Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1900

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Chronique n° 1645
31 octobre 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre.


Il est un peu tard pour parler des élections anglaises : cependant nous ne pouvons pas n’en rien dire. Elles n’étaient pas encore terminées lorsque nous écrivions notre dernière chronique : mais, depuis, il s’est passé tant de choses dans le monde, soit en Europe, soit en Asie, qu’elles paraissent déjà très lointaines. Le résultat en était d’ailleurs tellement certain et prévu qu’il n’a donné lieu à aucune surprise. On savait que la majorité conservatrice reviendrait tout entière ; on se demandait seulement si elle ne serait pas accrue. Elle l’a été, mais de quatre voix, ce qui est peu. Les conservateurs ont maintenu leurs positions ; voilà tout. Ils avaient une majorité de 132 voix ; ils en ont une de 136. Leur victoire est incontestable, et il y aurait quelque puérilité à vouloir la diminuer ; mais il est bien permis de la ramener à ses proportions exactes, et de la dégager des exagérations. Essayons de le faire.

Les dernières élections avaient eu lieu, il y a cinq ans : il faut donc comparer celles d’hier à celles d’alors pour savoir si, dans l’intervalle, la confiance du pays envers les conservateurs a augmenté ou diminué. Cette comparaison est instructive. Elle montre que les conservateurs avaient, en 1895, une majorité supérieure d’une vingtaine de voix à celle d’aujourd’hui. Ils ont perdu ces voix au cours de la législature, par le fait des décès et des renouvellemens partiels qui se sont produits ; et ils ne les ont pas reconquises. Tout compte fait, les libéraux ont gagné dix sièges depuis cinq ans. Si on envisage la situation à ce point de vue, qui est le vrai, on est amené à conclure que ce parti, quelque éloigné qu’il soit encore de la victoire, n’en est pas moins en progrès ; et c’est peut-être parce que le gouvernement s’en est aperçu qu’il a pris le parti de dissoudre la Chambre avant l’heure, et d’en appeler au pays. En quoi il a prudemment agi. On pouvait croire, au moment de la dissolution, que la guerre du Transvaal était terminée : cela est moins sûr aujourd’hui. Non pas que la fortune des armes puisse désormais changer de camp ; quel que soit leur héroïsme, les malheureux Boers sont voués à la défaite finale ; mais ils la retardent encore, et l’Angleterre n’est pas au bout de ses sacrifices. Quand viendra la liquidation militaire et politique de cette folle et coupable entreprise, on en établira le bilan définitif, et il y aura plus d’une déception. Le parti libéral, s’il montre alors un peu plus d’habileté qu’il ne l’a fait dans ces derniers temps, et surtout s’il réussit à reformer ses cadres et à se donner une discipline plus ferme, n’aura qu’à recueillir les fruits qui mûrissent pour lui. Il s’en faut que les conservateurs aient dans le pays une majorité proportionnelle aussi forte qu’à la Chambre. Les élections anglaises, plus que toutes les autres peut-être, ont leur fantasmagorie : pour la dissiper, il faut aller au fond des choses, c’est-à-dire aux chiffres mêmes des votes obtenus par chacun des deux partis. C’est à peine si, sur plus de 4 millions et demi d’électeurs qui ont pris part au scrutin, les conservateurs ont eu une majorité de 212 500 voix. Comment à une majorité si faible dans le pays correspond une majorité si grande à la Chambre ? Cela s’explique à la fois par la faculté du vote multiple qui appartient à un assez grand nombre de votans, généralement conservateurs, et aussi par la manière dont les circonscriptions électorales sont découpées, avec un très médiocre souci de la représentation numérique des populations. Tout cela est bien connu. Si nous le relevons, c’est pour montrer que le parti libéral n’est pas aussi malade qu’on pourrait le croire d’après des apparences superficielles.

