Chronique de la quinzaine - 31 octobre 1920

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Chronique n° 2125
31 octobre 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Que diraient nos amis d’Italie si un ancien président du Conseil français entamait une campagne pour ébranler le traité de Saint-Germain et en obtenir la révision au profit de l’Autriche? Ils se plaindraient, sans doute, amèrement d’une aussi étrange attitude et ils n’auraient pas tout à fait tort. Ils ne sauraient donc s’étonner que nous trouvions aujourd’hui fort regrettables les tentatives que fait M. Nitti pour déchirer au profit de l’Allemagne le traité de Versailles. Que des journaux germanophiles comme le Mattino calomnient la France, nous accusent de rechercher l’hégémonie en Europe et prétendent que c’est une politique impérialiste qui a été « consignée sur les tables de la loi à Versailles, » il n’y a pas là de quoi nous surprendre. Mais qu’un homme politique qui a eu récemment, dans son pays, la responsabilité du pouvoir, écrive que l’Allemagne subit tous les jours des humiliations, qu’il se fasse publiquement l’avocat de nos ennemis d’hier et en appelle, — bien vainement, d’ailleurs, — aux États-Unis pour mettre à la raison la France qui a le grand tort de croire à la valeur des traités et de vouloir l’exécution des engagements pris, c’est vraiment là un symptôme qui ne laisse pas d’être inquiétant. J’ai eu l’occasion de connaître M. Nitti, lorsqu’il était, soit ministre, soit président du Conseil. Il tenait alors un tout autre langage qu’aujourd’hui. Il a commencé à évoluer dans les derniers mois de son cabinet et notamment à San Remo. Ce n’est pas à nous de juger les raisons depolitique intérieure auxquelles il peut obéir. Mais nous avons le droit d’espérer que, dans les affaires extérieures, l’Italie n’écoutera pas les mauvais conseillers et restera fidèle, comme nous-mêmes, aux signatures données.

Il y a malheureusement au-delà des monts un certain nombre [1] de personnages pro-allemands qui essayent constamment de semer la discorde entre les deux grandes nations latines et de les détourner de leurs destinées naturelles. Ils affectent de dire que l’avenir de l’Italie serait beaucoup mieux sauvegardé, s’il ne restait, dans l’Europe centrale, aucune République autrichienne et si Vienne était décidément rattachée à l’Allemagne. Ils insinuent qu’aussi longtemps que subsistera l’Autriche, durera la menace d’un rapprochement entre les États héritiers de la monarchie dualiste ; et ils dénoncent la possibilité de cette reconstitution comme un danger permanent pour l’unité italienne. Comment ne pas voir, au contraire, qu’en inspirant à l’Italie la crainte d’un péril chimérique, ces fâcheux donneurs d’avis risquent de la précipiter dans des réalités redoutables ? Si la France est intéressée à ce que l’Allemagne, dont les Alliés ont cru devoir ne pas diviser les forces disparates, ne s’agrandisse pas, du moins, de nouveaux territoires, l’Italie elle-même trouve un avantage à l’interdiction qui a été stipulée dans les traités de Versailles et de Saint-Germain. Une Autriche réduite, comme elle l’est aujourd’hui, à sa plus simple expression, est pour elle une voisine bien inoffensive. Une Autriche fondue dans le Reich ne se contenterait certainement pas d’apporter à l’Allemagne sa faiblesse et sa pauvreté; elle lui apporterait ses regrets et ses revendications ; et, avant qu’il se fût écoulé un grand nombre d’années, l’Allemagne tout entière ferait siens les griefs de l’Autriche contre l’Italie. Elle ne tarderait pas à convoiter Trente et Trieste et à soutenir que les frontières déterminées par l’article 27 du traité de Saint-Germain englobent dans le royaume d’Italie des populations de nationalités diverses et, en particulier, des Allemands. Elle rouvrirait peu à peu le conflit séculaire entre les habitants de la péninsule et ces « Tedeschi des Alpes, » dont Gabriel d’Annunzio disait, le 5 mai 1915, à Gênes : « Ils n’arrêteront pas le rythme fatal de l’achèvement national; ils n’arrêteront pas le beau rythme romain ! » L’Italie a donc, comme la France, les meilleures raisons de ne pas accroître la puissance de l’Allemagne et de rester à nos côtés après la victoire comme elle s’est mise à nos côtés dans la guerre. Ce serait un grand malheur pour nos deux peuples s’ils se laissaient égarer, l’un ou l’autre, par d’imprudentes combinaisons diplomatiques et s’ils ne veillaient pas, avec un soin jaloux, au maintien de leur amitié.

