Cinq semaines dans l’Ouganda révoltée

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Cinq semaines dans l’Ouganda révoltée
Revue des Deux Mondes5e période, tome 9 (p. 164-196).
CINQ SEMAINES
DANS
L’OUGANDA RÉVOLTÉE

C’est ici, en toute simplicité, le récit de quelques aventures dont j’ai été le héros, ou la victime, dans l’Ouganda. Ce pays anglais n’est pas si éloigné du nôtre qu’on se le figure en général. Avant un an, le train déposera les touristes sur les plages fiévreuses du Victoria-Nyanza. En chemin, les grands hôtels élevés par Cook en vue des lacs Naïvasha et Nekuro arrêteront, sur ces altitudes, les commerçans de la côte anémiés par le paludisme, la masse des chercheurs d’imprévu, et les quelques amateurs de beaux couchers de soleil dans de beaux pays. L’écolier en vacances qui s’embarquera le 10 du mois d’août à Marseille sera le 27 à Mombasa, et le 30 du même mois à Port-Florence, sur les bords du grand lac. Le steamboat qui troublera la tranquillité des derniers hippopotames le mettra le lendemain à Port-Alice, tout près de Ouadelai, la capitale d’Emin-Pacha. Vingt jours après, il sera de retour à Marseille et contera à ses camarades ébahis les merveilles de cette région des lacs, qui nous a valu tant de beaux voyages, y compris celui dont Stanley nous adonné le récit en son livre : Dans les ténèbres de l’Afrique.

Des quatre points cardinaux, les voyageurs sont allés à la région des grands lacs, mais le plus souvent par Bagamoyo et l’Afrique orientale allemande. Défendue à l’ouest par l’immensité sombre de la forêt du Congo, au nord par les marais du Nil, noirs de fièvre, cette contrée s’adosse à l’est aux montagnes des Mau et des Nandi. Plus loin, en continuant vers le soleil levant, après la descente du Kikouyou, toujours vert et fertile, le voyageur ne rencontre jusqu’à la côte que les ports. Ces déserts de l’Afrique centrale ne sont jamais des déserts de sable sans végétation. L’herbe y est tantôt verte, tantôt couleur khaki, tantôt brûlée. Ici, c’est la plaine légèrement ondulée, ressemblant à un camp de Châlons équatorial, où les troupeaux de zèbres et d’antilopes évolueraient en escadrons. Ailleurs, le pori a l’aspect d’un verger brûlé par le soleil, où çà et là, comme les pommiers en Normandie, seraient piqués des arbres en parasol qui ne donnent pas d’ombre et ne produisent que des épines. De loin en loin, un ruban vert au feuillage dense indique la présence de l’eau. En Afrique centrale, l’arbre et l’eau sont comme deux frères siamois qui ne vivent pas l’un sans l’autre. L’arbre dont le pied baigne dans le ruisseau défend celui-ci contre le soleil qui le tarit dès son arrivée en plaine. Mais l’eau est rare et même absente. Peu de temps avant mon arrivée à Nay-Robi, j’appris qu’un commerçant était mort de soif avec tous ses hommes dans le grand pori qui s’étend entre le Kilima-Njaro et le Kikouyou. Les Massaïs envoyés à sa recherche n’avaient pas eu un meilleur sort. Et pourtant le Massaï connaît le pori mieux que l’Arabe le désert. De place en place, là où ne se rencontre point la mouche tsétsé, mortelle aux animaux domestiques, mais bénigne aux zèbres et aux antilopes, le chasseur aperçoit de grands troupeaux de bœufs, de moutons et de chèvres, qui paraissent abandonnés. Les bergers noirs sont tapis au milieu de leurs bêtes. Si vous avancez, ils se dressent dans le costume de Paris, avec la peau de mouton en sautoir, l’arc et les flèches, le grand couteau au flanc, beaux comme des antiques dans leur nudité. Le Massaï fut longtemps la terreur des caravanes ; il est nomade, marcheur extraordinaire ; connaît dans le pori tous les sentiers, toutes les pistes des zèbres ou des antilopes. Leurs kraals sont plantés dans la plaine comme ces parcs à moutons qu’on voit en Beauce. Le long de l’enceinte et à l’intérieur sont rangées les cases des gens, tandis que les bêtes sont parquées au milieu.