Au surplus, les antiques appellations de parti conservateur et de parti libéral commencent à être bien démodées ; elles ne sont plus en rapport avec la réalité des choses. Conduits par l’habitude, nous avons parlé de la victoire du parti conservateur ; mais que faut-il entendre par-là ? Où est aujourd’hui le vieux parti conservateur que nous avons connu, il y a quelques années encore, et dont le marquis de Salisbury aura été sans doute le dernier représentant ? Qu’est-il devenu ? Où en retrouverait-on les vestiges ? Il est victorieux tant qu’on voudra ; mais il a disparu dans sa victoire tout aussi complètement que le parti libéral dans sa défaite. Ce dernier a à sa tête quelques hommes très distingués et très honorables, d’autant plus courageux qu’ils ont à lutter et qu’ils luttent contre l’égarement de l’opinion, M. John Morley, sir William Harcourt, sir Henry Campbell Bannerman : malheureusement, leurs troupes les abandonnent de plus en plus. L’impérialisme, depuis son introduction dans les affaires anglaises, a opéré à la manière de ces agens chimiques, énergiques et puissans, qui dissolvent toutes les agrégations antérieures pour en composer de nouvelles. Le parti libéral n’a pas résisté à son action ; mais le parti conservateur ne l’a pas fait davantage. Ce n’est pas une évolution qu’il subit, c’est une transformation, ou une déformation intime et profonde, dont on peut mesurer le progrès en passant, comme il est passé lui-même, de lord Salisbury à M. Chamberlain. Qu’y a-t-il de plus différent que ces deux hommes, l’un, grand seigneur de vieille race, d’un esprit très cultivé, et, malgré ses défaillances, d’une incontestable élévation de sentimens ; l’autre, fils de ses œuvres, parti d’assez bas, intelligent, actif, sans scrupule, et portant dans tous ses traits les caractères du parvenu, sans en excepter l’arrogance ? Quelle distance de l’un à l’autre ! Cette distance, le parti conservateur l’a franchie sur le pont de l’impérialisme. Qu’on l’avoue ou qu’on le conteste, l’homme important du parti est M. Chamberlain. Tous les yeux se tournent de son côté. Lui seul provoque dans les masses populaires des mouvemens qui ressemblent à de l’enthousiasme, et qui en sont en effet. Les popularités de ce genre sont parfois aussi éphémères qu’elles sont malsaines ; mais, aussi longtemps qu’elles durent, l’homme qui en est l’objet peut tout se permettre. L’opinion lui est systématiquement indulgente, ou plutôt elle est aveugle à son égard : elle ne voit pas ce qu’elle ne veut pas voir. Pendant la campagne électorale, on a découvert contre M. Chamberlain des faits qui dans un autre pays, et en tout cas dans le nôtre, auraient porté à un homme politique des atteintes cruelles. Pensez donc que le Panama pèse encore lourdement sur nous ! Tout cela a glissé sur M. Chamberlain comme si la faveur populaire l’avait enveloppé d’une toile cirée. On a pu dire que l’impérialisme, tel qu’il le pratique, était l’utilisation de toutes les forces de l’empire au profit de quelques intérêts privés, définition injuste parce qu’elle est partielle et qu’elle ne dit pas toute la vérité ; mais elle en dit une partie. Rien n’y a fait. M. Chamberlain est sorti de ces attaques le front haut et la lèvre dédaigneuse. Il est aujourd’hui plus puissant que jamais. Ce n’est pas que le sentiment qu’il inspire à ses compatriotes soit tout à fait sans mélange ; il se compose à la fois d’orgueil et d’inquiétude ; mais l’homme est utile, il l’est au moins pour le moment, et on s’en sert. Il est une réserve d’énergie où l’on puise sans rechercher de trop près de quoi elle se compose. Là est sa force. Il représente, en ce moment, mieux que personne les appétits débridés, les rapacités, les cupidités de l’âme anglaise. Il y a sans doute autre chose dans l’âme anglaise ; mais cette autre chose subit une éclipse provisoire. On a expliqué le phénomène par un de ces retours des instincts ataviques qui se produisent parfois chez les peuples ; on a rappelé que les anciens habitans de l’Angleterre avaient été de hardis écumeurs de fleuves et de mers, à la recherche de l’ennemi plus faible à détrousser ou de l’épave à piller. Pourtant ce n’est pas là toute l’Angleterre, et si le plus lointain passé a encore sur elle, en de certains momens, une prise si violente, il est à croire que plusieurs siècles de civilisation et de haute culture morale y ont laissé aussi des traces ineffaçables. Rien ne prouve que l’atavisme opère en raison directe de l’éloignement dans le temps. Nous aimons à croire que M. Chamberlain ne sera qu’un incident dans l’histoire de l’Angleterre : il ne lui imprimera pas une direction définitive et immuable.