Ce qui est vrai de l’Alliance franco-italienne ne l’est pas moins de l’Alliance franco-britannique. Il n’y a pas de divergences momentanées qui puissent rompre ou relâcher les biens qu’ont noués entre nos trois nations tant d’années de souffrances communes, de batailles livrées pour la même cause et de noble émulation dans l’héroïsme. Il faudrait désespérer de l’humanité si les idées de justice et de liberté n’avaient de prise sur elle qu’aux heures des grandes secousses et des rencontres sanglantes, et si elles perdaient tout crédit dans le train ordinaire de la vie publique. A l’appel du droit, l’Angleterre, l’Italie et la France se sont levées pour combattre; elles ont voulu créer ensemble une Europe meilleure; elles ont eu toutes trois, et leurs alliés avec elles, la généreuse ambition d’établir dans le monde une paix durable ; vont-elles se séparer au moment où leur œuvre est à peine esquissée et réclame plus que jamais l’unité et la persévérance de leurs efforts ? Une politique à si courte vue nous conduirait tous au bord de l’abîme; les hommes d’État de nos trois pays ne peuvent fermer les yeux à l’évidence; ils savent que nous continuerons, dans le futur comme dans le passé, à avoir besoin les uns des autres ; qu’il y a entre nous une solidarité d’intérêts plus forte que les désaccords d’un matin, les fantaisies individuelles et les piques d’amour-propre; et que chacun de nous commettrait, à son propre foyer national, un crime de lèse-patrie s’il perdait jamais de vue les raisons supérieures qui nous commandent de rester unis.

Puisque nous sommes tous également pénétrés de cette conviction, tâchons, avant tout, de nous mieux comprendre, de ne pas juger nos alliés d’après nous-mêmes, d’avoir l’imagination assez libre et assez objective pour savoir nous placer, un instant, à leur point de vue, et de commencer par nous rendre compte de leur état d’esprit chaque fois que nous avons à discuter avec eux. La plupart des malentendus qui se sont produits, depuis quelques mois, entre nous, proviennent de ce que nous nous sommes mépris sur les mobiles auxquels obéissaient nos interlocuteurs. Ajoutez à cela un trop grand nombre de petites rivalités personnelles qui n’ont pas été sans envenimer les dissentiments. On a opposé tel premier ministre à tel autre; on a parlé de la victoire de ceux-ci et de la défaite de ceux-là; on a successivement exalté ou dénigré les chefs des gouvernements ; et dans chaque pays allié, la presse s’est crue autorisée parfois à juger les représentants de l’État voisin avec la même liberté de langage que s’ils étaient des compatriotes. Quelques déceptions que nous laissent nos derniers entretiens avec Londres, pensez-vous qu’il soit convenable et habile de nous complaire à malmener M. Lloyd George? Ce n’est point à nous de nous associer à ses adversaires d’Outre-Manche ni d’accroître, ne fût-ce que par des paroles imprudentes, les difficultés croissantes qu’il rencontre un, peu partout, aux Indes, en Asie-Mineure, en Egypte, en Irlande, et chez les ouvriers d’Angleterre. Tant qu’il est au pouvoir, il est pour nous l’interprète de l’Empire britannique et ce serait, à la fois, maladresse et inconvenance que de mêler à la légitime défense des réclamations françaises des appréciations irritées et des personnalités désobligeantes. Bridons nos nerfs et restons de sang-froid.

