Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1861

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Chronique n° 709
31 octobre 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1861.

Il y eut autrefois un général qui, après que le régime de la discussion eut succédé au régime militaire, siégea pendant quelque temps dans notre chambre des députés, et s’y rendit célèbre par l’obstiné refrain qui terminait tous ses discours ; nous voulons parler du général Bertrand. Ce compagnon légendaire de Napoléon, toutes les fois qu’il prenait la parole dans la chambre, et quel que fût d’ailleurs l’objet du débat, ne pouvait se résigner à descendre de la tribune sans réclamer la liberté de la presse. Où donc l’honnête général avait-il puisé ce bizarre amour de la liberté de la presse ? Sans doute dans les illuminations de la captivité de Sainte-Hélène ? Cette protestation incessante du général Bertrand en faveur de la presse libre nous revient à tout moment en mémoire. Nous sommes en effet atteints nous-mêmes d’une semblable manie. Nous voyons dans la liberté de la presse, qui est le résumé et la sauvegarde de toutes les libertés, la solution de toutes les difficultés qui s’élèvent dans notre politique intérieure. Seulement le côté plaisant de l’éternelle revendication du brave et populaire général, c’est qu’il avait choisi, pour demander la liberté, une époque présentement considérée par les bons esprits qui ne partagent point nos opinions comme l’ère abominable de la licence des journaux. Voilà, l’on en conviendra, un ridicule auquel échappent, du moins aujourd’hui, ceux qui comme nous ne craignent point de prendre pour modèle la constance du général Bertrand dans la fidélité qu’ils ont gardée à la cause de la liberté de la presse.

Ce n’est pas sans motif que nous demandons grâce pour notre innocent travers et que nous cherchons l’abri et la protection d’un illustre exemple. Une question intérieure s’est élevée récemment, celle de la société de Saint-Vincent-de-Paul. Les esprits en sont tout échauffés encore. Nous avons la naïveté de croire que la difficulté relative à la société de Saint-Vincent-de-Paul n’eût existé ni pour cette société, ni pour le gouvernement, ni pour les organes de l’opinion libérale, si la presse eût conservé dans sa liberté le pouvoir d’exercer cette police sociale et politique que personne ne peut faire avec plus d’efficacité et à moins de frais qu’elle.

Parlons d’abord de la société de Saint-Vincent-de-Paul. Nous ne pensons pas que personne, même parmi ses adversaires actuels, puisse porter un jugement défavorable sur l’origine et sur l’objet de cette vaste association charitable. On connaît l’histoire de ses modestes débuts. Elle fut en 1833 la création spontanée de quelques jeunes gens, de quelques étudians. Son principal fondateur fut un des hommes de notre temps qui ont le plus honoré les croyances catholiques, Ozanam, âme chrétienne, esprit libéral, dont l’érudition, l’éloquence, la charitable ardeur, ont excité une générale estime et d’universelles sympathies. Toute pensée politique fut assurément étrangère à l’œuvre entreprise par les étudians que guidait Ozanam : ils ne s’attendaient certes point au développement immense que leur société devait prendre ; ils ne se doutaient point que les conférences filles de celle qu’ils formèrent seraient un jour capables de faire ombrage aux pouvoirs publics. La cause de leur rapide succès fut sans doute l’innovation que la société de Saint-Vincent-de-Paul introduisit dans la pratique de la bienfaisance. L’objet des fondateurs ne fut pas seulement le soulagement des pauvres par la distribution des aumônes : leur pensée neuve fut de créer des rapports personnels fréquens et pour ainsi dire intimes entre les membres de la société et les familles frappées d’indigence. Ils crurent qu’il était bon de mettre continuellement les membres charitables des classes aisées en face des réalités de la misère. Il y avait là une féconde pensée d’humanité. Il y a plusieurs moyens de porter secours aux classes souffrantes, et certes aucun de ces moyens ne doit être regardé avec indifférence. On sert cette grande cause en travaillant par la philosophie, par l’économie politique, par la politique, à élever la condition du peuple et à l’affranchir progressivement, grâce au mouvement général de la société, des servitudes de la misère morale et matérielle : on soulage bien des douleurs en confiant ses dons aux intermédiaires naturels de la bienfaisance publique et religieuse ; mais aller s’instruire au spectacle même de la pauvreté, se mettre en communication avec l’âme et la vie des malheureux, c’est augmenter l’efficacité de l’aumône en alimentant à une source constante la sainte passion de la charité. Même au point de vue exclusif de l’humanité, au temps actuel et dans une société comme la nôtre, où les contacts sympathiques entre les diverses conditions de la vie sont devenus si rares, il y avait une grande pensée d’intérêt social dans la conception d’Ozanam, et nous ne sommes point surpris du rapide succès qu’elle a obtenu longtemps même avant que la société de Saint-Vincent-de-Paul eût acquis la puissance politique à laquelle elle doit ses ennemis.

L’histoire de cette société, le spectacle des antagonismes qu’elle rencontre aujourd’hui, démontrent assez clairement de quel profit est la liberté politique pour les œuvres les plus désintéressées et les plus utiles. La liberté de la presse et l’initiative libérale des assemblées représentatives n’ont jamais, tant qu’elles ont duré, ni menacé ni tracassé la société de Saint-Vincent-de-Paul. L’abus des influences ecclésiastiques ne faisait peur à personne, lorsque l’esprit public avait à sa disposition tant de moyens de surveiller et de réprimer les empiétemens de l’ambition cléricale. Des associations comme celle de Saint-Vincent-de-Paul étaient même protégées par la surveillance jalouse de la presse libre contre les fâcheuses tendances qui auraient pu naître dans leur sein. On faisait bonne garde au dedans d’elles-mêmes, pour les empêcher de se détourner de leur but et de compromettre par le mélange des calculs politiques la pensée primitive de leur institution. Aussi n’a-t-on pas une seule fois vu la société de Saint-Vincent-de-Paul mêlée aux ardentes controverses que provoqua, avant 1848, l’agitation pour la liberté de l’enseignement. Nous ne voulons blâmer personne, pas plus la société que le gouvernement, de ce qui est arrivé plus tard ; mais il est évident que depuis 1852 la situation de la société de Saint-Vincent-de-Paul devait être nécessairement changée et vis-à-vis du public et vis-à-vis du pouvoir. Les organes naturels de l’esprit public étant plus ou moins paralysés et placés à l’égard du pouvoir dans une situation de subordination, la société de Saint-Vincent-de-Paul, subsistant dans son indépendance, avec sa force d’organisation et de prosélytisme, prenait, par l’effacement des anciens contre-poids, des proportions nouvelles et démesurées. Le monopole de l’indépendance dans un état politique qui n’ouvre pas la carrière à toutes les libertés n’est jamais d’une possession facile et sûre. Il commence par exciter dans l’opinion des jalousies, grossières si l’on veut, mais invincibles comme l’instinct ; puis ces influences d’exception sont moins défendues contre leurs propres écarts. Dans une portion du public, on les suppose alliées du pouvoir, par la faveur duquel elles subsistent. Cet air de privilège les dénature ; s’il provoque des jalousies, il attire aussi des adhésions qui n’ont plus le mérite d’être désintéressées. Il est tel département en France où l’on croyait encore, il n’y a pas longtemps, faire sa cour et se créer des titres utiles en s’affiliant à la société de Saint-Vincent-de-Paul. Quand on a d’ailleurs une telle importance, et encore une importance solitaire, auprès d’un pouvoir de centralisation, il est difficile de ne pas finir par inspirer à ce pouvoir des défiances périlleuses. Là est l’écueil final, celui que la société de Saint-Vincent-de-Paul n’a pas évité.

