Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1870

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Chronique n° 925
31 octobre 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre 1870.

Notre situation commence à devenir étrange dans ses obscurités inévitables et dans sa simplicité tragique. Paris, enfermé dans sa cuirasse de fer, s’endort chaque soir comme un bon chevalier gardant son armure jusque dans le repos, et chaque matin il se réveille, se remettant à vivre de sa vie ordinaire, marquant seulement un jour de plus dans la redoutable épreuve qu’il traverse sans faiblir à Paris se suffit à lui-même depuis un mois et demi ; il forme à lui seul un état, une société, un monde, — un monde pour le moment borné par Saint-Denis et Clamart, par Saint-Cloud et Vincennes. Au-delà de cet horizon, à ce qu’il paraît, c’est la Prusse campée et immobilisée devant le canon de nos forts.

On croyait que Paris, la ville des plaisirs, des frivolités bruyantes, des élégances amollissantes et des corruptions, mauvaises conseillères, ne résisterait pas à la première sommation d’une armée infatuée de victoires, ou que tout au moins l’opulente cité ne ferait pas pour longtemps le sacrifice de ses goûts, de ses habitudes de bien-être, de son luxe et de ses vanités. On s’est trompé ; Paris s’est fait tout de suite à la vie sévère des sièges, et il s’en est imposé de lui-même toutes les rudesses sans hésitation. Il a fait trêve à ses réunions mondaines, il a fermé ses théâtres sans murmure ; il a vu la cognée abattre les ombrages de ses promenades préférées, de son bois de Boulogne, et il n’a pas songé à se plaindre. S’il faut d’autres sacrifices, qu’on le sache bien, il est tout prêt. Il ne livrera certes pas de lui-même ses monumens aux flammes, il fait ce qu’il peut pour les garantir ; il ne commettra pas une faiblesse pour les sauver du bombardement, si bombardement il y a, et le journal anglais qui nous prévenait si charitablement l’autre jour que nos statues et nos tableaux ne nous préserveraient pas du feu, ce journal, qui est en vérité quelquefois mieux inspiré, le Saturday Review, pouvait se dispenser de ses leçons de philosophie. On fera ce qu’on voudra. Ce n’est pas avec nous, c’est avec la civilisation et l’humanité pensante que les démolisseurs auraient à compter, s’ils pouvaient aller jusqu’au bout de leur bonne volonté de destruction. On croyait au moins, et on l’annonçait avec confiance, que Paris ne passerait pas huit jours sans sombrer dans la guerre civile, que la république enfanterait des discordes, que la ville tomberait d’elle-même, déchirée et meurtrie, aux pieds de son vainqueur. La guerre civile n’a point éclaté du tout ; jamais peut-être il n’y a eu plus d’ordre dans l’éclipse de toutes les lois ordinaires, et s’il y a eu, s’il y a encore d’assez pauvres fanatiques essayant de faire des propagandes agitatrices, ils sont aussitôt submergés dans la patriotique unanimité de la population. On n’a qu’un mot à dire pour les ruiner : ils sont les complices volontaires ou involontaires de l’ennemi. On brûle leurs journaux sur la place publique sans que le gouvernement s’en mêle. Les étrangers se sont moqués souvent de nos fausses espérances et de nos fausses nouvelles. Si les circonstances étaient un peu moins sérieuses, nous pourrions rire à notre tour de ces Prussiens montant sur les hauteurs voisines pour voir de loin la terrible bataille engagée dans Paris, au dire des dépêches expédiées à Berlin. Toutes ces prévisions ont été trompées. Paris tient et tiendra jusqu’à la dernière extrémité ; il tient simplement, virilement, calme, uni, patriote, raffermi par l’outrage d’une implacable agression. Voilà ce que Paris dit à la province sans pouvoir franchir encore les lignes prussiennes, par sa seule attitude, par l’immobilité à laquelle il contraint les armées allemandes ; mais dans les provinces françaises elles-mêmes que se passe-t-il aujourd’hui ?

Ici l’obscurité recommence pour nous, ou plutôt cette obscurité se déchire de temps à autre pour nous laisser entrevoir une certaine confusion, un certain mélange d’incidens douloureux et de faits à demi rassurans, des incursions nouvelles de l’ennemi, et quelques combats honorables, des villes qui résistent avec vaillance comme Châteaudun et d’autres villes envahies. Enfin à travers ce réseau qui nous enveloppe, il y a à certains momens des fissures qui laissent passer quelque éclair, qui maintiennent malgré tout le courant électrique entre toutes les parties de la nation. Le général Bourbaki, s’échappant de Metz, est arrivé à Tours, et il est aujourd’hui, dans le nord de la France, une des épées de la défense nationale qui s’organise ; chaque jour, des levées s’opèrent, des armées se forment, on nous le dit, nous le pensons. Que l’une de ces armées soit déjà prête dans l’est, il le faut bien, puisqu’une avant-garde s’est récemment battue vers Saint-Dié, et, si une bonne fois cette armée de l’est entrait en action dans les Vosges, elle pourrait donner du souci aux états-majors prussiens. Que des forces considérables se concentrent de jour en jour sur la Loire ou sur d’autres points pour s’élancer vers nous, que tout ce qu’il y a de viril en France coure au drapeau, cela ne peut être douteux, et il faut, convenons-en, des circonstances bien étranges pour réunir au service de la même cause tous les partis, toutes les volontés, toutes les expériences et les inexpériences, des républicains, des Vendéens, des constitutionnels, des impérialistes d’hier : M. Gambetta descendant de son ballon pour activer la défense, le général Bourbaki quittant la garde impériale pour aller prendre le commandement de nos conscrits, M. de Charette, le colonel des zouaves du pape, se faisant un honneur de servir à l’avant-garde sous le drapeau de la république. M. Thiers de son côté, après son voyage diplomatique à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence, M. Thiers, le plus illustre des serviteurs de cette cause du patriotisme, est passé à Tours, où son autorité eût été sans doute grandement utile, plus utile même qu’à Paris, pour pousser et coordonner tout ce travail d’organisation des forces nationales. La France est donc en mouvement, cela est certain. Seulement à quel degré est arrivée cette résurrection militaire de la France, de nos provinces ? Dans quelle mesure et à quel moment précis les armées de secours qui s’organisent pourront-elles combiner leur action avec la défense de Paris ? À quand la délivrance ? Là est encore le doute.

Cependant le temps presse, les Prussiens sont toujours là, le roi Guillaume et M. de Bismarck s’établissent à Versailles comme chez eux, envoyant leurs musiques au tapis vert du parc, et M. Bancroft, le ministre des États-Unis à Berlin, le vieil enfant d’un pays que la France et Lafayette ont aidé à conquérir son indépendance, M. Bancroft écrit au chancelier de la confédération du nord pour le complimenter de « rajeunir l’Europe !… » Oui, c’est ainsi. La France et Paris disputent leur existence au feu et au fer des envahisseurs ; un ministre de la républicaine Amérique fait ses complimens à M. de Bismarck de « rajeunir l’Europe » en dévastant nos villes et nos campagnes, en incendiant de ses obus la bibliothèque de Strasbourg. L’Europe apporte jusqu’ici une sage lenteur à s’apercevoir que ce sont ses affaires qui se débattent autant que les nôtres, que de cette lutte si étrangement envenimée pourraient sortir bientôt des complications de nature à mettre son repos en péril pour longtemps. Voilà en vérité où nous en sommes pour le moment, trois mois après le commencement de cette guerre de 1870, un mois et demi après le commencement du siège de Paris !

