Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1858

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Chronique no 637
31 octobre 1858


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1858.

Il faudrait, nous ne craignons point de le dire, avoir l’esprit mal fait pour attribuer à une pensée de taquinerie mesquine les vœux exprimés par nous en faveur de la liberté des discussions politiques. Les intérêts auxquels est liée en France la cause libérale sont si élevés et si grands, qu’ils ne peuvent exciter chez ceux qui les ont pris à cœur d’autre sentiment qu’une sincère et ardente sollicitude, et qu’il nous paraîtrait odieux et bas d’y chercher un prétexte à des jeux d’esprit malicieux et à des personnalités épigrammatiques. Cette cause se résume pour nous en un intérêt d’honneur national et de sécurité sociale. La liberté est une question d’honneur pour la France, car il n’y aurait pas d’humiliation plus navrante pour notre patrie que celle qu’elle subirait, si elle se laissait persuader qu’elle est radicalement incapable de participer à son gouvernement par l’exercice régulier et complet des libertés politiques. La liberté est également pour nous une question de sécurité sociale : la sécurité d’un peuple dépend en effet de son aptitude à se gouverner lui-même. On a eu beau pousser à outrance l’adulation superstitieuse des grands hommes et l’idolâtrie des héros : les grands hommes et les héros sont en définitive gouvernés eux-mêmes par les nations qu’ils semblent conduire. Il faut toujours en venir là : il y a des heures dans l’histoire des peuples les mieux assujettis et les plus dociles où la force gouvernementale tombe en défaillance aux mains d’un simple mortel, et où l’on ne peut la reconstituer que par l’intelligence et l’énergie communes de la nation tout entière. Quand on n’aurait en vue que les éventualités inévitables dans le cours des choses humaines, n’est-il pas manifeste que la meilleure préparation à ces situations critiques, c’est pour un peuple la pratique de la liberté ? Sans parler même des circonstances extraordinaires, nous vivons à une époque où l’intervention de la raison publique dans la conduite des gouvernemens a le caractère d’une nécessité pratique. Ce temps-là est loin de nous en effet où l’autorité politique semblait venir d’en haut comme une religion, et avait, elle aussi, ses mystères. L’arcanum regni, depuis longtemps percé à jour par les philosophes et les lettrés, n’existe plus pour les sociétés industrielles et commerçantes du XIXe siècle. Nous savons tous que le gouvernement n’est que la gestion de la chose sociale ; actionnaires dans cette vaste commandite, nous savons souvent aussi bien, quelquefois mieux que les plus habiles, comment doivent être conduites nos affaires collectives. Le pouvoir politique, quelque parure que lui prêtent de vieux décors du passé, est dépouillé devant les générations contemporaines de ce prestige mystique où l’on adorait autrefois le principe d’autorité. L’autorité est maintenant en nous tous, elle dérive de nous ; celle que possède le pouvoir n’est que la délégation de la nôtre.

Nous conservons donc vis-à-vis du pouvoir tous les droits de contrôle, et au besoin d’initiative, que le mandant a sur son mandataire. Ce sont ces droits qui dans le langage politique s’appellent des libertés : liberté de la presse par exemple, liberté et publicité des discussions dans les conseils du pays. Un peuple qui, ayant ces droits-là, ne les exercerait pas, qui négligerait l’étude de ses intérêts, abandonnerait la surveillance de ses affaires, refuserait de donner à son gouvernement les lumières et les inspirations que seul il est en mesure de fournir, un tel peuple se précipiterait lui-même dans la décadence, et ne tarderait pas à être puni de cet oubli de ses devoirs par de longues perturbations et de douloureux désastres. Voilà les conséquences que nous redouterions des restrictions apportées à certaines libertés, si elles devaient être prolongées outre mesure. L’éducation politique de la France n’est déjà malheureusement que trop imparfaite : les tristes issues de nos révolutions le disent assez. Ce sont de nouveaux dangers et de nouvelles fautes que nous voudrions prévenir, lorsque nous demandons avec anxiété que l’on détourne les obstacles qui retardent encore l’apprentissage politique si nécessaire à notre pays.

On ne se tromperait pas sur le sentiment qui nous dirige, si l’on tenait compte des symptômes qui annoncent que nos préoccupations sont partagées en France par un grand nombre d’esprits désintéressés. Elles se sont récemment trahies dans ces discours officiels où de grands personnages protestaient contre les excès de la centralisation, et faisaient appel aux énergies individuelles. Elles se manifestent, on peut le dire, dans les conversations des hommes de tous les partis, et nous ne serions pas surpris de les entendre s’exprimer désormais avec une liberté et une force croissantes. On les retrouve et on les retrouvera de plus en plus dans les brochures, cette forme de publicité qui semble particulièrement adaptée à la situation actuelle de la presse. Nous signalerons parmi les écrits de ce genre un petit volume que nous avons sous les yeux : De la Liberté et du Gouvernement. L’auteur, M. H. Bosselet, était candidat à la députation, lors des dernières élections générales, dans le département d’Eure-et-Loir. Il avait réuni, comme candidat libéral, plus de 10,000 voix. C’est à ses électeurs qu’il adresse sa brochure. « Je me sers, dit-il, du seul organe indépendant : le livre. » Nous ne prétendons point juger ce petit livre de M. Bosselet. C’est une sorte de catéchisme politique des doctrines du libéralisme moderne écrit d’un style libre et familier. Peut-être, si nous voulions entrer dans une appréciation détaillée de ce petit ouvrage, aurions-nous à reprocher à l’auteur d’avoir embrassé un sujet trop vaste et d’avoir écourté les questions abordées par lui. Peut-être aussi trouvera-t-on qu’il n’a point été aussi hardi que sa préface le promettait, et qu’il n’a pas pris les libertés que se refuse la presse quotidienne. Mais, loin de chercher de petites chicanes au candidat libéral du département d’Eure-et-Loir, nous applaudissons à sa tentative. Il est bon de parler au pays de ses affaires ; il est bon de protester contre l’oisive et impuissante abstention ; il est bon que ceux qui n’ont point renoncé à la vie publique renouent par la presse, en l’absence d’autres moyens, ces relations politiques de citoyen à citoyen, et ne laissent point le corps électoral s’en aller en poussière.

Il y a peu de jours, en Angleterre, un des membres les plus considérables du parlement, un ancien et l’on peut ajouter un futur ministre, un homme que sa naissance et sa fortune placent aux premiers rangs des classes conservatrices, mais que son intelligence et sa probité politique ont enrôlé dans la cause libérale, un des amis de sir Robert Peel, en un mot M. Sidney Herbert, a rendu un magnifique hommage au rôle joué par la presse dans la vie politique de l’Angleterre. C’était dans une réunion qui inaugurait un de ces athénées d’ouvriers que l’aristocratie et les classes moyennes multiplient chez nos voisins au profit du peuple. M. Sidney Herbert, le héros de la fête, a prononcé, sur l’instruction populaire et sur les délassemens intellectuels des travailleurs, un discours plein d’intérêt : les journaux, dans un pareil sujet, ne pouvaient point être oubliés. « Les journaux, a dit l’illustre homme d’état, nous fournissent plus que des nouvelles ; ils nous présentent les discussions les plus admirables sur toutes les questions contemporaines. Je ne crois point qu’aucun pays ait jamais vu une littérature d’improvisation comme celle-là pénétrée d’aussi profondes pensées. Il n’y a pas de questions au dedans ou au dehors, pas de questions politiques et très peu de questions scientifiques, qui ne soient discutées avec une admirable supériorité dans la presse quotidienne de ce pays. Les articles qui paraissent dans les journaux sont la condensation en un petit espace de nombreuses lectures et de profondes méditations. Et nous qui n’avons pas beaucoup de temps à notre service, — nous sommes tous dans ce siècle pressés par le temps, — nous obtenons ainsi le résultat de grands travaux et de vastes pensées sous une forme que je pourrais appeler, suivant le langage des manufacturiers du Lancashire, « un article achevé. » Croyez-moi, celui qui ferme les yeux à l’histoire contemporaine écrite par les journaux est incapable de satisfaire aux besoins et aux intérêts de la société. » Homme d’état appelé au pouvoir par sa vocation, éloquent et mâle orateur, membre de la chambre des communes, M. Sidney Herbert, avec une abnégation qui fait honneur à la droiture de son esprit et de sa conscience, avoue que la presse en grandissant diminue le rôle du parlement dans le mécanisme des libertés anglaises, et il ne le regrette point, il s’en félicite au contraire, parce qu’en instruisant les masses, la presse élargit chaque jour le cercle des citoyens informés des affaires de leur pays et capables d’en apprécier la conduite. Nous n’aurons pas le courage de comparer la presse française actuelle à ce portrait superbe de la presse anglaise tracé par M. Sidney Herbert : le contraste est trop cruel pour notre amour-propre national ; mais croit-on qu’il n’y ait point là aussi un avertissement pour nos intérêts ? La presse est le plus puissant outil de gouvernement dans le mécanisme des sociétés modernes. Les journaux sont appelés à faire et à alimenter sans cesse l’éducation économique et politique de tout le monde. Croit-on qu’il soit indifférent au développement intellectuel de la France, à ses intérêts économiques, à sa prospérité, à sa gloire, que sa presse politique soit indéfiniment maintenue dans une situation où elle s’énerve ?

Certes c’est bien des adversaires de la liberté que l’on a le droit de dire qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. On se plaint souvent en France des violences des partis et des sentimens haineux qui les animent les uns contre les autres. On se sert du prétexte des passions politiques pour proscrire la liberté. Ce qui se passe en Angleterre démontre l’inconséquence de notre conduite. Les inimitiés politiques ont été portées aussi loin que possible en Angleterre : aujourd’hui l’on peut dire qu’elles y sont inconnues. Ce grand changement s’est accompli de nos jours, sous nos yeux. En même temps que nous avons vu ce merveilleux effet, nous avons pu suivre à l’œuvre la cause qui l’a produit. Chaque développement nouveau donné à la liberté a été accompagné d’un progrès dans la pacification des esprits et l’adoucissement des mœurs politiques. L’émancipation des catholiques, la réforme parlementaire, l’abolition des lois céréales, voilà les grands actes de libéralisme et de justice qui ont amené cette généreuse extinction des haines politiques. L’harmonie qui règne entre les grands agens de la vie politique anglaise est établie entre les divers partis et existe au fond entre les principaux chefs des partis différens. La vie politique n’entretient plus ces irritations invétérées qu’attisent les dénis obstinés de justice. Les partis et les personnes n’échangent plus la haine et le mépris ; leurs luttes ne sont plus que le jeu d’une émulation qui permet à des rivaux de talent et de patriotisme de s’estimer en se combattant. Nous avons la conviction profonde que les progrès du libéralisme produiraient les mêmes résultats dans notre pays. La générosité enfante la générosité. Pour notre part, après les vicissitudes politiques que la France, les partis et les hommes ont eu à traverser dans notre temps, devant celles qui les attendent encore, lorsque nous nous souvenons du passé et que nous songeons à l’avenir, le sentiment qui nous anime envers les hommes publics, c’est l’indulgence, quand nous ne croyons pas pouvoir donner notre sympathie ; mais la franche liberté pourra seule calmer les irritations concentrées qui ont survécu à nos discordes.