Nous n’accusons certes personne, ni les sociétés charitables, ni le gouvernement : mais il nous semble manifeste que le défaut de liberté a, en cette circonstance, nui à tout le monde. La société de Saint-Vincent-de-Paul, malgré ses mérites, en a souffert. Le gouvernement, tout puissant qu’il est, et quoiqu’il soit demeuré rigoureusement fidèle à son principe de centralisation, n’y gagne pas grand’chose. Il est toujours délicat pour un gouvernement d’entrer sur un pareil terrain, où même sans le vouloir on s’expose à blesser d’honorables sentimens : mieux vaut être dispensé de ces manifestations pénibles par le libre jeu des libertés générales. La considération d’une notable portion de la presse a été sérieusement affectée par les polémiques qui ont précédé et suivi la circulaire du ministre de l’intérieur. Après soixante-dix ans de révolutions, et quand nous avons appris, par des expériences si réitérées, combien il en coûte aux causes politiques d’abandonner leurs principes pour l’apparence d’un avantage passager, nous avons malheureusement encore parmi nous des hommes politiques et des journaux qui se croient habiles en défendant des intérêts libéraux par des procédés que la liberté répudie. Ces journaux, qui devraient être partisans de l’esprit d’association, et qui sont tenus par les principes qu’ils affichent, de réclamer la liberté pour tous dans cet ordre des manifestations de la vie sociale, ont, après l’avoir provoqué par de longues dénonciations, applaudi au coup dont la société de Saint-Vincent-de-Paul est atteinte. Hélas ! ces tactiques ne sont pas même habiles. Est-ce que des libéraux ont le droit de combattre leurs contradicteurs autrement que par les forces naturelles de la liberté, en sollicitant des coups d’autorité qui peuvent retomber sur eux-mêmes ? Que fait-on par de pareilles manœuvres, si ce n’est pousser les choses de réaction en réaction et épaissir le scepticisme de l’esprit public ? Est-il permis d’être bien fier d’avoir le pouvoir pour soi contre ses rivaux, lorsqu’on a vu, il y a si peu d’années, l’ancien Univers s’enorgueillir de posséder une telle supériorité sur ses adversaires, et lorsqu’on voit où il a été conduit, lui et son parti, par une confiance si peu généreuse ? Le grand exemple de M. de Cavour, qui n’a jamais voulu fausser chez ses ennemis les armes de la liberté, qu’ils retournaient contre lui, ne donnait-il pas d’autres leçons à des hommes qui se proclament ses admirateurs ?

Un des mérites les plus incontestables de la liberté de la presse, c’est de fournir, à travers le conflit des opinions, des indications à peu près certaines sur les tendances de la politique générale du pays où ces opinions se produisent. En France, la direction de apolitique n’émanant plus des assemblées ou ne résultant plus de la pression de l’opinion sur le parlement, cette précieuse source de renseignemens fait défaut. Ceux qui ont intérêt à pressentir les événemens prochains espéraient du moins recueillir ça et là d’utiles informations sur les solutions de l’avenir dans les feuilles qui sont consacrées à l’apologie systématique de la politique du gouvernement. Ce genre d’informations nous manque absolument à l’heure qu’il est : la situation de la presse officieuse redouble aujourd’hui les perplexités de l’opinion. Nous avions autrefois des crises ministérielles ; ce n’était pas le moins piquant chapitre du roman du régime représentatif. Nous n’avons plus la distraction de ces péripéties, où les personnes étaient en jeu autant que les politiques. Nos plaisirs se sont abaissés : nous sommes obligés de les prendre dans les mouvemens du personnel de la presse officieuse. Les écrivains de cette presse ont, paraît-il, l’humeur voyageuse, et ils viennent d’opérer un déménagement général. Qu’annonce ce remaniement des cadres de la presse dont nous parlons ? Que présagent ces apprêts où chacun essaie de renouveler et de ramasser ses forces ? A quels combats se prépare-t-on, et contre quel invisible ennemi ? Quoi qu’il en soit, le mouvement terminé, il en résulte que deux journaux, également indépendans et dévoués, se sont positivement renforcés. Ici c’est le Constitutionnel conduit par ce vétéran humoriste à qui il a plu un jour de se décorer du nom de bourgeois de Paris, et auquel M. Sainte-Beuve prête la coopération de sa plume spirituelle et hardie ; là c’est la Pairie, dirigée, assure-t-on, par un écrivain qui a fait une grande fortune en ce temps-ci, celui-là même qui a reçu et transmis au public les plus importantes confidences de la politique du règne, et qui n’a quitté naguère la direction générale de la presse au ministère de l’intérieur que pour prendre place au sénat. Le Moniteur a beau nous dire, comme pour retirer l’autorité qui déjà s’attache à ces deux journaux reconstitués, que lui seul est l’organe officiel du gouvernement, et que le régime présent ne saurait avoir d’organe semi-officiel ; cette déclaration du Moniteur était superflue : on ne s’est jamais attendu à trouver ailleurs que dans ses colonnes les communications officielles du gouvernement. Là n’est pas la question. Qui ne sait que la politique se prépare, s’essaie ailleurs que dans les déclarations officielles, et que, lorsqu’on en vient à l’officiel, c’est que l’important est déjà fait ? Nous sommes donc, avec le public, disposés à prêter une grande attention et aux signes du temps que M. Véron voudra bien nous laisser entrevoir et aux demi-révélations que l’inspirateur de la feuille rivale ne refusera point à notre curiosité.

Sans aller aussi loin que certaines gens, qui nous condamneraient volontiers à ne cultiver d’autre art que celui de ne rien dire, nous convenons que l’amusement du spectacle a en ce moment pour nous plus de charmes que l’émotion de l’action. Nous laissions donc volontiers la parole à nos illustres confrères, et c’est en auditeurs avides que nous avons recueilli leurs premiers mots. Malheureusement la pièce ne s’est pas ouverte par une scène heureuse : les deux journaux indépendans et dévoués n’ont eu pour première pensée que de se combattre, et ont même échangé des mots amers : simple rivalité de zèle dont nous nous consolerions, si elle ne couvrait pas sur un point qui nous intéresse une absolue contradiction d’idées. Le journal que M. Véron mène au combat s’est prononcé contre le pouvoir temporel du pape ; le journal dont on attribue la direction à une autre influence s’est prononcé en termes catégoriques pour la conservation du statu quo à Rome. Nous en sommes donc réduits à demeurer aussi ignorans que devant touchant les desseins de la politique française à Rome. Heureux M. Rattazzi, s’il retourne à Turin mieux informé que nous, et s’il lui est permis d’apporter au parlement italien, qui s’ouvrira bientôt, un plan de conduite plus consolant que cette menaçante expectative où s’use peut-être la sagesse trop éprouvée de la nation italienne !