J’étais parti de France à l’improviste, sans programme arrêté, avec l’idée d’étudier dans la mesure de mes moyens la mise en œuvre du plan de Cecil Rhodes, « la route du Cap au Caire. » Après quelques jours en Égypte, j’eus la conviction que le grand chantier de travail était au Victoria-Nyanza, et qu’il fallait aller là pour apprendre quelque chose.

De Zanzibar et de Mombasa, deux jours de chemin de fer et un long mois de monotones étapes m’avaient conduit au lac Baringo. La vie du voyageur qui veut faire du chemin est austère et réglée comme celle du moine. Parti à l’aube, il dresse son camp près de l’eau vers le milieu du jour, étudie ou collectionne, sort avec son fusil pour le dîner du soir et se couche avec le soleil. Après une nuit coupée d’une ronde ou deux pour s’assurer si le feu brûle et si le soldat veille, il repart le lendemain.

Un Massaï gigantesque me servait de guide. Il s’en allait devant, les genoux fléchis, par grandes enjambées ; s’arrêtant par momens pour s’orienter et attendre les porteurs qui venaient en file indienne ; puis reprenant la voie après avoir consulté le sol et le ciel. Que de fois, après six ou sept heures de marche, où je cherchais vainement les repères de mon guide, n’ai-je pas arrêté la colonne, me croyant perdu ! Nul chemin, rarement même une piste de fauves, et l’herbe longue s’étendant au loin jusqu’aux montagnes.

La route directe du lac Baringo au lac Victoria venait d’être interdite aux caravanes par le protectorat. Des bruits de guerre sourdaient de la haute forêt de l’Ouest, qui couvre les sommets des Mau et des Nandi. Des blessés avaient croisé ma route, et rentraient à la côte pour y être soignés. Ne pouvant aller sans folie au lac Rodolphe, seul avec mes deux soldats noirs pour toute escorte, je descendais vers le sud du lac Baringo, espérant toujours voir s’ouvrir devant moi la route des grands lacs. La solitude développe chez l’homme le moins trempé une énergie extrême, et ce mois de marche à travers le désert nous avait entraînés, moi et mes noirs, pour les pires difficultés, comme ces équipages de navire, qu’il est nécessaire de faire naviguer, avec leur capitaine, avant de les envoyer au feu.

D’être le seul blanc d’une caravane donne une autorité immense, au pays africain. Livingstone a voyagé ainsi. Le noir n’accepte pas nos hiérarchies sans les discuter ; pour lui, le grand maître (le bana kubwa) est souvent celui qui est le plus grand de taille, ou plus encore celui qui a les clefs des caisses ; mais le second Européen est obsédé par des noirs insidieux qui espèrent bien mettre les blancs en contradiction. Un jour de fièvre ou d’affaissement moral ruine pour longtemps l’autorité d’un chef de caravane, si un autre Européen prend la direction. Ainsi, malgré casque et ombrelle, j’eus, aux environs du lac Baringo, un coup de soleil qui me coucha évanoui sur le sol. Nul ne prit en mes lieu et place le commandement de mes hommes, et quand je donnai mes ordres, je n’avais rien perdu de mon autorité passée. Mes noirs m’avaient entouré, fort tristes de me croire mort ; puis me transportèrent sur mon lit sans que je reprisse connaissance. Dans ma torpeur, je les entendais dire : bana akoufa, le maître est mort. Dans ce pays, où les corps se décomposent si rapidement, je craignais, de la part de mes serviteurs, un trop grand empressement à m’enterrer.

Le 9 juillet, dans une longue marche vers le sud, j’atteignais la station télégraphique de Molo ; avant de commencer mon récit, je demande au lecteur la permission de me présenter, moi et mes noirs.

