Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1904

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Chronique n° 1741
31 octobre 1904


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 octobre


La séance du 28 octobre marque une date importante dans l’histoire du ministère Combes et, hélas ! de notre pays. La majorité ministérielle a chancelé : au moment décisif et à deux reprises successives, elle a été seulement de quatre voix. Elle s’est élevée jusqu’à une trentaine quand on a vu que le Bloc avait résisté : il se trouve toujours, en pareil cas, des braves qui volent au secours de la victoire. Il s’agissait de l’armée, c’est-à-dire de ce que nous avons de plus sacré, puisqu’elle est la suprême sauvegarde de notre existence nationale et de notre honneur.

Qui ne sait que, depuis le ministère actuel, ou plutôt depuis que M. le général André est à la Guerre, l’armée est en proie à une crise morale, qui va sans cesse en s’aggravant ? Elle est rongée par la délation. Plus de confiance, ni de sécurité entre camarades. Le mot d’ordre est : Dénoncez-vous les uns les autres ! La délation est un mal peut-être inévitable ; elle a existé toujours ; mais il y a eu des époques où on l’a méprisée et d’autres où on l’a encouragée. Nous sommes dans une de ces dernières. Des groupemens opposés et comme deux camps se sont formés dans l’armée. Le mal a été maintes fois signalé au général André : il a répondu, un jour, qu’il avait besoin des « ligues de gauche » pour faire contrepoids aux « ligues de droite. » A partir de ce moment, la délation a coulé à pleins bords. Est-ce tout ? non : il fallait savoir d’où elle venait, par qui et au profit de qui elle était faite, enfin, comment fonctionnait cette institution nouvelle qui tendait à supplanter toutes les autres. On a dit souvent que la franc-maçonnerie y jouait le rôle principal ; mais on n’avait pas de preuves, on n’avait que des présomptions et, quelque graves qu’elles fussent, elles laissaient des doutes dans les esprits. Ils sont aujourd’hui dissipés. M. Guyot de Villeneuve a apporté à la tribune tout un dossier, un formidable dossier dont il a donné lecture. Combien avait-il de lettres entre les mains ? Nous ne saurions le dire. La lecture durait, durait toujours, devant la Chambre indignée, devant le ministère atterré. D’où lui venaient ces documens ? Comment étaient-ils entre ses mains ? Peu importe : la seule question était de savoir s’ils étaient authentiques, et personne n’en a douté. Il en ressort avec évidence qu’il y a depuis longtemps entre le cabinet du ministre de la Guerre et le Grand-Orient de France les rapports les plus intimes. Le second fournit des renseignemens sur les officiers ; le premier y conforme ses choix. Tout cela se fait comme la chose la plus naturelle, avec cynisme, presque avec naïveté. Mais quand on songe combien de passe-droits ont été commis, combien d’injustices perpétrées, combien de carrières brisées, pour obéir à la plus basse, à la plus vile et quelquefois à la plus ridicule délation, il en vient au cœur une véritable nausée de dégoût. On voulait des preuves, on en a eu à satiété. Le discours de M. de Villeneuve ne se composait pas d’autre chose. Aussi jamais discours n’a-t-il paru plus éloquent. Qu’a répondu M. le ministre de la Guerre ? Il a demandé un délai pour contrôler les allégations de M. de Villeneuve, comme s’il ne savait pas qu’elles sont exactes. Il a assuré d’ailleurs qu’il réprouvait les « agissemens » qui venaient de lui être dévoilés, et qu’il en ferait justice. Cela veut-il dire qu’il sacrifiera quelques sous-ordres ? C’est à lui, à lui seul que revient la responsabilité, ou plutôt à tout le gouvernement avec lui, et ils ne s’en relèveront pas. Le déshonneur qu’ils ont infligé à l’armée retombera sur leurs têtes. Certes ! La lecture de M. de Villeneuve causait à ceux qui l’entendaient une impression douloureuse. On peut prévoir celle qu’elle produira sur le pays, celle aussi qu’elle produira sur l’étranger. De pareilles exécutions sont cruelles, mais elles sont nécessaires. Il faut parfois qu’il y ait du scandale, mais « malheur à celui par qui le scandale sera fait ! » Il a été fait cette fois par M. le général André et par M. Combes, auteurs ou complices de ces nouveaux procédés de gouvernement. Pourquoi faut-il que la honte en rejaillisse sur la République elle-même ?