La cause italienne, telle du moins que les Italiens la comprennent, continue à rencontrer chez nous d’illustres et d’éloquens adversaires, et le retard que nous mettons à résoudre la question romaine n’est pas de nature à décourager leur opposition éclatante à l’unité de la péninsule et leurs protestations infatigables en faveur du pouvoir temporel de la cour de Rome. Nous sommes contraints de signaler, parmi ces manifestations hostiles à la révolution italienne ; deux écrits importans : celui de M. Guizot, l’Église et la Société chrétiennes en 1861, et celui de M. le prince de Broglie, la Souveraineté du Pape et la Liberté de l’Église. On peut professer des opinions contraires à celles de M. Guizot, mais l’on ne saurait se refuser à l’admiration que commandent la sérénité de son esprit et l’élévation de sa parole. Nous savons gré à M. Guizot d’avoir exprimé franchement sa pensée sur les affaires d’Italie. Il n’est pas permis à des hommes qui, comme lui, tiennent de leur talent et de la grandeur de leur carrière une autorité incontestée sur l’esprit de leurs contemporains de garder le silence sur une crise aussi grave que celle de la révolution italienne. Nous n’avons qu’un regret, c’est qu’il n’ait pas parlé plus tôt. C’est avant les événemens, avant du moins que les affaires n’eussent pris un de ces tours qu’on ne peut plus modifier, que l’intervention de M. Guizot dans le débat des destinées italiennes eût été efficace. Même en résistant à ses conseils, on eût pu du moins dans une certaine mesure en tirer profit. Une œuvre telle que celle de M. Guizot ne saurait être appréciée à cette place avec les développemens qu’une si grave discussion comporte. Nous ne pouvons pourtant nous empêcher d’exprimer la surprise qu’elle nous a causée sur deux points. M. Guizot reproche à M. de Cavour et au mouvement italien d’avoir violé le droit pour arriver à l’unité. Il affecte de ne voir dans ce qui s’est passé qu’un agrandissement du Piémont par l’usurpation et la conquête. À nos yeux, tous les reproches qu’il adresse à M. de Cavour en les fondant sur ces données portent à faux. Peut-on en effet considérer l’unification de l’Italie, ainsi qu’on l’eût fait au siècle dernier, comme une simple entreprise de l’ambitieuse maison de Savoie ? Voit-on là un Frédéric II agrandissant la Prusse par des conquêtes, des changemens d’alliances et par un pacte inique tel que le partage de la Pologne ? Le politique contemporain et l’historien doivent reconnaître que le mouvement italien est sorti de la passion de l’indépendance nationale et de l’inspiration la plus naturelle et la plus légitime du patriotisme. C’est là qu’il faut porter le débat, lorsqu’on veut scrupuleusement discuter la question de savoir si l’Italie a eu le droit de changer sa constitution politique. Or à cet égard le doute même n’est pas possible. L’aspiration à l’indépendance n’a-t-elle pas précédé d’un demi-siècle la coopération que la maison de Savoie et le gouvernement piémontais ont donnée à cette cause ? Toutes les parties de l’Italie n’ont-elles pas fourni des soldats, des apôtres, des martyrs à cette idée bien avant que le cabinet de Turin s’y fût associé ? En retour, quand, par l’habile et courageuse initiative de M. de Cavour, le gouvernement piémontais, le seul national le seul libéral de la péninsule, eut pris la direction du mouvement italien, tous les interprètes de la volonté nationale dans les autres régions de l’Italie n’ont-ils pas librement accepté l’hégémonie piémontaise ? Ce que l’on affecte d’appeler la politique ambitieuse de la maison de Savoie et du Piémont n’a été que l’expression et la conséquence du droit imprescriptible qu’avait l’Italie, dès que la fortune lui en offrirait l’occasion, de se délivrer du joug étranger. Est-ce que ce droit-là devait céder aux droits écrits des diverses maisons princières qui, sous la dépendance de l’Autriche, se partageaient l’Italie ? Mais les droits de ces maisons, que représentaient-ils, sinon la conquête elle-même, régularisée, il est vrai, par des traités qui avaient assurément une valeur au point de vue du droit international vis-à-vis des états étrangers, mais qui étaient sans vertu contre le droit des Italiens à se rendre indépendans ? Le point de droit ainsi fixé, le reste n’appartenait plus qu’au domaine de la prudence, ou a été décidé par la nécessité. Nous sommes étonnés que M. Guizot, qui a non-seulement apporté dans l’étude de l’histoire et de la politique des vues philosophiques élevées, mais qui a eu la main si longtemps dans les grandes affaires, que M. Guizot, qui a été ministre au lendemain d’une révolution et pendant onze années a si activement participé au gouvernement né de cette révolution, ait tenu si peu de compte du rôle que la force des choses a joué dans les incidens et dans la marche de la révolution italienne. M. Guizot a connu de près la force des choses ; il sait aussi bien qu’aucun homme d’état de ce temps qu’elle n’est point un vain mot. Il a pourtant l’air de croire que tout a été arbitraire, que rien n’a été nécessaire dans la révolution italienne. Il oublie donc que la paix de Villafranca a fait soudainement les unitaires les plus opiniâtres de ceux des chefs du mouvement qui eussent été les plus obstinés partisans d’une confédération ! Il oublie que la cession de Nice à la France a lancé sur Naples le mouvement italien dans la personne de l’un de ses chefs les plus entraînans, et qu’une fois Garibaldi entré à Naples, il était également impossible à M. de Cavour de l’y laisser dominer ou de l’y laisser écraser ! Chose non moins étrange, la révolution italienne, si l’on considère ses généreux mobiles et la culture d’esprit, les principes, les aspirations des hommes politiques qui en ont eu jusqu’à présent la direction, est une entreprise analogue à celle que tenta la France en 1830. Pourquoi faut-il que cette parenté manifeste soit si impolitiquement désavouée chez nous par ceux qui ont concouru avec le plus d’éclat à l’entreprise de 1830 ? Et comment se fait-il que ce soit à nous, qui n’avons été liés à cette entreprise qu’en subissant l’héritage de ses revers, de reconnaître la solidarité qui unit la cause du libéralisme français à celle de la révolution italienne ?

L’écrit de M. Albert de Broglie est-il plus pratique que celui de M. Guizot ? M. Albert de Broglie saisit bien le nœud de la question romaine. Nous sommes séparés de lui sur ce point par un profond dissentiment ; nous n’en rendons que plus volontiers hommage à la vigueur d’argumentation, à la vive éloquence avec lesquelles il combat cette thèse de l’église libre dans l’état libre, à laquelle nous nous sommes ralliés. Ce n’est pas ici le lieu de répondre aux objections animées de M. Albert de Broglie ; nous dirons seulement qu’à y regarder de près, sa thèse contredit moins la nôtre qu’on ne le pourrait croire. Nous savons bien que, si l’église gagnait en Italie la liberté en échange du pouvoir temporel, le contre-coup de cette révolution se ferait immédiatement sentir dans la constitution de l’église au sein des autres nations catholiques du monde. La séparation du temporel et du spirituel à la tête du catholicisme bouleverserait partout les relations actuellement établies entre l’église et l’état ; le régime des concordats finirait. C’est justement en essayant de démontrer la nécessité des concordats que M. Albert de Broglie s’efforce de prouver la nécessité du pouvoir temporel des papes. Il apporte ainsi un argument nouveau dans la controverse, et l’on peut dire que du premier coup il l’a épuisée. Au fond, il semble que M. Albert de Broglie redoute moins le régime de la liberté pour l’église que les conséquences de ce régime pour l’état lui-même, surtout dans notre pays, qu’il croit éternellement condamné à la centralisation du pouvoir. Nous ne pouvons point ici exposer pour quels motifs nous voyons des sujets d’espérer là où il voit avec une pénétration acérée tant de motifs de crainte. Nous sommes, quant à nous, si fatigués des ambiguïtés, des équivoques, des malentendus qu’entretient chez nous le système des rapports de l’église avec l’état, nous sommes si frappés des obstacles que ce système a mis en France au développement et au succès de l’esprit libéral, que les difficultés que l’on rencontrerait en l’abandonnant ne nous inspirent qu’un souci médiocre. Là aussi on découvrirait que la liberté est chose laborieuse ; mais qu’importe, si l’on contraignait ainsi les adversaires invétérés de la liberté à devenir les plus infatigables à la revendiquer, les plus ardens à la défendre ? Il nous suffit que les catholiques n’aient pas le droit de nous accuser de leur tendre un piège, lorsque nous leur proposons des libertés que le clergé catholique pratique avec des degrés divers et avec succès en Amérique, en Belgique et en Irlande. Nous sommes persuadés que, si la révolution italienne réussit à conduire l’église dans l’arène ouverte de la liberté, c’est par là surtout que cette révolution aura rendu à l’esprit religieux et à l’esprit libéral dans le monde un de ces services qui attachent à jamais aux destinées de l’humanité le nom et l’influence d’un événement historique et d’une nation.

