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Chroniques (Buies)/Tome I/Pour les désespérés

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Typographie C Darveau (1p. 319-326).

POUR LES DÉSESPÉRÉS



Je viens de voir une statistique désolante. L’année dernière il s’est commis, dans la France seulement, plus de quatre mille suicides, dont 734 par amour ! Si la statistique se met à constater et à fixer le nombre des faiblesses humaines, elle a du champ devant elle.

On dit que notre siècle est froid, matériel, calculé, dur. Voilà pourtant un chiffre effrayant, 734, qui montre qu’il y a encore du cœur de reste dans cette pauvre humanité tant calomniée. Se suicider par amour, quelle chose navrante ! Mais ce qui est plus navrant encore, c’est ce qu’il faut avoir souffert pour en arriver là. Qu’on ajoute la folie de se tuer à la folie d’aimer, c’est à se révolter contre sa propre nature. Si encore cela servait à quelque chose ! Mais plus on se révoltera, plus on se tuera ; plus il y aura de femmes méchantes, égoïstes, cruelles, plus il y aura de cervelles sautées en leur honneur.

Hélas ! rien n’est plus puéril que l’amour, et cependant rien n’agit si fortement sur l’esprit humain. Qu’y a-t-il de plus déplorable en effet que de voir un homme faire d’une créature l’objet de toutes ses pensées, de toutes ses affections, de toutes ses actions, de voir que l’humanité entière est jetée dans l’oubli pour l’amour d’une femme qui souvent n’est qu’un monstre de duplicité, d’égoïsme et de vanité féroce qu’aucune immolation ne peut assouvir. On se tue pour cette femme qui, probablement, ne viendra pas verser une seule larme sur la tombe qu’elle aura creusée et qui n’aura pas même la peine de se consoler de vous avoir perdu.

Comment la femme peut-elle prendre sur le cœur de l’homme un empire aussi funeste, aussi inévitable, c’est là un de ces mystères douloureux, une de ces fatalités horribles que la chute du premier homme a attachées à notre espèce maudite.

« Qu’il est doux d’être aimé ! » dit-on de toutes parts. Oui, mais à la condition de l’être tout seul et de ne pas payer de retour. Que de maux naissent en effet du lien formé entre deux cœurs ! Est-il une seule douleur, est-il quelque amère déception, quelque désespoir que l’amour mutuel ne renferme en lui et ne fasse éclater à travers toutes les fibres de l’âme ? Est-il une illusion qu’il n’ait détruite, une vie qu’il n’ait brisée ?

Plus la passion est grande, plus elle est malheureuse, plus elle renferme de jalousies cuisantes, de craintes qu’un rien éveille, de supplices à chaque instant renouvelés, de tortures morales que le moindre soupçon ou la moindre chimère enfante en un instant. Tous nos maux viennent de l’amour et le cœur de l’homme n’en soupire pas moins après lui ! Pauvres mortels ! Tristes jouets de toutes les faiblesses, vous désirez l’éternel, l’infini, et le moindre choc des choses périssables suffit à vous anéantir !

Tu veux te donner la mort, malheureux ! parce qu’une simple illusion, la première peut-être, vient de sombrer en toi ; tu dis que la vie est un fardeau trop lourd quand l’espoir ne la soutient plus ; tu dis que lorsque les liens du cœur sont brisés, l’homme devient insensible au sentiment ou au bienfait de l’existence. Oui, cela serait vrai sans doute si l’homme pouvait être un seul instant isolé sur la terre, et s’il pouvait trouver le vide quand la vie s’agite tout autour de lui.