Déjà, à la fin de la campagne électorale, un assez singulier renversement de l’opinion s’est produit contre lui. La victoire conservatrice était certaine ; il n’y avait plus rien à craindre pour le dénouement. Alors, les conservateurs eux-mêmes se sont aperçus que, dans sa campagne oratoire, M. Chamberlain avait souvent dépassé la mesure, et avait jeté à la tête de ses adversaires des accusations et des calomnies que l’ardeur du combat ne pouvait pas justifier. A l’entendre, par exemple, tout siège obtenu par un libéral était un siège vendu aux Boers. Nous croyons bien qu’il a expliqué ensuite que par vendu, il avait voulu dire acquis : une nuance qui n’a pas désarmé les susceptibilités. Tous les journaux conservateurs sont subitement partis en guerre contre leur favori de la veille. Le grand leader électoral a été universellement désavoué. On voulait bien profiter de sa propagande, quelque violente, brutale et même immorale qu’elle eût été ; mais on ne voulait pas en prendre la responsabilité. De toutes parts on lui a crié : Assez ! M. Chamberlain a essuyé d’autres tempêtes ; il ne s’est pas ému de celle-là plus qu’il ne convenait ; peut-être même ne s’est-il pas rendu compte qu’elle présentait un symptôme à méditer. Il a attendu le lendemain des élections, et alors, s’adressant à un élément très populaire, au banquet des poissonniers, dans la Cité de Londres, il a entonné en l’honneur de sa politique un retentissant Magnificat. Il s’en est tenu là, d’ailleurs, et son discours, plus réservé que certains autres, n’a été injurieux pour personne, ni au dedans, ni au dehors. Il s’est contenté de glorifier et s’est efforcé de définir l’impérialisme, qu’il a représenté comme un lien plus étroit et plus fort entre la métropole et ses colonies. Si l’impérialisme n’était que cela, il ne menacerait personne ; mais il est doublé d’un esprit de conquête et d’expansion par la violence dont tout le monde doit être plus ou moins inquiet. Peu à peu M. Chamberlain s’est enivré de son éloquence, et son imagination s’est lancée à perte d’haleine dans le champ des hypothèses, au point d’en rencontrer de tout à fait imprévues. Après avoir dit, par exemple, que l’empire, sans l’Angleterre, se composerait « de nations sans cohésion, auxquelles il serait impossible de regarder l’univers en face, » il a laissé entendre que cette conception s’appliquait au passé, ou si l’on veut au présent, mais non pas à l’avenir. L’œuvre accomplie est désormais si solide que la main de l’ouvrier pourrait se retirer sans catastrophe. « Nous avons la confiance de savoir, s’est-il écrié, que, si même les pires désastres atteignaient l’Angleterre ; s’il arrivait, comme le prédisent nos critiques à l’étranger, que nous devinssions un État déchu ; si même nous étions engloutis par la mer, comme ces îles volcaniques sur lesquelles nous régnons depuis si longtemps, nous laisserions toujours derrière nous des hommes de même race, de l’autre côté de l’Atlantique, et dans l’océan Pacifique, qui porteraient jusqu’aux lointains avenirs, jusqu’à des hauteurs inconnues, le sceptre de notre grand empire. »