Nous n’aurons pas trop de toute notre « self-possession » pour retrouver, nous et nos Alliés, les grandes routes dont les divers traités de paix avaient, tant bien que mal, établi les chaussées et dont nous nous sommes si imprudemment écartés. Empressons-nous, du moins, les uns et les autres, de saisir les occasions de réparer nos fautes. Les élections autrichiennes nous en fournissent une qui peut être assez favorable à l’exécution du traité de Saint-Germain. Le scrutin du 18 octobre ne constitue pas seulement, dans l’ensemble, une victoire des éléments modérés sur les extrémistes. Il est, en même temps, pour le pangermanisme, un échec très significatif. L’Allemagne s’était, à la veille des élections, livrée à une ardente propagande dans toute l’Autriche. Elle avait eu recours aux moyens les plus variés pour faire nommer en masse des partisans du rattachement et le vote qu’avait émis l’Assemblée sortante avait naturellement été très exploité dans la campagne électorale. Les pangermanistes allaient répétant qu’aussitôt incorporée à l’Allemagne, l’Autriche échapperait à la misère présente ; ils montraient du pain aux affamés et cherchaient à les attirer. Il est remarquable que l’Autriche ait su résister à ces manœuvres et à ces tentations. Si elle est maintenant assez raisonnable pour ne pas persévérer dans la voie où s’était témérairement engagée l’Assemblée précédente et pour réaliser les économies qui s’imposent dans le budget de l’État, les Alliés devront se mettre d’accord pour essayer de la tirer d’embarras. Elle demande à vivre. Comme je l’ai indiqué l’autre jour, elle a, dans son territoire restreint, des richesses qui la peuvent rassurer sur son avenir. Mais, pour le moment, elle est malheureuse et naturellement disposée à se tourner vers ceux qui l’aideront. Prenons donc le traité de Saint-Germain tel qu’il est ; efforçons-nous de le mettre en vigueur. La section d’Autriche de la Commission des réparations n’est pas restée inactive. Elle a dressé tout un plan destiné à préparer la renaissance industrielle et financière de l’Autriche. Ce programme répond aux vœux qui avaient été exprimés dans les deux Chambres françaises par les rapporteurs du traité, M. Margaine et le regretté M. Imbart de la Tour. C’est aux gouvernements alliés qu’il appartient maintenant de prendre les mesures nécessaires pour que ce travail aboutisse à des résultats positifs. Il n’y a pas une minute à perdre. « Dans les grandes affaires, dit La Rochefoucauld, on doit moins s’appliquer à faire naître des occasions qu’à profiter de celles qui se présentent. »

Le traité de Versailles, plus encore, s’il est possible, que le traité de Saint-Germain, exige et suppose la permanence de l’intimité des Alliés. « Il est plus lourd de promesses que de réalités, » a déclaré M. Millerand, lorsqu’il était encore Président du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Observation très juste, si juste même qu’elle peut s’appliquer à tous les traités. Il n’y en a pas un seul qui ne soit une plante délicate, exposée à se flétrir avant de porter des fruits, si elle n’est pas soigneusement cultivée par ceux qui l’ont semée. Sans songer à me donner pour prophète, j’avais moi-même annoncé, l’an dernier, que la paix serait « une création continue. » Je n’ai jamais passé pour un admirateur aveugle du traité de Versailles; j’en ai plus que personne regretté les insuffisances. Mais, s’il n’a pas rempli les espérances de tous les Français, il nous a, du moins, garanti un minimum de satisfactions dont nous avions le droit incontestable de ne rien céder. Le traité est signé depuis le 28 juin 1919; il est ratifié; il est théoriquement mis en vigueur depuis le 10 janvier 1920; les clauses essentielles en demeurent cependant inappliquées; et l’Allemagne crie de plus en plus haut qu’elle ne les appliquera pas.

« Dans les demandes de l’Entente, écrit la Deutsche Tageszeitung, il ne s’agit nullement de réparations, mais de chantage pur et simple. Tout ce que l’Entente a pris à l’Allemagne : colonies, Alsace et Lorraine, bassin de la Sarre, flotte de guerre et de commerce, tout cela compense amplement les dommages qu’elle a subis, parce que les Poincaré ont voulu la guerre. » Voilà une perte qu’on me permettra d’enchâsser. Lorsque Guillaume II a fait, en 1917, une dernière et mélancolique visite au Haut Kœnigsbourg, il a eu l’idée singulière et maladive d’y laisser un devant de feu portant, en grands caractères métalliques, la phrase que ses remords lui ont si souvent arrachée : u Je n’ai pas voulu cela. » N’en déplaise à la Deutsche Tageszeitung, aucun Français n’a besoin de déclarer devant le monde qu’ « il n’a pas voulu cela; » tous attendent le front haut et la conscience tranquille le jugement de l’histoire. Mais que dire des Allemands qui ont reconnu à Versailles, en termes solennels, la responsabilité de leur pays dans la guerre et qui, au lendemain du jour où cet aveu a été consigné dans un acte diplomatique, s’empressent de le rétracter? Et que penser de la sincérité de leur repentir, lorsqu’ils nous imputent leurs crimes et lorsqu’ils nous accusent de leur avoir « pris » l’Alsace-Lorraine? Le Times a montré, dans plusieurs de ses derniers numéros, la persistance de cette propagande effrontée, qui tend à falsifier la vérité, tantôt aux dépens de la France, tantôt aux dépens de l’Angleterre, et qui prend les formes les plus variées pour arriver à semer la méfiance entre les Alliés. Il a notamment cité un tract qui circule en Allemagne et aux États-Unis et dont l’auteur prétendu serait un Américain d’origine germanique, appelé Hansen, et revenu aujourd’hui dans le pays de ses pères. Ce Hansen raisonne, bien entendu, comme la Deutsche Tageszeitung : il s’en prend à l’Angleterre, au roi Edouard VII, et à la France, dont la vanité, dit-il, est si enfantine que si, avant la guerre, l’Allemagne lui avait gracieusement offert sur un plat d’argent l’Alsace-Lorraine et les cinq milliards de l’indemnité de 1871, elle aurait dédaigneusement rejeté ce cadeau. Voilà de quelles sottises on nourrit encore l’esprit des populations allemandes.