D’ailleurs qu’espère-t-on gagner pour le bien de l’Europe à retarder par une temporisation systématique le dénoûment de la question romaine ? A parler sérieusement, nous pensons que M. Rattazzi ne rapportera point à Turin le mot satisfaisant qu’il était venu chercher ici. Nous n’indiquons point le terme de notre intervention à Rome. Sans doute nous voudrions pouvoir retirer nos troupes ; mais nous attendons une occasion favorable et honorable. Quand se présentera cette occasion ? quel en peut être le caractère ? Nul ne le sait, et nous disons à une révolution ardente de se résigner à un ajournement indéfini. Ces temporisations nous affligent sincèrement : elles ne suppriment pas les difficultés, elles les enveniment au contraire ou ne font que les déplacer. Nous craignons que la paix de l’Europe n’ait rien à y gagner, nous craignons d’assister prochainement à une nouvelle apparition de cette force des choses dont nous reprochions tantôt à M. Guizot de ne point tenir assez de compte. Dans quelle direction agira cette force des choses ? Il n’est point difficile de le pressentir. Contenu du côté de Rome, il faut appréhender que le mouvement italien ne se porte sur son autre objectif et n’aille éclater du côté de Venise. Peut-être M. de Cavour eût-il eu assez de prestige et d’adresse pour inspirer la patience à la révolution. Ses successeurs auront-ils conservé sur elle le magique ascendant du grand enchanteur ? On doit le souhaiter, et tous les amis prudens de l’Italie et de la paix générale doivent aujourd’hui faire des vœux pour que le parlement qui se réunira bientôt à Turin prête des forces à M. Ricasoli au lieu d’ébranler, en un moment si critique, un ministère qui a fait preuve à l’intérieur de beaucoup d’application et d’une grande activité, et qui a mérité l’estime des libéraux de l’Europe. On voit déjà par le langage des journaux et des correspondances de la péninsule que le mouvement italien, averti de l’obstacle qu’il rencontre à Rome, s’en détourne. et se dirige vers Venise. Pourra-t-on empêcher que le choc ait lieu de ce côté ? Tout dépend de l’autorité que le ministère italien pourra prendre sur le parlement. Évidemment les pouvoirs réguliers de la péninsule ne doivent pas considérer l’Italie comme déjà prête à entamer son duel final avec l’Autriche ; mais qui oserait dire que l’impossible ne sera pas tenté à travers ce sombre orage qui va s’amassant de jour en jour sur l’Europe orientale, et qui couvre l’Autriche avec sa Hongrie, la Russie avec sa Pologne et ses effervescences intérieures ?

Un secours moral arrive en ce moment à l’Italie. Le ministère belge est reconstitué, et le sage gouvernement du roi Léopold reconnaît le nouveau royaume italien. Là les hommes du parti libéral n’oublient point leurs affinités naturelles et ne démentent pas leur origine. Le président du cabinet belge, l’honorable M. Charles Rogier, a quitté dans ce remaniement le département de l’intérieur pour celui des affaires étrangères ; nous ne serions pas surpris que le désir d’attacher son nom à la reconnaissance de la dernière œuvre accomplie en Europe par la révolution libérale n’eût agi sur la détermination qui a fait passer M. Charles Rogier du ministère de l’intérieur au ministère des relations extérieures. La reconstitution du cabinet belge est marquée par la rentrée au pouvoir de M. Frère-Orban, un autre libéral conséquent, et dans lequel M. de Cavour avait su reconnaître un esprit parent du sien. M. Frère avait, on s’en souvient, quitté les finances à la fin de l’année dernière, à la suite du succès de la motion de M. Dumortier en faveur de l’admission de l’or dans la circulation monétaire de la Belgique. M. Frère s’était piqué de purisme économique, et n’avait pas voulu sanctionner de son nom le barbarisme du double étalon. Fortuné pays que celui où un homme d’état met son honneur à respecter les principes de l’économie politique ! On supposait avec raison que la retraite de M. Frère ne serait pas de longue durée, et que, pour un dissentiment accidentel qui s’était produit sur une question d’un intérêt secondaire, M. Frère ne voudrait pas priver ses amis politiques et son pays du concours de son remarquable talent ; La reconstitution du cabinet belge et la rentrée de M. Frère au ministère des finances font présager que la prochaine session du parlement belge sera occupée par la présentation de lois utiles aux intérêts d’un pays qui n’est pas seulement un des plus industrieux, mais qui, par l’excellence de ses institutions et par son bon sens, doit être regardé comme le plus avancé en politique des états du continent.