Pensée consolante, sans doute ; mais nous ne croyons pas que l’Angleterre soit exposée à être engloutie par la mer, pas plus que ne l’a été jusqu’ici aucune des îles volcaniques sur lesquelles elle règne depuis si longtemps. Elle est très grande, elle est très massive, elle repose sur des fondemens presque inébranlables. Le seul tort de M. Chamberlain est de croire et d’avoir dit que tout cela datait de lui, et n’était qu’un effet de sa politique. On se moque assez volontiers au dehors, et nous nous moquons nous-mêmes de certains hommes politiques français qui croient que la France n’a commencé qu’avec eux. Cette maladie ne nous est pas spéciale. « Oui, s’est écrié fièrement M. Chamberlain, nous sommes des impérialistes, et nous avons enfin fait taire la peur d’être grands, cette peur si lâche qui a été la honte du passé. » Il semble, en vérité, que l’Angleterre était toute petite quand son bonheur l’a fait tomber entre les mains habiles et puissantes de M. Chamberlain, et que ce soit lui seul qui l’ait faite grande. Avant lui, l’Anglais avait peur, il était lâche : mais depuis, combien le voilà changé ! Jamais plus étrange prétention, plus surprenante outrecuidance n’avait été aussi naïvement avouée par un homme politique. De pareilles affirmations doivent faire rêver lord Salisbury. Elles doivent surprendre au suprême degré tous les professeurs d’histoire et de géographie qui sont dans les Universités anglaises. Quant à nous, qui sommes restés les amis de l’Angleterre, nous ne lui souhaitons qu’une chose, à savoir que les nouveaux procédés de la politique impérialiste lui réussissent aussi bien que les anciens. Ce sont ces derniers, quoi qu’en pense M. Chamberlain, qui ont jeté les assises britanniques, et cela sur un plan immense ; et, si des hommes d’État comme lui peuvent se livrer maintenant à toutes leurs fantaisies, s’ils sont adoptés aveuglément par leurs compatriotes et sont tolérés à l’étranger, c’est parce qu’ils ont trouvé toutes faites une force et une grandeur dont ils abusent. Beaucoup de gens croient que l’Angleterre aurait tout avantage à rester fidèle à des traditions qui l’ont si bien servie.


Reportons nos yeux sur un autre point du monde : aussi bien y retrouverons-nous bientôt l’Angleterre. Il s’est passé en Allemagne un événement qui, bien qu’il ne fût pas inattendu, a vivement attiré l’attention. Le prince Hohenlohe, chancelier de l’Empire et président du ministère prussien, a donné sa démission, qui a été acceptée par l’Empereur. Depuis quelque temps déjà l’âge, sans affaiblir ses facultés, lui avait inspiré le désir et le besoin du repos. Il ne prenait plus, en réalité, aux affaires qu’une participation intermittente ; on sentait même qu’il commençait à s’en détacher. Le sentiment général en Allemagne est qu’il s’est très médiocrement intéressé aux affaires de Chine. Il ne gênait personne, s’occupant de peu de choses, et peut-être faut-il chercher là le secret de sa longévité politique. Il se retire, entouré d’estime et de considération, après une longue carrière fort honorablement remplie, où il a toujours apporté des qualités de bon sens, de modération et de tact.

Son successeur est un homme dans la force de l’âge et du talent, investi de la confiance de son souverain, qui, en quelques années, l’a fait monter de l’ambassade de Rome au sommet le plus élevé de la hiérarchie politique. M. le comte de Bulow justifie d’ailleurs par son mérite ces sourires de la fortune. Partout où il est passé, il a laissé le souvenir d’un diplomate fin, souple, délié, fort aimable aussi, ce qui ne gâte rien. Depuis qu’il est ministre, il a conduit avec beaucoup d’adresse les affaires extérieures de son pays. L’opinion allemande lui était favorable ; de tous les choix que l’Empereur pouvait faire, c’était en somme celui qui devait soulever le moins d’objections. Cela ne veut pas dire que la situation du nouveau chancelier soit facile ; il s’en faut même de beaucoup ; mais les difficultés de la situation ne tiennent pas à sa personne. On sait combien les partis sont ardens en Allemagne : ils le sont aujourd’hui plus encore qu’à l’ordinaire, l’échéance prochaine des traités de commerce mettant en cause des intérêts naturellement intransigeans. Le fait qu’il n’a été jusqu’ici qu’un diplomate rend M. de Bulow plus libre : il n’a aucun parti pris préalable, et ne peut dès lors inspirer de défiance à personne. Mais, précisément pour ce motif, chacun espère s’emparer de lui, et il aura beaucoup à faire, pour se tenir en équilibre entre les agrariens de l’Est et les manufacturiers de l’Ouest, entre les protectionnistes à outrance et les libre-échangistes. Au surplus, ce sont là les questions de demain, et, si on les discute en Allemagne avec véhémence, le moment de les résoudre n’est pas encore venu. La question du jour, sur laquelle M. de Bulow aura des explications à fournir dès la rentrée du Reichstag, est la question chinoise. Toutes les propositions qu’il a faites pour la résoudre n’ont pas été également heureuses : mais il vient de donner à sa politique un appui important en se mettant d’accord avec l’Angleterre sur certains points spéciaux. Il est d’ailleurs trop diplomate pour s’exagérer la portée de son entente avec lord Salisbury. Il sait bien que l’Angleterre n’a pas l’habitude de tenir plus qu’elle n’a promis, et, cette fois, elle n’a pas promis grand’chose. Le fait du rapprochement de deux grandes puissances, isolées jusqu’à ce jour en face de l’alliance franco-russe, est plus significatif à nos yeux que ne le sont les termes mêmes de leur accord.