Pour que les choses en soient arrivées à ce point, il faut que, depuis le commencement de l’année, les Alliés se soient étrangement trompés sur la psychologie de nos anciens ennemis ; et si nous jetons en effet un coup d’œil en arrière, nous serons effrayés de ne voir, sur le chemin que nous avons parcouru, que des débris du traité. Quelques publicistes français, le jugeant médiocre, auraient désiré qu’on se hâtât de le réviser. C’était, à mon avis, méconnaître les difficultés à peu près insurmontables d’une reprise des négociations. L’Amérique, absorbée tout entière par la prochaine élection présidentielle, avait, pour quelques mois, pris congé de l’Europe; l’Angleterre, qui avait obtenu, à Versailles, la destruction de la puissance maritime et coloniale de l’Allemagne, n’avait plus aucune raison de nous faire des concessions supplémentaires. Dans ces conditions, il était fort à craindre que toute révision n’eût lieu contre nous. Plutôt que de courir les hasards de conventions nouvelles, nous devions donc tirer le meilleur parti du traité et nous entendre avec nos alliés pour contraindre l’Allemagne à remplir ses obligations. Est-ce bien ainsi que nous avons procédé? Sous prétexte que le traité posait des principes dénués de sanctions, nous avons abandonné les principes et nous n’avons pas les sanctions. Nous les avons sur le papier pour le charbon et pour le désarmement. Mais, pour les réparations, nous n’avons rien de positif et quant au papier, le traité de Versailles nous le donnait déjà.

Il nous permettait, d’une part, de prolonger indéfiniment l’occupation de la rive gauche et des têtes de ponts, si l’Allemagne ne s’exécutait pas (article 430); il nous autorisait, d’autre part, à exercer contre l’Allemagne toutes représailles économiques et financières et à prendre, en général, toutes mesures que nous pouvions juger nécessaires, c’est-à-dire à occuper, au besoin, de nouveaux territoires (Partie VIII, paragraphe 18 de l’annexe II). Mais, d’après le traité, pour qu’il fût possible de recourir à ces sanctions exceptionnelles, il fallait, d’abord, que la Commission des réparations eût officiellement constaté que l’Allemagne avait manqué à l’une ou à l’autre de ses obligations. Les gouvernements devaient donc prier leurs délégués à la Commission de procéder rapidement à ces constatations, comme on a fini par se décider à le faire pour les livraisons de charbon; et aussitôt qu’en vertu du paragraphe 17 de l’annexe II, la Commission des réparations aurait eu signalé aux gouvernements l’inexécution du traité par l’Allemagne, chaque Puissance intéressée aurait été libre de s’assurer des gages, avec ou sans le consentement des Alliés. Si, par exemple, nous n’avions occupé Francfort qu’après avoir provoqué une déclaration de cette sorte, l’Angleterre n’aurait pu se plaindre de notre initiative; et si, après que la Commission a eu fait connaître aux gouvernements les déficits dans les envois de charbon et conclu à des sanctions, nous avions agi immédiatement, plutôt que de rédiger de nouveaux protocoles, nous aurions simplement usé de nos droits au lieu de les laisser bafouer. Il n’est pas surprenant que nous payions aujourd’hui chèrement, dans l’éternelle question des réparations, les trop nombreuses infidélités que nous avons faites nous-mêmes au traité de Versailles, tout en jurant de ne le pas trahir.