Nous n’avons pas besoin d’exprimer une opinion sur le procès intenté à M. de Montalembert et à un recueil périodique à l’occasion d’un article de l’éloquent orateur sur un épisode de la dernière session du parlement anglais : nos sentimens sur les procès de presse ne seront une énigme pour personne ; mais tout le monde, nous l’espérons, nous permettra de dire que les procès de presse, malgré leurs inconvéniens, nous paraissent préférables, et pour la dignité de la presse et pour la responsabilité du gouvernement, au système des avertissemens administratifs. Si donc le procès actuel, — qu’on nous pardonne cette supposition, — pouvait être considéré comme annonçant la rentrée de la presse dans le droit commun, — au risque de passer pour des disciples de Pangloss, — nous oserions trouver une consolation dans ce changement de système.

L’incident du Portugal est terminé. Le Charles-et-George ayant été capturé hors des eaux du Portugal, et la présence d’un délégué du ministère de la marine à bord du navire étant une garantie de la moralité de ses opérations, on ne pouvait permettre au Portugal d’abuser de sa faiblesse au point de soumettre un navire et un capitaine français à une juridiction illégale. Le Portugal a bien fait de céder, et nous espérons que ce fâcheux incident ne jettera point de froideur dans les relations de la cour de Lisbonne avec la France. Quoi qu’il en soit, si les correspondances parisiennes des journaux anglais sont bien informées, l’affaire du Charles-et-George aurait eu au moins un résultat indirect, dont les amis de l’humanité auront à se féliciter : elle aurait confirmé le gouvernement français dans la résolution, déjà prise, dit-on, depuis quelque temps, de renoncer aux engagemens des noirs sur la côte d’Afrique. Nous l’avons dit à plusieurs reprises : il est difficile que des engagemens libres puissent être contractés sur la côte d’Afrique ; il y a lieu de craindre que les noirs engagés par les recruteurs ne soient des esclaves vendus par les petits sultans ou chefs de ces contrées. Il serait déplorable qu’un pareil commerce encourageât ces chefs à se procurer par la guerre des esclaves qu’ils iraient vendre sous le nom d’engagés. M. Benson, le président de la petite république noire de Libéria, constate, dans un document récemment publié à la suite de l’affaire de la Regina-Cœli, que les noirs qui passent sur le territoire de la république pour être mis à la disposition des recruteurs ne viennent pas de leur gré, et sont au contraire vendus par les chefs des tribus voisines. Il n’est guère permis de croire à la spontanéité des engagemens sur la côte orientale d’Afrique et dans le Mozambique. Il y a sur ce point un témoignage considérable, c’est celui du docteur Livingstone, l’illustre voyageur qui poursuit en ce moment ses courageuses explorations et ses belles découvertes dans l’intérieur de l’Afrique. Les Portugais avaient formé de petits établissemens à l’embouchure du Zambesi. À son retour en Afrique, le docteur n’a plus retrouvé ces établissemens. Les Portugais avaient été chassés par les tribus voisines. Pour quel motif ? « À cause, écrit-il, de la coopération prêtée par les Portugais au plan français de l’émigration. » Ce fait n’indique point chez les nègres un goût prononcé pour l’émigration. Il faut dire à l’honneur du gouvernement portugais qu’il s’est associé depuis plusieurs années avec un zèle très efficace à l’abolition de la traite, et que ses honorables efforts ont obtenu leur récompense. Son établissement de Loando, sur la côte d’Angola, a fait de remarquables progrès depuis la cessation du trafic des esclaves. Loando exportait autrefois de quinze à dix-huit mille esclaves par an. Depuis l’abolition de ce honteux trafic, le commerce de Loando, qui était nul auparavant, a conquis une véritable importance. En 1856, les importations se sont élevées dans cet établissement à une valeur de 6 millions, et les exportations à plus de 7 millions. Cet exemple prouve que les populations noires de l’Afrique peuvent être progressivement gagnées à la civilisation par les opérations d’un commerce régulier ; il rend plus hideux encore ce crime de la traite, ou de tout ce qui lui ressemble, qui substitue les désolations de la guerre et de l’esclavage aux féconds avantages d’un commerce légitime et pacifique. Aussi donnerons-nous au gouvernement français de sincères éloges, s’il procède, comme on le dit, à une enquête sérieuse sur les fâcheuses conséquences qu’aurait pu avoir dans l’application la législation de 1852 sur les engagemens volontaires.

Les sentimens d’humanité qui forment la conscience morale des sociétés modernes viennent d’être mis à une cruelle et triste épreuve, et, par une lamentable rencontre, c’est la plus haute autorité religieuse du monde qui a donné ce scandale contre la justice civile telle que la pratiquent les nations civilisées. Que nos lecteurs se rassurent, nous ne répéterons point les affligeantes controverses auxquelles a donné lieu l’enlèvement du jeune Mortara à sa famille. Nous ne combattrons pas les apologies à la fois odieuses et ridicules par lesquelles on n’a point rougi de défendre un acte qui non-seulement est contraire à la morale naturelle, mais qui, s’il eût été commis en France, aurait été puni par nos tribunaux comme criminel. Le dogme catholique autorise-t-il l’enlèvement d’un enfant juif baptisé clandestinement par une servante avant l’âge de raison, avant l’époque de la vie où un acte de la volonté aussi considérable que le choix d’une religion peut être accompli avec discernement ? Les uns disent oui, les autres disent non. On cite des textes en sens contraire. Nous avons vu seulement avec regret que l’on ait fait figurer parmi les autorités affirmatives Benoît XIV, le spirituel correspondant de Voltaire, ce bon Lambertini, qui recevait à Bologne le président de Brosses, lui contait des histoires salées sur les filles romaines, se faisait-répéter par l’espiègle président les aventures édifiantes du cardinal Dubois, del Bosco, comme il l’appelait, et qui, au conclave où il fut élu, disait avec bonhomie à ses collègues : Se volete un buon c…., pigliate mi. On est fâché d’apprendre que ce pontife bon vivant était d’avis qu’il est juste d’enlever aux Juifs leurs enfans baptisés à leur insu. Les faits prouvent qu’il n’est point vrai que le catholicisme soit aussi absolu que le veulent les défenseurs à outrance des baptêmes clandestins. Si en France un enfant Israélite était baptisé de la sorte, quel est l’évêque qui oserait braver la loi civile pour appliquer dans sa rigueur le droit canon interprété par Benoît XIV ? Si ni en France, ni en Angleterre, ni en Allemagne, le catholicisme n’ose entrer en lutte sur ce point avec la loi civile, il est bien permis de conclure à l’honneur du catholicisme que son dogme ne prescrit point la séparation de l’enfant et du père sous prétexte de baptême. C’est là au surplus une question religieuse devant laquelle nous avouons notre incompétence ; la question politique seule nous appartient.

I-a question politique est grave, c’est une des plus graves de notre temps. L’enlèvement du jeune Mortara est un de ces attentats qui, en éveillant les consciences, révèlent à tous le vice radical d’un système politique condamné. Nous n’attribuons pas aux hommes la faute qui vient d’être commise, nous ne l’imputons point au pape Pie IX : nous en accusons la théocratie et la monstruosité du gouvernement temporel uni dans la même personne au gouvernement religieux. C’est cette dualité contraire aux principes des sociétés modernes qui engendre des contre-sens moraux comme celui dont le monde gémit aujourd’hui. Si le pape n’eût été qu’un souverain temporel, un organe de la loi humaine, il n’eût pu songer un instant à se prononcer sur la validité du baptême d’un enfant par une servante, et à donner à une interprétation du dogme une conséquence actuelle aussi révoltante que l’enlèvement d’un enfant à son père. Si le pape n’eût été qu’un pontife, il eût pu donner l’interprétation qu’il eût voulue au dogme religieux engagé dans le baptême du jeune Israélite ; mais sa décision ne fût point sortie de la sphère de la conscience. Les droits naturels et la puissance du père eussent été protégés par la loi et la magistrature civile contre toute entreprise de cëorcition matérielle tentée au nom d’une opinion religieuse. « Reléguée aux choses de la terre, comme le disait Royer-Collard dans son discours immortel sur la loi du sacrilège, la loi humaine ne participe point aux croyances religieuses ; dans sa capacité temporelle, elle ne les connaît ni ne les comprend ; au-delà des intérêts de cette vie, elle est frappée d’ignorance et d’impuissance. Comme la religion n’est pas de ce monde, la loi humaine n’est pas du monde invisible ; ces deux mondes qui se touchent ne sauraient jamais se confondre, le tombeau est leur limite. » Cette confusion des deux autorités que Royer-Collard dénonçait comme absurde et impie, cette confusion qui offense aujourd’hui la conscience des peuples éclairés, elle n’existe dans notre Europe occidentale qu’à Rome. « Est-ce qu’on oserait prétendre que les états ont le droit, entre les diverses religions qui se professent sur la terre, de décider laquelle est la vraie ? Ce serait un blasphème. » Ce blasphème, pour employer le langage énergique du grand orateur, jaillit invinciblement de l’union de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel dans le même homme ; il est éternellement proféré par la théocratie. Le pape, chef spirituel de l’église, décide quelle est la vraie religion, et comment pourrait-il oublier comme souverain les décisions qui obligent sa conscience comme pontife ? La conclusion à tirer de cette contradiction terrible, c’est le divorce inévitable de l’autorité spirituelle et du pouvoir temporel. Par l’enlèvement du jeune Juif de Bologne, la cour de Rome n’a pas seulement commis la faute de créer un antagonisme redoutable entre la morale naturelle, civile, humaine, et la morale catholique ; elle a hâté, dans la conscience de l’Europe, la solution du problème que soulève la présence d’une théocratie au centre de l’Italie.