La Chambre en a pris sa part ; qu’elle la garde ! M. le général André ayant demandé un sursis, l’a obtenu. Mais la partie de l’ordre du jour qui exprimait la conviction qu’il donnerait des sanctions au sentiment de la Chambre n’a été votée que par 278 voix contre 274. Si c’est un succès pour le gouvernement, il est tout juste digne de lui et de sa cause Peut-être le ministère se survivra-t-il quelque temps encore. Mais la Chambre se suicide, en croyant se sauver, lorsqu’elle se rend solidaire d’actes dont elle rougit elle-même et que le pays ne pardonnera pas.

L’ouverture de la session a eu lieu le 18 octobre, et la première question posée a été celle de la séparation de l’Église et de l’État. Le coup de clairon que M. le président du Conseil a poussé, il y a quelques semaines à Auxerre, a retenti au Palais-Bourbon en échos prolongés. La campagne séparatiste s’est engagée tout de suite, mais elle n’est qu’à son début, et bien des incidens se succéderont sans doute avant la fin. Cependant il ne faut pas se faire d’illusion. Nous sommes à un moment où, sous toutes les formes et dans tous les champs de l’activité, les vitesses démesurément accrues deviennent vertigineuses ; les accidens qui s’accumulent ne les ralentissent pas. La fièvre est générale ; elle a gagné la politique comme tout le reste, si même ce n’est pas là qu’elle a commencé. C’est la marche, la course à l’abîme : quand nous y serons tombés, nous nous relèverons si nous pouvons, et comme nous pourrons.

La session d’automne, si improprement qualifiée d’extraordinaire, est consacrée d’habitude à la discussion du budget, c’est-à-dire au travail, non seulement le plus ordinaire, mais le plus indispensable du Parlement. Autrefois, on incorporait au budget toutes sortes de réformes, ce qui en rendait la discussion très longue et condamnait presque toujours à voter, à la fin de l’année, un ou plusieurs douzièmes provisoires. Ce système présentant des inconvéniens sensibles, on a prononcé la disjonction des réformes. Mais que deviennent-elles ? On continue de les promettre. Il en est une, cependant, qu’il est devenu à peu près impossible de ne pas aborder, bien qu’il reste à peu près impossible aussi de la faire aboutir : c’est l’impôt sur le revenu. La Chambre l’a mise en tête de son ordre du jour, et nous aurons à en parler bientôt. Quant à la séparation de l’Église et de l’État, bien que M. Combes l'ait renvoyée aux premiers mois de l’année prochaine, la discussion s’en est imposée tout de suite. La Chambre a décidé qu’elle consacrerait un jour par semaine, le vendredi, aux interpellations. Dès la première séance, M. le président du Conseil a demandé qu’on donnât le premier rang parmi les interpellations à celles qui se rapportent à la rupture de nos rapports diplomatiques avec le Vatican. M. le président du Conseil a parlé longuement de cette rupture et des causes qui l’ont produite. On ne lui a prêté qu’une attention distraite. La rupture c’est le passé ; la séparation c’est l’avenir. Tous les orateurs soucieux de répondre aux préoccupations actuelles de la Chambre et de l’opinion ont traité de la séparation. Le débat a été ouvert très brillamment par M. Paul Deschanel : il ne sera pas fermé de sitôt.