L’arrangement porte la date du 16 octobre : il a été communiqué le 20 à tous les gouvernemens, et on leur demande d’adhérer aux principes sur lesquels il repose. D’après les notes plus ou moins officieuses publiées par les journaux, l’Italie et l’Autriche auraient répondu aussitôt d’une manière affirmative ; mais il est permis de faire remarquer que ces deux puissances, qui au surplus font partie de la Triple Alliance, ne sont pas au nombre de celles qui ont des intérêts considérables en Extrême-Orient. Les autres n’ont pas encore répondu, et peut-être éprouvent-elles quelque embarras à le faire, embarras facilement compréhensible lorsqu’on relit l’arrangement avec attention.

Il se compose de quatre articles, dont les deux premiers ne peuvent soulever aucune objection. L’un pose très nettement ce qu’on a appelé le principe de la porte ouverte, par opposition avec celui des zones d’influence. La France, la Russie, les États-Unis, le Japon, tout le monde enfin, est partisan de la porte ouverte, c’est-à-dire de la liberté et de l’égalité, les mêmes pour tous, dans toute l’étendue de l’empire chinois : tandis qu’il n’échappe à personne que l’établissement de zones d’influence, où telle puissance aurait une situation privilégiée, serait une première esquisse et comme un commencement de partage. L’article 1er exclut donc, par voie de conséquence, toute idée de prise de possession territoriale ; mais, pour plus de précision encore, l’article 2 pose formellement le principe du « maintien intégral de la situation territoriale de l’empire chinois. » Voilà qui est clair, et sur quoi nous sommes tous d’accord. De plus il s’agit bien là de ce qu’on appelle, en langage diplomatique, des principes. On nous demande d’y adhérer ; soit.