Vainement, certains journaux allemands essayent-ils aujourd’hui de dénaturer le sens des articles 231 et suivants. Ces textes sont d’une limpidité parfaite. Pour respecter la lettre et l’esprit du traité, nous n’avions qu’à mettre le plus promptement possible la Commission des réparations en mesure de déterminer la créance, c’est-à-dire à hâter les travaux des Commissions cantonales, à tirer des affaires jugées des inductions raisonnables, à constituer dans les administrations compétentes des dossiers d’évaluation, à communiquer tous ces documents à l’honorable M. Dubois et à le prier de s’entendre avec les autres délégués afin d’accélérer la solution du problème qui leur était soumis. Loin de s’en tenir à cette procédure régulière, les Alliés n’ont su qu’imaginer pour s’en éloigner. Dès le mois de mars, la publication de leur mémorandum économique et les pourparlers de Londres ont donné à l’Allemagne l’espoir que le traité serait révisé. A la fin d’avril, a lieu la conférence de San Remo; et, bien que M. Millerand obtienne que le Gouvernement du Reich n’y soit pas convoqué, la presse allemande exulte à la lecture du protocole final. La Francfurter Zeitung se déclare satisfaite et le Vorwärts triomphe. Les Alliés ont, en effet, constaté que « l’Allemagne n’a rempli ses engagements ni pour la destruction du matériel de guerre, ni pour la réduction des effectifs, ni pour la fourniture du charbon, ni pour les réparations, ni pour les frais des armées d’occupation. » Mais la seule pénalité que nous jugions à propos d’infliger aux auteurs de ces infractions réitérées, c’est de les inviter à une réunion prochaine, qui se tiendra à Spa, et nous leur promettons que, s’ils y apportent des explications satisfaisantes et des propositions précises, nous, serons prêts à « discuter avec eux toutes questions affectant l’ordre intérieur et le bien-être économique de l’Allemagne. » En même temps se poursuivait, sous l’inspiration de M. Keynes et de quelques financiers internationaux, qui avaient accès dans les milieux les plus divers, une vigoureuse propagande en faveur de ce qu’on appelait, d’un nom très équivoque, le forfait. Qui dit forfait dit, en général, fixation d’un prix irrévocable, en bloc et sans estimation préalable. Mais en France on mettait sous ce mot des idées contradictoires, tandis qu’en Allemagne on y mettait simplement celle d’un rabais. Les prétentions du Reich sont, d’ailleurs, à cet égard, devenues de plus en plus audacieuses et peu à peu s’est fait jour cette thèse que la dette allemande ne devait plus aucunement dépendre du montant de nos dommages, mais seulement de l’état économique de l’Allemagne, présenté, bien entendu, sous les couleurs les plus sombres. Tel est, entre San Remo et Spa, le leitmotiv de toute la presse d’Outre-Rhin.

Au commencement de mai, réunion à Hythe des premiers ministres, en dehors de la Commission des réparations. Déclaration commune extrêmement fâcheuse. On y proclame, contrairement aux stipulations du traité, qu’il y a urgence à mettre l’Allemagne à même de recouvrer son autonomie financière; on y ajoute qu’il convient de fixer, pour le règlement de la dette allemande, une somme forfaitaire, compatible avec la capacité de paiement de l’Allemagne, c’est-à-dire qu’on ne songe plus à évaluer les dommages et qu’on veut décider, dès aujourd’hui, ce que l’Allemagne sera en mesure de payer dans dix ou vingt ans. Comme le remarque très justement, dès le lendemain, dans le Journal des Débats, M. Auguste Gauvain, on dessaisit la Commission des réparations et «on tombe en pleine fantaisie ». Cette décision est accueillie avec enthousiasme par tous les journaux allemands et considérée, tout à la fois, comme un démenti au traité de Versailles, comme un désaveu de la Commission des réparations et de son Président d’alors, voire comme une défaite de la France.