M. Deschanel n’était pas monté à la tribune depuis plus de six ans. Au cours de la dernière législature, il avait été élu et réélu d’année en année président de la Chambre : depuis, il s’était tu. On a reconnu tout de suite que l’orateur était non seulement resté en possession de toutes ses ressources, mais qu’il était en progrès sur lui-même. Sa parole n’avait rien perdu de son éclat et avait gagné en fermeté et en autorité. Nous le constatons d’autant plus volontiers que, sinon sur la thèse que soutient M. Deschanel, au moins sur l’opportunité de la soutenir, nous avons des réserves à faire. Elles ont été faites, d’ailleurs, dès le lendemain par M. Ribot, et M. Deschanel a heureusement interprété son discours par son vote. Le discours était favorable à la séparation de l’Église et de l’État ; le vote a été contraire à sa réalisation immédiate.

Était-ce une contradiction ? Point du tout ; mais on a pu le croire à voir l’ardeur éloquente avec laquelle M. Deschanel avait poussé à la réforme et avait conseillé à ses amis d’en prendre eux-mêmes l’initiative, à l’exemple de ces conservateurs anglais, qui ont accompli plus d’une fois les réformes demandées et préparées par leurs adversaires, et en ont attribué à leur parti l’avantage moral pendant que le pays en recueillait les profits. L’exemple est séduisant ; mais il peut conduire à des déceptions. Les conservateurs anglais ont assez souvent, en effet, réalisé une réforme lorsqu’elle était mûre et que le pays la demandait : ils ont eu alors l’intelligence de comprendre qu’il y avait là un besoin à satisfaire, et ils l’ont satisfait. Mais, chez nous, il s’agit précisément de savoir si la séparation de l’Église et de l’État est un fruit mûr, et si le pays est pressé de le cueillir. Or, sur ce double point, nous avons plus que des doutes. Comment pourrait-il en être autrement ? M. Combes lui-même, qui accepte aujourd’hui la séparation de l’Église et de l’État avec une audace imprévue, déclarait, il y a un an, que le pays n’en voulait pas et qu’on ne pourrait pas la faire sans compromettre la République. Il en était partisan en principe ; oui, sans doute ; mais on sait ce que cela veut dire. Presque tous nos hommes politiques ont pris l’habitude, depuis quelques années, de se déclarer partisans en principe des réformes dont ils ne veulent pas en pratique et qu’ils ajournent, espérant ainsi satisfaire tout le monde. Ce n’était pas seulement à la tribune que M. le président du Conseil s’exprimait ainsi ; il tenait le même langage dans le huis-clos de son cabinet, et il chargeait M. Nisard de le rapporter au Pape. Que s’est-il passé depuis ? Nos lecteurs le savent, tout le monde le sait, et M. Combes l’a raconté de nouveau à la tribune avec un luxe de détails bien inutile. Il s’est passé… l’aventure de Mgr Geay et de Mgr Le Nordez. M. Combes en a conclu que le Pape violait audacieusement le Concordat et que, dès lors, ce fameux traité ne pouvait pas être maintenu un jour de plus. Quelle qu’ait pu être la gravité, — et on l’a singulièrement exagérée, — des fautes de conduite commises à Rome, qui oserait dire que le pays, le vrai pays, non pas celui de quelques politiciens, mais celui qui travaille encore plus qu’il ne lit, qui s’émeut difficilement, qui comprend lentement, ait changé du jour au lendemain toute l’orientation de son esprit, ait rompu avec ses vieilles mœurs et soit entré brusquement dans des idées nouvelles, parce que le Pape a appelé par devers lui deux évêques pour le moins suspects ? L’état moral et mental du pays est aujourd’hui le même qu’hier. Ce que disait M. le président du Conseil, l’année dernière, est encore vrai celle-ci. Le pays n’est pas prêt à la séparation de l’Église et de l’État ; il s’en défie, il la craint, et il a bien raison de la craindre et de s’en défier, car il ne sait pas ce qu’elle serait, et ni M. Combes, ni nous, ni personne ne le sait plus que lui. On a parlé quelquefois d’un saut dans les ténèbres : jamais on n’en aurait fait un plus follement téméraire, ni dans des ténèbres plus profondes.