Les fêtes et les réjouissances du couronnement du roi de Prusse sont terminées. Il y a sans doute quelque chose de singulier dans cette évocation des cérémonies du moyen âge qui vient de s’accomplir à Kœnigsberg. Le roi Guillaume Ier n’est que le second de sa race qui se soit fait couronner : le premier fut l’électeur Frédéric III, qui prit la couronne de Prusse le 15 janvier 1701. En France comme en Angleterre, on a relevé dans la presse avec une extrême vivacité les déclarations du roi Guillaume Ier, qui respirent la foi dans le droit divin des couronnes. Il nous semble que la meilleure façon de témoigner de son scepticisme en ce qui touche les idées de droit divin serait de ne point se montrer si susceptible contre les effusions qui en sont encore inspirées. L’essentiel, après tout, n’est pas que le roi Guillaume ne croie pas tenir sa couronne de Dieu, c’est qu’il soit un loyal souverain constitutionnel ; ce qui importe, ce n’est pas la religion monarchique du monarque, c’est dans la pratique son acquiescement aux procédés libéraux de gouvernement que le génie de notre siècle impose aux rois. Or à ce point de vue l’honnêteté connue du roi de Prusse ne laisse place à aucun doute, et ses sujets, que cela regarde plus que nous, augurent favorablement de son règne. Il est naturel que, dans l’enthousiasme provoqué par les solennités du couronnement, les ambitions prussiennes se soient exaltées dans les journaux qui rêvent de placer l’Allemagne unie sous le sceptre des Hohenzollern. Au surplus, il faut que le mouvement unitaire fasse au sein de la confédération des progrès qui donnent à réfléchir aux conservateurs eux-mêmes, ou que la vieille machine fédérale soit affectée d’une impuissance bien avérée, car les états secondaires s’apprêtent eux-mêmes à en proposer la réforme. L’initiative du nouveau plan de gouvernement fédéral appartient à l’un des plus habiles hommes d’état de l’Allemagne, à l’un de ceux qui depuis 1848 y ont montré le plus de présence d’esprit et d’activité ; nous parlons du ministre du roi de Saxe, M. de Beust, L’homme d’état saxon a compris que le rôle d’un conservateur intelligent ne consiste point à s’enraciner dans une politique immuable de réaction, et qu’en fait de réforme la chose aussi bien que le mot peuvent, à certaines heures, avoir du bon. M. de Beust a fait cet été un voyage à Vienne ; à son retour, il s’est arrêté à Munich, et c’est dans ces visites politiques que son plan de réforme fédérale aurait été mûri et concerté. Voici quel serait à peu près le programme de M. de Beust. On sait combien la diète germanique est difficile à manier et lente dans ses mouvemens ; on sait qu’à chaque question importante qui s’élève, les envoyés qui la composent sont obligés de recourir aux instructions de leur gouvernement, à la place de ce mécanisme, qui n’était bon qu’à enrayer, on voudrait substituer une institution plus souple et plus prompte dans ses mouvemens, autonome pour ainsi dire. Cette institution se composerait d’un directoire centralisant le pouvoir exécutif et contrôlé par deux chambres. Le directoire serait formé de trois membres : un représentant de l’Autriche, un représentant de la Prusse et un représentant des états secondaires. La présidence appartiendrait à tour de rôle à chacun des trois membres, et le directoire siégerait alternativement à Vienne, à Berlin et à Francfort. Des deux assemblées, l’une, composée des délégués des divers gouvernemens, serait considérée comme une chambre haute ; l’autre, la chambre populaire, serait recrutée parmi les législatures des états confédérés. Cette représentation aurait à voter les dépenses fédérales, à surveiller l’emploi des fonds fédéraux, à se prononcer sur les questions d’intérêt général en matière de douane et de commerce. Enfin un tribunal fédéral serait chargé de vider les querelles des états entre eux, ou de se prononcer sur les conflits qui peuvent s’élever entre les gouvernemens et leurs parlemens. Tels sont les principaux traits du plan que l’on attribue à M. de Beust. La nouvelle organisation tendrait à resserrer le lien fédéral, à établir une solidarité plus étroite entre les diverses parties de l’Allemagne. Il donne prise sans doute à de graves objections pratiques qu’il serait prématuré de mettre en relief. Sera-t-il accepté par l’Allemagne entière ? Approuvé par l’Autriche, il court grand danger d’être repoussé par la Prusse ; mais à quoi serviraient aujourd’hui les conjectures hypothétiques ? Nous avons voulu seulement constater un sérieux symptôme. L’ancien système de la confédération est condamné aujourd’hui, même par ceux qui avaient été ses plus obstinés défenseurs. Le mot de réforme fédérale est prononcé, et c’est par M. de Beust lui-même. Reçue dans la place par un tel introducteur, l’idée de réforme ne saurait manquer de faire un rapide chemin.

Certes, à quelque parti qu’ils appartiennent, à quelque tendance qu’ils s’abandonnent, les Allemands ont raison de songer à prendre des mesures pour conjurer parmi eux les perturbations intérieures et pour condenser leurs forces. C’est aux confins mêmes de l’Allemagne que s’opère en ce moment ce mystérieux et rapide travail de déchirement dont il nous est impossible de détourner nos regards. Les affaires de Hongrie ne font point un pas vers un arrangement. Après la protestation et l’adjuration adressées à l’empereur d’Autriche par le cardinal primat de Hongrie, qui pourrait contester l’union de toutes les classes de la Hongrie dans la revendication de la constitution nationale et dans la résistance aux prétentions autrichiennes ? Quelle issue à un tel débat, et comment l’Autriche n’aperçoit-elle pas ce qu’elle livre au hasard en le laissant se prolonger davantage ? Mais que dire de la Pologne ? N’est-ce point un inexplicable mystère que le courage passif et l’obstination religieuse de ce peuple aussi unanime dans sa protestation patriotique que si le joug de la conquête ne pesait sur lui que d’hier ? La Pologne apprend au monde qu’il n’est pas nécessaire de combattre par l’insurrection le gouvernement du conquérant étranger pour le rendre impossible sur une nation qui veut rester fidèle à elle-même. La Russie use rapidement les hommes qu’elle appelle au gouvernement de la Pologne, et l’on sait que le personnel des hommes capables est loin d’être nombreux dans les régions officielles de la Russie ; mais au sein même de la Russie toutes les classes sont travaillées par un esprit d’inquiétude, par un sourd malaise que trahissent des publications clandestines, par l’émotion de la jeunesse des écoles, par les préoccupations des classes nobles, par la résistance des serfs émancipés à payer les indemnités réclamées d’eux. Sous peu de mois, les assemblées de la noblesse seront réunies dans toutes les provinces de l’empire. L’agitation encore contenue ne se fera-t-elle pas jour dans cette représentation des classes éclairées et riches ? Nous le disions dès le jour où l’émancipation des serfs fut décidée : la compensation nécessaire du sacrifice que cette mesure impose à la noblesse russe, c’est l’avènement de cette noblesse à la vie politique et à la liberté. L’anneau inférieur de la chaîne de servitude qui liait les diverses classes de la nation russe a été brisé ; il faut que les anneaux supérieurs volent aussi en éclats. L’empereur Alexandre doit se hâter de décliner la responsabilité et de repousser le péril d’une dissolution anarchique de son empire. La meilleure voie qui lui soit ouverte, la plus honorable toujours, et en ce moment la plus sûre, est de préparer promptement une combinaison d’institutions représentatives, et de substituer au pouvoir arbitraire le régime des lois librement consenties par le pays. Nous avons pu lire plusieurs des publications qui circulent à Saint-Pétersbourg, le journal le Grand-Russe par exemple. Les Russes libéraux y tendent la main aux Polonais et posent d’audacieuses questions dynastiques. Hélas ! l’empereur Alexandre offrait naguère avec une honnête confiance sa médiation aux états divisés de l’Amérique. Ne serait-ce pas au gouvernement de Pétersbourg de chercher maintenant un médiateur entre lui et la Pologne, et peut-être bientôt entre lui et ces populations russes mécontentes, dont les organes secrets vont, dans leur fièvre d’innovation, jusqu’à renier les plus anciennes aspirations du patriotisme moscovite ? E. FORCADE.


REVUE MUSICALE


La saison musicale commence à s’annoncer. Les théâtres lyriques de Paris, ceux de la province et des principales villes de l’Europe ont rouvert leurs portes et promettent aux amateurs, non pas des chefs-d’œuvre nouveaux, chose rare dans tous les temps, mais une bonne exécution des œuvres connues, de la variété dans le répertoire et de la bonne volonté. Ce serait déjà beaucoup si les administrations desquelles dépendent les plaisirs du public étaient seulement animées d’un zèle sérieux pour l’art dont elles administrent les intérêts. Le choix d’un directeur de théâtre devrait être le plus grand souci de l’autorité chargée de veiller sur cette partie intéressante de l’administration publique ; mais il est plus facile de célébrer en termes pompeux l’époque incomparable où l’on a le bonheur de vivre que de bien diriger les arts qui font la gloire d’une nation. On parle d’or, et on couronne des bouffons. Il est vrai néanmoins qu’on a fait beaucoup de musique en Europe pendant l’été qui vient de finir. On a chanté sur tous les tons et dans tous les coins la gloire de Dieu et celle de l’homme, sa meilleure créature, dit-on, et la Providence a été bénie à la fois par ceux qui sont contens de leur sort et par le très grand nombre de ceux qui espèrent un meilleur avenir, en sorte que la Providence, que chacun fait parler comme il l’entend, a toujours raison, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes connus.