N’importe, avant que l’Europe soit « rajeunie » à la prussienne, avant que la France soit ce que M. de Bismarck voudrait la faire, il y a plus d’un combat à livrer encore, il y a du sang allemand à verser pour le plaisir, uniquement pour l’orgueilleux plaisir de ces faiseurs de conquêtes « à cheveux blancs » dont parle M. Bancroft en félicitant la vieillesse de « jouer cette année le rôle le plus important sur la terre. » La Prusse n’est pas au bout de son œuvre, la France n’est pas au bout de ses forces, et chaque jour maintenant, on peut le croire, nous rapproche du moment où la question sera de nouveau engagée sur plus d’un champ de bataille, où les Prussiens à leur tour pourront bien se voir déconcertés dans leurs calculs et trahis par cette fortune de la victoire dont ils ont voulu abuser. Il faut bien se dire qu’après l’effroyable désastre de Sedan et la décomposition où il nous laissait un instant, il y avait une période difficile à traverser, qu’un pays a besoin d’un certain temps, ne fût-ce que de quelques semaines, pour panser de telles blessures, pour se reconnaître, pour refaire ses moyens de défense et retrouver en quelque sorte le fil de sa destinée. Cette période de réorganisation et d’attente que nous traversons en réalité depuis près de deux mois, cette période est dure sans doute ; elle a ses conditions, ses lenteurs qui pèsent quelquefois à l’impatience publique, ses nécessités, dont la plus cruelle est cette séparation prolongée de Paris et de la France qu’on a hâte de voir cesser ; mais elle n’a point été sans profit, puisqu’elle a rendu un retour de fortune possible au prix même de ces épreuves que nous supportons. Le gouvernement nouveau a fait certainement à Paris plus qu’on ne pouvait attendre, et en province il a fait ce qu’il a pu. Paris a donné à la province le temps de se lever pour la défense commune, la province ne manquera point aujourd’hui à Paris. Militairement, c’est le résultat palpable, tout au moins vraisemblable que la marche prochaine des événemens ne fera que dégager de plus en plus sans doute, et ces six semaines de constance nous ont été bonnes en vérité. M. de Bismarck lui-même, de son côté, nous est venu en aide plus qu’il ne l’a cru ; il nous a rendu le plus grand service qu’un ennemi tel que lui pût nous rendre, en nous montrant notre devoir dans toute sa simplicité saisissante et virile, en publiant sur les toits les projets de son âpre ambition, en dévoilant à tous les regards, même aux yeux de ceux qui ne demandent qu’à ne pas voir, la situation respective de la France et de la Prusse dans cette violente lutte. Cette situation, elle se dessinera, elle apparaîtra de mieux en mieux à mesure qu’on s’éloignera des confusions qui ont préludé à cette guerre de 1870. Nous ne pouvons savoir encore bien exactement ce que M. Thiers a fait à Londres, à Vienne, à Saint-Pétersbourg. Quand il n’aurait réussi qu’à rétablir la vérité des choses et des situations, qu’à réveiller des doutes ou des prévoyances endormies, qu’à dégager la politique de notre pays de toutes les obscurités compromettantes, à préparer le terrain de combinaisons nouvelles, il aurait encore sérieusement servi la France.

Il est surtout un fait singulier et obsédant. Est-ce qu’il n’est pas clair aujourd’hui qu’il y a eu sur les commencemens de cette guerre de 1870 un nuage épaissi avec calcul ? C’est maintenant la tactique de M. de Bismarck de prendre les altitudes innocentes d’un homme qu’on a contraint à sortir de ses habitudes pacifiques et à gagner des victoires bien malgré lui. À M. Jules Favre il a dit : C’est la France qui l’a voulu, c’est à la France de payer le prix de la guerre qu’elle a très volontairement déclarée. À l’Europe il a dit et il a répété dans une circulaire du mois dernier : Qu’avez-vous à objecter, que pouvez-vous faire ? L’Europe n’a voulu se mêler de rien quand c’était l’Allemagne qui se trouvait menacée et provoquée ; de quel droit interviendrait-elle aujourd’hui pour ravir à l’Allemagne le légitime prix de ses victoires ? Et la diplomatie européenne s’est trop laissée aller jusqu’ici à répéter en chœur : En effet, c’est la France qui l’a voulu, c’est la France qui a provoqué la Prusse, nous ne pouvons nous mêler de rien. — Eh bien ! oui, c’est à la fois irritant et puéril ; mais c’est ainsi : ce gouvernement tombé, cet empire qui en 1866 n’a su ni empêcher la guerre ni se ménager dans les événemens un rôle conforme aux intérêts de la France, qui, après la victoire prussienne, n’a su ni en prendre son parti ni se mettre en mesure de soutenir les revendications qu’il méditait, qui n’a su que flotter entre des circulaires banales sur la théorie providentielle des grandes agglomérations et des velléités stériles de réorganisation militaire, ce gouvernement, pour dernière habileté, a trouvé le moyen en 1870 de se laisser transformer en agresseur et de se jeter dans une guerre pour laquelle il n’était même pas préparé ! Il est tombé dans le piège, il s’est jeté sur la pointe de l’épée qu’on lui tendait, et le gouvernement s’est affaissé sous le poids de ses imprévoyances avant de disparaître sous le poids de sa défection devant l’ennemi ; c’est vrai, et dans une certaine mesure M. Jules Favre lui-même ne l’a pas nié, la France ne pouvait répudier la responsabilité d’une politique à laquelle elle s’était après tout associée, ne fût-ce qu’en la subissant ; mais allez au fond des choses : est-ce que depuis trois ans la Prusse n’était pas la première à vouloir une guerre dont elle a eu seulement l’habileté de laisser à un autre l’initiative et la responsabilité ?

Cette guerre, cela est bien évident aujourd’hui, la Prusse la méditait, la préparait, parce qu’elle sentait bien que c’était la condition, dangereuse sans doute, mais inévitable, de l’accomplissement de ses desseins d’ambition, et elle ne le cachait que pour ceux qui voulaient se laisser tromper. On peut le voir maintenant par ces lettres si curieuses, si vives, trouvées dans les papiers des Tuileries et écrites par le général Ducrot, qui était alors à Strasbourg, sentinelle avancée et intelligente de l’honneur national. Le général Ducrot, qui se dérobait il y a deux mois, au risque de sa vie, à la capitulation de Sedan et qui est aujourd’hui un des chefs de la défense de Paris, le général Ducrot montrait en 1867 et 1868 autant de sagacité qu’il montre maintenant de vaillante résolution devant le même ennemi. Les Prussiens, dit-on, ont pour lui une antipathie particulière ; nous croyons sans peine qu’ils n’aiment pas plus son épée que son esprit. Ce pénétrant observateur voyait tout : la Prusse toute prête à entrer en campagne avec une armée et une artillerie bien supérieures à tout ce que nous pouvions mettre en ligne, les préparatifs qui se faisaient à Mayence et à Rastadt, les réquisitions de médecins et de vétérinaires s’opérant comme à la veille des hostilités, le travail des espions dans nos provinces, et par une analogie presque prophétique en vérité il rappelait que les Prussiens avaient procédé de même en Silésie et en Bohême trois mois avant l’ouverture de la guerre avec l’Autriche.

Oui sans doute, la Prusse ne voulait et ne rêvait que paix, même lorsque le général de Moltke allait secrètement sur le terrain explorer les points vulnérables de nos frontières, ou lorsque, importuné des dispositions peu sympathiques de la population badoise pour les Prussiens, il répondait : « En vérité, c’est incompréhensible, car ces gens-là devraient comprendre que leur avenir est entre nos mains, que bientôt nous pourrons leur faire ou beaucoup de bien ou beaucoup de mal ! Lorsque nous serons en mesure de disposer de l’Alsace, et cela ne saurait tarder, en la réunissant au grand-duché de Bade, nous pourrons former une superbe province comprise entre les Vosges et la Forêt-Noire, traversée dans toute sa longueur par un beau fleuve, et à coup sûr aucun pays au monde ne se trouvera dans des conditions pareilles de bien-être et de prospérité !… » Ce que le général Ducrot voyait et disait, tout le monde au reste le voyait, même les femmes, surtout celle que le général appelle « l’adorable comtesse, » et qui, revenant de Berlin la mort dans l’âme, lui répétait : « Oui, j’en suis certaine maintenant, rien, non rien ne peut conjurer la guerre, et quelle guerre !… ils se moquent indignement de notre gouvernement, de notre armée… Enfin croiriez-vous que le ministre de la maison du roi, M. de Schleinitz, a osé me dire qu’avant dix-huit mois notre Alsace serait à la Prusse ? » C’était à la fin de 1868. Pendant ce temps des intermédiaires, qu’on mettait en avant, négociaient des entrevues du roi Guillaume et de l’empereur. En public, on parlait de paix, du désir de vivre en bonnes relations avec la France ; dans l’intimité, les gens du roi prenaient un air narquois en disant : « Est-ce que vous croyez à tout cela ?… » C’est vraiment instructif. Voilà comment la Prusse se disposait à être la victime innocente de la plus affreuse et incompréhensible agression !