Nul Européen ne me prend, à l’étranger, pour un Français, en Afrique moins qu’ailleurs. Joint à ma haute taille, le costume khaki, complété par le casque indien et les molletières jaunes, me faisait passer pour un officier anglais, et les indigènes révoltés m’eussent, sans aucun scrupule, massacré en cette qualité. Un observateur attentif devinait, à la coupe militaire de mes vêtemens et au col blanc presque d’uniforme, que j’étais un « Frenchman ; » mais, bien loin de s’attendre à trouver un officier français dans ces parages, il me prenait pour un missionnaire catholique allant rejoindre son poste dans l’Ouganda.

J’étais toujours suivi de mon fidèle Gambéra. Il était de ces gens qui ont vieilli, mais qui n’ont pas d’âge. Sa langue était encore plus alerte que ses jambes. Il portait mes deux fusils, un winchester et un mauser, auxquels il ajoutait ma gourde et parfois mon revolver. Le chasseur européen, en ces pays torrides où l’on chasse presque toujours à vue, ne s’embarrasse pas de ses armes, ce qui faillit me jouer un mauvais tour. Un jour que, les mains dans les poches, je m’en allais, suivi de loin par Gambéra, j’eus un tête-à-tête avec les Massaïs : la conversation, fort courtoise au début, dégénéra en gestes où je représentais évidemment une cible. Ma pose toute napoléonienne, avec la main dans l’entre-deux de ma veste, ne m’eût pas préservé d’un mauvais sort si mes gens n’avaient surgi à l’horizon. La prudence fit que désormais je ne me séparai plus de mon revolver.

Gambéra avait un œil extrêmement perçant ; il s’impatientait quand je ne découvrais pas assez vite le gibier. A trois cents pas je ne découvrais ni zèbres, ni antilopes, dont la ligne du dos horizontale tranche sur toutes les lignes de la brousse ; aussi avais-je encore plus de peine à distinguer les girafes, dont le grand dos en pupitre se confondait dans les branches des acacias.

Je descendis dans l’estime de Gambéra, qui pourtant n’avait jamais chassé que des antilopes ou des zèbres, quand j’eus l’audace de tuer des perdrix et des cailles, dont le pays pullule. J’en demande pardon aux disciples de Nemrod, au bout de peu de jours de marche, mon ordinaire m’intéressa plus que la chasse, et Dieu préserve les palais délicats des soupes aux rognons de zèbre et des ragoûts de cœur d’antilope. Les pintades seules trouvaient grâce aux yeux de Gambéra qui, en bon musulman, décapitait les cadavres de ces pauvres jolies bêtes en tournant la tête du côté de La Mecque.

Mon chef de caravane, celui qui doit être l’homme de tête, ou le headman comme l’appellent les Anglais, n’était qu’un simple ascari, un soldat engagé à la côte. Les ascaris font profession d’escorter les caravanes ; ils savent nettoyer un fusil, mais tirent fort mal ; ils sont très exacts dans leur service de garde nocturne et ne manquent pas de bravoure. Leurs armes sont des sniders à tabatière que l’on trouve dans les comptoirs, côte à côte avec les confitures et les boîtes de conserves de toutes sortes. Mon Niapara était l’un de ces ascaris ; je ne lui connus pas d’autre nom en tout le cours du voyage que celui-ci, qui veut dire le plus haut parmi les noirs, le chef. Il se drapait à la romaine, dans un grand lamba blanc, toujours immaculé, qui laissait voir les jambes guêtrées de sa peau noire et de mauvais souliers. La tête eût été intelligente, n’étaient les grosses lèvres communes à tous les noirs de la côte. A l’instar de Henri IV, il avait pour insigne du commandement une plume blanche en panache, fixée sur son fez rouge. L’orgueil de ce simple soldat noir d’être le chef d’une caravane allant dans l’Ouganda en fit un sous-officier modèle jusqu’aux grands lacs. Point n’eût été besoin de le prier pour l’emmener jusqu’au Caire ; mais, quand pour moi sonna l’heure du retour, faute de temps pour aller plus loin, maître et serviteurs reprirent en maugréant la route de la côte, et, s’il ne fut pas content de moi pendant ces dernières étapes, je le fus encore moins de lui, car il devint aussi paresseux, aussi malintentionné qu’il avait été travailleur et dévoué.