Les 15 et 16 mai, nouvelle réunion à Lympne. On y reconnaît la nécessité de liquider parallèlement et au plus tôt les dettes interalliées et la dette allemande. Rien de mieux, pourvu qu’on demeure dans la ligne dessinée par le traité et qu’on ne sacrifie rien des intérêts de la France. Mais, à Lympne, des chiffres ont été prononcés par des experts qui ne sont pas ceux de la Commission des réparations et ces chiffres, colportés dans la presse, provoquent une grande émotion dans le Parlement. Le 28 mai, à la Chambre des députés, MM. Paul Aubriot, Baudry d’Asson, Loucheur, Louis Barthou, Tardieu, d’autres encore, se font les interprètes de l’inquiétude générale. Le Président du conseil rassure la Chambre, en déclarant qu’aucun engagement n’a été pris à Lympne et qu’on n’ira à Spa que pour faire exécuter le traité.

Le 20 juin, les premiers ministres se retrouvent à Hythe, puis, le 21 et le 22, à Boulogne. Le communiqué officiel annonce que la question de l’indemnité allemande et de la répartition de la créance entre les Alliés a été examinée de nouveau. « Il a été décidé que les experts anglais, italiens, belges et serbes se réuniraient à Paris pour y faire des propositions communes sur des bases déterminées. » Pour ne pas renseigner les Allemands, on ne précise pas quelles sont ces bases; mais les agences, moins discrètes, indiquent, avec des chiffres, un système d’annuités extensibles. De la Commission des réparations, pas un mot. Les experts choisis paraissent devoir être ceux qui, à la suite de M. Keynes, se sont le plus remués pour la dessaisir. Il est, du reste, entendu et annoncé que « les Alliés se retrouveront le 2 juillet à Bruxelles pour fixer définitivement leur accord avant la réunion de Spa ». « Définitivement, » cet adverbe, gros d’espérance, revient, avec l’accent de la certitude, dans chaque déclaration commune.

La conférence de Bruxelles a lieu à la date prévue. Elle règle les proportions dans lesquelles l’indemnité allemande devra être répartie entre les Alliés, mais elle ne fixe pas l’indemnité. Du 5 au 16 juillet, les Alliés causent à Spa et y entendent les Allemands. Les conditions relatives au désarmement sont arrêtées le 9 et l’on passe à la question du charbon, qui est résolue, le 16, par une promesse d’avances à l’Allemagne. On se sépare sans avoir eu le temps de parler des réparations; mais les Allemands ont remis aux Alliés trois notes où ils n’offrent aucun chiffre et où ils posent en principe que, contrairement au traité, le montant de leur dette devra être déterminé d’après leurs capacités économiques et financières d’aujourd’hui. La conférence se termine par un discours de M. Delacroix, que les Hamburger Nachrichten ont récemment résumé en ces termes : « M. Delacroix, président de la Conférence, a, dans son discours de clôture, proposé au nom de l’Entente pillarde (Raubverband) la réunion à Genève d’une commission interalliée qui procéderait à un échange d’observations avec les représentants allemands. La France n’a pas protesté ; par conséquent, elle a accepté. » De retour à Londres, M. Lloyd George lui-même s’expliquait devant la Chambre des Communes, rendait à la bonne volonté allemande un hommage indulgent, et ajoutait: « Il a été décidé de nommer une petite Commission spéciale d’experts (a small spécial committee of experts) pour discuter le document avec les Allemands, en élucider les propositions, en examiner les détails et en préciser la portée réelle. Cela sera fait dans le cours des deux ou trois semaines prochaines. » Ainsi, avant le 15 août, dans la pensée du Premier ministre anglais, la Commission des réparations devait être dessaisie et, toujours contrairement au traité, la discussion devait s’engager avec les Allemands.

Lorsque M. Lloyd George annonçait cette nouvelle aux Communes, il était certainement de bonne foi et considérait évidemment que l’entente s’était établie sur tous ces points entre les Alliés. Le communiqué officiel du 16 n’allait pas, il est vrai, tout à fait aussi loin. Il portait seulement : « M. Delacroix a terminé en proposant que l’on renvoyât l’examen des mémoires allemands sur les réparations à une Commission de deux délégués de chaque Puissance, qui se réunirait à Genève dans quelques semaines. » Il n’était pas formellement dit que cette proposition de M. Delacroix eût été adoptée et, lorsque la discussion s’est engagée dans les Chambres françaises sur les accords de Spa, elles ont pu croire et elles ont cru que la conférence de Genève était un simple projet et que le gouvernement ne se trouvait pas lié. Les réponses faites par les ministres aux divers orateurs, et notamment à M. Barthou et à M. Ribot, n’ont pu que confirmer sénateurs et députés dans cette croyance et, comme, d’ailleurs, les « quelques semaines » du communiqué, et les « two or three weeks » de M. Lloyd George s’étaient écoulées sans que fût nommé le Comité d’experts, nous commencions tous à nous bercer de l’espoir que nous n’irions pas à Genève pour « discuter » avec les Allemands sur les droits que nous accorde le traité et que la Commission des réparations est chargée de mettre en pratique.

