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Chroniques (Fabre)/23

La bibliothèque libre.
Imprimerie L'Événement (p. 165-171).

PAR LETTRES.


Québec, 15 août 1867.


Je vois tous les matins passer sous les fenêtres de mon bureau une foule de gens, le nez dans les lettres qu’ils viennent de retirer de la poste. Avec un peu de bonne volonté, il est facile de deviner le sujet, heureux ou malheureux, de la correspondance de chacun. Cela se lit sur la figure.

Le négociant à qui l’on apprend la faillite d’un débiteur, jette invariablement l’enveloppe sous les pieds des passants et descend, la lettre à la main, l’antique escalier, sans saluer personne. Il a hâte d’arriver à son bureau pour voir exactement combien il perd et choisir celui de ses commis sur lequel il fera tomber sa colère.

L’hommes d’affaires, à qui l’on annonce une bonne nouvelle, un paiement inattendu, est le plus heureux et le plus sympathique des hommes. Il arrête tout le monde au passage et s’informe des affaires de ses interlocuteurs pour avoir occasion de parler des siennes.

— L’argent vient tout seul, dit-il, sans se faire annoncer. Des gens qui ne valaient pas plus qu’une action dans les mines, paient comme si c’était pour eux un plaisir. C’est à croire qu’il y a de l’or dans tous les ruisseaux à la campagne.

L’amoureux se révèle à son air mystérieux et concentré. Il a peur que son émotion et le papier rose de la lettre qu’il vient de recevoir, ne le trahissent. Il étouffe l’émotion avec peine et met la lettre avec précaution dans son portefeuille, vis-à-vis de son cœur. Puis, le voilà à chercher une réponse ; il regarde les passants dans les yeux sans les voir et fredonne en plein jour une barcarolle.

Le veuf ressemble à l’amoureux, à ce détail près qu’il n’est pas fâché de laisser apercevoir qu’on lui écrit sur du papier rose. Cela le pose en jeune homme, en habitué du cœur féminin.

Il ne faut pas oublier le candidat qui reçoit une réquisition dont chaque signature lui coûte le prix, et dans laquelle on lui déclare en termes formels que le comté de X. meurt d’envie de l’avoir pour député. Il aborde les gens en disant :

— Devinez ce qui m’arrive ? Voici le comté de X. qui veut à toute force m’envoyer en Chambre. Ces gens-là se figurent qu’on n’a point autre chose à faire que de s’occuper des intérêts publics. Je vais leur répondre tout net que, s’ils jugent ma présence en Parlement absolument nécessaire, ils n’ont qu’à m’élire par acclamation. Je verrai ensuite ce que je puis faire pour eux.

Il y a encore le solliciteur qui cache au fond de son chapeau une grande lettre officielle ainsi conçue :

Monsieur : — J’ai reçu instruction de l’honorable Ministre des Travaux Publics d’accuser réception de votre lettre en date du 13.

J’ai l’honneur d’être… etc.

Il aborde ses amis en souriant :

— Le gouvernement, dit-il, m’offre une place. Mais je ne crois pas que je l’accepte. Mon petit commerce va bien et je ne vois pas trop pourquoi je l’abandonnerais.

— Cependant, répondent les amis, une place an gouvernement, c’est plus sûr. Votre petit commerce peut manquer ; il y a de mauvaises années !

— Impossible, le gouvernement fera banqueroute avant moi. Mais comme de raison, si les ministres me disent qu’ils ont besoin de mon concours pour mettre en opération la nouvelle machine constitutionnelle, il faudra bien que je fasse mon sacrifice.


Avec quelques-unes de ces lettres entrevues, devinées, on pourrait faire une chronique. Essayons.


Lettre de M. B., candidat, à M. R., agent-général pour tes élections.

« J’ai reçu, mon cher ami, la réquisition signée de deux cent trois électeurs de la paroisse de St…, que vous m’avez expédiée par la dernière malle. C’est un beau résultat et je ne m’attendais pas que nous pourrions l’atteindre si vite. Comme je vous l’ai dit à votre départ, mon oncle Irénée a laissé de mauvais souvenirs dans cette paroisse. Médecin pratiquant durant trente ans, on a fini par découvrir qu’il tuait ses malades à bout portant et que ceux qui en réchappaient ne devaient leur salut qu’à la vigueur de leur constitution, victorieuse à la fois du mal et des remèdes pires que le mal. Le jour de cette funeste découverte, dans toutes les familles, on lui a réclamé des parents, qu’après tout il ne pouvait rendre. Il ne trouvait qu’une chose à dire pour sa défense ; il jurait que, sans ses soins, ils seraient morts tout de même. Ce qui l’a sauvé, c’est que ceux qui avaient hérité lui serraient, en secret, la main, avec une reconnaissance muette, et le protégeaient sans faire semblant de rien.

Il vous a fallu bien de l’habileté pour empêcher ces fâcheux souvenirs de retomber sur moi. J’ai hâte de voir le compte des frais ; il doit être dodu. Tous avez bien fait de graisser la patte du notaire G. ; c’est la plus mauvaise langue de l’endroit. Quand il commence sur le compte de quelqu’un, il ne finit plus. Tous les matins il y a du neuf ; il découvre ça en dormant. Or, il connaît tous les méfaits de mon oncle qui lui a tué son père en quatre heures d’un traitement qui aurait couché à terre un géant. Il nous aurait fait un mal incalculable. Si cher donc que vous l’ayez payé, c’est encore une économie.