Le plus rusé de nos « fricoteurs » aurait reçu des leçons de mes noirs ; quelle qu’eût été la fatigue du jour, leurs langues ne se taisaient que bien avant dans la nuit, et ces orateurs vantards et fantaisistes ne tarissaient pas de conter les bons tours joués au Niapara, la charge aux dépens du voisin, la corvée esquivée et faite par un moins habile. Tous de rire à réveiller un ivrogne, jusqu’à ce que le maître impatienté de ne pas dormir entre ses murs de toile eût commandé le silence.

Au départ de la caravane, toutes les caisses, tentes et autres impedimenta du voyageur, sont réunis en ballots par les soins du Niapara. Il fait un mélange habile de tous ces objets qui jurent d’aller ensemble, de façon à approcher le plus près possible des 60 livres qui doivent faire l’étape sur la tête du porteur. Bien entendu, chacun accepte moins, jamais davantage, et point n’est besoin pour lui de balance. Pendant la route, le Niapara marche le dernier de la file, presse les porteurs et relève les charges qui s’effondrent. Son kibocho, fouet en peau d’hippopotame, est pour lui l’ultima ratio qui fait marcher ses subordonnés. A peine arrivés au camp on entend se croiser les ordres : Hassani, lete couni — Othmani, piga piga. (Hassan, apporte du bois ; Othman, plante les piquets.) Suit un déluge de protestations de la part des interpellés qui ne se taisent que devant la menace du kibocho.

Le grand jour pour le Niapara est celui où les noirs reçoivent le posho. En caravane, tout porteur a pour nourriture journalière une livre et demie de riz ; l’ascari, qui ne porte que ses armes, a droit à deux livres. La distribution de riz, le posho, a lieu tous les dix jours. Le noir porte, comme Esope, sa nourriture en plus de sa charge ; mais, doué d’une grande élasticité d’estomac, il aime mieux en porter moins sur la tête. Dès le cinquième ou sixième jour il est à jeun, et compte sur la chance ou le fusil du maître pour le nourrir. La veille de la distribution, le Niapara, suivi de tous les noirs, se présente devant la tente de l’Européen et prononce les paroles anxieusement attendues de tous les affamés : Kécho, posho (Demain distribution.) L’Européen jette un coup d’œil inquiet sur les sacs de riz qui disparaissent et donne au Niapara tout ce qui lui est dû. En grande cérémonie, devant tous les noirs présens pour cause de méfiance réciproque, le noir, qui porte dans sa charge la « kébaba, » la mesure sacramentelle, l’apporte religieusement ; et successivement des sacs éventrés, chaque porteur reçoit les dix mesures, dont il fait cuire et consomme une bonne moitié le jour même.

Un bon maître est celui avec qui jamais le riz ne manque ; le noir de la côte n’aime ni le millet, ni la banane, ni la patate ; peu importent les fatigues et les dangers, si le riz ne manque pas quand le Niapara vient dire : Kécho, posho. Demain distribution. A réfléchir, les soldats de tous les pays du monde sont bien d’un avis analogue et, même pour ceux de l’armée d’Italie, le meilleur chef était celui qui les nourrissait le mieux.

Les deux fortes têtes de la caravane étaient le boy et le cuisinier.

Mon boy était allé à Hambourg, et en était revenu sachant quelques mots d’anglais. Je me garderais d’en conclure que les noirs n’ont aucune facilité à apprendre l’allemand.

