dans les relations de la porte et de l’Égypte. La question du tanzimat, la résistance opposée par Abbas-Pacha au système de réformes que le ministère ottoman veut imposer à l’Égypte comme à tout l’empire crée depuis long-temps un embarras pénible dans les rapports du sultan et de son vassal. Cet embarras s’est encore accru à propos du chemin de fer d’Alexandrie à Suez. Les Anglais ont gagné, près du pacha d’Égypte, la concession du rail-way; les Autrichiens avaient rallié le ministère du sultan à un projet de canal. C’était la concurrence chaque jour plus vive du Lloyd autrichien et du service des vapeurs de l’Inde anglaise. Le sultan prétendait marquer encore sa suprématie en exigeant que le pacha demandât la permission d’ouvrir les travaux que l’Angleterre va diriger. Les intéressés anglais ont aussitôt sollicité l’intervention du gouvernement, et lord Palmerston s’est hâté de les rassurer. La permission a été en effet accordée par la Porte après qu’Abbas-Pacha s’est décidé à la réclamer ; mais la porte y met pour condition que le chemin ne sera point construit par des ingénieurs étrangers : la condition ne paraît pas très facile à remplir, et n’inquiète pas autrement la compagnie formée en Angleterre.

Lord Palmerston s’est attiré depuis quelque temps des réponses assez désagréables de la part des cours avec lesquelles il en usait trop librement. Lord Malmesbury finissait sa carrière diplomatique lorsque lord Palmerston et M. Canning commençaient la leur ; on lit dans les mémoires qu’il a laissés l’expression du chagrin avec lequel il voyait l’humeur frondeuse et les légèretés de ses deux jeunes successeurs. Lord Palmerston garde encore, après tout à l’heure un demi-siècle, cette vivacité de tempérament, et il va partout au-devant des querelles. Il a gâté les affaires de M. Gladstone par la brutalité de sa démarche envers la cour de Naples ; il s’est sans doute ainsi consolé du mauvais succès de ses communications trop officieuses à la diète germanique. Nous sommes assez curieux de savoir le parti qu’il tirera de la visite de M. Kossuth. Il a cru devoir prévenir l’ancien gouverneur de la Hongrie qu’il ne le recevrait point en sa qualité officielle : l’avis était en vérité nécessaire ! Cependant la tête ne doit plus tant tourner à M. Kossuth. Son triomphe s’use un peu en Angleterre, et l’affectation qu’il a d’être auprès des aldermen un bourgeois constitutionnel l’a tout-à-fait perdu dans l’esprit des démocrates français, que sa lettre avait ravis. Qu’est-ce qu’on fera de la souscription à un son prêchée par tous les journaux républicains pour offrir une médaille à l’ouvrier marseillais qui était allé à la nage serrer la main du citoyen Kossuth ? Il n’y a plus de ridicule en France.

Le jeune empereur d’Autriche vient de parcourir la partie polonaise de ses états. Il a été assez bien reçu en Gallicie par le peuple, un peu plus froidement peut-être par la noblesse. Cependant les seigneurs galliciens sont plus occupés de refaire leur situation matérielle, toujours très ébranlée depuis 1846, qu’ils ne songent à conspirer. Aussi ne s’explique-t-on pas qu’un personnage considérable sans doute par sa position, mais connu pour un conservateur sincère, le comte Adam Potocki, ait été tout d’un coup mis en prison sans motif public. On espère que cette affaire ne s’aggravera point. L’Autriche doit sentir le besoin de concilier et de réparer ; son intérêt est de ramener à elle la noblesse gallicienne, dont les griefs seraient trop commodément exploités par la Russie.

La mort de Mme la duchesse d’Angoulême a été très vivement sentie à la cour de Vienne. Elle a partout en France, au milieu même de nos préoccupations du moment, éveillé les sympathies les plus respectueuses. Toutes les dissidences des partis se taisent devant une si longue suite d’infortunes.

ALEXANDRE THOMAS.


V. de Mars.