La limite qui sépare absolument le domaine spirituel du domaine civil et politique, et qui s’oppose à la confusion des deux autorités, n’interdit point leur alliance. Les événemens contemporains ont plus d’une fois appris à l’Europe la réserve que les états doivent apporter dans cette alliance. L’Autriche nous présente sous ce rapport l’expérience la plus récente et la plus instructive. Elle fondait de grandes espérances sur le concordat rétrograde qu’elle a conclu avec Rome. Elle croyait que ce traité augmenterait en face du Piémont, si injustement maltraité par la cour romaine, son influence morale en Italie. Nous le demandons : à qui ce concordat a-t-il profité davantage au cœur des populations italiennes ? N’est-ce pas au Piémont ? Nous ne savons si l’archiduc Maximilien, placé à la tête du gouvernement de la Lombardie, aurait pu, avec ses bonnes intentions et le concours que lui prête une princesse jeune, aimée et populaire, triompher des antipathies des populations lombardes contre la domination allemande ; mais nous ne serions pas surpris que les tracasseries ecclésiastiques auxquelles le concordat a donné naissance n’eussent été un des plus grands obstacles au succès de son œuvre. L’archiduc retourne, dit-on, en Italie. Il va trouver les populations lombardes mécontentes cette fois d’une atteinte sérieuse portée à leurs intérêts matériels dans l’affaire de la conversion monétaire qui accompagne la reprise des paiemens de la banque de Vienne. La Lombardie, pour conserver une saine circulation monétaire et se préserver du fléau du papier-monnaie qui infestait les autres provinces de l’empire, avait accepté le poids d’impôts onéreux. Il semble qu’elle avait bien mérité d’échapper aux charges qu’entraîne le retour de l’Autriche à une situation financière normale. La monnaie lombarde, les anciens zwansiger, ont été cependant dépréciés par le gouvernement autrichien dans les nouveaux arrangemens monétaires, et cette dépréciation est assez forte pour faire subir aux détenteurs de la vielle monnaie, c’est-à-dire au pays tout entier, une perte notable. Cette vexation nouvelle ne doit point cependant nous empêcher de rendre au ministre des finances autrichiennes la justice qui lui est due. M. de Bruck, qui a pris les finances de l’empire dans un état de banqueroute organisée, touche au terme de l’œuvre de réparation qu’il a entreprise et conduite avec une rare sagacité et une persévérante énergie. Grâce à un ensemble de mesures qu’il a conçues dès son entrée au ministère des finances, et qu’il a réalisées au milieu de difficultés énormes, il est arrivé à la reprise des paiemens en espèces. Parmi les récentes combinaisons qu’il a dû mettre en œuvre pour assurer la libération graduelle des charges que le passé a léguées à l’Autriche, il faut placer en premier lieu la concession des chemins de fer de Vienne à Trieste et du Tyrol, d’autres lignes encore, qui, réunis aux chemins de fer lombards-vénitiens, vont former un des plus beaux réseaux de l’Europe. Grâce à cette combinaison, une communication ferrée déjà presque achevée reliera Vienne à Trieste, Venise, Milan, et, par le prolongement de voies semblables, à Turin, Gênes, Florence et Livourne. Toute l’Allemagne orientale, une partie de la Pologne et de la Russie se trouveront ainsi desservies commercialement par Trieste, l’unique port de l’Allemagne méridionale, et par les ports italiens. La ligne du Tyrol, qui unira le réseau lombard au réseau bavarois, mettra en communication avec l’Italie l’Allemagne occidentale, et la ligne de Vienne à Trieste sera reliée en outre par des affluens avec les riches provinces agricoles du Banat et de la Hongrie. M. de Bruck a su intéresser à cette vaste entreprise les grands capitaux de l’Angleterre et de la France en leur offrant des conditions libérales et très avantageuses. Il a donné par-là à la géographie de l’empire autrichien une perfection qui lui manquait ; il a augmenté la cohésion de ses provinces, il a assuré à l’Autriche non-seulement la circulation de ses produits, qui manquaient de voies de communication économiques et rapides, mais un des plus magnifiques transits de l’Europe.

Tandis que l’Autriche travaille à l’organisation de ses ressources matérielles, la Prusse traverse avec bonheur une salutaire épreuve : la régence s’est constituée, et la nation prussienne, à la veille de se manifester par une. prochaine élection générale, salue avec confiance le règne nouveau, dire, qui va prendre la direction de ses destinées. La régence a été votée sans discussion par les chambres. Ce vote silencieux est d’un bon augure, et prouve que l’esprit pratique a fait des progrès en Prusse. On pouvait craindre en effet que cette question de la régence ne devînt le prétexte de harangues théoriques et subtiles sur la nature du droit en vertu duquel le prince-régent a pris le pouvoir. La coterie des hobereaux a bien essayé de faire une manifestation dans la chambre haute en proposant une adresse au roi que la majorité a repoussée pour ne pas prêter les mains à une manœuvre de parti. Nous croyons que l’on peut attendre avec confiance le remaniement du ministère dans un sens libéral. Pour notre compte, nous suivons avec une sympathique sollicitude les indices qui se produisent dans les diverses parties de l’Europe, et qui semblent annoncer le retour du bon temps de l’honnête liberté, car toutes les nations européennes sont solidaires dans leurs vicissitudes politiques. Nous avons été heureux, dans cet ordre de choses, de pouvoir élargir le cercle de nos sympathies jusqu’à la Russie, dont un souverain généreux s’efforce d’élever les immenses populations à la liberté sociale. Les encouragemens de l’Europe libérale ne doivent pas manquer à l’empereur Alexandre dans l’œuvre admirable à laquelle il se voue avec un entrain chevaleresque. Les difficultés qu’il rencontre sont en effet nombreuses et graves. La chaleureuse allocution qu’il a récemment adressée à la noblesse de Moscou indique assez d’où viennent ces difficultés. La noblesse de la seconde capitale de l’empire s’oppose à l’affranchissement des serfs, et cette opposition redoutable voit à sa tête celui-Là même qui fut le mauvais génie de la Russie dans la dernière guerre, un homme sans doute d’un grand esprit et d’une rare énergie, le prince Menchikof en personne.

L’Angleterre et la Russie ! nous avons ouvert avec curiosité une brochure qu’un écrivain de la presse gouvernementale, M. de Cesena, vient de publier sous ce titre. Après Cherbourg et après le discours de M. de Persigny, nous avions espéré que le langage des journaux et des écrivains se calmerait quelque peu à l’endroit de nos alliés. Nous avouons notre déception : une portion trop considérable de la presse-actuelle, mue par je ne sais quel fil invisible, prend machinalement les mêmes attitudes d’hostilité contre l’Angleterre. Comment M. de Cesena, que nous ne voulons pas confondre avec ces automates, a-t-il été conduit à proclamer la décadence de l’Angleterre ? Il conseille aux Anglais, condamnés à perdre l’Inde, d’organiser dans la population hindoue des dynasties hindoues, et promet à la Russie la succession de toutes les grandeurs commerciales et coloniales de la Grande-Bretagne. M. de Cesena ne s’est point aperçu qu’il allait sur les brisées de M. Ledru-Rollin, lequel paya l’hospitalité anglaise, dès les premiers mois de son séjour à Londres, par un livre sur la décadence de l’Angleterre. Il y a longtemps que ceux qui ne connaissent pas l’Angleterre, qui la jugent sur la foi des saillies incomplètement traduites de quelques-uns de ses orateurs d’opposition, qui croient naïvement le mal qu’elle a le courage de dire d’elle-même pour signaler ses vices et les réformer, vont s’écriant : « l’Angleterre est perdue ! » Il faut toujours leur répondre avec Mirabeau : « l’Angleterre perdue ! sous quelle latitude ? » À quoi bon ces prophéties fâcheuses qui ressemblent à des vœux malveillans ? Les peuples chrétiens et libres ne tombent point, et nos sociétés européennes sont trop peu avancées encore dans le travail de réorganisation où elles sont lancées pour qu’il soit raisonnable de croire qu’aucune d’elles soit à la veille de terminer sa tâche dans l’œuvre de la civilisation générale. Le moment est bien choisi d’ailleurs pour signaler le déclin de l’Angleterre, lorsqu’à aucune époque peut-être cette grande nation n’a montré, nous ne dirons pas de plus puissantes ressources matérielles, mais plus de vertu et d’activité politique. Allez entendre lord John Russell et M. Gladstone initiant à Liverpool des assemblées populaires à l’étude des questions sociales ; allez vous mêler à cette foule qui applaudissait hier au discours de M. Bright sur la réforme électorale, et osez répéter ensuite que tant de zèle, d’amour du bien public et de la justice, un déploiement ausst vigoureux des facultés de l’intelligence, une si belle santé de pensée et de langage, sont les signes de la caducité d’un peuple ! D’où vient cette inquiète ignorance qui nous pousse à dénoncer les vices imaginaires des autres et à dissimuler nos propres infirmités ? N’y aurait-il pas plus d’orgueil et de profit à nous occuper surtout de nous-mêmes, et à nous exhorter avec une consciencieuse sévérité à amender nos défauts et à accomplir les progrès auxquels nous sommes appelés ? e. forcade.


REVUE MUSICALE.

La saison musicale s’engage lentement, et a bien de la peine à prendre un caractère. Le temps exceptionnel dont nous jouissons cette année, qui restera une année fameuse dans les fastes des astronomes et des vignerons, retient à la campagne une grande partie de ce qu’on est convenu d’appeler lasociété. Paris cependant ne s’en porte pas plus mal ; il est rempli d’étrangers, surtout de Russes, d’Espagnols, de Brésiliens et d’Américains de toutes les couleurs. Ce sont là les plus grands consommateurs des opéras de M. Verdi, comme on a pu le voir par la liste des abonnés au Théâtre-Italien que l’administration a fait publier. Dans cette curieuse statistique, qui pourrait devenir un élément intéressant de la science économique appliquée aux matières de goût, on peut s’assurer que Paris attire dans son immense tourbillon un nombre d’intelligences diversement et très inégalement développées, qui doivent finir par exercer une influence appréciable sur la qualité de notre civilisation morale. Il est bien certain par exemple que le public qui fréquente aujourd’hui le Théâtre-Italien ne ressemble pas à cette société d’élite qui, sous la restauration et le gouvernement de juillet, venait applaudir des chefs-d’œuvre immortels exécutés par des virtuoses qui étaient nés sur le soi même ove il bel si risuona, et qui avaient dans la voix et dans le style l’accent du terroir et la tradition des maîtres dont ils interprétaient la pensée. Le public dont le goût s’était formé sous cette tradition entendait à demi-mot les plus fines nuances du sentiment et de l’art qui en était la manifestation, en sorte qu’il y avait une entente parfaite entre le compositeur, ses interprètes et les auditeurs pour qui étaient instituées ces agapes de l’esprit. Le goût d’un public éclairé réagissait d’une manière favorable sur l’ensemble de l’exécution, qui se maintenait à un niveau digne de la capitale du monde civilisé. Cette pondération des divers élémens d’une représentation théâtrale n’existe plus. À proprement parler, il n’y a plus de public ; les salles de spectacle sont remplies d’une foule très mêlée, qui vient y étaler son luxe de fraîche date et l’ennui qui la dévore. Réunie pour quelques heures, dominée par une phalange d’applaudisseurs à gage, cette société de hasard, qui ne se tient par aucune alliance d’éducation commune, ne sait point discerner le vrai du faux, le délicat du sublime : elle subit grossièrement les sensations qu’on lui impose, sans résistance et presque sans contrôle. Au dehors, la presse, qui devrait être la gardienne vigilante de quelques principes incontestables et se charger d’éclairer par ses conseils cette foule qui traverse Paris comme une caravane, la presse, il faut bien le dire, est généralement plus soucieuse de défendre les intérêts matériels des théâtres et des artistes que l’avenir de l’art lui-même, en sorte que tout conspire à rompre le fil de la tradition, c’est-à-dire à altérer un certain idéal qui s’est formé lentement dans l’esprit humain par des siècles 4’expérience et une succession de chefs-d’œuvre.

Il y a quelques jours, je m’entretenais sur ce sujet avec un sociétaire de la Comédie-Française. — Vous avez bien raison, me dit-il, et nulle part cette absence d’un public difficile et soigneux de ses plaisirs n’est plus sensible qu’au Théâtre-Français. Si on nous enlevait trente ou quarante personnes qui jouissent de leurs entrées, qui possèdent la tradition de nos devanciers, et qui viennent chaque soir nous honorer de leur présence et de leur critique, nous serions livrés aux bêtes, à une foule affamée de distractions, aussi incapable de comprendre les chefs-d’œuvre que nous interprétons que de nous diriger par des encouragemens de bon aloi. — Cette question importante, que nous ne faisons qu’effleurer ici, mériterait d’être étudiée avec plus de soin et de loisir. Cela vaudrait bien peut-être l’intérêt qu’inspire aux académies la civilisation de Babylone où de Memphis.