Les fêtes musicales qui se multiplient incessamment prouvent au moins que le goût de cet art bienfaisant se répand de plus en plus et devient un besoin esthétique des nouvelles générations. Parmi ces fêtes de l’art qui ont été remarquées et qui méritent qu’on en conserve le souvenir, nous citerons celle qui a eu lieu à Aix-la-Chapelle dans le mois de mai dernier. Elle a duré trois jours, et, sous la direction de M. Lachner, maître de chapelle du roi de Bavière, un orchestre de cent cinquante musiciens et des chœurs composés de quatre cents voix au moins ont exécuté une série de chefs-d’œuvre qui ont vivement frappé le public nombreux et distingué venu pour les entendre de toutes les parties de l’Allemagne et de la Belgique. On a surtout remarqué la belle exécution de Josué, oratorio de Handel, qu’un très bon juge, M. Fétis, proclame une des meilleures productions du grand maître saxon. Hélas ! voilà ce qu’on ne peut jamais entendre à Paris, où l’on fait de si belles théories sur l’art ! Voilà plus de trente ans que la Société des Concerts existe, et elle en est encore à nous donner le même psaume de Marcello, les mêmes bribes de l’œuvre grandiose de Sébastien Bach et de Handel ! Dans ce Conservatoire où l’on fabrique tant de mauvais pianistes et de détestables chanteurs, on ne connaît pas même de nom ces monumens de l’art qu’on exécute publiquement en Allemagne ! Oui, avec des théâtres qui se meurent d’inanition faute de chanteurs et de compositeurs, en voyant le triomphe éclatant d’histrions, d’artistes et d’écrivains médiocres ou ridicules, on est bien venu de se croire à une époque d’émerveillement et de se proclamer les promoteurs d’une vie nouvelle dans les arts de l’esprit !

La ville d’Anvers a eu aussi sa fête municipale, une exposition des arts et de l’industrie où la musique a joué un très grand rôle. Nous y étions convié, et il nous en a coûté de ne pouvoir répondre à la gracieuse hospitalité qui nous était offerte par un amateur distingué de cette ville, où les arts sont cultivés avec tant de passion et de succès. À Riga, à Nuremberg, à Bruxelles, à Strasbourg, dans l’ouest de la France, on a donné des fêtes musicales très brillantes qu’on ne doit pas passer sous silence. Je ne parle ni des deux grandes séances de l’Orphéon de la ville de Paris, ni des vaudevilles et des opérettes qu’on représente à Bade, ce rendez-vous de tous les virtuoses en disponibilité et des compositeurs qui cherchent un public. Ce qui est certain, c’est que la musique court le monde, et qu’on ne peut plus faire un pas sans se heurter contre un pianiste de premier ordre ou un compositeur éminent, comme disent plaisamment les petits et grands journaux. Aussi est-ce parce que nous sommes si riches que notre fille est muette !

L’Opéra, où les projets d’embellissement et de grandeur future ne manquent pas, a passé tout l’été, non pas à chanter comme la cigale, mais à danser aux sons de la musette de M. Offenbach. Deux ballets, accompagnés d’un acte du Comte Ory ou de Lucie, n’ont cessé d’y attirer cette foule ahurie qu’amènent à Paris chaque jour les chemins de fer. Pourquoi les théâtres se donneraient-ils la peine d’inventer des pièces nouvelles et intéressantes, des plaisirs délicats, et pourquoi l’Opéra s’inquiéterait-il de changer un répertoire usé jusqu’à la corde ? Le public, cet être multiple et divers, n’existe plus ; il n’y a dans les théâtres que des spectateurs réunis par la main du hasard, et qui n’ont ni le temps, ni la patience, ni le goût de désapprouver quoi que ce soit. Ils entendent M. Gueymard, Mme Tedesco, chanter ou crier la musique du Prophète, de Robert et des Huguenots, et ils s’en retournent sans oser s’avouer à eux-mêmes que l’Opéra de Paris n’est pas le premier théâtre du monde. Je vous le dis en vérité, il faut être sourd et aveugle pour ne pas convenir que nous vivons en un temps fertile en merveilles d’art. Mme Viardot cependant a fini par convaincre l’administration de l’Opéra que son beau talent pouvait encore rendre quelques services. Elle a donc fait sa rentrée, comme on dit, dans le rôle de Fidès du Prophète, qu’elle avait vraiment créé dans l’origine avec une supériorité incontestable. Mme Viardot est peut-être la seule cantatrice de ce temps-ci à qui on puisse beaucoup pardonner, parce qu’elle a beaucoup aimé et qu’elle aime toujours l’art élevé qui vise aux nobles émotions.

Tout récemment on a repris à ce grand théâtre l’ouvrage de M. le prince Poniatowski, Pierre de Médicis, pour, les débuts de M. Faure, qui a quitté une chaumière, où il était heureux et considéré, pour un palais où il n’est pas certain qu’il puisse rester longtemps. L’opéra de M. Poniatowski et de ses collaborateurs n’a pas gagné en saveur depuis l’année dernière. C’est une bien faible musique, inspirée par un bien triste scenario. Ce que c’est que de nous et des œuvres de ce temps de progrès au bout de quelques mois de réflexion ! Le public lui-même paraissait étonné, l’autre soir, de la complexion maladive de cette partition de Pierre de Médicis, composée de ressouvenir, de Verdi ed altri maestri ! Ce sont des imprécations, des exclamations, des stanci et des points d’orgue continus qui ne vous laissent pas un moment de repos. Excepté M. Faure, qui chantait pour la première fois la partie de Julien de Médicis, remplie dans l’origine par M. Bonnehée, les autres rôles sont encore remplis par les artistes qui les ont créés il y a six mois. Mme Gueymard, qui a été beaucoup applaudie dans le rôle de Laura Salviati, est toujours cette jolie Flamande bien portante et bien joufflue qui chante de tout son cœur et de toute sa belle voix, sans que cela paraisse suffisant. Elle manque de distinction comme comédienne, et ne paraît pas se douter que l’art de chanter se compose de nuances. Sa voix, qui était d’une si bonne trempe, devient courte et s’essouffle promptement. Mme Gueymard, qui se croit, bien à tort, une cantatrice di cartello, comme on dit en Italie, n’a pas fait un pas en avant depuis qu’elle est à l’Opéra. Elle y a seulement contracté un défaut qui tend à devenir bien désagréable : elle remue le menton à chaque mot qu’elle prononce, et ne peut lier deux sons sans déranger la symétrie de sa jolie figure. Le véritable intérêt de cette reprise d’un ouvrage médiocre était l’apparition de M. Faure. Il est jeune, d’un physique agréable, intelligent, et doué d’une voix de baryton qu’il dirige habilement, mais qui pourrait être d’une meilleure qualité. En effet, la voix de M. Faure, qui a du mordant et de l’étendue, semble venir du fond de l’épigastre, et produit un effet singulier de ventriloquie. Enfant de Paris et élève du Conservatoire, M. Faure a débuté à l’Opéra-Comique il y a quelques années, et s’est fait particulièrement remarquer dans le Pardon de Ploërmel, où il a créé le rôle d’Hoël avec beaucoup de succès. Pourquoi M. Faure a-t-il quitté le genre mixte de l’opéra-comique, auquel la nature semble l’avoir destiné, pour courir les aventures d’un virtuose italien dans une langue qu’il ne connaît pas ? Il a dû s’apercevoir à Londres et à Berlin qu’on ne donne pas facilement le change à sa vocation. M. Faure a mieux fait de se risquer sur la grande scène de l’Opéra, où il a été accueilli avec faveur et justice. Il a chanté avec beaucoup de goût l’air du troisième acte, et a prêté à tout le rôle de Julien de Médicis une dignité que M. Bonnehée ne connaissait pas. L’administration de l’Opéra, en attirant M. Faure dans ses filets, a fait un acte d’habileté. Il reste à savoir si l’artiste n’a pas commis une grosse maladresse en jouant ainsi le tout pour le tout. Que la destinée de M. Roger serve d’exemple modérateur à M. Faure !