Tu te plains de la chute de tes espérances. Mais vois d’abord si elles étaient légitimes ou si elles étaient autre chose que des chimères enfantées par ton imagination. Compare les espérances légitimes à celles que nourrit un cœur malade et dévoyé, et dis-moi si celles-là périssent. Insensé ! Tu crois donc avoir fait à vingt ans tout ce que tu devais faire sur la terre ? Tu crois donc pouvoir mettre toi-même un terme au bien que tu peux accomplir, aux services que tu peux rendre, à l’utilité dont tu peux être pour tes semblables ? Tu te crois donc seul dans le monde, affranchi de tous les devoirs et de la solidarité qui lie les hommes entre eux ? Tu dis que ta vie t’appartient et que tu as le droit de la détruire… Eh bien ! non, ta vie n’est pas à toi ; j’y ai autant de droit que toi-même, et, ce droit, je veux l’exercer, parce que chacun se doit à tous ; j’exige que tu vives, parce que ta vie est un contrat fait avec la mienne.

Que peux-tu me répondre ? Ton découragement, tes désillusions ? Enfant, qui te crois malheureux et qui as encore des illusions à perdre ! Attends donc que tu ne puisses plus t’affliger de rien, que tu ne saches plus comment ni pourquoi pleurer pour croire à la souffrance.

Chaque homme en naissant reçut une coupe que sa vie entière se passe à remplir de fiel. À vingt ans, âge des sourires de l’amour, quand le premier rêve est brisé, le flot monte subitement dans la coupe jusqu’aux bords, et l’homme, qui n’a pas la mesure de ses forces, se croit perdu. On a tant de confiance à cet âge que le premier malheur semble irréparable ; la douleur est une chose si nouvelle, si inattendue, elle saisit tellement à l’improviste, et ses premiers coups sont si violents que le malheureux, ne sachant comment résister devant cette terrible inconnue, fléchit, s’épouvante, et se croit anéanti parce qu’il est accablé.

Mais ce que la douleur à cet âge a de plus redoutable, c’est la volupté même qu’elle inspire. Ce qu’on redoute le plus lorsqu’on est frappé pour la première fois, c’est la consolation ; on repousse tout espoir de remède comme un outrage fait à son mal, que l’on croit éternel, et l’on préfère mourir afin de n’avoir pas à se reprocher une vaine affliction.

 Qu’importe la consolation, t’écries-tu, si le mal subsiste ! c’est le mal qu’il faut détruire. » Mais, mon ami, n’est-ce pas le temps qui a fait naître, qui a agrandi et approfondi ta souffrance ? Eh bien ! laisse-le donc maintenant détruire ce qu’il a fait. Quelques jours il t’a donné le bonheur, il te l’ôte aujourd’hui : attends pour le voir revenir.

Ce qui est triste et malheureux en amour, c’est que la femme aimée remplace le monde entier pour soi, et, quand on l’a perdue, on croit qu’il ne reste plus rien à désirer. On aime encore plus sa souffrance que la femme qui en est la cause. On ne veut pas se consoler, parce qu’on craint de ne pas aimer autant en souffrant moins ; on craint le calme des passions comme si l’on devait sentir moins en se résignant davantage.

Le secret de la résignation, il est vrai, est dans le caractère. Un homme bouillant et emporté préfère la mort à la souffrance calme et patiente ; mais l’homme vraiment fort accepte son destin et conserve l’espérance.

Pourquoi le cœur de l’homme serait-il seul immuable, éternel dans ses affections ? Pourquoi se révolter contre la nature qui veut que tout périsse ? Quoi ! mon ami, il est donc possible que ton âme se nourrisse toujours d’une seule pensée et que ton esprit succombe parce que ton cœur est malade ! Si tu as le courage de vivre, un jour tu trouveras dans la satisfaction de tes vœux, dans le sacrifice de ta personne au bonheur des autres, assez de jouissances pour aimer encore la vie, et, si tu es condamné à souffrir, du moins ce ne sera pas sans compensation et sans utilité.

Ah ! ce qui empêche d’être tout à fait malheureux, c’est de savoir que ses maux peuvent servir au bonheur et à l’expérience des autres hommes. Si tu ne veux plus vivre pour toi, vis au moins pour ceux qui auront besoin de savoir comment dompter la souffrance et retremper leur courage dans le malheur même, pour ceux qui auront besoin de savoir que la vie doit être un exemple et une leçon, non une possession, un métier.