Et maintenant que le tour est joué, que fait M. de Bismarck ? Sa politique après la victoire de l’armée prussienne n’est évidemment que l’expression du mot de M. de Moltke avant la guerre, ou mieux encore elle n’est que la traduction rigoureuse et palpable de cet autre mot, un des premiers par lesquels il ait signalé sa carrière audacieuse de conquérant : « la force prime le droit ! » De cette guerre qu’il méditait, que l’état-major prussien préparait depuis quatre ans, le chancelier de la confédération du nord veut retirer tout le fruit possible, non plus seulement le fruit naturel, légitime, avouable, mais un fruit proportionné à une ambition croissante, à un orgueil enivré par la victoire. Lorsque la France succombait sous le poids de la coalition européenne en 1814 et en 1815, le représentant de la Prusse d’alors, le prince de Hardenberg, adressait au congrès de Vienne un mémorandum où déjà il réclamait le démembrement de la France comme le prix nécessaire des victoires de l’Europe, de la coopération prussienne. Le prince de Hardenberg demandait, lui aussi, la « clé de la maison » pour l’Allemagne, et il jouait sur ces mots de la puissance offensive et de la puissance défensive. « Lorsqu’une nation a surpassé sa défensive marquée par la nature ou par l’art, disait-il, elle devient offensive et menaçante ; son activité, sa force, sa politique, ses institutions, son esprit national, son opinion publique, tout prend la direction de sa situation géographique, et elle conservera cet esprit aussi longtemps que sa situation géographique restera la même. La France se trouve dans ce cas depuis Louis XIV. » C’est cette politique qui reparaît aujourd’hui avec des redoublemens d’âpreté, avec une opiniâtreté plus impérieuse et plus implacable naturellement, d’autant plus implacable que la Prusse n’a plus à compter avec personne ; c’est la politique que M. de Bismarck déploie sans nul déguisement en racontant à son tour l’entrevue de Ferrières, et qui dans sa brutalité semble presque s’étonner qu’on ne la remercie pas de sa modération. Bien entendu, le chancelier de la confédération du nord ne travaille que pour la paix ; s’il veut nous faire l’amputation de deux provinces, c’est parce qu’il craint que nous ne gardions rancune à l’Allemagne, et que nous n’abusions encore de la puissance offensive. Il parle de tout cela avec la désinvolture d’un victorieux ou avec la satisfaction d’un propriétaire qui se croit tout près de rentrer en possession de son bien.

Pourquoi la France attacherait-elle son honneur aux « conquêtes violentes et injustes de Louis XIV ? » Pourquoi la « restitution » de Strasbourg serait-elle un déshonneur ? — Pourquoi cela ? — Mais en vérité M. Jules Favre le dit avec une spirituelle ironie dans sa réponse à la circulaire du chancelier de la confédération du nord : lorsque M. de Bismarck nous propose de revenir à la situation territoriale que nous avions avant Louis XIV, est-ce qu’il accepterait pour lui-même, c’est-à-dire pour son pays, les conditions de ce temps ? est-ce qu’il accepterait pour « son maître, » pour le roi Guillaume, la petite couronne des princes prussiens de cette époque ? Le roi Guillaume trouverait peut-être que ce n’est pas à ce moment de l’histoire qu’il faut s’arrêter. — Pourquoi la France ne reconnaîtrait-elle pas sa défaite en cédant l’Alsace et la Lorraine ? Reconnaître sa défaite, cela se peut sans doute ; mais M. le ministre des affaires étrangères le dit encore avec autant de noblesse que d’émotion : livrer des provinces, ce n’est pas seulement livrer un territoire, c’est livrer des créatures humaines, c’est trahir des populations vivantes dans leur liberté, dans leur dignité, dans leur nationalité, pour se racheter soi-même, pour se dérober au devoir de défendre jusqu’au bout la patrie française dans son intégrité… La France peut subir les abus de la force, elle ne peut pas donner à ces abus la consécration de sa libre volonté. — Voilà où serait le déshonneur, et M. de Bismarck trouvera encore sans doute que cela ressemble terriblement à une thèse académique, car pour lui son entrevue avec M. Jules Favre a été surtout, à ce qu’il paraît, une affaire académique.

Dans tous les cas, nous ne savons rien au monde de plus éloquent que le contraste de ces deux diplomaties qui se rencontrent un jour dans une maison de campagne pour traiter d’une paix visiblement impossible. L’une de ces diplomaties est la victoire froidement et ironiquement implacable, l’autre est la défaite émue et toujours fière ; la première est l’esprit de conquête dans ce qu’il a de plus violent et de plus retors, la seconde est le sentiment du droit, de l’équité, de l’humanité, parlant sans subterfuge, se produisant avec une sorte d’audace d’ingénuité. Le contraste est étrange, et il était bien impossible de s’entendre, puisqu’on commençait par ne pas parler la même langue ; c’est la force morale se relevant devant la force matérielle et la défiant jusqu’au bout, reprenant ses avantages, disant au vainqueur ce que M. Jules Favre, par une suprême et émouvante révolte de la conscience, dit dans sa dernière circulaire : « J’ignore quelle destinée la fortune nous réserve ; mais ce que je sens profondément, c’est qu’ayant à choisir entre la situation actuelle de la France et celle de la Prusse, c’est la première que j’ambitionnerais. J’aime mieux nos souffrances, nos périls, nos sacrifices, que l’inflexible et cruelle ambition de notre ennemi… » Voilà bien encore une thèse académique, dira indubitablement le chancelier de la confédération du nord ; mais il n’aura pas pour cela mieux réussi à trancher la question, et il s’agit toujours de savoir à qui sera la dernière victoire.

Si M. de Bismarck n’avait eu en vue que la grandeur sérieuse et durable de l’Allemagne, il n’avait plus rien à faire, il avait atteint son but, et on ne voit plus même ce qui pouvait désormais l’embarrasser dans ses desseins ; il touchait à la réalisation des rêves les plus illimités du patriotisme germanique. Après Sedan, tout était accompli pour lui, et de la crise soudaine que ce désastre sans exemple provoquait en France sortait même la possibilité d’une paix qui consacrait les résultats conquis par les armées allemandes. Le gouvernement du 4 septembre l’a bien montré par cette démarche que M. Jules Favre tentait spontanément sous une inspiration d’humanité. Chose plus étrange encore, si la paix eût été conclue en ce moment comme elle aurait pu, comme elle aurait dû l’être, c’est-à-dire dans des conditions de généreuse et large équité, la France eût gardé sans doute dans l’âme une tristesse profonde, longtemps elle eût ressenti le cruel aiguillon de la défaite ; elle n’eût pas gardé contre l’Allemagne ces ressentimens, cette animosité irréconciliable qu’on lui suppose, dont M. de Bismarck s’est fait un argument commode pour justifier ses prétentions, pour pousser à bout sa victoire. Est-ce que pendant bien des années de paix et de civilisation la France a témoigné une amertume quelconque, une hostilité quelconque contre le développement national et libéral de l’Allemagne ? Est-ce qu’elle n’a pas été la première à multiplier les efforts pour créer entre les deux peuples des liens plus étroits d’intelligence et d’intérêts ? Et si depuis quelques années elle s’est montrée plus ombrageuse, plus inquiète, c’est moins contre l’Allemagne elle-même que contre les procédés de ceux qui semblaient tout faire pour brouiller les deux peuples, au lieu de les rapprocher par des satisfactions mutuelles dans un large et puissant système de conciliation. M. de Bismarck a prétendu que nous avions voulu nous venger de Sadowa, qui « ne nous regardait pas ; » il croyait pourtant bien que cela pouvait nous regarder un peu lorsqu’il venait à Biarritz pour le préparer.