La difficulté commence à l’article 3. Non seulement il est aussi obscur que les deux premiers sont clairs, mais il est en contradiction avec eux. Il part, en effet, de l’hypothèse qu’une puissance quelconque, un tiers innomé, pourrait bien violer la promesse qu’on lui demande de faire, — supposition peu obligeante, on en conviendra. De deux choses l’une : ou les deux puissances qui invitent les autres à prendre un engagement ont confiance en leur parole, et alors l’article 3 devient inutile ; ou elles n’y ont pas confiance et alors pourquoi leur demander de la donner ? C’est la première fois, croyons-nous, que, dans un même instrument diplomatique, on propose aux gens de faire une promesse et on suppose ensuite qu’ils ne la tiendront pas. Quelques journaux ont cru qu’il y avait dans l’arrangement des clauses secrètes : c’est peu probable, car on y a tout dit, même ce qu’on cache d’ordinaire. S’il avait dû y avoir une clause secrète, c’est l’article 3 qui aurait été cette clause. Mais enfin que dit-il ? Que, « dans le cas où une autre puissance profiterait des complications en Chine pour obtenir, sous quelque forme que ce soit, des avantages territoriaux, les deux parties contractantes se réservent de conclure un accord préliminaire au sujet des mesures éventuelles à prendre pour la protection de leurs propres intérêts en Chine. » Etait-ce bien la peine de le dire ? Évidemment, si les principes posés dans les deux premiers articles ne sont pas respectés, chacun redevient libre de prendre telles mesures qu’il jugera à propos pour la sauvegarde de ses intérêts. Cela va de soi ; et il y a sans doute des puissances qui ne s’arrêteront pas à des accords préliminaires. Veut-on toute notre pensée ? Cet article n’est pas du tout une manifestation de confiance réciproque de la part de l’Angleterre et de l’Allemagne. Loin de là : il permet de penser que l’Angleterre et l’Allemagne, — et elles ont de bonnes raisons pour le faire, — se défient l’une de l’autre, et éprouvent le besoin de prendre des mesures et de se donner mutuellement des garanties pour le cas où la force des choses les obligerait à entrer dans la voie des occupations de territoires. Elles ont, toutes deux, ce qu’on peut appeler des sphères d’ambition qui se pénètrent, sans parler de leur rivalité commerciale, qui les mettra de plus en plus dangereusement en contact. L’intention véritable de l’article 3 est indiquée nettement dans le discours que l’empereur Guillaume a adressé, il y a quelques jours, au bourgmestre d’Elberfeld. « L’entente, a-t-il dit, avec le plus grand des États germaniques en dehors de l’Allemagne sera, dans l’avenir, un puissant adjuvant pour les efforts communs des deux peuples sur le marché du monde, où ils pourront se faire une concurrence amicale sans aucun choc hostile. » Tel est le désir de l’Empereur. Remarquons, en passant, la singularité de l’expression qu’il applique à l’Angleterre, en l’appelant le « plus grand État germanique » après l’Allemagne : ne pourrions-nous pas, de même, nous rappelant que l’Angleterre est après tout une colonie normande, l’appeler le plus grand État gaulois après la France ? Qu’il soit germanique ou non, l’empereur Guillaume se propose d’éviter autant que possible les chocs entre cet État et le sien, et, sentant bien qu’il pourrait s’en produire un en Chine, il prend ses précautions en conséquence. Rien de plus sage ; mais en quoi cela nous regarde-t-il ? En quoi cela regarde-t-il les autres puissances ? Les arrangemens particuliers de l’Angleterre et de l’Allemagne, dans l’hypothèse où leurs intérêts pourraient se trouver en conflit, sont chose anglo-allemande, et, plus nous y réfléchissons, moins nous comprenons qu’on ait demandé à des tiers d’y adhérer. Lorsqu’il s’agit de principes, il est naturel qu’on sollicite notre adhésion, et naturel que nous la donnions. La porte ouverte, l’intégrité territoriale de la Chine sont, nous l’avons vu, des principes ; mais on nous fera difficilement admettre que l’opportunité, dans une circonstance donnée, d’un arrangement exclusivement limité à l’Angleterre et à l’Allemagne puisse jamais en devenir un. Qu’on lui donne tout autre nom qu’on voudra, mais non pas celui-là. Ah ! si l’on disait que, dans le cas où une puissance, manquant à la foi commune, se mettrait à accaparer des territoires, toutes les autres devraient immédiatement échanger leurs vues afin de pourvoir à une situation nouvelle, la généralité des intérêts en cause permettrait peut-être de faire de cela un principe. Mais l’Angleterre et l’Allemagne ne disent rien de pareil. Elles ne s’occupent que de leur intérêt à elles ; elles ne règlent que leurs affaires à elles. Et elles nous proposent d’adhérer à cela ! On comprendra que nous demandions quelques explications.

D’autant plus que rien ne nous assure que les précautions prises par elles ne visent réellement personne. Nous voulons bien le croire, si on nous le dit. Mais alors pourquoi faire en quelque sorte bande à part parmi les puissances, et prendre cette attitude à deux juste au moment où vont s’ouvrir, — nous l’espérons du moins, — les négociations avec la Chine ? Celle-ci, astucieuse et patiente, perspicace aussi, n’a qu’une préoccupation, qui est de désagréger le bloc des puissances de manière à les séparer les unes des autres, à opposer celle-ci à celle-là, et à négocier très lentement en profitant de leurs divisions. Était-il bien opportun de lui donner à croire que, dans certaines hypothèses qu’on envisage publiquement, deux d’entre elles pourraient avoir des intérêts distincts des autres ? N’y avait-il pas là un inconvénient ? Il est probable qu’on l’a aperçu à Londres et à Berlin : néanmoins on a passé outre, sans doute parce qu’on a estimé d’une importance supérieure de faire connaître à l’univers qu’un rapprochement venait de s’opérer entre l’Allemagne et l’Angleterre, rapprochement que la presse des deux pays s’efforce de présenter comme très intime. L’est-il en réalité ? Cela ne ressort pas du texte de l’arrangement, puisqu’il ne s’agit là que d’une hypothèse peu vraisemblable, dans laquelle on s’est seulement entendu pour dire qu’on s’entendrait, si elle venait à se présenter. On reconnaît un de ces accords strictement limités comme l’Angleterre aime à en faire, qui lui laissent pour tout le reste la pleine liberté de ses allures. Rien ne ressemble moins à une alliance. Mais pourquoi a-t-on publié solennellement cet accord ? Pourquoi en a-t-on saisi officiellement les puissances ? Pourquoi les a-t-on invitées à y souscrire ? En lui-même il serait peu de chose, si, par la mise en scène avec laquelle on l’a découvert et lancé dans le monde, on n’avait pas voulu faire croire que son texte littéral ne disait pas tout ce qu’il contenait. Et c’est de cela que nous devons sans doute nous tenir pour avertis.