Oublie-toi, si tu le veux, mais songe à l’humanité. Songe que depuis que tu as reçu le jour, tu as vécu sans cesse parmi les hommes, et qu’ils ont besoin tous de se fortifier entre eux, s’ils veulent pouvoir vivre. Dieu a voulu que nous ayons une intelligence et des sentiments pour comprendre nos maux et pour en souffrir ; mais l’intelligence et le sentiment nous crient d’accord de ne pas nous borner seulement à nous-mêmes. Sache bien ceci : personne n’est heureux, et cependant tout le monde aime la vie ; elle a donc certaines jouissances qui l’emportent sur tous les maux possibles.

Quel est l’homme qui n’a pas eu dans le cours de sa vie une pensée dominante, un but suprême auxquels il a sacrifié tout ce qui pouvait lui assurer une vie tranquille et heureuse, auxquels il a consacré toutes ses inclinations, toutes ses énergies, toutes ses facultés ? Et, que serait aujourd’hui l’humanité si chacun de ces hommes se fut donné la mort pour n’avoir pas réussi ? Non, non ; l’homme en naissant était fait pour la lutte, car tout lui montrait un obstacle. Luttes dans son cœur, luttes dans sa pensée, luttes pour l’accomplissement du moindre de ses vœux. Dans son cœur était le foyer de l’amour ; mais dans son cerveau était le foyer de son immortelle grandeur. Dans son cerveau était le remède à toutes les passions, à tous les maux ; car l’homme, par la pensée, devait s’élever au-dessus de toutes les misères qui rattachent son cœur à la terre ; là étaient l’énergie, le travail, la foi, l’avenir. Dans le cœur il n’y a que faiblesse et découragement ; dans la pensée il y a l’espérance, la force et l’élévation.

Que serait donc notre œuvre ici-bas si tout se bornait à fléchir sous le premier sentiment qui envahit notre âme, ou devant les tristes déceptions des affections rompues ? À quoi servirait l’existence si l’on ne devait pas être plus fort que tous les maux et si le premier souffle devait tout emporter ? Il n’y aurait aucune dignité à vivre, et loin d’être les maîtres, nous serions les esclaves de la nature.

Avant de vouloir mourir, sache donc au moins ce que c’est que de vivre. Embrasse un instant l’immensité des choses de cet univers qui toutes se rattachent à l’homme ; vois ce que tu quittes en quittant la vie, et reporte ensuite ta pensée sur l’objet misérable qui égarait ta raison ; tu rougiras de ta faiblesse. Écoute ! tu as vingt ans et tu as connu le bonheur ; il est donc possible pour toi ! Ton cœur s’est brisé ; mais lorsque tu étais heureux, tu ne concevais pas que ton bonheur pût finir. Aujourd’hui tu souffres, et tu ne veux pas croire que ta souffrance cessera. L’homme étant le jouet des événements, l’espoir seul peut le rendre heureux. Avant d’y renoncer, demande-toi donc s’il est des choses éternelles ici-bas, et si la cause de ton malheur présent ne sera pas celle de ton bonheur futur.

Tu désires ce qui est éternel. Eh bien ! vis pour savoir que tes affections ne le sont point. Vis pour souffrir, puisque c’est là ta condition ; plus tard tu trouveras que la souffrance est un bien. Si l’homme était fait pour être heureux, il croupirait dans l’oisiveté et laisserait la fortune se charger de son bonheur ; tout végéterait et l’existence elle-même perdrait de son prix à cause du peu de cas qu’on en ferait. Le bonheur qu’on ne peut apprécier lasse et tourmente ; mais le bien qu’on sait tirer, même de ses maux, est ce qui fait le mérite, la force et la consolation du sage.