Vous allez maintenant entamer la paroisse de Y. ; il faut commencer par les morceaux les plus durs. Je connais bien ce hameau, où j’allais passer mes vacances, étant écolier, chez une vieille cousine de ma mère. J’ai souvent joué et même fait le coup de poing, sur la place devant l’église, avec les gamins qui vont devenir mes électeurs. Il y en avait qui tapaient dur. Ils jouissaient auprès de leurs camarades, d’un grand crédit, qu’ils ont dû conserver. Il faudra que je m’efforce de les reconnaître. Il n’y a rien qui flatte les gens comme ça : « Tiens, c’est toi ! ta figure n’a pas changé. Tu me fais songer à la petite Madeleine qui te trouvait si beau et qui m’appelait époitriné ? »

Dans mon premier discours, je jouerai un air sentimental sur cette corde ; en attendant, faites-la vibrer. Il paraît qu’il y a deux grandes influences à Y. : le Dr. Joseph Boisée, qui vide son flacon de gin tous les jours, et M. Léon Serveille, le marchand, dont la femme rêve d’aller demeurer en ville.

C’est par sa bouteille de gin qu’il faut prendre le docteur et par sa femme qu’il faut gagner Serveille.

Faites entendre au premier que j’ai une cave de premier ordre et qu’il n’en sort jamais que du vin de la meilleure qualité ; que je tiens table ouverte pour mes amis et que mon habitude est d’envoyer de temps à autre une caisse d’eau-de-vie à mes intimes. Cela lui mettra l’eau à la bouche.

Insinuez à Madame Serveille que nous l’inviterons à venir passer une partie de la session dans la capitale ; que nous la conduirons aux bals des ministres et aux dîners du Gouverneur ; et elle ne laissera de repos à son mari que lorsque j’aurai été élu.

Reste la question du double mandat. Vous direz aux électeurs de V. que les électeurs de St. *** veulent à tout prix que j’aille aux deux chambres, comme vous avez fait croire au bon peuple de St. *** que le peuple de V. ne consentirait jamais à ne me laisser accepter qu’un seul mandat. Le notaire G., le Dr. Boisec et le marchand Serveille aidant, la paroisse de V. ne voudra pas refuser d’acquiescer au désir de la paroisse de St. ***, ni la paroisse de V. refuser de se rendre au vœu de la paroisse de St. ***

Et tout ira bien.
Votre dévoué,
A. B.
(autre lettre.)

Mademoiselle Marie O. à Mademoiselle R. à Cacouna.

Il n’y a plus personne en ville depuis que tu es partie. On te soupçonne violemment d’avoir enlevé les quelques jeunes gens qui nous restaient. Regarde bien dans ta malle pour voir si tu n’en as pas emporté deux ou trois par mégarde.

Avant-hier cependant, j’ai rencontré le beau X… Il s’est excusé d’être encore en ville. Il rougissait en m’avouant qu’il avait remis jusqu’aujourd’hui son départ pour la campagne. Pour rien au monde, il n’aurait voulu se montrer sur la plateforme.

Quand il n’y a pas de jeunes gens en ville, qu’est-ce qu’une jeune fille peut écrire à une autre ? C’est à toi qu’il faut que je demande des nouvelles. Dis-moi bien vite que tu vas te marier à ton retour ; cela me fournira un sujet de réflexions pour mes soirées. Si j’étais mariée, mon plaisir serait de marier les autres ; j’emploierais mon jeune époux à chercher, parmi ses connaissances, des maris pour mes amies.

On ne rencontre que des veufs sur la Plateforme ; encore, pas des veufs pour tout de bon. Leurs femmes ressusciteront au mois de septembre.

On nous promet pour la semaine prochaine un magicien qui fera flotter dans l’air une tête humaine. J’ai hâte de voir ça. Je serais curieuse de savoir où cette tête va se poser lorsqu’elle est lasse de se promener ainsi dans les airs ; je serais encore plus curieuse de connaître l’homme qui prête ainsi sa tête au magicien.

Pourvu que cette tête si bien douée ne soit pas parmi les effets du magicien qui viennent de brûler ! Ça ne doit pas être facile à remplacer !

En attendant le magicien, on nous fait de temps à autre le vacarme dans les rues avec le télégraphe d’alarme. Il paraît que ce curieux instrument ne joue que les soirs où il n’y a pas d’incendie.

Nous avons des feux comme à l’ordinaire. Un jeune voyageur autrichien, dont j’ai fait la connaissance l’autre jour, me disait qu’il n’avait jamais vu d’incendie. Je lui ai dit que s’il voulait bien prolonger son séjour dans nos murs, il ne tarderait pas à perdre sa douce ignorance à ce sujet. Il a été servi à souhait ; il y en a eu deux : l’un ici, l’autre à Lévis.

Je ne sais pas si c’est mon voyageur autrichien qui a mis le feu pour ne pas partir sans avoir assisté au spectacle qui piquait sa curiosité. Dans tous les cas, je suis bien sûre qu’il a été mis, car on ne me fera jamais croire que le feu prend si souvent tout seul à Québec. Il y aurait donc un feu fait exprès pour notre ville.

Envoie-nous de l’air frais. Je paierai le port.

Bien à toi,
Marie.

À une autre chronique d’autres lettres.