Ce léger bagage put lui faire croire qu’il m’était très supérieur, puisque je ne connaissais pas du tout l’anglais ; mais à force de piocher mon vocabulaire, j’obtins le résultat surprenant de lui persuader que ma difficulté à le comprendre provenait de ce qu’il parlait mal. Ali, c’était son nom, était vêtu comme un gentleman d’une veste et d’une culotte courte en khaki. Coiffé de mon casque de rechange, il avait l’air aussi coquin qu’intelligent. La civilisation n’avait eu qu’une action regrettable sur son âme noire ; il eût mérité d’être chanté par Villon : c’était, au demeurant, le meilleur fils du monde. Il eût menti la main sur le billot, et ne volait que les choses de prix, étant très soigneux des communes ; ses débuts ne furent pas encourageans. La monnaie du pays est la roupie indienne ; mais, pour obtenir, dans les cas extrêmes, le dévouement de l’un de mes noirs, je portais dans une bourse accrochée à ma ceinture 4 livres sterling. Je venais de quitter la côte et roulais dans un compartiment de l’Ouganda Railway sur une portion de voie récemment ouverte au trafic. Je m’étais endormi d’un sommeil de plomb sous la garde de mon boy. Réveillé en sursaut, je vis les compartimens pleins et les marchepieds couverts d’indigènes, plus curieux qu’hostiles. C’étaient de joyeux compagnons montés à une halte, qui jouissaient du charme de cette locomotion. De temps à autre, un noir dégringolait sur la voie, à la grande hilarité des camarades. Assez peu flatté de cette compagnie, je refoulai sur les marchepieds tous les envahisseurs et passai, avec mon boy, une inspection minutieuse de mes effets ; ma bourse et les quatre livres manquaient. Bien d’autres objets eussent tenté la cupidité des noirs qui ne connaissaient pas la valeur du vil métal. Mais je n’avais aucune preuve contre mon boy, quand, huit jours après, il s’enivra avec du whisky. L’acte de Bruxelles est respecté de fort étrange façon dans l’Afrique centrale : ainsi les marchands refusent toujours le whisky au boy qui n’apporte pas un papier de son maître. Mais le noir est toujours libre et il ne se prive pas de s’enivrer à sa guise, à la condition de payer quatre ou cinq fois le prix. Mes livres sterling avaient permis à mon boy, parti de la côte sans un sou vaillant, de se livrer à sa passion favorite.

Après mon cuisinier, il fallait tirer l’échelle : son engagement, du reste, eut lieu dans des circonstances anormales. Les missionnaires français de Mombasa m’avaient donné un de leurs anciens élèves, menuisier de son état, et sans travail, pour être à la fois cuisinier et interprète ; mais, lors de ses débuts dans l’art de maître Jacques, Rodolphe, tel était le nom du menuisier-cuisinier-interprète, fit ample connaissance avec le vin des missionnaires. Une fièvre ardente, en dépit de la quinine, le réduisit à l’état de loque. Je fis le rappel dans Mombasa pour le remplacer et partir quand même. C’est à la gare que se présenta Yusufé ; il prétendait parler anglais et avait des certificats merveilleux. Mes connaissances en anglais ne me permirent pas de constater tout d’abord jusqu’où allait l’aptitude de Yusufé à parler anglais. Mais je fus édifié, le soir même, sur ses capacités culinaires : il avait volé tout simplement et son nom et ses certificats, n’ayant aucune raison de tenir à son acte de naissance. Mais ce qu’il y avait de plus mauvais dans Yusufé, c’était sa femme. Cette noble et peu honnête dame était laide et incommensurablement paresseuse, dans ce pays où l’on peut dire : « travailleur comme une négresse. » Seule femme de la caravane, ne portant rien dans la route, elle s’asseyait sur ses talons dès l’arrivée au camp et n’eût jamais levé le petit doigt pour aider son mari. Malheureusement, deux coqs étaient en paix, une poule survint... L’autre coq charriait l’eau, le bois, dressait la tente, et changea si souvent, qu’il ne devait pas être le plus heureux des trois. Las de toutes ces risées, je me débarrassai du ménage dès que je le pus. Lâcher Monsieur et Madame dans la brousse, pour y être dévorés par les fauves, était un traitement trop inhumain, même pour ces peu intéressans personnages.

De mes porteurs, je ne dirai rien : ils n’étaient pas quelconques pour moi ; je les ai aimés presque à l’égal de mes soldats de France, et ils m’ont rendu un dévouement sans égal dans les circonstances critiques. Jamais ils ne montrèrent un moment d’hésitation, quelque pressant que fût le danger ; jamais un manque à la discipline, même au contact de caravanes où l’ordre et le bon esprit laissaient à désirer. C’est avec ces élémens que je dis adieu, non sans tristesse, à la plaine si jolie, entre ses falaises de montagnes, aux lacs où s’ébattent les oiseaux multicolores, aux grandes herbes où détalent les autruches et jouent les bandes de zèbres et d’antilopes et que, le 9 juillet, assez anxieux sur l’avenir, j’entrai dans la sombre forêt des Mau.