Cependant le Théâtre-Lyrique, qui n’a pas de subvention, mais qui est conduit par un administrateur courageux, fait toujours merveille avec une vieillerie comme les Noces de Figaro de Mozart, ainsi qu’aiment à la qualifier les jeunes-premiers du feuilleton du progrès. Soixante représentations de la pâle musique que Mozart a mise sur l’esprit de Beaumarchais n’ont pas encore suffi à rassasier le public qui, trois fois par semaine, fait une lieue et demie pour aller entendre un opéra sans cloches, sans enclume et sans marteau. Que serait-ce donc si au lieu d’une traduction estimable, mais souvent infidèle, le public pouvait entendre le poème de Mozart rendu par une Mainvielle-Fodor, une Malibran, par un Garcia, un Lablache, accompagnés de tout le reste ? Non que je veuille amoindrir le mérite des trois cantatrices distinguées qui ont fait réussir au Théâtre-Lyrique cette difficile entreprise ; mais enfin elles chantent dans une langue qui n’est pas celle de Mozart, et les arrangeurs ; ont dû faire subir à la pensée du maître quelques-unes de ces légères modifications qui altèrent l’essence de la beauté. Oh ! les délicats sont bien à plaindre !

Un de ces hommes de goût et de cœur comme il y en a peu malheureusement, un ami de Charlet, qui a raconté la vie du peintre en un livre plein de faits intéressans et d’une émotion communicative, M. de Lacombe, ancien colonel d’artillerie, dont le beau talent sur le cor est connu et apprécié depuis longtemps, me disait, en parlant des Noces de Figaro : « Si la musique des plus beaux opéras que nous connaissons est l’œuvre du génie, celle de Mozart est l’inspiration d’un dieu. — Très bien ! lui dis-je, vous appliquez heureusement le mot de Rousseau comparant la mort de Socrate à celle de Jésus-Christ. »

Le Théâtre-Lyrique ne se prive pas pour cela de nouveautés. Il cherche aussi et de bonne foi un musicien, mais un musicien qui ait quelque chose sous la mamelle gauche, qui ne soit pas un perroquet habile venant répéter ce qu’il entend dire autour de lui depuis qu’il est au monde. Est-ce pour cela qu’il a cru devoir donner au commencement de la saison un opéra en deux actes intitulé la Harpe d’or, de M. Félix Godefroid ? L’auteur de cet ouvrage et l’administration qui lui a prêté son appui auraient dû être plus prudens. M. Godefroid est un virtuose de mérite, qui a fait de la harpe, dont il joue avec habileté, un instrument particulier sur lequel il y aurait bien des choses à dire. Ses compositions pour ce noble instrument, dont il a dénaturé un peu le caractère, ne sont que des fantaisies de courte haleine, sans développement et, disons le mot, dépourvues de style. Ses opérettes de salon, ses romances, sa musique de piano, car M. Godefroid a touché à toutes les cordes, ne l’avaient nullement préparé à prétendre aux honneurs d’un opéra en deux actes, qui exige plus que des étincelles mélodiques et des ramages de notes sans cohésion. Il y a pourtant quelque chose dans la Harpe d’or, qui a fourni honorablement un certain nombre de représentations où le ténor Michot, qui possède une voix si vibrante et si chaude, a trouvé l’occasion de placer avantageusement un si naturel de poitrine. Il est évidemment plus fort que celui de ses confrères qui ne pourrait donner qu’un si bémol ! C’est pourtant pour avoir trop aimé les ut et les si de poitrine que nous sommes dans un si bel état. Ce qui vaut mieux que la Harpe d’or, c’est un joli opéra en deux actes qui lui a succédé et qui s’intitule Broskovano, une histoire de bandits dont je ne veux point épouvanter les lecteurs de la Revue. L’auteur de la musique de Broskovano, M. Déffès, s’était déjà recommandé à l’attention des directeurs par deux petits ouvrages en un acte, l’Anneau d’argent et la Clé des champs, qui n’avaient point passé inaperçus au théâtre de l’Opéra-Comique. Il y a du talent dans la musique de Broskovano, de la franchise dans le style, de la vivacité, le sentiment des situations et plus de verve que d’originalité. Le public a fait à l’œuvre nouvelle de M. Deffès un si bon accueil qu’il a droit à être écouté plus longuement dans un très prochain avenir. Que le temps lui soit léger !

Le théâtre de l’Opéra-Comique médite, étudie et prépare sans doute quelques grands coups qui puissent exciter la curiosité publique en sa faveur, ce dont il me semble avoir grand besoin. En attendant, il existe, s’il ne vit pas, il existe du produit de son fonds, fonds solide, qui pourrait être d’un bon rapport, si le personnel qui l’exploite n’était pas si médiocre. On a repris cependant la Part du Diable, de M. Auber, le dernier des compositeurs français qui nous restent, et dans cet opéra Mme Gabel est chargée du rôle intéressant du jeune organiste Carlo Broschi, qu’elle chante et qu’elle joue avec la désinvolture qu’on lui connaît. Pourquoi tourmenter cette agréable artiste et vouloir lui donner des prétentions de grande cantatrice qu’elle ne pourra jamais justifier ? Qu’on la laisse donc une bonne fois tourner son compliment comme elle l’entend, qu’elle gazouille tout à son aise en franchissant d’un pied mignon le ruisseau qui passe, sans trop se préoccuper des mauvaises langues et des regards indiscrets ! Elle est comme Dieu l’a faite, elle plaît comme cela ; qu’on ne lui gâte pas ses succès. On a repris également les Monténégrins, opéra en trois actes, de M. Limnander, qu’on a réduit d’un tiers pour l’approprier à la taille d’un jeune ténor qui s’y est produit, M. Warot. C’est un ténor de genre dont la voix grêle ne manque pas d’un certain charme dans la partie supérieure de son échelle. Si M. Warot parvient à corriger un peu le défaut qu’il possède de chanter de la gorge, alors qu’il étreint trop fortement les notes qui forment la première octave de sa voix débile, il peut devenir un artiste utile et agréable.

L’Opéra est toujours dans cet état, défini par Bossuet quelque part, qui, sans être la vie, n’est pas la mort. C’est là, dans ce grand établissement lyrique et chorégraphique du siècle de Louis XIV, qu’il manque une autorité tout à fait compétente pour renouer la chaîne des temps. On y danse plus qu’on n’y chante ; tout s’y fait trop au hasard, et ce n’est pas probablement la faute de l’homme d’esprit qui fait mouvoir les ressorts de cette vaste machine, si le public est condamné à entendre perpétuellement les quatre ou cinq ouvrages qui sont au répertoire, considérablement affaiblis, altérés et souvent méconnaissables, comme le Comte Ory, qu’on a donné l’autre jour avec la reprise de la Sylphide pour les débuts d’une nouvelle danseuse, Mlle Emma Livry. N’était-ce pas bien téméraire à la jeune débutante d’éveiller le souvenir de la Taglioni, c’est-à-dire de la seule danseuse moderne qui ait possédé la grâce parfaite unie à la chasteté des poses ? J’avoue humblement que la danse n’a pour moi d’attrait et de véritable signification qu’alors qu’elle exprime la simplicité d’une nature choisie et élégante, ou bien l’idéal. Voilà pourquoi Mme Taglioni est restée pour moi un type incomparable qui m’a fait tomber les écailles des j’eux. Je ne demande pas mieux que de convenir que Mlle Livry a beaucoup de talent, une grande légèreté, et qu’elle fait des prodiges de ses pieds ; mais cela m’est parfaitement égal. Les amateurs de ces sortes de merveilles ont été très satisfaits de Mlle Emma Livry, et son nom a été inscrit à côté du meilleur cheval de course de la saison. Mme Emma Livry a trop d’habileté pour ne pas aspirer à mieux : elle est jeune, partant l’avenir lui appartient.

Le Théâtre-Français mérite, selon nous, une mention honorable pour la tentative hardie qu’il a faite de mettre sous les yeux d’un public frivole un chef-d’œuvre de l’esprit humain, l’Œdipe-Roi de Sophocle. Je sais tout ce qu’on peut dire contre la possibilité de faire goûter une conception dramatique d’un ordre aussi élevé et appartenant à une civilisation si différente de la nôtre. Cependant il appartient au Théâtre-Français d’entreprendre de pareils essais et de remonter de temps en temps à la grande source de sa tradition, le théâtre grec et romain. Ici même la valeur de la traduction de M. Jules Lacroix a été appréciée ; je n’ai plus qu’à blâmer l’usage qu’on a fait de la musique en l’introduisant si maladroitement dans une œuvre dramatique de l’antiquité. Fût-elle aussi bonne qu’elle est insignifiante, la musique de M. Membrée troublerait encore le plaisir qu’on va chercher à une représentation d’une tragédie de Sophocle. D’abord il faut se résigner à convenir qu’on ne connaît pas une note de la musique grecque, sur laquelle on a écrit tant de livres savantissimes, et qu’on ignore tout à fait comment cet art, aujourd’hui émancipé et vivant de sa propre vie, s’alliait alors à la poésie, dont il n’était qu’un accessoire. Voulez-vous avoir une idée de ce que pouvait être la mélopée antique, cette espèce de récitatif d’une sonorité modérée et d’un rhythme flottant, sur laquelle on a débité tant de niaiseries doctorales ? Allez dans une église catholique, et écoutez ces belles mélodies grégoriennes, dont elle a pieusement conservé la tradition. C’est là tout ce qui nous reste de moins équivoque de la musique des anciens Grecs, qui n’avaient pas d’autres oreilles que nous, et partant pas d’autre tonalité que celle que nous possédons.

Je ne fais que toucher ici d’un doigt indiscret à une énorme question historique, qui est des plus simples ; mais, comme les savans se sont mêlés de l’éclaircir, ils en ont fait un grimoire indéchiffrable. Quoi qu’il en soit de cette question antique et solennelle, qui se représentera plus d’une fois sous notre plume, nous dirons qu’il ne faut pas mêler la musique aux représentations du Théâtre-Français, à moins que ce ne soient les fredons que Lulli a intercalés dans quelques comédies de Molière. Ici la vérité historique et le respect qu’on doit à l’auteur du Misanthrope et du Bourgeois gentilhomme font accepter avec condescendance ce qui ne serait pas supportable sans cette raison ; mais M. Membrée n’a pas le même droit que Lulli d’ennuyer le public de ses lambeaux de symphonie, que les Grecs ni Sophocle ne connaissaient pas, heureusement pour eux.

Le Théâtre-Italien a bravement inauguré la saison par la Traviata de M. Verdi, avec une nouvelle cantatrice. Mme Penco, et un nouveau ténor, M. Ludovico Graziani, frère du baryton qui chante à Paris depuis quelques années. La musique de la Traviata, nous la connaissions déjà, et nous en avons parlé ici assez longuement pour être dispensé de redites inutiles[1]. La pensée de M. Verdi se comprend tout d’abord. On n’a pas besoin de se creuser longtemps l’esprit pour en saisir les effets heureux et pour être bientôt fatigué de la pauvreté de combinaisons du compositeur lombard.