Voilà d’où est venu tout le mal. Rendue à elle-même, la France serait revenue bientôt à ses sentimens pour l’Allemagne, elle n’aurait certainement pas tout sacrifié à cette éternelle pensée de représaille dont on se fait un fantôme. Une paix juste et libérale eût été le meilleur moyen de guérir la blessure de notre orgueil militaire cruellement éprouvé. C’est là ce que n’a pas compris M. de Bismarck ; il a laissé passer ce premier moment, et ce qu’il poursuit aujourd’hui, c’est moins la victoire d’une politique sérieuse que le triomphe d’une ambition sans frein et sans scrupules, jouant le tout pour le tout ; mettant ce qu’il appelle la sûreté de l’Allemagne dans l’amoindrissement calculé et implacable de la France, fondant ce qu’il lui convient d’appeler une paix durable sur des haines et des ressentimens inévitables. Au lieu d’être un politique, c’est un destructeur, un conquérant par le fer et le feu, réduit à ne reculer devant aucune extrémité de violence, et offrant à l’Europe, au monde entier, ce spectacle aussi étrange qu’imprévu de la guerre de cent ans, de la guerre de trente ans se reproduisant en pleine civilisation de ce siècle ! Ce sont les mêmes procédés : des villes ouvertes qu’on incendie, des populations qu’on pressure, des malheureux qu’on fusille parce qu’ils défendent leur foyer, des prisonniers qu’on traîne à travers la nuit et sur lesquels on fait feu à la moindre alerte, la justice suspendue sur les pas du vainqueur parce que les juges ont la prétention d’être de leur pays, une capitale dont on croit avoir raison en la plaçant entre le bombardement et la famine, des campagnes dévastées et ruinées. Et à quoi tout cela peut-il conduire ? Il faudra bien en sortir à la fin. Ce n’est pas tout d’avoir un moment la force et d’abuser de la conquête. Il arrive inévitablement une heure où la paix redevient nécessaire au vainqueur autant qu’au vaincu. Comment M. de Bismarck compte-t-il y arriver ? Est-ce qu’il espère conquérir la France et se l’annexer ? Et d’un autre côté quel moyen a-t-il laissé à la nation elle-même de se reconnaître, de se consulter ? Le chancelier de la confédération du nord se figure que la France ne veut que la paix, et il accuse le gouvernement établi à Paris de méconnaître cette volonté, d’ajourner la réunion d’une assemblée parce qu’il veut la continuation de la guerre. Le premier ministre du roi Guillaume n’est peut-être pas le meilleur juge des intentions et du patriotisme de la France ; mais d’ailleurs est-ce qu’il y a eu un moyen de réunir cette assemblée, qui seule effectivement pourrait prendre des résolutions souveraines ? Que seraient des élections faites sous le poids de l’occupation étrangère, sous la pointe de la baïonnette de l’ennemi ? Le prétendu armistice que le chancelier de la confédération du nord se fait honneur d’avoir proposé pour faciliter la réunion d’une assemblée était assurément la plus cruelle des dérisions, de telle sorte que, tout compte fait, au lieu de marcher vers cette paix que se proposent toujours dans leurs entreprises des politiques sérieux, même des conquérans prévoyans, M. de Bismarck n’a réussi qu’à multiplier les impossibilités, à semer des germes d’éternelles haines et d’éternels ressentimens, en plaçant la France dans l’alternative d’une guerre à outrance ou d’une soumission sans conditions et sans durée. Voilà ce qu’il a fait, voilà la situation qu’il a créée ! Il en accepte peut-être légèrement la responsabilité ; mais il ne sera pas le premier conquérant qui, après avoir épuisé les complaisances de la fortune, aura trouvé un jour ou l’autre une Némésis vengeresse dans l’excès de ses prétentions et de ses violences.

La France, nous pouvons bien le dire avec le sentiment triste et fier d’hommes qui ont tout connu, la France est pour les peuples enivrés de succès l’exemple le plus éloquent de ces retours de fortune. Jamais l’Allemagne ne sera plus victorieuse et plus glorieuse que la France ne l’a été ; l’éclat de nos gloires et de nos prospérités d’hier n’est égalé que par l’immensité de nos revers d’aujourd’hui. Notre pays s’est trouvé engagé presque sans s’en douter, sans avoir eu le temps d’y réfléchir un moment, dans une de ces crises qui sont les grandes et formidables étapes de l’histoire, et de jour en jour, il ne faut pas se le dissimuler, cette crise s’aggrave et prend une précision plus terrible en approchant du dénoûment. Plus que jamais c’est le moment de se défendre des illusions comme des faiblesses, des découragemens aussi bien que des fausses espérances. Depuis trois mois, nous n’avons certes pas été gâtés, les coups douloureux se sont succédé ; il y a quelques semaines c’était Strasbourg qui tombait après avoir épuisé toutes ses forces de résistance : aujourd’hui malheureusement, il n’y a plus à en douter, c’est Metz qui vient de succomber. Cerné depuis le 14 août, réduit à lui-même, le maréchal Bazaine a passé deux mois et demi à lutter héroïquement, à renouveler sans cesse les assauts furieux pour rompre le cercle de fer qui l’entourait et se frayer un chemin. C’était impossible, puisqu’il n’a pas réussi, et après tant de combats il a été réduit à plier devant la nécessité cruelle, il a été obligé de se rendre, lui et son armée, faute de vivres et de munitions ; il n’a pu même sauver la garnison de la place, qui aurait pu peut-être se défendre encore. Voilà la seconde armée française qui s’en va prisonnière en Allemagne ! C’était tout ce qui restait hors de Paris de l’ancienne armée régulière. La conséquence grave de la capitulation de Metz, on ne peut pas le méconnaître, c’est que 150,000 Allemands au moins, fixés jusqu’ici autour de la citadelle de la Lorraine, retrouvent d’un seul coup la liberté de leurs mouvemens, et peuvent grossir encore les masses prussiennes répandues en France.

Or dans cette situation quelle est la portée de ce bruit de négociation qui nous revient avec M. Thiers, rentré depuis quelques heures à Paris ? Quel est le sens réel de cet incident diplomatique, signalé officiellement aujourd’hui en même temps que la douloureuse reddition de Metz ? Nous ne voudrions altérer en rien les vrais termes dans lesquels se révèle cet incident. — La forte impression produite en Europe par la résistance de Paris aurait conduit quatre grandes puissances neutres, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, l’Italie, à se rallier à une idée commune. Ces puissances, dit-on, « proposent aux belligérans un armistice qui aurait pour objet la convocation d’une assemblée nationale. Il est bien entendu qu’un tel armistice devrait avoir pour conditions le ravitaillement proportionné à sa durée et l’élection de l’assemblée par le pays tout entier. » Et d’abord il y a un fait à préciser. Ce n’est point du tout M. Thiers qui a demandé à la Prusse le sauf-conduit à l’aide duquel il est rentré momentanément à Paris pour rendre compte de sa mission ; il n’a eu jusqu’à sa rentrée aucun rapport direct avec le chancelier de la confédération du nord. C’est l’empereur de Russie qui est intervenu pour obtenir le sauf-conduit, et il a été appuyé dans cette démarche par les trois autres puissances. Maintenant, cette question de forme écartée, quel est le sens précis, quelles sont les limites et quelles peuvent être les conséquences de cette démarche collective, dont le premier effet est une proposition d’armistice à laquelle les puissances semblent d’ailleurs attacher quelque prix ? Jusqu’à quel point les puissances sont-elles décidées à soutenir leur « idée commune ? » M. de Bismarck se rendra-t-il à cette proposition d’armistice avant que des bases de paix n’aient été précisées ? Mais ces bases, qui pourrait les formuler d’une façon définitive avant qu’une assemblée française n’ait été nommée, et cette assemblée elle-même, comment pourrait-elle être élue avec la liberté qui peut seule donner une autorité souveraine à ses résolutions ? Voilà bien des questions qui s’élèvent à la fois et qui du premier coup provoquent plus d’un doute difficile à dissiper.