Nous étions malheureusement dans une impasse. Les journaux allemands, affirmant qu’à Spa nous nous étions engagés envers le Reich, nous reprochaient amèrement notre manque de parole. Le gouvernement anglais nous rappelait ce qu’il regardait comme une décision commune ; mais la France qui avait été entraînée sur les marges du traité et qui commençait, un peu tardivement, à comprendre le danger de ces détours, essayait de se reprendre et de revenir au réduit qu’elle n’aurait jamais dû quitter. C’est alors que M. Delacroix s’est obligeamment entremis pour chercher une conciliation. Il a pensé qu’on pourrait demander à la Commission des réparations de désigner elle-même les experts du « small special Committee » et il a proposé que la réunion n’eût pas lieu d’abord à Genève, mais à Bruxelles. Mais, de quelque façon qu’il fût composé, le « small special Committee » discuterait-il avec les Allemands ou se contenterait-il de les entendre? Déciderait-il en dehors d’eux ou y auraient-ils voix délibérative? Évaluerait-il les dommages ou s’arrogerait-il le don de prophétie, en appréciant, dès aujourd’hui, la future capacité de paiement de l’Allemagne? C’étaient là les graves questions sur lesquelles portait réellement le débat et, si le dessaisissement de la Commission des réparations constituait un danger pour la France, c’est qu’il permettait précisément de trancher toutes ces questions contre le traité, contre les droits de la France, dans le sens des prétentions allemandes. M. Georges Leygues a fait les plus louables efforts pour sortir du cul-de-sac où, bien malgré lui, il s’est trouvé. Mais de quel côté eût-il pu découvrir une issue favorable? Il était trop tard pour revenir en arrière. Renverser les murs ou creuser des galeries souterraines, c’était nous exposer aux reproches des Alliés. Nous n’avions guère d’autre ressource que de nous accommoder de la position, en l’aménageant le moins mal possible. Parce que nous avions abandonné le traité, nous nous étions désarmés nous-mêmes ; car, à des gens qui nous disent : « Tenez votre promesse du 16 juillet 1920, » comment répondre : « Nous ne voulons pas la tenir, mais nous voulons que vous teniez, vous, votre promesse du 28 juin 1919? » Nous ne pouvons donc nous en prendre qu’à nous-mêmes si tout finit par une cote mal taillée. Tâchons du moins de ne pas glisser plus bas encore sur la redoutable pente où, depuis si longtemps, je nous ai vus descendre.

M. Leygues et M. François-Marsal ont, tous deux, protesté très haut de leur intention d’exécuter intégralement le traité de Versailles et de faire payer l’Allemagne. C’est ce que veulent tous les Français qui apportent, en ce moment, leurs économies à l’État pour assurer le succès de l’Emprunt. Ils ont confiance dans le crédit de la France, parce qu’ils ont confiance dans son énergie. Aucun d’eux n’accepterait qu’elle renonçât aux fruits de la victoire. Aucun d’eux n’accepterait que, par notre faiblesse, l’Allemagne s’enrichit à nos dépens. Consultez la balance commerciale du Reich en 1919 et en 1920; lisez les intéressants commentaires qu’en a donnés M. Charles Brouilhet, professeur d’économie politique à l’Université de Strasbourg. Vous verrez comment l’Allemagne, après avoir importé les produits alimentaires et les matières premières dont elle avait besoin pour se relever, et après s’être d’abord théoriquement endettée d’une moyenne de trois milliards par mois, a peu à peu accru ses exportations, fait disparaître, aux approches du printemps, le déficit mensuel et obtenu, dès le mois d’avril et de mai, des excédents considérables. En même temps, le Worwärts nous annonce que cent mille vaches laitières, offertes par la générosité américaine, sont en route à destination de la Saxe, tandis que l’Allemagne nous menace de suspendre la restitution du cheptel dans les régions dévastées. Toutes les vaches grasses pour les agresseurs vaincus; quelques vaches maigres pour le peuple de la Marne et de Verdun, est-ce une justice dont se puisse satisfaire l’humanité ?

RAYMOND POINCARE.


Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.

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