Le théâtre de l’Opéra-Comique, qui est aussi subventionné par l’état, ne s’inquiète pas plus que l’Opéra du qu’en dira-t-on de l’opinion publique, et il poursuit sa modeste carrière avec de vieux chanteurs et des opérettes d’un jour, qu’il se fait écrire par des financiers en belle humeur. M. Battaille, docteur-médecin, qui a publié un mémoire très curieux sur la phonation, mémoire avec lequel on est bien sûr d’apprendre l’anatomie, mais non pas l’art de chanter, M. Battaille en un mot, qui a longtemps parcouru le monde et le Théâtre-Lyrique, est revenu à l’Opéra-Comique, où il a vu le jour en qualité de chanteur dramatique. Il y est revenu avec un talent fatigué et la voix sourde qu’il a toujours possédée. Il a été suivi immédiatement par M. Roger, hélas ! qui a débuté dans les Mousquetaires de la Reine, comme si rien n’était survenu dans la destinée de cet artiste distingué ! Nous n’insisterons pas davantage sur cette réapparition tardive de M. Roger sur un théâtre où il a obtenu, il y a vingt ans, de si beaux succès. Non content d’avoir repris les Mousquetaires de la Reine, dont la musique entortillée est de M. Halévy, l’Opéra-Comique a donné récemment le Postillon de Longjumeau, qui remonte à l’an de grâce 1836. Adolphe Adam en est le coupable, mais on peut pardonner quelques fautes à la mémoire du facile et spirituel compositeur qui a fait le Chalet. Ce qu’il faut dire néanmoins, c’est que la musique du Postillon de Longjumeau est triviale et platement écrite, et qu’on y désire à chaque instant une bonne modulation, qui relève un peu ce verbiage de lieux-communs. M. Montaubry chante avec talent le rôle de Chapelou, qui fut créé par M. Chollet : il dit surtout avec goût la romance Assis au pied d’un hêtre ; mais je préfère Mme Faure-Lefebvre, qui dans le rôle de Madeleine est piquante. Je ne sais ce que l’Opéra-Comique prépare pour nos plaisirs de cet hiver ; mais il est à désirer qu’on y représente autre chose que Marianne, opéra en un acte de M. Théodore. Ritter, qui joue si bien du piano.

Le Théâtre-Lyrique, qui vit toujours modestement, a rouvert ses portes le 1er septembre, sans faire beaucoup de bruit. On y a repris la Statue, cette œuvre ingénieuse de M. Reyer, et le Bijou perdu, d’Adolphe Adam, avec la grâce facile de Mme Cabel, qui est revenue à ses premières amours. Ils sont loin les jours heureux où Mme Cabel, en chantant l’air des Fraises, avait surpris la bonne foi du public parisien, qui crut un moment avoir trouvé une cantatrice selon son cœur. Nous fûmes alors seul de notre avis, en disant que Mme Cabel ne serait jamais qu’une jolie et agréable bouquetière dont il ne fallait pas compromettre l’avenir par des éloges extravagans. Il n’y a pas dix ans de cela, et aujourd’hui tout le monde est plus que de notre avis. On attend monts et merveilles de l’administration du Théâtre-Lyrique, quand elle pourra prendre possession de la nouvelle salle qu’on lui a construite sur la rive droite de la Seine. Il paraît qu’on n’avait oublié qu’une chose dans ce beau monument, qui témoignera devant les races futures de notre goût et de notre prévoyance : on avait oublié la place nécessaire aux décors et aux loges intérieures des artistes !

Devons-nous tenir compte au Théâtre-Lyrique de l’opéra fantastique en trois actes qu’il vient de donner sous le titre du Neveu de Gulliver ? L’histoire se passe dans la lune et n’en est pas plus amusante pour cela. La musique de cet opéra-ballet est de M. Lajarte, dont ce n’est pas le premier péché. Auteur déjà de Mam’zelle Pénélope, M. Lajarte procède d’Adolphe Adam ; sa musique est facile, mais plate et sans la moindre prétention au style et au sentiment. Il y a cependant du talent dans les trois actes du Neveu de Gulliver, et si l’ouvrage avait été mieux monté, peut-être pourrions-nous signaler un morceau d’ensemble au second acte, un quintette avec chœur assez habilement conduit. Tout l’intérêt de la pièce consiste dans les évolutions d’un corps de ballet féminin et dans les débuts d’une ballerina, Mlle Clavelle, qui ne manque pas d’audace. M. Jules Lefort, un chanteur agréable de salon qui possède une voix de baryton aspirant au ténor par quelques notes flûtées avec lesquelles il a tant soupiré la plaintive romance, s’est produit aussi pour la première fois dans le Neveu de Gulliver, où il représente le héros de la légende. M. Lefort a du goût, un physique convenable et une certaine habitude de la scène qui lui ont mérité un accueil favorable. Tout donne lieu d’espérer que M. Jules Lefort se fera remarquer avec avantage dans une carrière aussi difficile que celle de chanteur dramatique.

Parlons un peu du Théâtre-Italien, qui a inauguré la saison, le 1er octobre, par le chef-d’œuvre de Cimarosa : il Matrimonio segreto. Il a été chanté par le même personnel que l’année dernière, si ce n’est que M. Bélart a remplacé avantageusement M. Gardoni dans le rôle de Paolino. Après il Matrimonio, on a donné la Sonnanbula de Bellini et puis la Semiramide de Rossini avec un nouvel Assur qui se nomme M. Beneventano. M. Beneventano est grand, vigoureusement constitué, mais sa voix de baryton manque de timbre, de flexibilité et de jeunesse. On voit de reste que M. Beneventano a été élevé avec la musique de M. Verdi, et que cela ne lui a pas profité. Aussi a-t-il été fort empêtré dans le rôle de Figaro d’il Barbiere di Siviglia, qu’on a repris pour les beaux yeux de M. Mario. Il ne paraît pas que M. Beneventano puisse faire un long séjour sur le Théâtre-Italien de Paris. Un Ballo in maschera, de M. Verdi, qu’on a donné le 17 octobre, a été l’occasion d’un heureux événement. Un chanteur, un comédien, un véritable artiste nous est apparu dans la personne de M. delle Sedie, chargé du rôle de Renato. D’où vient M. delle Sedie ? De Berlin, et puis de Londres, où M. le directeur du Théâtre-Italien l’a entendu et engagé. M. delle Sedie, qui parait encore jeune, possède une voix de baryton médiocre, sourde, et parcourant à peine une octave. Malgré des moyens aussi faibles, M. delle Sedie chante avec un goût parfait ; il a de l’accent, de la sensibilité et de la tenue dans le style, ce qui est devenu extrêmement rare. Il a dit l’air du quatrième acte, o dolcezze perdute, avec un charme égal à celui qui ressortait de la magnifique voix de M. Graziani, qui ne serait qu’un écolier à côté de M. delle Sedie. Si M. delle Sedie tient dans les autres rôles de son répertoire tout ce qu’il semble promettre dans un Ballo in maschera, nous pourrons nous vanter de posséder à Paris un véritable chanteur, rara avis !