La place nous manque pour parler de la situation de l’Espagne et de la crise ministérielle qui vient de se produire à Madrid, avec tous les développemens qui conviendraient à l’importance de l’incident. M. Silvela a donné sa démission en pleines vacances parlementaires : au reste, il avait déjà modifié son cabinet, non pas en présence des Chambres, mais aussitôt après leur séparation, ce qui montre avec trop d’évidence que le gouvernement parlementaire renferme, de l’autre côté des Pyrénées, une part de fiction plus grande encore que partout ailleurs. L’origine de la crise tient à la mort, assurément très regrettable, du maréchal Martinez Campos, qui était président du Sénat. M. Silvela a commis une imprudence en allant chercher un nouveau président du Sénat dans son propre ministère, auquel tout ébranlement risquait d’être funeste. Il a fait choix du ministre de la Guerre, le général Azcarraga, et l’a remplacé par le général Linarès. En même temps, il offrait la présidence de la Chambre à M. Villaverde, ancien ministre des Finances, à la place de M. Pidal qu’il investissait de l’ambassade de Rome. Ces choix ont été vivement critiqués pour des motifs divers. Toutefois, l’opinion aurait peut-être fini par les accepter si le général Linarès, dès son arrivée au ministère de la Guerre, n’avait pas jugé à propos, sans d’ailleurs consulter ses collègues, de nommer le général Weyler capitaine général de Madrid. Malgré les malheureux souvenirs que le général Weyler a laissés à Cuba, il a un parti dans l’armée : le général Linarès cherche à s’y en faire un. Le général Weyler, personnage politique très équivoque, est passé autrefois des conservateurs aux libéraux. Il a eu soin de dire, en prenant possession de ses fonctions nouvelles, qu’il les acceptait à cause de leur caractère exclusivement militaire : c’était faire entendre qu’il restait libéral et se refusait à redevenir conservateur. Il acceptait les dons d’un parti, sans s’y rallier. L’émotion a été très vive, comme elle devait être. La prétention à l’indépendance du ministre de la Guerre et la preuve qu’il venait d’en donner par le choix le plus imprévu ont amené la chute du cabinet La plupart des collègues de M. Silvela lui ont donné leur démission : il a dû y joindre la sienne et les remettre toutes à la Reine-régente.

Le général Azcarraga a été chargé de former un nouveau ministère. Les libéraux, en ce moment, ne peuvent, ni même ne veulent prendre le pouvoir : ils désapprouvent le prochain mariage de la princesse des Asturies avec le fils du comte de Caserte, et, comme ce mariage est résolu dans l’esprit de la Reine, ils se tiennent à l’écart jusqu’à ce qu’il soit accompli. En outre, le parti est aussi divisé qu’il l’a jamais été. Le général Azcarraga n’a eu d’autre idée que de faire un replâtrage. Il a conservé le plus grand nombre qu’il a pu des membres de l’ancien cabinet, et ne s’est adjoint que deux ou trois nouveaux collègues. Parmi ceux qu’il garde est le général Linarès, lequel garde le général Weyler. Dès lors, on se demande à quoi rime cette crise : ce sont choses d’Espagne ! Cette solution, qui n’en est pas une, n’a pas calmé l’inquiétude. La prédominance de l’élément militaire, et surtout la manière dont cet élément est représenté dans les postes les plus importans, apparaît comme un danger, ou du moins comme une cause sérieuse d’appréhension. Le général Azcarraga jouit personnellement de l’estime générale, mais ce n’est pas un homme politique : sa place était au ministère de la Guerre mieux qu’à la présidence du Conseil. On a vu des cabinets, après avoir débuté au milieu d’une désapprobation presque unanime, dissiper peu à peu les susceptibilités, apaiser les hostilités et fournir une carrière d’une durée normale. Sera-ce le cas du gouvernement actuel ? La réunion des Cortès est prochaine, et il y a dans les Cortès une majorité conservatrice. Il ne semble pourtant pas que leur présence soit une garantie de solidité pour un ministère, et quand on a vu M. Silvela remanier laborieusement le sien, puis tomber avec lui pendant les vacances, on se prend à redouter que la situation du général Azcarraga ne soit pas plus favorable après la rentrée du parlement.