La station télégraphique de Molo, où j’arrivai vers deux heures, comprend un store qui est un hangar où l’on entasse le riz et une pauvre cabane où habite l’employé du télégraphe. Je trouvai à table un ingénieur anglais, M. C..., qui m’accueillit fort aimablement. En déjeunant, il me communiqua une lettre reçue le même jour du lieutenant W..., commandant le fort Ternan. Ce fort est situé à quatre jours de marche de la station de Molo, avant d’arriver au Victoria-Nyanza. Dans sa lettre, le lieutenant W... transmettait à M. C... l’ordre donné par le commandant en chef des troupes de l’Ouganda de se rendre immédiatement à Port-Florence, sur les bords du lac, en traversant la région suspecte. Une dépêche télégraphique, reçue du fort Ternan (le télégraphe ne fut coupé que le lendemain), permettait à toute caravane de dépasser Molo avec une escorte d’au moins vingt ascaris. L’occasion était trop tentante ; faire demi-tour à six jours de marche du Victoria-Nyanza ne pouvait me venir à l’idée, en voyant un Anglais et un simple ingénieur s’en aller au grand lac. La dépêche du lieutenant W... ne parlait pas d’hostilités déclarées. Aussi demandai-je à M. C... l’autorisation de joindre ma caravane à la sienne, ce qu’il m’accorda avec empressement.

M. C..., l’un des rares Anglais qui avec mon estime, força ma sympathie, était le type du traveller, l’Anglais qui, lâché à travers le monde, profite de la bonne, mais ne craint pas la mauvaise fortune ; n’a ni enthousiasme, ni désespoir ; classe les événemens et les hommes suivant les avantages qu’il en tire. Cet ingénieur avait plus de science militaire que bien des professionnels de la tactique napoléonienne ou autre, et le prouva en maintes circonstances. Tout inconnu qu’il est et demeurera probablement, il avait vu les rives du Tanganika, escaladé les pentes du Rouvenzori, et côtoyé les lacs Albert. Il avait traversé les marais du Nil et y avait gagné les fièvres. Lord Salisbury lui avait confié la difficile mission de faire marcher un grand steamboat, qui avait été lancé sur le Victoria Nyanza par le protectorat de l’Ouganda et se refusait obstinément à faire le service malgré les ordres du Premier. Une quantité énorme de boulons, de robinets et autres pièces fort lourdes à porter étaient venues d’Angleterre par voitures jusqu’à Molo. Il s’agissait de traverser avec des porteurs les montagnes, sans chemins frayés, et d’arriver jusqu’au lac. En particulier M. C... emmenait une chaîne d’ancre de 200 mètres de long d’une seule pièce, que portaient 25 pagazis.

Cette caravane était escortée par vingt-huit ascaris : huit étaient des soldats comme les miens, armés de mauvais fusils ; mais vingt étaient des Soudanais venus des bords du Nil, vieux soldats détachés du fort Ternan et armés de Martini-Henry. Mes deux soldats augmentaient peu son effectif ; mais un Européen de plus était un secours précieux dans cette lourde caravane de plus de deux cent cinquante porteurs, dont la file allait s’allonger sur les sentiers sinueux des montagnes et des forêts de Mau.

Le 10, je marche à l’avant-garde sans dispositions spéciales de combat ; le chemin monte sans discontinuer à travers les grands arbres. A midi, je dresse mon camp à 3 500 mètres au sommet de la chaîne. Les arbres semblent avoir trop froid à ces altitudes, même sous l’Equateur, et tous les sommets sont dénudés.

Le 11, nous sommes au camp appelé « Camp-Gondjoy, » camp des malades. » De une heure à deux heures, nous recevons une lettre du lieutenant W..., qui nous prie instamment de rejoindre le fort avant la chute du jour. Le commandant du fort disait avoir été prévenu d’une attaque pour la nuit même et, incertain du résultat, demandait le renfort de tous les soldats de la caravane. Il prescrivait de prendre toutes les mesures pour assurer notre sécurité pendant la marche.