Au fond, que cette négociation à peine entrevue soit destinée à prendre corps ou qu’elle s’évanouisse encore une fois, le devoir ne change pas, il reste le même pour tous, pour Paris comme pour la province. Le devoir aujourd’hui comme hier, c’est le dévoûment patriotique, c’est cette union de toutes les volontés qui a fait jusqu’ici notre force et qui est l’honneur de la défense nationale. Ce qui est bien évident surtout, c’est que rien ne peut être interrompu dans le travail défensif qui s’accomplit, c’est que la résolution de combattre doit rester la même. Le gouvernement, en annonçant la triste nouvelle de la capitulation de Metz, ajoute que ce douloureux événement ne peut pas abattre le courage de Paris, qu’il ne doit au contraire qu’exciter une émulation généreuse, le désir d’imiter et de venger ceux qui ont combattu pied à pied pour la patrie. C’est certainement la pensée de la défense, de la population parisienne, et l’énergie patriotique restera invariable, afin que jusqu’au bout il soit vrai que si par hasard la paix était redevenue possible, c’est que la résistance de Paris l’aurait conquise, c’est qu’on aurait pu l’obtenir sans manquer à l’honneur et à la dignité de la France.

CH. DE MAZADE.




VARIÉTÉS.

LA CULTURE MARAÎCHÈRE DANS LA BANLIEUE DE PARIS.


La Culture maraîchère pour l’approvisionnement de Paris, par M. I. Ponce, maraîcher, membre de la Société centrale d’horticulture, 1 vol. in-12 ; Paris.

Avant d’être si maltraités par l’invasion et les nécessités de la défense, les environs de Paris n’étaient pas seulement renommés pour tant de lieux charmans consacrés au plaisir ; ils offraient encore à l’horticulture et à l’agriculture elle-même des modèles et des exemples qu’on venait étudier de loin, et qui étaient devenus célèbres chez les hommes spéciaux de la province et de l’étranger. Nulle part en effet, de plus persévérans efforts n’obtenaient de la terre une masse plus abondante de produits. Se rappelle-t-on le spectacle qui naguère, lorsqu’on venait à Paris en chemin de fer, frappait les yeux pendant l’heure qui précédait l’arrivée ? C’était bien encore la campagne, mais quel aspect nouveau ! quelle activité inquiète ! D’abord le terrain se découpait en de longues bandes étroites, chargées de cent cultures variées. A chaque heure du jour, hommes et femmes, penchés sur le sol, le travaillaient et le façonnaient sans relâche, en recueillaient les fruits en dépit des saisons, ou bien ensemençaient et plantaient une terre toute couverte encore des dépouilles de la récolte précédente. Puis, à mesure qu’on se rapprochait de l’enceinte fortifiée de la ville, le tableau changeait ; la vue s’étendait sur une suite ininterrompue d’enclos. Là se montrait partout un soin de plus en plus jaloux des plantes ; ce n’étaient que bâches., paillassons, pompes d’arrosage, instrumens perfectionnés ; on comptait les cloches par milliers, les châssis par centaines. Le bon Rabelais, revenant au monde, n’eût point cherché ailleurs une description des jardins de Gargantua.

Vous aviez traversé d’abord les « cultures agricoles » des environs de Paris, et ce que vous voyiez ensuite, c’étaient les jardins des maraîchers. Les premières tiennent à peu près le milieu entre la culture ordinaire et la culture des marais. La terre se vendant ou se louant fort cher autour de Paris, les frais de main-d’œuvre et les frais généraux y étant aussi fort élevés, il en est résulté que, tandis que les maraîchers bannissaient de chez eux les plantes potagères, qui occupent trop longtemps le sol et n’exigent pas un soin extrême, les cultivateurs de la grande banlieue se sont vus forcés à leur tour d’abandonner les céréales et de se livrer à la production en grand des légumes délaissés par les maraîchers. Jusqu’à ces derniers temps, ils approvisionnaient les halles d’artichauts, d’asperges, de betteraves, de carottes de pleine terre, de pommes de terre, de navets, de choux des espèces les plus communes, de pois, de fèves, de haricots, d’oignons ; il n’est pas jusqu’aux pissenlits et jusqu’aux modestes échalotes qui n’aient trouvé leur place dans cet immense potager occupant à la ronde un territoire de plusieurs lieues. Ces cultures agricoles seraient déjà un intéressant sujet d’étude ; mais l’horticulture maraîchère est surtout curieuse à connaître. M. Ponce s’est donné la tâche d’initier le public aux secrets de son art dans un excellent livre de pratique ; sans entrer ici dans des détails qui d’ailleurs échappent à l’analyse, il parait utile de rappeler sommairement l’importance d’une industrie qui est en ce moment si éprouvée, et qui serait pourtant si digne de protection.

Pour les maraîchers de notre banlieue, comme le fait observer M. Ponce, les conditions ordinaires de toute culture du sol n’existent plus. Il faut, dit-il, arriver à fournir l’alimentation de mille personnes par la culture d’un terrain dont la superficie en nourrirait au plus cinquante, si l’on se contentait des procédés communs. Le plus souvent ce terrain occupe un espace de 7,000 à 10,000 mètres d’un seul tenant. Le loyer en est d’autant plus considérable que le maraîcher doit se rapprocher autant que possible des halles, où est le centre de ses affaires. Aucune parcelle ne reste donc plus de vingt-quatre heures inoccupée. Pour forcer la nature, on emploie à profusion engrais, paillassons, cloches et châssis. La surface du sol est divisée en rectangles de 21 mètres tournés vers le midi dans la plus longue dimension qui reçoivent chacun quinze châssis, 1 mètre étant seulement réservé pour un sentier et deux accots. Lorsque l’espace manque pour une dernière ligne de 21 mètres, on dispose des lignes transversales formées de la même manière, à l’exposition du couchant. C’est ce qu’on appelle faire les carrés. Sur toute la longueur du mur établi au midi se trouvent la costière et la contre-costière, c’est-à-dire deux planches rectangles larges de 2m,34 et séparées l’une de l’autre par un sentier de 0m,33 ; un autre sentier sépare des carrés la contre-costière. Même disposition se retrouve sur le côté opposé du jardin. A l’angle sud-est, le maraîcher a placé sa maison d’habitation, son écurie, sa remise, son hangar ; à proximité sont le puits, le manège ou la pompe à vapeur, le réservoir, la cuve à laver les produits et la décharge de fumier. Une des conditions indispensables, c’est d’avoir de l’eau en abondance. Dans beaucoup de marais existe encore le système défectueux des tonneaux enterrés de 10 en 10 mètres et reliés entre eux par un tuyau de conduite ; les horticulteurs les plus habiles les ont remplacés par différens systèmes de tubes d’arrosage et de prises d’eau.

M. Ponce, dont le marais présente une superficie de 11,000 mètres carrés, a donné des chiffres intéressans sur les frais d’installation et les frais d’entretien de son propre établissement. Le matériel d’exploitation est relativement considérable. Les arrosages se faisant à la lance, il faut d’abord une machine à vapeur de 2 chevaux pour le service de la pompe foulante quand le cheval du maraîcher est occupé, et un manège pour ce même service lorsque le cheval est disponible. Vient ensuite l’établissement d’un grand réservoir d’eau en tôle boulonnée, de conduites, de tuyaux, de tubes, pour le système d’arrosage. On a dû acquérir quantité de châssis, de cloches, de paillassons, et tout le matériel de labour, puis les civières, les chargeoirs, les hottes, les mannes, les piquets et le fil de fer. Enfin on a construit les hangars à châssis et la serre à légumes. Tout cela revient, d’après les comptes très détaillés de M. Ponce, à une trentaine de mille francs. Les frais annuels montent à 17,000 francs environ, sur lesquels 2,500 francs sont prélevés pour le loyer et les impôts, et 8,700 francs pour le salaire, la nourriture et l’entretien du personnel, qui se compose de trois domestiques, de deux filles et d’une femme de journée engagée pour l’été seulement. L’achat du fumier coûte encore 2,500 francs par année. Les autres chapitres de ce budget s’appliquent aux dépenses de l’écurie, à l’entretien des châssis, au remplacement des cloches, à l’acquisition des graines pour semis et des pailles à lier, etc. Ajoutez à la somme de ces frais annuels les intérêts du capital, engagé soit pour l’installation d’un marais, soit pour l’acquisition d’un fonds de maraîcher, et vous comprendrez ce que coûte dans la banlieue de Paris la culture de ces 11000 mètres de terre (un peu plus d’un hectare), qui doivent rapporter 20,000 francs au moins en légumes pour que le chef de l’exploitation y gagne sa vie.