M. Deschanel a-t-il dissipé ces obscurités ? A-t-il dit en langage de législateur, avec la précision qu’il faut apporter à ces sortes de choses, comment il concevait la séparation de l’Église et de l’État, et leur existence parallèle ? Non : il n’est guère sorti du domaine philosophique. Dans ce domaine, nous sommes de son avis et tout le monde en sera. Si nous pouvions créer la société idéale, nous y établirions l’indépendance réciproque de l’Église et de l’État. La difficulté serait de les faire rester chacun dans sa sphère. M. Deschanel a résumé l’histoire de France dans un long effort pour aboutir à la séparation des deux pouvoirs : elle nous apparaît sous un jour très différent. L’effort a consisté de part et d’autre à rester distincts, mais unis. M. Deschanel a dit encore que nous nous épuisions à résoudre un problème insoluble dans les termes où il était posé, et que nous étions par-là « condamnés à une infériorité certaine à l’égard des nations qui, délivrées de tels soucis, peuvent donner toutes leurs forces, toute leur volonté aux grandes œuvres de civilisation et de vie. » Mais où sontelles, ces nations ? En Amérique peut-être, où un état social, né d’hier, dégagé de tout héritage du passé, a créé des mœurs si éloignées des nôtres. En Europe, les nations du vieux monde sont divisées en deux catégories. Chez les unes, la religion a été absorbée par l’État ; chez les autres, la situation est à peu près la même que chez nous. La seule différence est dans cette impatience que nous avons de nous réformer, de nous réviser sans cesse, impatience que, pour leur bon heur et leur tranquillité, les autres nations n’éprouvent pas au même degré que nous. Le Concordat a duré cent ans. Sans rechercher s’il ne l’a pas fait parce qu’il était conforme à nos traditions et à nos mœurs, nous dirons que, partout ailleurs, une durée aussi longue serait considérée comme une consécration définitive. Chez nous, au contraire, elle apparaît comme un paradoxe qu’il n’est que temps de faire cesser. Voilà d’où vient cette usure de nos forces vives, qui nous place en effet dans une infériorité fâcheuse à l’égard des autres nations. Pour elles, il y a des questions closes, sur lesquelles elles ne reviennent plus ; pour nous, il n’y en a jamais.

Ah ! si nous étions sûrs de fermer définitivement celle-ci en prononçant une fois pour toutes la séparation de l’Église et de l’État, avec quel empressement ne le ferions-nous pas ! Mais nous n’avons pas cette espérance, parce que nous raisonnons en politiques et en historiens, et non pas en philosophes et en logiciens. M. Ribot ne l’a pas davantage. Lui aussi penche fortement en principe vers le régime séparatiste ; mais, dans le langage d’un véritable homme d’État, il a déclaré que, par « probité envers le pays, » le parti libéral ne pouvait pas mettre — aujourd’hui — cette réforme dans son programme. Et c’est bien aussi l’opinion de M. Deschanel, puisqu’il a voté avec M. Ribot, qui ajourne la réforme à une date indéterminée, et contre M. Combes, qui la promet pour demain. Il a posé, en effet, un certain nombre de conditions préalables qu’il fallait réaliser avant de passer outre : au fond, elles se résument en une seule, qui est le changement du ministère et de l’esprit qui l’inspire. Nous ne demanderions pas mieux de voir tomber le ministère ; mais pourquoi ne pas commencer par-là ? Le ministère est toujours debout. Sans doute il peut être victime d’un accident imprévu ; mais, s’il vient à succomber dans une embuscade parlementaire, rien ne prouve, ni même ne permet de croire que l’esprit qui l’anime disparaîtra avec lui. M. Deschanel a eu des expressions pleines d’énergie pour caractériser cet esprit, et nous ne saurions mieux faire que de lui laisser la parole. « Vous êtes entouré, a-t-il dit, d’hommes qui considèrent les religions comme des cas pathologiques, des névroses, qui les comparent aux ravages de l’alcool, aux plus dangereux poisons. Certains projets, signés d’un grand nombre de nos collègues, et des plus puissans, ont soulevé même la conscience de libres penseurs, de protestans, d’israélites ; ce sont, en effet, des lois de colère, où l’on trouve comme un écho de nos guerres religieuses, comme une tentative de représailles contre la révocation de l’Édit de Nantes et contre le procès d’hier. » Rien n’est plus exact que ce tableau ; mais, nous le demandons à M. Deschanel, le jour où on aurait renversé le ministère, les collègues dont il a parlé seraient-ils moins nombreux, moins puissans et moins résolus ? Nous écoutons attentivement ceux qui aspirent à remplacer M. Combes, et qui ont des chances d’y réussir. Suivant un vieux mot, ils annoncent qu’ils continueront le même air, mais qu’ils le joueront mieux. Que nous importe, si l’air reste mauvais, et comment ne le resterait-il pas, si l’auditoire auquel on veut plaire n’est pas changé ? Dans ces conditions, c’est sur le pays lui-même qu’il faut agir. Il ne s’est pas prononcé, aux élections dernières, sur la séparation de l’Église et de l’État ; qu’on lui pose la question aux élections prochaines.