M. Graziani, qui débutait dans le rôle d’Alfredo, n’a plus ni l’âge heureux qui fuit pardonner bien des erreurs, ni la voix nécessaire pour rendre vraisemblable son fol amour. D’une taille élevée et fortement constitué, M. Graziani possède une voix fatiguée et ternie par les excès d’une déclamation violente. Il est évident que M. Graziani a été élevé avec la musique de M. Verdi. Aussi manque-t-il de flexibilité dans l’organe, et, comme le maître dont il chante la mélopée, le virtuose ne peut obtenir de certains effets dramatiques qu’aux dépens de la grâce et du naturel. Il serait injuste cependant de prétendre que M. Graziani n’a pas une certaine expérience de l’art de chanter, et même du sentiment. Si M. Graziani ténor pouvait avoir la voix de son frère le baryton, ou si le baryton avait l’intelligence et l’habileté du ténor, on obtiendrait, par cette fusion, un virtuose qui laisserait peu de chose à désirer. Après la Traviata, on a repris Rigoletto pour les débuts d’une nouvelle cantatrice, Mlle de Ruda, d’origine hongroise. C’est à peu près tout ce qu’on peut en dire, à moins que Mlle de Ruda ne se résigne à descendre au second rang, où elle pourrait être agréable et utile. M. Corsi a eu de très beaux élans dans le rôle du pauvre bouffon, qu’il chante et qu’il joue en véritable artiste qu’il est. La grosse voix de basse de M. Angiolini lui-même s’est éclaircie, et annonce un certain progrès d’assouplissement. Je ne sais plus lequel de mes contradicteurs me reprochait dernièrement d’avoir osé prétendre que le quatuor de Rigoletto était le premier morceau de musique bien écrit que j’eusse entendu de M. Verdi. Il est très vrai que nous avons commis cette énormité[2], que nous voulons aggraver encore en ajoutant que la scène du Miserere du troisième acte du Trovatore, dont nous avons reconnu dans le temps le puissant effet, aurait pu devenir un chef-d’œuvre de l’art musical, si l’auteur avait su mieux en combiner les élémens. Qu’on se rassure, le succès des opéras de M. Verdi ne nous empêche pas de dormir. Nous avons la sérénité et l’assurance que donne la foi, mais la foi qui résulte de l’adhésion de la raison à quelques vérités immortelles dont nous nous efforçons d’appliquer les principes aux œuvres éphémères qui excitent les acclamations de la foule. Une représentation des Noces de Figaro nous console de bien des mécomptes, comme l’audition d’une symphonie de Beethoven nous affermit dans le dédain que nous inspirent ses tristes imitateurs.

L’Italiana in Algieri a succédé à Rigoletto au Théâtre-Italien, mais avec une exécution très imparfaite. Mme Nantier-Didiée, qui s’était chargée imprudemment du rôle d’Isabella, n’a pas la voix, ni le charme, ni l’accent qu’il faut pour cette musique, née du sourire d’un génie éminemment italien. Mme Nantier-Didiée veut absolument avoir une voix de contralto, quand la nature ne lui a donné qu’un mezzo-soprano d’un timbre grêle et vibrottant. Qu’elle reste donc une cantatrice de fantaisie et di mezzo-carattere, comme disent les Italiens, et elle sera toujours la bienvenue, parce qu’elle a du talent et de la distinction. Zucchini a été plein de verve et de bonne humeur dans le rôle de Taddeo, et il ne manque à M. Corsi, pour bien chanter celui de Mustapha, qu’une voix de basse qu’il ne possède pas. Quant au nouveau ténor, M. Galvani, qui s’est essayé dans le rôle de Lindoro, nous dirons qu’il s’est rendu justice lui-même en résiliant son engagement. Mais un succès qui n’est pas contestable, qui a surpris tout le monde, et qui grandira à chaque représentation, c’est la reprise de la Norma avec Mme Penco. Mme Penco nous est apparue il y a trois ans au Théâtre-Italien, où elle a chanté très imparfaitement le rôle de Desdemona, dans Otello, après la Frezzolini, dont on se rappelle la suprême élégance de gentildonna et l’accent pathétique au troisième acte. Mme Penco est allée depuis à Madrid, et ensuite à Londres, ne laissant à Paris que la réputation d’une cantatrice inégale et fiévreuse, maladie que lui avait inculquée la mélopée violente de M. Verdi.

Que j’en ai vu mourir, de jeunes filles…

pour avoir trop aimé cette mélopée-là ! Mme Penco avait reçu du public de Paris une leçon qu’elle n’a pas oubliée sans doute, car elle nous est revenue avec des qualités qu’elle ne possédait pas et qui ne peuvent que s’agrandir. Sa voix est un soprano étendu, d’une égalité au moins suffisante, d’un timbre chaud, et j’oserais presque dire affectueux. Sa vocalisation, brillante et souvent audacieuse, laisse à désirer une plus grande perfection, particulièrement dans les gammes chromatiques, dont elle effleure les intervalles sans les étreindre. D’ailleurs n’abuse-t-elle pas de ces ornemens d’opéra-comique qui ne sont pas toujours à leur place, même dans le style de convention que se sont fait les cantatrices italiennes ? Il faut savoir vocaliser, être maître de son instrument et pouvoir en tirer tous les effets nécessaires, car on n’est un chanteur qu’à ce prix ; mais le goût, c’est-à-dire la raison, doit diriger l’artiste dans l’emploi de ces ornemens, qui ne conviennent ni à tous les personnages, ni à toutes les situations. Ce que Mme Penco fait à merveille, c’est le trille, ce battement de deux sons rapprochés qui rappelle le tressaillement joyeux de l’alouette. Mme Penco fait durer longtemps cette prouesse, passant tour à tour du piano au forte, et illuminant la salle de son gorgheggio passionné et phosphorescent. Ce sont là toutefois des détails de mécanisme qui ne constituent pas le vrai mérite de Mme Penco. C’est par l’accent maternel, par une sensibilité exquise et pénétrante, qui rappelle volontiers le diapason de Mme Ristori, que se distingue Mme Penco. Elle chante avec son âme, trop peut-être pour ne pas dépasser quelquefois la mesure de cette vérité relative qu’il convient à l’art de traduire. Ce beau rôle de la Norma, qui fut composé à Milan pour Mme Pasta, Mme Grisi se l’était approprié, et y a déployé les plus grandes qualités de sa belle et somptueuse nature ; mais si Mme Grisi avait la force, l’ampleur et la splendide vocalisation que nous lui avons connues, si elle réussissait dans l’expression du dédain et de la colère, elle manquait de finesse, et n’a jamais eu la profonde sensibilité qui distingue Mme Penco. Nous le répétons, il y a dans le talent vrai et sincère de Mme Penco quelques-unes des intonations pathétiques de Mme Ristori, surtout dans la scène finale du second acte :

Qual cor tradisti !
Qual cor perdisti !


phrase divine qu’elle dit à mezzo voce, en refoulant les sanglots qui l’étouffent. Puis sa douleur éclate à la conclusion de cet andante, digne du sentiment éternel qu’il exprime :

Sul rogo istesso
Che mi divora
Sotterra aucora
Sarò con te.

Ce sont des larmes, de vraies larmes, je vous l’assure, qui roulent alors dans la voix touchante de Mme Penco. Ah ! elles sont si douces, les larmes que l’art fait couler en reproduisant les accens de la noble nature humaine ! Dans la seconde période de cette scène finale, qui est un chef-d’œuvre de simplicité pathétique, lorsque commence ce dessin d’accompagnement en mi mineur qui rappelle ou plutôt qui reproduit une phrase de Paisiello dans l’accompagnement du duo de l’Olympiade :

Ne’giorni tuoi felici
Riccordati di me,


Mme Penco s’élève à la hauteur de la belle inspiration de Bellini. Sa douleur suit le développement de la pensée du maître dans ce crescendo chromatique qui n’imite pas la formule de Rossini, et qui monte par ondées qui s’accumulent les unes sur les autres comme les vagues de la mer. Voilà un art que M. Verdi n’a jamais connu, quoiqu’il ait pris à Bellini et à Donizetti le germe de toutes ses idées. Le trio si dramatique qui termine le premier acte de la Norma,

Oh ! di qual sei tu vittima
Crudo e funeste inganno !


est un morceau capital où se trouve la source des meilleures inspirations de M. Verdi.

Mme Penco, qui a une figure intéressante, le geste noble et un talent qui ne peut que grandir, si elle ne prodigue pas inconsidérément les trésors de sa profonde sensibilité, est fort bien secondée par Mme Cambardi, qui a fait de notables progrès, et qui chante toute la partie d’Adalgisa avec un fini d’exécution qui a frappé le public. Mme Cambardi a de l’ambition, et elle la justifie par les efforts qu’elle fait pour obtenir les suffrages des juges difficiles. Il serait injuste de ne pas reconnaître que M. Ludovico Graziani montre beaucoup d’intelligence et de goût dans le rôle ingrat de Pollione. Nous ne craignons pas de dire en finissant que les représentations de la Norma sont un événement heureux pour le Théâtre-Italien de cette année.


P. SCUDO.



CRITIQUE HISTORIQUE.
Histoire des Révolutions d’Italie, ou Guelfes et Gibelins, par M. J. Ferrari, 4 vol. in-8o ; Paris, Didier, 1858.


C’est peu de raconter les faits, si l’on ne parvient à dissiper les obscurités, à résoudre les contradictions dont l’histoire fourmille. Plus qu’aucun autre, le XIXe siècle a senti l’impérieux besoin de porter la lumière dans ce formidable chaos des annales des peuples. Après les chroniqueurs, qui racontaient sans juger, sont venus les historiens, qui racontent et qui jugent, et nous avons maintenant les philosophes, qui jugent sans raconter. Si grands que soient les dangers de cette dernière méthode, je souhaiterais fort que M. Ferrari s’y fût tenu : la nature ne l’a pas fait narrateur, et je ne crois pas qu’il ait fait lui-même beaucoup d’efforts pour le devenir. Il y a d’ailleurs des tâches impossibles : un seul homme ne saurait, dans un même ouvrage, expliquer avec quelque clarté les lois de l’histoire d’un grand peuple et raconter tous les faits dont il a pu induire ces lois, surtout lorsque ce peuple n’a pas d’histoire générale, et qu’il faut recommencer le récit pour chacune des innombrables villes qui poussent en quelque sorte sur le sol qu’il habite.

En Italie, chaque cité, on pourrait presque dire chaque bourgade, a eu son chroniqueur, quelquefois son historien. M. Ferrari pouvait donc, il devait peut-être renvoyer le lecteur à ces sources locales, sauf à prendre dans les faits racontés par d’autres plusieurs exemples mémorables à l’appui de ses théories. Il a raison de penser que ce qu’il importe de savoir, c’est comment marche l’Italie, âme du monde au moyen âge, comment les autres peuples la suivent, et non pas que Grimoald meurt empoisonné, ou que Théodelinde donne une couronne à Agilulf en le recevant dans son lit. Les Grimoald, les Théodelinde, les Agilulf pullulent dans les villes italiennes, et j’en veux à M. Ferrari, après s’être moqué justement de cette manière d’écrire l’histoire, de nous les montrer tous jusqu’au dernier, ne fût-ce qu’en passant et de profil. Le grand mérite de son ouvrage est dans les clartés nouvelles qu’il projette sur ces mêlées continuelles et mal expliquées des catholiques contre le pape, des impériaux contre l’empereur, des peuples les plus unis en apparence, les plus divisés en réalité, qui veulent des chefs indigènes et ne se lassent point d’appeler l’étranger, qui regardent Rome comme le principe de tous leurs maux, et qui la défendent à outrance contre Luther. Cette philosophie de l’histoire d’Italie est assez nouvelle pour qu’il convienne de la résumer rapidement, malgré les objections que soulèvent les abus de l’esprit de système, et en quelques endroits l’obscurité de l’exposition et de l’expression.