Au marais, point de paresseux ; une heure d’oisiveté n’y saurait être admise. Le maître est presque toujours à son poste, c’est-à-dire au jardin, où il exerce sur ses domestiques une surveillance incessante ; mais, s’il est matinal, la ménagère l’est plus encore. Chaque nuit, elle se lève entre une heure et deux heures, et part pour les halles, accompagnée d’un domestique et d’une fille. Le premier conduit et décharge la voiture, puis la ramène remplie du fumier qu’il a été chercher dans les écuries. Le rôle de la fille consiste à porter à la hotte jusqu’aux charrettes des fruitiers les marchandises qu’ont achetées ceux-ci. Pour les hommes qui sont restés à la maison, la journée commence ordinairement à cinq heures du matin et souvent ne finit qu’à neuf heures du soir. On prend quatre repas, que l’on a bien gagnés. C’est une rude façon de vivre, et le patron, donnant l’exemple, ne chôme pas plus que les autres. Il n’est du reste devenu patron qu’après avoir été durant plusieurs années simple ouvrier, et c’est presque toujours de son mariage qu’a daté son établissement. En même temps qu’on achète un fonds, on choisit sa femme, et on ne la choisit que parmi ses compagnes de travail. « Cette habitude, dit M. Ponce, qui a perpétué parmi notre classe de travailleurs les coutumes des anciennes corporations, est une des premières nécessités du métier… Les deux époux ne peuvent marcher l’un sans l’autre, et la mort de l’un d’eux entraîne presque toujours forcément la vente désastreuse de l’établissement, quand cette cruelle séparation arrive trop tôt. » L’esprit de corps en effet anime toujours les maraîchers. Chaque année, la Saint-Fiacre est religieusement fêtée, et de temps en temps de gais et copieux repas de noces réunissent, à l’exclusion des intrus, toute la confrérie d’un canton. Combien de fois n’avons-nous pas vu se dérouler, violons en tête, par les rues de Saint-Mandé ou de Vincennes, une noce de maraîchers en file interminable, deux à deux, compères et commères, rustiquement endimanchés dans leurs beaux habits à la fois si vieux et si neufs, de vrais habits de paysan du Vaudeville ? Ces jours-là seulement, on prend le temps de se délasser un peu ; n’est-il pas juste que cinq ou six fois dans l’année s’entre-choquent gaîment les verres ?

On comprendra que nous ne puissions pas suivre M. Ponce dans l’énumération des soins nécessaires aux dix-sept familles de plantes qui sont cultivées dans les marais. La partie la plus importante de l’art du maraîcher consiste d’ailleurs presque tout entière dans l’emploi raisonné de l’engrais. Cet engrais est toujours le fumier d’écurie ou, à défaut du fumier d’écurie, le fumier d’étable. La gadoue, ce mélange de débris de toute nature que produit le balayage de nos rues, est transportée au-delà de la zone des marais, et convient aux cultures agricoles dont nous avons parlé plus haut. Les maraîchers se procurent le fumier d’écurie par abonnemens passés avec les entrepreneurs de transports, les compagnies de petites voitures et des omnibus, les casernes de cavalerie, etc. Le fumier d’étable est fourni par les nourrisseurs. Le premier est indispensable aux sols argileux ; le second, plus froid et d’une décomposition plus lente, est réservé surtout aux sols siliceux ; on en fait le mélange selon les proportions d’argile et de silice que contient la terre. Comme l’espace est précieux, la fumière du maraîcher occupe le moins de place possible et gagne en hauteur ce qu’on lui refuse en surface. « On lui donne, dit M. Ponce, la forme d’un quadrilatère placé sur une surface bien plane et aussi imperméable que possible… Les fumiers sont entassés à la fourche et foulés avec le pied au fur et à mesure du déchargement. On ménage au centre du tas une espèce de cheminée à laquelle on fait aboutir sur toutes les faces d’autres conduites horizontales, de façon que l’air frais pénètre dans le tas et neutralise l’excès de chaleur produit par la fermentation, chaleur qui peut aller jusqu’à enflammer la masse. » Le danger d’incendie est même assez considérable pour qu’on écarte la fumière à 10 mètres au moins de l’habitation. Par la même raison, on la rapproche toujours du puits. Comme l’humidité toutefois lui serait nuisible, et que les pluies en entraîneraient les parties solubles, on prend soin de la garantir de l’eau. On l’élargit donc autant qu’on peut de la base au sommet, on lui donne des pentes vers les bords, et l’on garnit le haut de la paille la plus longue et la moins souillée. « Le tas de fumier ainsi construit contient au sommet du fumier frais qui produira beaucoup de chaleur dès qu’il sera enfoui et mouillé, mais qui ne deviendra engrais que huit jours au moins après l’enfouissement. La deuxième partie, intermédiaire entre le sommet et la base, contient du fumier demi-chaud, demi-engrais, qui convient à la plantation des végétaux délicats demandant à la fois chaleur et nourriture en abondance. L’autre tiers se compose de fumier fait, bon pour les plantes robustes qui ne demandent plus que de la nourriture. » Pour diminuer l’énorme quantité d’engrais qu’exige la culture des primeurs, on a tenté divers essais abandonnés presque aussitôt parce qu’ils étaient trop coûteux. Un des plus intéressans consistait à faire des couches sans fumier, que l’on chauffait comme les bâches de serre, au thermosiphon, c’est-à-dire par circulation d’eau chaude, tandis que le terreau de la bâche recevait une certaine dose d’engrais puissant, tel que la colombine ou le guano. Après quelques tentatives de ce genre, c’est encore au fumier qu’on en est revenu[1].

Nous voici bien loin aujourd’hui de ces préoccupations paisibles, et pour être encore à l’abri des incursions de l’armée prussienne, tenue en respect par le feu des forts, les marais n’en sont guère mieux. Tout autour de Paris et au pied même des remparts règne depuis un mois un odieux pillage. Le signal est parti, il faut malheureusement le reconnaître, de ceux qui auraient dû veiller au respect des propriétés et des personnes. Des soldats des troupes régulières, des gardes mobiles, des gardes nationaux sédentaires, ont en quelque sorte donné l’exemple de la maraude. Nous ignorons quelles mesures ont été prises à ce sujet par les chefs de l’armée active ; mais, en ce qui concerne la garde nationale de Paris, un ordre du jour du général Tamisier a récemment rappelé au devoir les hommes qui s’en écartaient. Ce sont maintenant des bandes d’enfans, de femmes et de gens de tout âge qui se jettent sur les jardins, brisent les portes et les clôtures, injurient et menacent quiconque leur résiste, et portent en un mot partout une dévastation aussi stupide que le pourrait faire une nuée d’animaux malfaisans. Tout dernièrement, le jour même du combat de Rueil, nous assistions encore à ces scènes de désordre dans la campagne de Vanves et d’Issy. — « Il serait plus heureux, disaient alors les habitans, de voir l’ennemi dans nos villages ! » De tels vœux, s’ils étaient sincères, seraient sans doute bien coupables ; mais il n’y faut voir que l’expression d’un ressentiment trop facile à comprendre. Sans invoquer ici les argumens de droit, de justice ou d’humanité, rappelons l’urgence qu’il y aurait, dans l’intérêt même de la défense, à faire cesser un si fâcheux état de choses. Il est indispensable à la santé publique que nous puissions nous procurer longtemps encore une nourriture végétale fraîche et des légumes verts. On le sait si bien que le ministre de l’agriculture a chargé M. P. Joigneaux de diriger dans Paris même un service spécial de culture potagère ; mais il nous paraît difficile que les efforts de M. Joigneaux, dont nous reconnaissons volontiers l’habileté, puissent, dans cette saison surtout, être suivis d’un grand succès. Au témoignage des hommes du métier, pour créer un marais, il ne faut pas moins de trois ans. N’était-il pas plus simple de songer à tirer un bon parti des cultures établies de longue date et savamment aménagées entre les remparts et les forts ? Pourquoi ne pas veiller à ce que ces cultures soient entretenues sans dommage jusqu’au moment où l’on serait forcé de les abandonner ? Et ce moment n’arriverait qu’après la prise, espérons-le, peu probable, de nos forts. Beaucoup de mal a été fait pendant le mois qui vient de s’écouler ; ce mal est encore réparable, mais à la condition d’une surveillance rigoureuse. Nous constatons avec plaisir que le gouvernement y songe dans ce moment même. L’instruction du général Trochu en date du 22 octobre, sur les marches militaires de la garde nationale, établit que l’un des objets de ces exercices sera de constituer un service de surveillance et d’ordre dans la banlieue. D’autre part, un ordre exécutoire à partir du 27 octobre porte qu’un certificat sera demandé aux personnes qui désormais voudront introduire dans Paris des objets mobiliers ou des denrées. C’est beaucoup, mais cela ne suffit pas encore. Il faudrait, à côté des marches militaires, qui ne peuvent avoir dans la pratique le caractère de rondes de police, il faudrait de fréquentes patrouilles composées seulement d’un petit nombre d’hommes que fourniraient les postes de garde aux remparts, et qui plusieurs fois dans la journée parcourraient la zone dont on doit assurer la protection. Il faudrait aussi (et ce serait le mieux sans doute dans la phase du siège que nous traversons maintenant) qu’il fût interdit en principe de franchir l’enceinte des murs, hormis pour les besoins de la défense. Ainsi cesserait un gaspillage qui dure depuis trop longtemps, et ainsi serait résolue une question d’approvisionnement dont plus tard peut-être on sentira cruellement l’importance.