M. le président du Conseil a répondu à M. Deschanel, ou plutôt a parlé après lui. Son discours se divise en deux parties. La première, nous l’avons dit, se rapporte à l’histoire de nos relations avec le Vatican depuis l’année dernière : la seconde a une portée plus générale. Dans la première, M. Combes a dépassé d’une manière sensible les limites de la trivialité oratoire où il s’était maintenu jusqu’ici. Le sujet ne prêtait guère à la facétie, puisqu’il s’agissait d’accusations graves portées contre deux évêques. Il en a parlé avec des sous-entendus, des équivoques, des joyeusetés de langage comme ne s’en permettait pas l’illustre Gaudissart dans les momens d’abandon où il se surveillait le moins. M. Combes visait évidemment à faire rire la Chambre, il n’y a pas réussi : les assemblées aiment qu’on ait vis-à-vis d’elles une certaine tenue. Il oubliait toutes les convenances dans son désir de se venger de deux prélats, sur lesquels il avait quelque temps compté pour faire reposer sur eux son Église nationale, et qui ont glissé dans ses mains. Tout ce qu’on peut dire d’un pareil langage, c’est qu’il ne relève pas la dignité de la tribune. Mais, en somme, les deux évêques n’intéressaient personne, et la déconvenue qu’ils ont infligée à M. le président du Conseil a laissé la Chambre particulièrement indifférente.