Nous terminerons ce court récit des faits accomplis par une bonne nouvelle l’Alceste de Gluck a été donnée à l’Opéra le 21 octobre, après un abandon de plus de trente ans. Cette œuvre célèbre, qui a presque un siècle d’existence (elle date de l’année 1776), a été accueillie par le public de nos jours avec un grand respect. Quelle est la valeur de cet opéra fameux, qui a été l’objet, au XVIIIe siècle, d’une si bruyante polémique ? Gluck a-t-il triomphé du temps par la puissance créatrice de son génie ou par la vertu des principes exclusifs dont il étaya la révolution qu’il a voulu opérer dans le drame lyrique ? Est-il bien vrai que l’auteur d’Alceste ait été un aussi grand novateur qu’on le dit, et que faut-il penser des changemens considérables qui sont survenus dans la musique dramatique depuis la mort de Gluck ? Nous essaierons prochainement de répondre à ces questions.


P. SCUDO.


Relazioni degli Ambasciatori Veneti al Senato, édite da Eugenio Alberi ; 12 vol. Florence.

L’Italie, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, est une nation en travail de son avenir et de sa reconstitution, ou plutôt ce mot de reconstitution, dont on se sert quelquefois, est entièrement impropre à caractériser une crise où tout est nouveau, où s’élabore réellement une société moderne distincte de tout ce qu’on a vu au-delà des Alpes. L’Italie a mis la main à l’œuvre, et pour le moment elle est tout entière à l’action. Ce mouvement d’aujourd’hui cependant, on ne le saisirait qu’incomplètement, on n’en comprendrait ni la portée ni les nuances, si on le séparait de cet autre travail de l’esprit et de la pensée qui l’a préparé, mieux encore, si on le séparait de cet ensemble d’événemens qui forment le passé de la péninsule où s’est développé le génie italien. C’est l’œuvre qui est nouvelle aujourd’hui, le génie du peuple italien n’a point changé ; dans cette crise de rénovation, il apparaît avec sa nature traditionnelle en quelque sorte, avec sa souple vigueur, avec ce mélange de qualités et de défauts qui s’allient en lui et font son originalité. De là l’intérêt qui s’attache à l’étude du passé même au milieu du laborieux enfantement de cette destinée nouvelle ; bien des points obscurs dans les caractères comme dans les événemens s’éclairent par l’histoire. On s’est étonné de voir les Florentins, aussitôt après la transformation récente de la Toscane, voter un monument à l’un des plus illustres de leurs compatriotes, à Machiavel, et prendre l’initiative d’une édition somptueuse de ses œuvres ; ce n’était que la manifestation de l’instinct permanent de cette grande race historique et politique qui n’a pas eu seulement tous les dons de l’imagination, qui est surtout merveilleusement propre aux affaires et qui en a gardé le goût à travers toutes les vicissitudes, qui, même en subissant tous les jougs, n’a point cessé de s’occuper d’elle-même avec une persistance de génie pratique manifestement propre à sonder tous les problèmes de la vie publique, à manier les ressorts de l’existence des états. « Lorsque, vers le milieu du XVIe siècle, a dit un écrivain, la plus belle partie de l’Italie eut perdu son indépendance, et qu’il ne resta plus aux esprits généreux une digne arène où s’exercer, beaucoup d’Italiens gardèrent néanmoins le besoin de participer, ne fût-ce que d’une manière abstraite, aux choses publiques, d’en faire le sujet de discussions politiques, de commenter les actes, les lois, les ordonnances de leurs propres gouvernemens et des gouvernemens étrangers. Ces écrits, répandus en copies plus ou moins exactes, tenaient lieu en certaine manière de presse périodique, et étaient soigneusement conservés dans les archives des princes ou de ces familles dont les membres avaient eu quelque part aux affaires d’état, aux secrets des cours ecclésiastiques ou séculières… » C’est ainsi que s’est perpétuée cette tradition du génie politique, et que se sont accumulés tous ces documens qui sont la richesse de l’histoire italienne, qui éclairent le passé en jetant souvent sur le présent lui-même un jour tout nouveau.

Bien des œuvres historiques d’un intérêt sérieux, d’une réelle nouveauté, ont fait revivre le passé de l’Italie dans la variété et le mouvement de toutes ces indépendances locales qui lui donnent une si puissante originalité. Nulle peut-être n’a eu plus d’intérêt et n’a mieux ressemblé à une révélation que cette œuvre curieuse qui se poursuit depuis nombre d’années déjà sous le titre de Relations des Ambassadeurs vénitiens, et qui est devenue une source où sont allés puiser tous les historiens, à commencer par l’éminent Allemand Léopold Ranke. Entreprise à Florence sous les auspices d’une réunion d’hommes qui s’intéressaient au passé de leur patrie, dirigée par un écrivain, M. Eugenio Alberi, doué de tout le zèle de l’histoire et d’une science exacte, cette œuvre n’est point encore arrivée à sa fin ; elle s’est étendue au-delà des prévisions premières à mesure que des documens nouveaux se sont offerts : elle compte déjà douze volumes, elle doit en avoir quinze. Il n’a fallu rien moins qu’un zèle soutenu et intelligent pour rassembler toutes ces pièces, d’un intérêt supérieur au point de vue de l’histoire, de la politique et de l’observation. Dans un moment où la péninsule tend à se concentrer, à fondre ses nationalités diverses dans une seule et même nationalité supérieure, il n’est pas indifférent de voir, à travers ces relations, ce que fut cette vie locale d’autrefois dans un des foyers où elle eut le plus de vigueur et d’originalité, dans cette Venise qui fut réellement une puissance à part. Il n’est pas indifférent non plus de saisir dans ses monumens de sagacité et d’observation une des plus curieuses manifestations du génie politique italien appliqué à ses propres affaires et au mouvement de toute l’Europe.

C’est là le caractère de ces relations : elles ne sont pas seulement la peinture fine et habile de tous les intérêts, de toutes les passions qui s’agitent dans les petites cours italiennes, à Rome, à Florence, à Turin, à Mantoue, à Urbin ; elles s’étendent à toutes les affaires européennes. La seigneurie envoie ses ambassadeurs en France, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, à Constantinople, et ces ambassadeurs ne se bornent pas à discourir des négociations qu’ils poursuivent, ils étudient minutieusement le pays où ils représentent Venise ; ils connaissent les hommes, ils analysent les ressources de chaque état, ils pénètrent les secrets de toutes les politiques, et découvrent les ressorts de toutes les puissances qui ont un rôle. C’est ainsi que ces relations deviennent aujourd’hui de lumineuses révélations pour l’histoire. Dans cette vaste collection, sept volumes sont consacrés aux relations sur les différens états de l’Europe ; deux volumes ont trait aux cours italiennes, trois volumes reproduisent les rapports sur l’empire ottoman, un volume contiendra encore des relations sur la France. Les ambassadeurs vénitiens ont toute la finesse de leur race ; ils voient tout, ils font abonder les lumières dans les conseils de la république, et rien ne montre mieux ce que fut cette puissance de l’Adriatique, si petite en apparence, et qui en réalité avait la main dans toutes les affaires de l’Europe. On a considéré souvent l’Italie comme la contrée de l’imagination et des arts ; c’est au moins autant la terre des politiques. Ce passé, que le savant travail de M. Alberi remet en son jour, le prouve assez, et le présent en est une démonstration nouvelle.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.

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