Tout peuple, suivant M. Ferrari, est soumis à une loi unique, invariable, à laquelle il ne peut que par exception se montrer infidèle. Ainsi l’Allemagne a la diète, l’Angleterre le parlement, la France le pouvoir absolu, la Russie le schisme, l’Italie la lutte éternelle du pape et de l’empereur. Je ne veux pas montrer tout ce qu’il y a de contestable dans ces réductions à l’unité ; quelques mois avant l’éclat de Luther, on eût pu dire que le catholicisme était la loi de l’Allemagne. Je rappellerai seulement qu’on ne peut condamner un peuple, comme un homme, à une fixité invariable, sans aboutir au fatalisme. Il y a un moyen sûr de reconnaître si les lois que la philosophie assigne à l’histoire peuvent être vraies, c’est de s’assurer qu’elles ne détruisent pas la liberté. De même que l’homme est susceptible de se modifier sous l’influence des passions ou en profitant des leçons de l’expérience, les peuples ne sont point privés du triste bénéfice de s’instruire par leurs propres malheurs, quoiqu’il soit vrai de dire que l’identité d’un être collectif est moins complète que celle de l’individu, et que, dans une nation, l’expérience des vieillards s’éteint trop souvent avec eux, loin de profiter aux nouveau-venus.

Pour l’Italie en particulier, la loi de M. Ferrari ne se vérifie qu’imparfaitement. Il reconnaît lui-même l’impossibilité de retrouver l’antagonisme du pape et de l’empereur après le règne de Charles-Quint, et plutôt que de renoncer à son système, il préfère sonner le glas funèbre de l’Italie. Que l’Italie cesse, à partir de la réforme, d’être à la tête du monde civilisé, cela n’est pas douteux ; mais elle survit si bien à son hégémonie, que, plus de trois cents ans après le commencement de sa décadence, elle donne des signes d’une vitalité héroïque et occupe l’Europe entière de ses moindres mouvemens. L’antagonisme du pape et de l’empereur n’est donc la loi que d’une période de son histoire. Cela suffit sans doute à démontrer l’insuffisance de cette loi ; mais je me hâte d’ajouter que, si l’on veut se renfermer dans la période où elle se vérifie, on peut suivre avec intérêt et profit les développemens de M. Ferrari.

Dès les premiers temps du moyen âge se manifeste en Italie la lutte du pouvoir laïque contre le pouvoir spirituel. Le pape siége à Rome, les Lombards règnent à Pavie. Rome sait qu’elle ne peut rien contre la force brutale de Pavie, mais Pavie sait de son côté « qu’il y a des forces indomptables dans ces fragmens de terre échappés à la domination longobarde. » Il faut que l’une des deux abatte l’autre, et naturellement la victoire reste au plus faible, à celui qu’on ne peut saisir. En 712, le royaume lombard d’arien est devenu catholique, sans que l’inepte Paul Diacre nous apprenne les circonstances de sa conversion. Gênans pour Rome, non plus comme hérétiques, mais comme voisins, les Lombards ne devaient pas tarder à trouver plus catholiques qu’eux. Les Franks barbares de Pépin et de Charlemagne consomment leur ruine avant que le siècle soit écoulé.

Ce triomphe pontifical est, suivant M. Ferrari, celui de la fédération et de la liberté italiennes. Je ne lui demanderai pas où est alors la fédération, où est surtout la liberté. J’aime mieux montrer avec lui l’inanité d’une victoire qui réduit le pape à créer un empereur, à le nommer duc et patrice de Rome, à battre monnaie à son effigie : le dualisme renaît ainsi du fait même qui semblait l’anéantir. L’Italie a deux chefs : l’un, toujours en armes, réside au loin dans le nord ; l’autre, désarmé et présent, n’aura de force qu’autant que l’Italie voudra s’associer à ses projets. C’est l’effrayante unité vers laquelle tend Charlemagne, le chef armé, qui rend la fédération nécessaire, et le pape met au service de la fédération son pouvoir spirituel, essentiellement unitaire. Cette combinaison produit bientôt une puissance de premier ordre, capable d’infliger une pénitence publique à l’empereur Louis et d’excommunier Carloman. D’autres fois ce sont les révolutions intérieures de l’Italie qui mettent le dualisme en danger. Marozia, mère du pape Jean XI, épouse Hugues de Provence, roi d’Italie : voilà Rome et le royaume sous la même main. Un soufflet donné par Hugues à Albéric, son beau-fils, amène la séparation. Le fils d’Albéric ceint la tiare : il a beau ordonner les diacres à l’écurie, chasser, boire, jouer au ballon, courir les femmes galantes jusque dans l’église, être en un mot aussi peu pape que possible dans sa conduite : il l’est autant que possible dans sa politique. Quoi encore ? Les désordres, les violences du temps amènent le triomphe de l’empereur Othon Ier, qui règne par le clergé : aussitôt naissent les communes italiennes, qui vont reprendre la tradition fédérale, abandonnée un moment par le saint-siège : grande révolution, que M. Ferrari montre successivement au sein de toutes les villes italiennes et de tous les états de l’Europe.

Ce récit, dans les longs et nombreux chapitres qu’il remplit, est nécessairement sommaire et par suite obscur : pour tout comprendre, il faudrait savoir autant que l’auteur lui-même. Tous les peuples épousent la querelle du pape ou celle de l’empereur, non point au hasard et par caprice, mais d’après une loi invariable. Il suffit que, docile à ses intérêts ou à ses tendances naturelles, une grande nation (M. Ferrari n’insiste pas assez sur l’épithète) ait pris parti pour celui-ci ou pour celui-là : la politique de toutes les autres est, du même coup, déterminée. Ainsi la France de Charlemagne, ayant créé le pouvoir temporel des papes et détruit le royaume lombard, défend son œuvre, et, quoique unitaire pour elle-même, se prononce pour la fédération italienne et le saint-siége ; l’Allemagne fédérale au contraire soutient nécessairement la cause de l’unité et du pouvoir laïque en Italie, parce qu’il est dans ses destinées d’être en rivalité avec la France, sa voisine. Adoptons les mots consacrés de guelfes et de gibelins, quoiqu’ils ne fassent leur apparition que plus tard : nous aurons l’Angleterre gibeline pour le même motif que l’Allemagne, l’Ecosse guelfe, et par conséquent amie de la France, en haine de l’Angleterre. De même le Portugal s’unit aux ennemis de l’Espagne, la Norvège à ceux de la Suède, et ainsi de tous les autres. Pour compléter la contradiction régulière de ces séries, il faut ajouter que chaque pays contient une opposition aux principes qui y dominent. Ainsi l’opposition est gibeline en France et guelfe en Angleterre, en sorte qu’on trouve une Europe opposante au rebours de l’Europe officielle et gouvernementale.

Rien n’est plus clair, plus vrai, plus satisfaisant pour l’esprit. Ce qui l’est moins, c’est l’histoire des communes italiennes. Pour se diriger dans ce chaos, M. Ferrari se voit obligé de nier ce qui a été le plus universellement affirmé jusqu’à ce jour ; il nie donc que l’Italie combattît alors pour l’affranchissement du sol et l’expulsion des empereurs. Contre la tyrannie odieuse des rois indigènes, elle appelait en effet le défenseur dont l’éloignement lui rendait la domination plus supportable, ou bien elle aimait dans le pape un chef à qui la conquête était impossible. Les communes combattent tantôt l’un tantôt l’autre, et se tournent contre celui qui semble menacer leurs libertés, dont elles s’occupent infiniment plus que de leur indépendance. Au sein même de la commune, le dualisme, réduit à de moindres proportions, se retrouve dans la lutte constante du comte et de l’évêque ; puis, après la victoire de celui-ci, vers l’an mil, il renaît de la question de savoir qui nommera le chef spirituel de la cité. L’empereur, le pape, les communes mêmes, pour leurs prêtres et leurs chapitres, revendiquent ce droit, et la querelle s’étend d’abord à l’élection des papes, puis à celle des investitures, bien autrement grave, puisque la solution réclamée par les guelfes pouvait donner au saint-siège des occasions presque continuelles d’intervenir dans les affaires de l’Allemagne et de la chrétienté tout entière, d’exercer contre les empereurs son droit d’excommunication, et de leur donner à son gré des successeurs.

C’est pour avoir compris la portée de cette lutte et cherché à en assurer les avantages au trône pontifical que Grégoire VII mérite d’être rangé parmi les plus grands génies du moyen âge. Il n’avait oublié qu’une chose, à savoir que la suprématie des empereurs avait toujours été contre-balancée par l’influence des prêtres, tandis que la suprématie des papes, établie sur les ruines du pouvoir civil, devait se trouver sans contre-poids. Aussi, dès le lendemain du triomphe de Rome, un nombreux parti d’hommes effrayés et clairvoyans se prononçait pour l’empire. Pour rétablir l’équilibre, ils en venaient à nier l’infaillibilité pontificale, et, par suite, à soutenir que le pape, soumis aux conciles, doit être déposé quand il manque à sa mission. On ajoutait que le saint-siége, au temporel, devait tout à des empereurs de fait ou de nom, et que par conséquent l’on ne pouvait refuser aux héritiers de Pépin et de Charlemagne le droit d’investiture. Rome rappelait alors la donation de Constantin ; mais les moines de Farfa, établis à ses portes, répondaient en demandant pourquoi elle n’avait allégué jusque-là que la donation de Pépin, et ils prouvaient en réalité qu’après Constantin, les exarques gouvernaient l’Italie au nom des empereurs de Byzance et que les papes leur étaient soumis. Ainsi les argumens changent, mais c’est toujours la même querelle entre les deux grandes puissances du monde au nom de la liberté. Après quarante-cinq ans de cette guerre impitoyable, l’empereur battu n’a plus d’autre ressource que de se faire, lui étranger, le champion de l’indépendance, de la liberté italienne. L’Italie du nord est pour lui, celle du midi pour le pape, appuyé sur la France. Le mouvement social est toujours grand, dit M. Ferrari, et le mouvement politique toujours misérable.