EUGÈNE HÉBERT.


ESSAIS ET NOTICES

La Table de Peutinger d’après l’original conservé à Vienne, par Ernest Desjardins, in-folio ; Hachette, 1870.


M. Ernest Desjardins, par toute une série d’importantes publications pendant ces dix dernières années, s’est assuré un rang très distingué parmi les archéologues érudits. Son volume sur la topographie de l’ancien Latium, sa dissertation sur les Tables alimentaires, ses études sur les embouchures du Rhône et du Danube, sa série d’inscriptions inédites recueillies par lui-même, il y a deux ans, en Valachie et Bulgarie, sont de vrais services rendus à la science. M. Desjardins entreprend aujourd’hui de couronner cette suite de travaux par une nouvelle édition de la Table de Peutinger, avec commentaire et fac-similé. Il est facile de comprendre l’utilité d’un tel dessein. Ce qui se rapporte à la cartographie antique est encore assez ignoré, bien qu’il soit hors de doute que les Grecs et les Romains aient connu et pratiqué ces utiles instrumens. Hérodote raconte que, lors de la révolte de l’Ionie, prélude des guerres médiques, le tyran de Milet, Aristagoras, menacé tout le premier de la vengeance des Perses, vint demander du secours à Cléomène, roi de Sparte. Sparte, alors encore la plus puissante ville du monde hellénique, ne devait-elle pas porter secours aux Grecs d’Asie ? Les barbares lui seraient faciles à vaincre, et leur défaite l’enrichirait ; elle frapperait d’impôts leurs villes opulentes, ses soldats pénétreraient vainqueurs jusque dans la somptueuse capitale du grand roi. Malgré les répugnances naturelles du génie Spartiate contre les expéditions lointaines et étrangères, malgré la petite Gorgo, sa fille, qui le pressait de fermer l’oreille à des propos corrupteurs, Cléomène allait, semblait-il, se laisser tenter : Aristagoras lui faisait suivre des yeux et du doigt sa future marche victorieuse ; il lui en montrait les diverses étapes, nous dit le narrateur antique, sur une planche de cuivre où était gravée la circonférence de la terre, avec les fleuves et les mers, sans doute aussi avec les routes et leurs stations jusqu’à Suse. Voilà une preuve incontestable, que dès le Ve siècle avant l’ère chrétienne, les anciens Grecs connaissaient l’usage des cartes. Strabon, d’après Ératosthènes, nous rappelle qu’on en savait dresser chez les Grecs d’Asie un siècle même avant la date à laquelle Hérodote a fait allusion. Comment supposer en effet que de si nécessaires instrumens eussent pu rester inconnus à la politique ingénieuse des Grecs, qu’un Xénophon avec les Dix mille ou un Alexandre avec sa courageuse armée se fussent aventurés à travers toute l’Asie occidentale jusqu’à l’Euphrate, jusqu’au Pendjab, sans de tels auxiliaires ? Encore moins devons-nous trouver pareille lacune chez les Romains, peuple arpenteur et pratique, jaloux d’étendre partout son droit de propriété et de conquête. Ils n’avaient toutefois pas sans doute une carte d’Italie centrale, ces primitifs Romains qui mirent des siècles à s’emparer du pays entourant leur berceau, et qu’effrayait, à deux pas du Tibre, la forêt ciminienne ; mais les Scipions, un César, tous ceux qu’on nous représente avec raison comme les types classiques de l’homme de guerre, comment ces habiles capitaines auraient-ils manqué de cartes routières à travers la Grèce, les Gaules ou l’Asie ? On sait quelle merveille c’étaient que les grandes routes du peuple-roi : cette voie Appienne qui dès les premiers temps traversa les marais Pontins, cette voie Egnatienne qui s’en allait au travers de la Macédoine et de la Thrace, pays aujourd’hui moins faciles à traverser peut-être ; sur ces routes étaient des refuges pour la nuit, des bas côtés pour les piétons, des pierres dressées pour aider à monter à cheval sans étriers, et surtout des colonnes militaires marquant avec exactitude les distances et les divisions du chemin. Végèce mentionne ces itinéraires écrits, mais il connaît aussi et nomme les itinéraires peints, et plusieurs textes nous apprennent qu’il faut entendre par là non-seulement des cartes figurées sur les murs, par exemple dans les écoles, mais aussi sans doute des cartes d’un usage personnel qu’on pouvait ranger dans sa bibliothèque ou transporter dans ses poches.

Quand César et Auguste prétendirent réédifier un autre édifice politique à la place de celui que les guerres civiles avaient renversé, une de leurs premières et principales mesures fut un arpentage du nouvel empire : immense opération devenue nécessaire pour permettre un dénombrement aussi exact que possible de la population et une meilleure assiette de l’impôt. Elle aurait été confiée dès l’année qui vit la mort de César à quatre géomètres grecs, à Didyme pour l’Occident, à Zénodore pour l’Orient, etc., et elle aurait été terminée dans l’espace de vingt-cinq ans environ. M. d’Avezac, dans un savant mémoire sur Éthicus, et M. Wallon, dans sa discussion si précise sur le recensement de Quirinius, ont examiné les difficiles questions qui se rattachent à ces souvenirs. Agrippa, le ministre d’Auguste, réunit tous les documens, tous les chiffres obtenus, et peut-être en composa-t-il lui-même un résumé destiné à présenter les principaux traits de ce vaste ensemble. Lorsque Pline l’Ancien, dans cette vaste encyclopédie qu’on désigne sous le nom d’Histoire naturelle, cite à l’appui de ses assertions géographiques les calculs d’Agrippa, c’est ce travail sans nul doute qu’il a eu entre les mains. Quand Strabon se réfère à l’autorité de celui qu’il appelle le chorographe, il invoque probablement aussi le même témoignage ; mais de plus nous lisons dans Pline (III, 2) qu’Auguste dressa ou bien acheva, suivant les vœux de son ministre, ce qu’on appela son orbis pictus au portique d’Octavie ; Nous n’avons pas d’autre information directe sur ce monument figuré, il y a tout lieu de croire cependant qu’il s’agit d’une carte routière construite d’après les résultats qu’avait donnés l’arpentage de l’empire. Il est permis d’aller plus loin et d’admettre par une autre induction que la carte dite de Peutinger doit être, sauf modifications ultérieures, une reproduction de cette carte murale.

Peutinger, citoyen et patricien d’Augsbourg, disciple des universités de Padoue, de Bologne et de Florence, ami ou correspondant de Thomas Morus, de Reuchlin, de Vivès, de Manuce, était un de ces humanistes de la fin du XVe et du commencement du XVIe siècle qui ont tant fait pour la renaissance des lettres. Il avait recueilli tout un musée de statues, de médailles et d’inscriptions antiques, et sa bibliothèque comprenait beaucoup de manuscrits précieux. Parmi ces manuscrits se trouvait la célèbre carte, que lui avait donnée un de ses amis, Conrad Celtes, après l’avoir trouvée par hasard à Worms en 1507. Cédée par un des descendans de Peutinger en 1714 à un libraire, elle fut vendue par celui-ci en 1720 au prince Eugène, dont la bibliothèque fut réunie en 1738 à celle des empereurs d’Autriche à Vienne.