Toute cette affaire a été mal conduite. M. Ribot, qui a répliqué à M. le président du Conseil, n’a pas eu de peine à montrer, pièces en mains, qu’on a rompu parce qu’on voulait rompre. Si on ne l’avait pas fait sur cet incident, on l’aurait fait sur un autre. Le parti pris était évident. Au reste, M. le président du Conseil n’a pas songé à s’en défendre. La seconde partie de son discours a été remplie par une dénonciation formelle et définitive du Concordat, traité fallacieux qui n’a jamais été respecté à Rome et que le Pape a violé dans des conditions telles que, d’après M. Combes, on ne pourrait essayer de le restaurer sans devenir dupe ou complice. Renouvelant le fameux mot de Bismarck, il a déclaré qu’il n’irait pas à Canossa, son âge et ses goûts lui interdisant un pareil voyage. Ce discours, si inférieur au point de vue de la forme, est du moins un acte très clair, et c’est ce que M. Ribot a constaté tout de suite : il signifie que le gouvernement est résolu à faire la séparation de l’Église et de l’État. Il s’y est déterminé par des motifs divers, dont quelques-uns tiennent, — la fin de son discours ne laisse aucun doute à cet égard, — à ce que l’Église romaine s’est de plus en plus éloignée depuis un demi-siècle des conceptions théologiques de M. Combes. On aurait tort de croire que l’affaire des deux évêques a été la cause déterminante de son évolution ; non, ce qu’il n’a pas pardonné à l’Église catholique, c’est la proclamation de l’infaillibilité du Pape ! A partir de ce moment, toute entente était impossible entre l’Église et l’État, et le Concordat devait être dénoncé. On pourrait se demander pourquoi, il y a un an à peine, M. Combes n’avait pas encore aperçu ces conséquences d’un acte déjà lointain, et continuait de tenir fermement pour le régime concordataire ; mais à quoi bon relever ces contradictions ? Nous savons pourquoi M. Combes a changé d’avis. Ce n’est pour aucun des motifs qu’il a donnés, c’est parce que les socialistes lui en ont imposé l’obligation. L’expulsion des congrégations est terminée, au moins, pour le quart d’heure : il fallait passer à une autre opération anti-cléricale ou anti-religieuse, et, après en avoir fini avec le clergé régulier, que pouvait-on faire, sinon s’en prendre au clergé séculier ? La logique, la fatalité des choses y conduisait. Si un revirement ne se produit pas dans le pays lui-même, la séparation se fera ; et elle se fera dans les conditions les plus propres à troubler la paix des consciences. M. Ribot l’a démontré avec une égale élévation d’esprit et de langage. Il a qualifié M. Combes de « théologien égaré dans la politique. » Est-ce le mot de théologien qui a piqué M. Combes ? Est-ce le qualificatif d’égaré ? Quoi qu’il en soit, il s’est laissé emporter à un violent éclat de colère, et il a soulevé contre M. Ribot un incident qui a tourné la Chambre contre lui-même. N’insistons pas, M. Combes a retiré tout ce qu’il avait dit ; M. Ribot, au contraire, a tout maintenu. Oui, M. Combes avait parlé dans son discours en théologien, et non pas en ministre : nous croyons d’ailleurs qu’il s’était égaré dans la théologie tout autant que dans la politique. Les radicaux et les socialistes l’ont armé contre l’Église : il a retrouvé aussitôt en lui des souvenirs d’autrefois qu’il a confondus avec les passions d’aujourd’hui : de là son discours. Nous n’en retenons qu’une chose, à savoir que le gouvernement veut la séparation, et qu’il la fera si on lui en laisse le temps. Ses déclarations ont été catégoriques ; elles ont été approuvées par une majorité de 88 voix, et il semble bien, malgré les réserves ou les équivoques que beaucoup de députés ont mises dans leur vote, qu’il y ait eu, là aussi, de la part de la Chambre, un engagement qu’elle est décidée à tenir. Le langage vraiment politique dans ce débat a été tenu par M. Ribot, mais c’est celui de M. Combes que la Chambre a approuvé.