Jusqu’à présent les maîtres seuls ont paru dans l’arène ; le peuple y descend à son tour. Ses consuls relèguent les évêques dans leurs églises ; le pape et l’empereur, un moment conjurés, échouent devant la spontanéité et l’unanimité de ce mouvement. Voilà donc les villes maîtresses d’elles-mêmes ; à proprement parler, il n’y a plus d’autre puissance qu’elles en Italie. Pour rétablir l’inévitable dualisme, elles vont s’entre-déchirer. Alors commence ce prodigieux chaos des guerres municipales, compliqué encore par les vols, les extorsions des grandes routes que font ou favorisent les hobereaux maîtres de la campagne. Rien n’a été plus mal expliqué par les historiens. Le grave Muratori se borne à dire qu’il passa par la tête (saltò in capo) au peuple des villes d’élargir ses confins. Sismondi ne voit point d’autre cause que le voisinage, source naturelle de conflits. M. Ferrari, qui donne une foule d’explications, ne s’aperçoit pas qu’elles peuvent être combattues par l’argument qu’il oppose à Sismondi : dans d’autres pays, les mêmes causes n’ont pas produit les mêmes résultats. Mieux vaudrait peut-être s’en tenir à l’opinion commune et dire que l’absence de tout centre prépondérant auquel ils pussent se rattacher prédisposait les Italiens aux passions municipales, et rendait inintelligible pour eux l’idée d’une grande patrie, qui, même aujourd’hui, a tant de peine à entrer dans leur tête. M. Ferrari a donc bien raison de ne pas voir dans cette fameuse ligue lombarde contre Frédéric Barberousse la première manifestation du principe de nationalité. Barberousse, empereur sans soldats, n’a d’armée que celle des villes pour lesquelles il se déclare ; il n’est qu’un partisan de plus, et n’a contre lui que la ligue des cités guelfes. C’est affaire de parti, non de patriotisme.

Cette lutte des villes entre elles n’empêche point la défaite des seigneurs campagnards. Battus dans leurs châteaux, ils sont réduits à se retirer dans les villes qu’ils n’ont pu vaincre, et ils y deviennent, suivant l’expression assez singulière de M. Ferrari, non pas citoyens, mais concitoyens. Ici nous sommes dans la partie vraiment neuve de l’ouvrage : cette période et les suivantes, auparavant si mal comprises, y sont mises en lumière avec un rare bonheur. Ces vaincus de la veille, internés au milieu de leurs vainqueurs, sont encore redoutables ; si on leur a pris leurs armées et leurs châteaux, ne leur a-t-on pas laissé leurs terres, leurs palais et leurs serfs ? Riches entre les riches, aristocrates de naissance, ils raillent sans pitié cette aristocratie de fortune « qui surfait dans ses comptes, vole dans ses boutiques et a des origines héroï-comiques. » Leurs palais à la ville deviennent des forteresses ; ils les flanquent de tours, ils inaugurent une guerre civile sans issue possible, car ici les deux termes sont irréductibles, et s’attachent dans le nord de l’Italie à l’empereur, dans le midi au pape, parce que dans le nord les citoyens sont guelfes et dans le midi gibelins. Encore une forme du dualisme italien !

Il semble que ce devrait être la ruine de l’Italie. Admirez la vitalité de ce peuple. « Chaque tour qui tombe est remplacée par un palais qui surgit ; chaque forteresse que l’on rase laisse plus libre la végétation de la campagne ; les soldats deviennent des laboureurs, les serfs des citoyens ; les masures se transforment en villages, et il n’y a pas de vaincus. Le dur châtelain dont on renverse les donjons voit ses fonds prospérer ; ses repaires disparaissent, ses rentes sont décuplées. Quand le citoyen se rue sur un concitoyen, la victoire lui livre des lois, des douanes, des péages, des routes, des communications qui doublent son commerce. Quand le concitoyen se venge en levant la main sur les consuls, il sème l’or dans la plèbe. Pas une goutte de sang qui ne devienne le germe d’une liberté nouvelle ! »

Ces luttes intestines et de ville à ville, que n’apaise point l’institution du podestat, magistrat étranger, ne tardent pas à rapprocher de l’une à l’autre cité les hommes qui soutiennent la même cause. Apparaît alors pour la première fois ce nom fameux de guelfes et de gibelins qui a eu une si grande fortune dans l’histoire. C’est l’époque où « les rencontres de hasard deviennent des batailles préméditées, où l’on proscrit les hommes, où l’on rase les palais avec une fureur sans pareille, où la question est de savoir si la république sera aristocratique ou démocratique, féodale ou mercantile, où tout sert à la contradiction des partis, depuis la manière de couper l’ail et les pommes jusqu’à celle de porter l’épée. » Le pape est nominalement le chef de la démocratie et des guelfes, l’empereur celui de la féodalité et des gibelins ; mais de sa personne l’empereur est quelquefois guelfe et le pape gibelin. À ces contradictions, qui ne s’arrêtent pas aux têtes couronnées, tout le monde trouve son compte. Le triomphe des guelfes, c’est l’introduction des arts et métiers dans la société officielle ; celui des gibelins, c’est l’élévation de la canaille par les tumultes des ciompi, des piccolini, des senza braghe, ou sans-culottes. La querelle prend alors des formes politiques et précises : les gibelins accusent les guelfes d’être des démagogues ingouvernables, de propager le massacre et l’incendie ; les guelfes attaquent les mystères de la raison d’état, la fausse liberté de la féodalité, une légalité menteuse, le peu de souci qu’ont leurs adversaires du sort du genre humain, cela non-seulement en Italie, mais dans toute l’Europe.

Que la durée de ces guerres civiles et municipales ait amené la substitution des tyrans aux républiques par la nécessité de donner une tête à l’attaque et à la défense, de mieux concentrer les mouvemens et de mieux diriger les coups, c’est un fait incontestable ; mais il suffisait de le constater, il n’y fallait pas voir un progrès. « Les villes qui n’entrent pas dans l’ère de la tyrannie, dit M. Ferrari, se tordent dans les angoisses de la guerre civile, et sont en retard d’une période sur la marche générale de l’Italie. » Ne dirait-on pas que le sort est plus enviable de celles qui sont soumises à la tyrannie ? Sans doute on y trouve une certaine concentration de forces et une apparente grandeur, mais c’est toujours au profit de la guerre civile. La vraie grandeur est moins dans cette unité factice, qui résulte de l’oppression et qui annule toutes les volontés, que dans l’harmonieux concours, ou même dans la lutte discordante, mais virile, de ces mêmes volontés. M. Ferrari voit dans les tyranneaux de l’Italie les chefs naturels du petit peuple, qui lui communiquent leur puissance. « Ils sont, dit-il, les premiers hommes qui pensent au nom des masses et donnent la vie aux chroniques. L’Italie ne pouvait être sauvée que par des hommes décidés à perdre leur âme. » Que le progrès général de la société européenne ne se soit pas arrêté, parce que des tyrans avaient étouffé des républiques, rien n’est plus probable : pour si peu, l’humanité n’interrompt pas sa marche ; mais la question est de savoir s’il ne se fût pas plus vite et plus réellement accompli sous un régime de liberté. Si la tyrannie est un besoin social pour les villes italiennes, pourquoi tant de villes qui refusent de s’y soumettre ? C’est, dit M. Ferrari, qu’elles sont attardées. Les gibelins triomphent partout, Florence presque seule reste guelfe. Pourquoi ? C’est, dit encore M. Ferrari, qu’il faut un contraste. De telles raisons sont dignes de la cause, et je ne m’étonne pas qu’on n’en trouve point de meilleures ; mais je n’insiste pas, car je ne pourrais que répéter en moins bons termes ce que M. Edgar Quinet a dit ici même, sur la tendance à transformer en progrès tous les faits accomplis, dans d’éloquentes pages que le lecteur n’a pas oubliées, et auxquelles je suis heureux de le renvoyer.

Qu’ils continuent le progrès ou commencent la décadence, les tyrans réussissent : à travers mille péripéties, ils accoutument l’Italie au pouvoir d’un seul. Par eux, les gibelins triomphent, mais dès le lendemain ils se divisent : l’empereur, jaloux des tyrans, descend en Italie, réveille l’esprit guelfe par sa seule présence, et se fait battre par ses amis et par ses ennemis pendant que l’idée monarchique fait son chemin. Saint Thomas d’Aquin demande le pouvoir pour l’église, son disciple Gilles de Rome (communément et à tort appelé Egidius Colonna) pour Philippe le Bel, et le même titre, de regimine principum, suffit aux deux ouvrages où maître et disciple soutiennent les deux thèses opposées. Gilles de Rome est un faible champion de la monarchie laïque ; mais il a Dante derrière lui.

Quand le principe monarchique n’est plus sérieusement contesté, la tyrannie peut s’adoucir, il faut même qu’elle s’adoucisse, car on ne supporterait pas plus longtemps ses violences. Alors s’ouvre l’ère des seigneurs, c’est-à-dire de la ruse hypocrite, de l’impartialité, dit M. Ferrari, ou plutôt de l’indifférence, qui rend impossible le retour des anciennes fureurs. Cette distinction entre les tyrans et les seigneurs est aussi fondée que neuve. Les Visconti à Milan, les Scala à Vérone, les Este à Ferrare, règnent par la paix, s’inquiètent peu du bien et du mal, et laissent aux dupes le respect de la justice et les sentimens de fidélité. Plus de rébellions, un sourd écho seulement des anciennes querelles ; les petites villes gravitent dans l’orbite des grandes et disparaissent, comme Pavie, Ivrée, Plaisance, lorsqu’elles ne peuvent trouver des seigneurs indigènes.

Sous cette apparence de calme et de bonheur, que M. Ferrari vante outre mesure, le pêle-mêle est à son comble. Les seigneurs sont guelfes ou gibelins suivant l’occasion ; la papauté les combat, soutenue par les dernières républiques et les derniers tyrans, à défaut des Valois, ses alliés naturels, trop faibles pour se mêler aux agitations extérieures. Les vieux partis continuent de remuer dans l’ombre, et à la réaction pontificale vient s’ajouter la réaction impériale, incarnée dans louis de Bavière. C’est le commencement de la fin. L’empire, avili sous Charles IV, devient presque exclusivement allemand ; la papauté, ravivée un instant par le génie du légat Albornoz, renonce définitivement à l’unité rêvée par Grégoire VII, et dans cette merveilleuse Italie du moyen âge il ne reste plus debout que trois villes : Milan, qui veut régner sur toutes les autres ; Florence, qui s’y oppose et qui groupe les mécontens autour d’elle ; Venise, qui grandit isolée dans ses lagunes.