Chez nous, la rentrée prochaine des Chambres s’annonce par des discours dont le plus important reste celui de M. Millerand à Lens, et dont le plus récent est celui de M. Waldeck-Rousseau à Toulouse. Combien vide, ce dernier discours, et combien déconcertant ! On n’y trouve même plus cette forme précise et nette qui, chez M. Waldeck-Rousseau, dissimule parfois si heureusement l’hésitation de la pensée. Avouons, pour être juste, que l’épreuve à laquelle se trouvait condamné M. le président du Conseil était délicate et difficile : tous ses amis, tous ses partisans, tous ses auxiliaires, dans le désœuvrement de cette fin de vacances, s’étaient ingéniés à lui dicter ce qu’il devait dire, et, comme il a des amis de toutes les nuances de l’arc-en-ciel politique, des partisans qui tiennent aux programmes les plus divers et même les plus opposés, des auxiliaires socialistes, d’autres radicaux et quelques-uns modérés, c’était pour lui un problème insoluble que de les satisfaire tous. Aussi ne l’a-t-il pas résolu, et nous craignons pour lui qu’il n’ait satisfait personne.

Son discours a été froidement accueilli en dehors de la salle où il l’a prononcé. Loin d’améliorer la situation du ministère, il l’a plutôt affaiblie. Nous ne voulons pas dire par-là que cette situation soit dès maintenant compromise ; mais jamais elle n’avait paru plus fausse qu’à travers le langage sans accent, confus et parfois contradictoire que M. le président du Conseil a tenu à Toulouse. Il a juré qu’il avait sauvé la République, et consacré à cette affirmation la première partie de sa harangue, la plus facile assurément, car un orateur exercé trouve toujours le moyen d’arranger le passé à sa fantaisie : l’avenir lui échappe davantage. Sauver la République ne suffit pas ; l’administrer et la gouverner est une tâche autrement méritoire, et qui exige de plus hautes qualités d’esprit et de caractère. On peut sauver la République d’un mauvais pas avec un ministère de coalition, mais non pas la faire vivre ensuite. Les journaux les plus dévoués au cabinet lui conseillaient de passer de la défensive à l’action : c’était le mot du jour. M. le président du Conseil ne demanderait probablement pas mieux que de passer à l’action ; mais, quand il essaie de le faire, il se sent paralysé. Après une longue déclamation, qu’il a quittée et reprise, sur les dangers qu’il y a à livrer la jeunesse française à des influences contraires, à quoi a-t-il conclu ? Au stage scolaire ? A la suppression de la liberté d’enseigner ? Non ; il n’a conclu à rien du tout. Après avoir parlé des réformes sociales, on pense peut-être qu’il a conclu à cet impôt sur le revenu qui a été la plate-forme électorale des radicaux et des socialistes en 1898. Il n’en a pas dit un mot. Il n’a parlé, comme devant être le programme de la législature actuelle, que de la loi sur les associations, c’est-à-dire contre les congrégations religieuses, dans l’ordre politique ; de la loi sur les retraites ouvrières dans l’ordre social ; de la réforme des droits de succession et de celle du régime des boissons dans l’ordre fiscal. C’est beaucoup sans doute, et nous doutons que la Chambre fasse tout cela avant les élections prochaines : mais ce n’est pas ce qu’on attendait. Aussi la déception a-t-elle été grande à la lecture de ce discours amorphe, sans relief, sans flamme lumineuse, sans chaleur communicative, qui ne témoigne que d’une chose, à savoir d’un prodigieux embarras. A la veille de la rentrée des Chambres, on s’apprêtait à entendre un coup de clairon vigoureux ; on n’a entendu qu’un morceau sans éclat, exécuté sur un instrument dont les cordes sont détendues et où il manque même quelques notes. Décidément, il faudra que M. Waldeck-Rousseau se contente d’avoir sauvé la République : son ministère n’est pas bon à autre chose, il ne l’avait fait que pour cela !


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.

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