Au lieu de prendre position sur la question elle-même, les deux groupes les plus modérés du Bloc ont cherché une échappatoire du côté de la procédure parlementaire. Ces deux groupes se nomment l’Union démocratique et la Gauche radicale : le premier est présidé par M. Etienne et le second par M. Sarrien. Il y a là, à côté d’impatiens qui trouvent que le ministère dure bien longtemps, des hommes faibles, mais sensés, qui trouvent que le ministère nous conduit à la ruine. Ils n’osent pas le dire, mais ils le sentent vivement. Peut-être ne faut-il pas demander aux hommes plus qu’ils ne sont capables de donner, et exiger d’eux par exemple qu’ils abordent de front une difficulté qu’ils espèrent tourner. Les groupes de l’Union démocratique et de la Gauche radicale ont donc imaginé successivement, — ils l’ont fait l’un après l’autre, — d’exiger du ministère qu’il déposât directement un projet de loi sur la séparation de l’Église et de l’État. Ils sont partisans de cette séparation, certes ! autant que qui que ce soit, autant que M. Combes ! autant que M. Briand ! mais il leur semble que, puisqu’il a d’ailleurs une opinion ferme, le gouvernement doit l’exprimer, et prendre la direction du mouvement au lieu de le suivre. Nous sommes bien de leur avis. Il est inouï que le gouvernement laisse à d’autres, dans une question aussi grave, le soin de faire une loi, sauf à s’y rallier lui-même en y proposant des modifications. Pourtant les choses sont ainsi. M. Briand, socialiste, est l’auteur d’un projet que la commission compétente a fait sien et dont elle l’a nommé rapporteur : c’est à cela que le gouvernement se raccroche pour se défendre de toute initiative propre. — A quoi bon, dit M. Combes, rédiger moi-même un projet puisqu’il y en a déjà un et que j’en approuve les dispositions générales, me réservant d’y introduire quelques amendemens ? Ce serait de la peine inutile ! Ce serait du temps perdu ! — Ce raisonnement paraît plausible au premier abord ; mais, à la réflexion, on s’aperçoit qu’il détruit la responsabilité collective du cabinet. Un projet de loi gouvernemental, après avoir été délibéré en Conseil, porte la signature des ministres compétens et celle du Président de la République. Il est donc le résultat d’un accord rendu manifeste entre tous les membres du gouvernement. Est-ce que cet accord n’existerait pas ? Est-ce qu’il serait impossible de l’obtenir ? On le croirait à voir la ténacité avec laquelle M. le président du Conseil, malgré l’insistance des deux groupes numériquement les plus importans de sa majorité, se refuse à leur donner satisfaction. A aucun prix, il ne veut présenter un projet personnel. Tout ce à quoi il a consenti jusqu’à présent, c’est à donner à la commission, oralement et à la rigueur par écrit, « des indications précises » sur la manière dont il conçoit la séparation et dont il entend l’accomplir. Il faut bien croire que cette obstination a une cause : nous en avons indiqué une première ; en voici une seconde. Les socialistes, ayant pris l’initiative de la réforme, entendent en conserver jusqu’au bout la propriété exclusive : c’est la seule propriété dont ils combattent la collectivité. Ils ne veulent pas la partager, même avec le gouvernement. Aussi ont-ils poussé dans leurs journaux des cris furieux lorsqu’ils ont vu se produire la prétention des autres groupes. L’Union démocratique, la Gauche radicale avaient beau demander à M. Combes de déposer un projet de loi, M. Jaurès lui interdisait de le faire. Entre M. Etienne et M. Sarrien d’un côté, — même flanqués de M. Barthou, qui leur a apporté son concours, — et, de l’autre, M. Jaurès et M. Briand, que vouliez-vous que fît M. Combes ? Il a obéi à M. Jaurès. Au fond de cette querelle, qui n’est pas de pure forme, il s’agit de savoir à qui appartiendra la direction de la majorité. Sera-ce aux socialistes, comme par le passé ? Sera-ce aux radicaux ? M. Combes se prononce pour les premiers : que feront les autres ?

Attendons des « indications précises, » puisque M. Combes ne veut pas donner autre chose. Laissons-le emboîter le pas derrière M. Briand, lieutenant fidèle de M. Jaurès. Assurément cette attitude n’est pas digne d’un gouvernement ; mais que nous importe la dignité du gouvernement actuel, et, s’il ne se respecte pas lui-même, est-ce à nous de nous en offenser ? Les choses sont beaucoup plus claires ainsi ; on voit tout de suite à qui on a vraiment affaire ; on reconnaît que MM. Etienne, Sarrien et leurs groupes ne sont que des utilités dans la majorité. Et qu’aurions-nous à attendre d’eux s’ils renversaient le cabinet et s’ils prenaient sa place ? Ils annoncent qu’eux aussi feraient la séparation. La feraient-ils mieux ? Les circonstances y seraient-elles plus favorables ? M. Deschanel y trouverait-il plus de garanties ? Rien n’est moins probable. Si nous souhaitons la chute de M. Combes, sans nous faire illusion sur le lendemain, c’est surtout parce que la longévité de son ministère encourage les pires défaillances, et qu’il serait conforme à la justice immanente des choses de voir partir un homme qui a tout sacrifié, la dignité du gouvernement, l’honneur de l’armée, la sécurité du pays, au vulgaire désir de rester.