Cette carte, qui se voit aujourd’hui dans ce dernier dépôt, est peinte sur onze feuilles de parchemin. Il semble bien qu’une douzième feuille manque et ait dû comprendre l’Espagne, ainsi que la partie occidentale de la Grande-Bretagne et de la Mauritanie ; mais nul ne l’a jamais connue. Les onze feuilles offrent ensemble une longueur de 6m,82 sur une hauteur de 34 centimètres seulement. On a de la sorte une carte du monde ancien où le dessin ne peut évidemment offrir qu’une bizarre altération de la réalité physique : un tel dessin ne saurait s’expliquer que dans l’hypothèse selon laquelle le modèle primitif aurait été, comme on le conjecture, une carte routière déroulant au-dessus des colonnes d’un portique une représentation purement approximative des régions appartenant à l’empire et de quelques contrées voisines. Le précieux monument de Vienne est gâté un peu par les vers, mais presque uniquement aux marges et dans les parties où une certaine couleur gommée désignant les mers attirait leurs ravages ; quelques îles seulement ont pu en souffrir : le texte formant la description intérieure des continens est resté intact, sauf peut-être la partie avoisinant les Pyrénées. Les cours d’eau sont marqués en vert, les. routes avec les stations en rouge. Plusieurs sortes de vignettes désignent diversement les villes : tantôt ce sont de simples maisonnettes ou guérites au toit rouge ou bien à deux pignons, tantôt, pour les monumens religieux, temples païens ou chrétiens, des maisons en perspective à trois pans visibles. Un aquarium ou une piscine peinte en bleu et entourée de murs, dont la teinte brune a partout sensiblement pâli, désigne les villes d’eaux thermales y un demi-cirque indique les villes pourvues d’amphithéâtres. Rome, Constantinople, Antioche, sont marquées par des signes tout spéciaux, tels que des édifices symboliques, ainsi que certains lieux, tels que le Pausilippe, les phares d’Alexandrie et du Bosphore, les portes d’Ostie, les fosses mariennes, les principaux magasins ou arsenaux, etc., tous indices fort importans pour quiconque s’efforce aujourd’hui de retrouver quelles époques nous révèle la carte de Peutinger.

C’est précisément cette recherche que les patiens commentaires du nouvel éditeur ont surtout en vue. Il paraît avéré que l’exemplaire que nous possédons a été exécuté par un certain moine du XIIIe siècle, lequel, auteur d’une chronique aujourd’hui subsistante, dit formellement dans cet ouvrage, à l’année 1265, qu’il vient d’achever une mappemonde sur douze peaux de parchemin. L’expression dont il se sert, mappam descripsi, marque évidemment qu’il copiait un modèle, et non pas qu’il était le premier auteur. L’important serait de fixer quels sont sur notre carte les traits les plus anciens par la date, et quels sont les plus modernes. Il n’y en a pas qui soient plus récens que le XIIIe siècle ; c’est le moine copiste qui a probablement marqué lui-même la forêt des Vosges et la forêt Marciane, la même que la Forêt-Noire : ce sont les seules qui figurent sur la carte. C’est encore de lui sans doute qu’émane l’indication ad sanctum Petrum, par laquelle il désigne la basilique de Saint-Pierre, à Rome. Quant aux plus anciens indices que la carte de Peutinger nous révèle, ils remontent jusqu’au commencement du règne d’Auguste, puisqu’elle fait usage, de la division en quatre provinces : Narbonnaise, Aquitaine, Lyonnaise et Belgique, instituée par le fondateur de l’empire dès le commencement de son règne, l’an 29 avant l’ère chrétienne. D’autres circonstances permettent de faire remonter la composition première jusqu’à ce même point de départ : ainsi elle ne s’étend, du côté de la Germanie, qu’un peu au-delà du Rhin, et ce semble, jusqu’au Wéser. Plusieurs exemples démontreraient que les obstacles opposés par le cadre n’ont guère gêné le dessinateur, qui se faisait peu scrupule d’abréger les rivages et de resserrer les espaces. Il y a donc lieu de penser que le Wéser était tout au moins la limite qu’il ne voulait pas dépasser, c’est-à-dire la limite de la Germanie connue ou du moins occupée par les armes romaines au moment de ce travail. Or c’est au commencement du règne d’Auguste que, l’Elbe n’étant pas encore atteint par les armées de Drusus, le Wéser marquait la vraie frontière des excursions romaines vers le nord-est de l’empire. D’autre part, certaines indications de la carte, soit parmi les villes du Rhin, soit entre les populations de la Germanie, nous reportent à des époques ultérieures et n’ont pas pu coïncider avec les précédentes. C’est ainsi que la ville actuelle de Cologne se trouve là déjà désignée sous le nom latin qui est devenu son nom moderne. La carte dit Agripina, c’est-à-dire (telle était la dénomination complète) colonia Agrippinensis. La célèbre Agrippine, fille de Germanicus, femme de Claude et mère de Néron, avait, vers l’année 50 après Jésus-Christ, fondé une colonie là où les Romains ne connaissaient auparavant qu’un temple ou autel païen, desservi par la tribu germanique des Ubiens, Ara Ubiorum. Enfin parmi les populations allemandes nommées par l’auteur de la carte au-delà du Rhin figurent les Alamans, qui ne commencent à paraître qu’au temps de Caracalla, à la fin du second ou au début du me siècle, et les Francs, qui n’ont été connus pour la première fois qu’au milieu de cette dernière période. Si la carte eût été dessinée au même temps qu’arrivaient ces données ultérieures, les frontières n’y eussent sans doute pas été les mêmes, et l’Elbe par exemple y aurait figuré. Il semble donc démontré en thèse générale que la carte qu’on possède à Vienne, exécutée au XIIIe siècle, reproduit la carte primitive dressée par ordre du ministre d’Auguste, Agrippa, autour du portique d’Octavie, en y ajoutant non-seulement certaines indications datant du XIIIe siècle même et provenant de celui qui a exécuté cette dernière copie, mais une foule d’autres désignations géographiques, héritage des différens siècles à mesure que se multipliaient les éditions du monument original.

Voilà au milieu de quel dédale M. Ernest Desjardins a entrepris de porter la lumière. Il voudrait retrouver à quel temps appartient chaque addition successive. A propos de chaque nom de ville, de peuple, de rivière ou de montagne, il réunit avec une patience de bénédictin tout ce que les écrits des anciens ou du premier moyen âge nous ont laissé de témoignages utiles ; puis il compare, critique et, s’il est possible, conclut. C’est assez indiquer de quelle nouveauté sera ce grand travail. Une reproduction figurée nous rend en outre, en dehors du commentaire, le précieux monument, avec une exactitude toute scientifique et toute plastique. L’habileté des procédés modernes fait de ce scrupuleux fac-simile une œuvre toute différente de ce qu’étaient les gravures plus ou moins arbitraires des anciens éditeurs Scheyb et Mannert. Déjà, grâce à un examen plus attentif, M. Desjardins a découvert sur la carte de Vienne on ensemble de signes à moitié effacés qui lui paraissent marquer toute une répartition de provinces dont on ne s’était pas aperçu qu’il était tenu compte. Le beau volume in-folio de M. Desjardins, magnifiquement exécuté, est en voie de publication et comprend déjà les six premiers segmens de la carte. Nous avons tout lieu d’espérer que la difficulté des temps n’arrêtera pas un travail si utile, destiné à dépasser de beaucoup l’œuvre précédente des deux éditeurs allemands, et à faire grand honneur à notre école d’érudition française. .


A. GEFFROY.


C.BULOZ.


  1. C’est à dessein que nous omettons de parler ici des curieux essais de culture maraîchère à l’eau d’égout tentés aux environs d’Asnières et de Clichy par les ingénieurs de la ville de Paris. Ces expériences qui, malgré leur nouveauté, ont donné cet été de remarquables résultats sur une surface à la vérité très restreinte, ne doivent pas être mentionnées incidemment et méritent qu’on les examine à part.