Cette période offre des difficultés qui ont dû fort embarrasser M. Ferrari. Comment se fait-il que la plus glorieuse cité d’Italie, l’immortelle Florence, échappe constamment aux lois qu’il croit avoir découvertes ? Ses seigneurs, s’ils ont une signification, marquent l’avènement de l’esprit moderne, qui répugne à la force. Que signifie donc cette ère brutale des condotiieri qui les efface, et où les armes reprennent leur empire ? Voilà le moyen âge qui recommence : il n’est plus question que de villes saccagées, de rébellions, de trahisons, de massacres. Les vieilles plaies de l’Italie se rouvrent, la civilisation s’arrête, la littérature disparaît. Est-ce bien le moyen âge ? Non, car désormais la victoire n’est pas au plus fort, mais au plus offrant ; c’est le progrès de la misère. « Jamais, dit l’auteur, on ne vit affluer sur le marché un plus grand nombre d’hommes prêts à se casser le cou à des prix plus modérés. » Ce sont les progrès de l’esprit de paix qui ressuscitent la guerre : les Italiens, fatigués de porter les armes, sont bien aises de trouver à peu de frais qui les porte à leur place. Rien de plus semblable au recul, et pourtant il y a un progrès réel dans l’intervention des idées commerciales d’offre, de demande, de crédit. Si l’héroïsme s’en va, personne ne le regrette : ne coûte-t-il pas aux hommes leur sang, aux peuples leur indépendance ? Pendant qu’on se bat pour eux, ou qu’on feint de se battre, car les mercenaires se ménagent d’un camp à l’autre, les Italiens s’essaient à une vie nouvelle, où « les lois du crédit, l’inviolabilité du créancier, le besoin impérieux de protéger l’industrie, de stimuler le commerce, d’exciter les échanges, d’encourager la spéculation, remplacent les anciennes garanties politiques par des garanties toutes sociales. La rente, cette lèpre bienfaisante, s’attache pour la première fois aux gouvernemens, comme une maladie incurable et progressive destinée à les faire pencher sans cesse vers les multitudes et à réaliser une loi agraire dont personne ne peut encore aujourd’hui prévoir les innombrables révolutions. »

Remarquable coïncidence que celle de l’avènement du crédit, c’est-à-dire de la richesse, avec la plus effroyable misère qui fut jamais ! C’est le mal qui engendre le remède. La misère, en devenant générale, rend les peuples indifférens au bien de l’indépendance : ils font bon marché d’un isolement qui est leur ruine par la multitude de douaniers, d’employés, d’ambassadeurs, de courtisans qu’ils se voient forcés d’entretenir. Ainsi naît le désir des rapprochemens, et, comme on dit aujourd’hui, des fusions. Républiques et seigneuries disparaissent en foule, absorbées par les plus puissantes d’entre elles, sous cette loi de la faim, supérieure à l’ambition des républiques et des monarchies. Cette révolution n’a pas lieu sans secousses, sans réactions, sans retours, mais elle a lieu, et, à tout prendre, elle est salutaire, puisqu’elle diminue le morcellement de l’Italie.

Ainsi peu à peu la misère est chassée des seigneuries ; elle passe alors aux condottieri : double bénéfice pour l’Italie, double progrès. Débarrassés des révolutions, les seigneurs développent ou plutôt laissent se développer chez eux ce que nous appelons maintenant la prospérité matérielle. Ils apprennent à frapper qui les gêne et les trahit, à isoler les condottieri et leurs troupes, à négocier pour avoir la paix, en s’abstenant de victoires qui auraient doublé l’ascendant et les exigences des capitaines. On subdivise les commandemens, on soudoie des rivaux, on neutralise tous leurs efforts pour en revenir à la bienheureuse époque des rébellions, des séditions, de l’anarchie, et, ne faisant plus leurs frais, mercenaires et condottieri finissent par disparaître.

À la force militaire qui s’en va succède alors pour les derniers jours d’hégémonie celle qui résulte de l’union, de la fédération. Milan, Venise, Rome, Florence et Naples en deviennent les centres, Nicolas V prêche une croisade contre les Turcs, maîtres de Constantinople. La croisade manque, mais le rapprochement des villes amène le premier traité de paix générale qui ait été conclu en Italie. Par là se trouve supprimée à jamais, M. Ferrari le confesse, la lutte des guelfes et des gibelins. Les réactions qui s’essaient encore échouent misérablement. C’est une époque intermédiaire entre le moyen âge, dont aucun principe n’était péremptoirement nié, et le monde moderne, dont aucun principe n’était encore catégoriquement affirmé.

J’insiste sur cette fin des guelfes et des gibelins, car après eux le système de M. Ferrari ne trouve plus son application. Désormais on ne voit plus ces évolutions si régulières de l’action et de la réaction dans les villes italiennes, que se disputent la papauté, l’empire, l’Europe entière. Après vingt siècles d’un éclat incomparable, après avoir mené si longtemps le monde par les armes, la religion et les idées, voilà ce grand peuple qui s’arrête ! Le mouvement est ailleurs. En religion, ce n’est pas de son sein que naissent les Gerson et les Torquemada. S’agit-il de conquêtes lointaines ? l’Espagne et le Portugal sont au premier rang ; du mouvement des idées ? il est avec Wiclef et Jean Hus ; de la gloire des armes ? nous avons la France et la Suisse ; de l’unité et de la fédération ? l’Espagne est le modèle de l’une, et l’Allemagne de l’autre. Désormais l’histoire est au rebours : il faut observer en France et ailleurs les progrès de la force et les développemens de la pensée ; l’Italie n’a plus que des contre-coups. La décadence politique est incontestable à partir des invasions de Charles VIII et de Louis XII, quoiqu’elle soit encore masquée, aux yeux émerveillés de la postérité, par les splendeurs du siècle de Léon X. Après les inepties et les défaites de l’invasion française, l’Espagne s’impose à l’Italie et règne sur elle. Ne faut-il pas résister à la réforme, qui est la négation de tout ce qu’ont cru et aimé les Italiens ? L’Espagne est acceptée, parce que, au rebours des papes et des empereurs, elle admet le travail des révolutions passées, et ne cherche ni à réveiller les vieilles inimitiés, ni à en susciter de nouvelles.

Essayons de résumer, d’après M. Ferrari, cette histoire si complexe et si difficile. Pendant les siècles où l’Italie a marché vers l’accomplissement de ses orageuses, mais grandes destinées, il y aurait eu neuf époques après celle du royaume longobard : — les comtes, — les évêques, — les consuls, — les podestats, — les deux sectes, — les tyrans, — les seigneurs, — les condottieri, — le protectorat espagnol. Chacune de ces révolutions se subdivise en plusieurs phases, chaque phase engendre son gouvernement, chaque gouvernement essuie le feu d’une réaction impériale et pontificale, et chaque réaction celui d’une nouvelle insurrection qui rétablit son gouvernement toujours plus victorieux. En outre, chaque époque particulière à sa loi. Prenons par exemple celle des évêques : le comte est chassé par le chef spirituel de la cité, puis imposé par la réaction, puis chassé de nouveau, puis remplacé par un évêque librement élu, lequel succombe à son tour à une nouvelle réaction, dont, par un sixième mouvement, il sort victorieux. Six révolutions dans une époque, voilà le compte, d’après M. Ferrari ; encore avoue-t-il qu’il y en a quelquefois davantage, onze à Milan, et trente à Rome. Quelques exceptions de plus comme celle-là, et la règle court grand danger de n’exister que dans le cerveau du philosophe.

En faisant un travail analogue sur chaque époque, on arrive à quarante-deux mutations par ville, et en multipliant ce nombre par celui des centres politiques, on obtient approximativement sept mille deux cent vingt-quatre mutations d’Othon Ier à Charles-Quint. Que serait-ce si M. Ferrari n’y mettait pas de modération ? Il néglige tous les mouvemens avortés et ne calcule que sur cent soixante-douze états, quoiqu’il déclare qu’au début il y avait plus de deux mille centres en Italie ! J’avoue que je ne vois pas sans effroi l’histoire, même la philosophie de l’histoire, s’engager dans une pareille voie, car de l’arithmétique à l’algèbre il n’y a pas loin, et bientôt l’on en vient à dire « que les hommes sont des signes algébriques, des êtres abstraits, que le génie de l’un est compensé par l’ineptie de l’autre, qu’il s’agit de deviner l’énigme et non d’admonester les gens, que les hasards sont des détails cédant à la loi qui les régit. » Ce serait à faire maudire Herder et Vico, si l’on ne tenait compte de l’exagération naturelle aux meilleurs disciples, et si on ne leur savait gré de s’être inspirés de cette vérité, que, « hors du mouvement des idées, il n’y a de salut ni pour la philosophie, ni pour l’érudition. »

Il y a toutefois un grand argument contre les idées de M. Ferrari, c’est que, pour les admettre, il faut croire qu’à partir du jour où le système n’est plus applicable, l’Italie a cessé d’exister, ou marche du moins d’un pas rapide vers la mort qui l’attend. Il faut être bien sûr de posséder la vérité, et par surcroît, bien impitoyable, pour ne pas craindre d’annoncer l’arrêt fatal à un peuple qui se débat héroïquement contre des difficultés extrêmes et donne chaque jour des preuves nouvelles de vitalité. Or l’Italie n’a-t-elle pas semblé plusieurs fois sur le point de finir, et ne s’est-elle pas relevée avec un étonnant ressort que personne n’aurait cru trouver en elle ? Quoi ! après ce XVIIe siècle italien, si terne et si pâle, où l’esprit et le corps étaient également abaissés, n’est-ce donc rien que cette double renaissance littéraire et politique du XVIIIe siècle et du XIXe ? Alfieri, créateur d’un genre ; Manzoni, régénérateur de la poésie ; Leopardi, le plus grand des Italiens après Dante, sont-ils des poètes de la décadence ? Ces peuples toujours vaincus et toujours prêts à remonter sur la brèche, ne fût-ce que pour jeter en mourant à l’ennemi commun leur dernière malédiction, sont-ils des fils dégénérés ? Non, c’est le découragement, un découragement prématuré, qui trouble la vue à M. Ferrari, et qui lui inspire un système remarquable par d’excellentes parties, par de profondes observations, et fondé sur une érudition de bénédictin, mais dont le terme final était arrêté dans son esprit avant le commencement et le milieu. Il voulait écrire à la dernière page de son livre ce triste mot, emprunté aux annales d’un peuple éteint : Finis Italix, et ne cherchait qu’à mettre l’histoire d’accord avec ses sinistres convictions. Par désespoir patriotique, il est arrivé aux dernières limites du pessimisme, et je ne puis mieux le réfuter qu’en citant ces lignes, que je voudrais pouvoir effacer de son livre : « L’histoire n’est-elle pas la mise en jeu des passions les plus effrénées, des perfidies les plus raffinées, des ambitions les plus gigantesques ? n’est-elle pas une série de scandales ? Ses époques les plus splendides ne sont-elles pas les plus criminelles ? Ne doit-elle pas créer des monstres quand elle s’efforce de créer des géans ? Que si notre morale moderne, si hypocritement difficile, accuse les contemporains de Léon X, il ne faut pas oublier non plus qu’ils ont le droit d’être jugés d’après leur loi, de ne pas être soumis aux codes de Luther ou de Calvin, et surtout le droit d’être soustraits aux tribunaux des nations unitaires et des gouvernemens absolus ?… Tout homme était libre, comme un roi à l’état de nature, et bien des trahisons n’étaient que des actes naturels, tandis que bien des crimes se réduisaient aux proportions de simples coups d’état. » Je ne puis vraiment croire à ce pessimisme, ni le prendre au sérieux. La parole de M. Ferrari est constamment empreinte de cette ironie âpre, mordante, amère, dont on sent la trace dans cette page comme dans bien d’autres. Non, je ne croirai pas « qu’il soit aussi insensé d’attaquer le pape que de le défendre, ni de se faire éclopper par tel roi que de prendre des rhumatismes en faveur de telle république. » Ce sont là des paroles injustes qui trahissent les déceptions d’une âme ulcérée. L’historien des révolutions d’Italie est merveilleusement ingénieux à trouver dans les plus atroces époques du passé la marque du progrès : ne saurait-il donc la trouver encore dans les maux plus tolérables du présent ?


P. Brisset.


  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1856.
  2. Voyez la livraison du 1er avril 1857.