L’épisode de Hull a causé au monde entier une surprise pénible dont il n’est pas encore revenu ; mais si ce sentiment a été éprouvé quelque part avec une intensité plus grande que partout ailleurs, c’est certainement en Russie. Après quelques jours d’inquiétude, la modération de l’empereur Nicolas et la sagesse du gouvernement anglais ont acheminé l’incident vers un dénouement acceptable pour tout le monde. On a décidé la réunion d’une commission internationale d’enquête qui éclaircirait les faits, car ils sont obscurs. En vérité, nous en savons peu de chose.

Une flottille de pêcheurs anglais était à Hull, dans la mer du Nord, lorsque est survenue l’escadre russe de la Baltique se rendant en Extrême-Orient. C’était la nuit. Il est infiniment probable qu’on a fait aux bateaux anglais des signaux qu’ils n’ont pas compris. Quoi qu’il en soit, les Russes ont ouvert le feu, ont tué deux hommes, en ont blessé plusieurs, et, cela fait, ont continué leur route. Telle est du moins la version anglaise. La version russe, qu’on n’a connue que quelques jours plus tard, est différente. L’amiral Rodjestvensky affirme qu’il y avait deux torpilleurs japonais parmi les pêcheurs anglais : il en a détruit un et l’autre est resté jusqu’au lendemain où les pêcheurs anglais ont eux-mêmes signalé sa présence en le prenant pour un navire russe. Il exprime de vifs regrets que des vies innocentes aient été sacrifiées. Sans attendre ces explications, l’empereur Nicolas avait transmis directement au roi Edouard l’expression de ses propres regrets : il avait ajouté que toutes les satisfactions et réparations seraient données dès que les faits seraient éclaircis. Ne semble-t-il pas que ces démarches spontanées et empressées de l’empereur et de son gouvernement auraient dû apaiser la surexcitation de l’opinion britannique ? Cependant, elle était hier encore en pleine effervescence. Le roi Edouard lui-même, dans un télégramme au maire de Hull, a qualifié l’incident d’injustifiable ; mais qui a jamais songé à le justifier ?

Heureusement, on s’est souvenu de la Convention de la Haye. Le cas en présence duquel on se trouvait est précisément de ceux où ne sont engagés, ni l’honneur, ni les intérêts essentiels des parties en cause : on pouvait en remettre l’appréciation à des tiers bienveillans et désintéressés. L’article 19 de la Convention s’appliquait ici admirablement : il prévoit l’hypothèse où les deux parties confieront à une Commission internationale le soin de fixer des faits sur lesquels elles n’auront pas pu se mettre d’accord par les voies ordinaires de la diplomatie. Ce n’est pas un arbitrage, mais les résultats seront sensiblement les mêmes : il n’est pas douteux, en effet, que l’Angleterre et la Russie s’inclineront devant l’avis de la Commission d’enquête, et que la seconde, en particulier, s’en inspirera avec une généreuse largesse dans les réparations qu’elle aura sans doute à accorder. Le jour même où les deux gouvernemens se sont résolus à recourir aux lumières de la Commission d’enquête, M. Balfour a prononcé un discours où il a maintenu le point de vue anglais, ce qui est le droit de tout plaideur ; la Commission appréciera avec impartialité et indépendance. Enfin, l’empereur Nicolas a donné spontanément à l’opinion britannique la satisfaction la plus propre à la désarmer, en décidant qu’il retiendrait à Vigo la partie de son escadre qui a été engagée dans l’incident de Hull. Il est difficile de pousser plus loin l’esprit de conciliation. Quant à la France, alliée de la Russie et amie de l’Angleterre, elle a mis ses bons offices au service de l’une et de l’autre : elle a agi avec activité, avec efficacité. Le discours de M. Balfour, les nouvelles venues de Saint-Pétersbourg, la prudence des deux gouvernemens anglais et russe permettent d’espérer que le cap dangereux est définitivement franchi. Mais on a pu voir, une fois de plus, à quel fil fragile la paix du monde est attachée.

FRANCIS CHARMES.
Le Directeur-Gérant,
F. BRUNETIÈRE.

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