Vingt-quatre milles (40 kilomètres) nous séparaient du fort Ternan. La chaîne n’était pas arrivée et n’arriva qu’à quatre heures. Il était impossible de rejoindre le fort dans la soirée. La situation étant grave, nous prîmes toutes les dispositions en prévision d’une attaque de nuit. Je fis faire un « bonca, » qui est un camp entouré d’épines. Des rouleaux de fil de fer, qui me servaient de monnaie avec les Massaïs, furent étendus entre des troncs d’arbres et constituèrent d’excellentes défenses accessoires. Pendant ce temps, M. C… faisait enterrer la chaîne, qu’on ne pouvait songer à transporter le lendemain dans une marche forcée pour atteindre le fort. Un grand trou fut creusé au milieu du camp, à la lueur des brasiers ; la chaîne y fut descendue ; on fit du feu dessus pour effacer toutes traces de fouilles. J’étais livré à d’assez sérieuses réflexions : je pouvais rétrograder ; sinon, je prévoyais que c’était le premier pas d’un engrenage dont je sortirais difficilement. Mais reculer, en présence du danger qui menaçait mon compagnon de route et sa caravane pendant la nuit et la marche du lendemain, était impossible. Si le fort était pris, M. C…, arrivant avec des hommes exténués, au milieu d’ennemis enorgueillis de leur triomphe, ne pouvait pas espérer se défendre. Néanmoins il n’hésitait pas à rejoindre le fort au plus tôt.

Après avoir pris toutes mes dispositions pour expédier mes papiers à la côte, je crus de mon devoir de ne pas abandonner mon compagnon de route, quelles que dussent être les conséquences, et je me préparai à faire tout le possible pour parer aux circonstances fâcheuses.

La nuit se passa sans incident ; toutes les deux heures, M. C… et moi faisions des rondes. J’avais fait disposer, à l’extérieur du camp, des tas d’herbes sèches ; un tison enflammé en faisait un brasier qui illuminait les profondeurs des bois et donnait aux grands arbres un aspect sinistre. Au milieu du camp, dans la fourche d’un tronc ébranché, se tenait une sentinelle. De son observatoire, le soldat entendit sonner les fils de fer et tira dans la nuit : c’était un léopard en maraude dont nous vîmes les traces le lendemain.

Le 12, M. C… partit en tête avec l’avant-garde forte de vingt soldats. Puis, venait la longue file des porteurs ; je me résignai à faire l’arrière-garde avec une dizaine d’hommes.

Le sentier serpentait par monts et par vaux, passait des rivières sur les bords desquelles les arbres se pressaient drus et serrés, longeait une grande forêt, puis cheminait à flanc de coteau le long d’un torrent. Le terrain était propice aux embuscades : une sorte de folle avoine, haute de deux mètres, croisait ses tiges en voûte au-dessus du sentier et ne permettait ni de voir, ni de tirer. Dès la première heure commença la fusillade : M. C… faisait tirer coup par coup, sans arrêter la marche. À environ mille mètres sur les crêtes, nous apercevions les silhouettes des Oua-Nandis pliés en deux, qui foulaient les hautes herbes parallèlement à nous. Nous ne leur supposions pas de fusils ; en fait, ils en possédaient une dizaine depuis l’avant-veille ; mais, heureusement, ils ne savaient pas s’en servir. Le 8, le lieutenant W… avait envoyé trente hommes, sous le commandement d’un sous-officier noir, châtier une tribu hostile ce qui veut dire razzier les troupeaux. La première partie de l’expédition fut facile. Les soldats revenaient vers le fort poussant les bêtes : vingt marchaient devant, dix seulement derrière. Les Oua-Nandis suivaient dans les grandes herbes ; au moment favorable, ils foncèrent sur l’arrière-garde, tuèrent les dix soldats à coups de lance dans le dos, reprirent leurs bêtes et dépouillèrent les cadavres. L’avant-garde était rentrée précipitamment au fort. Cette équipée avait privé le lieutenant W… de dix excellens soldats, lui avait fait craindre pour la sécurité du fort, et nous avait valu la lettre reçue la veille.

La fusillade continue de l’avant-garde énervait mes hommes qui tourmentaient les gâchettes des Martini. Je connaissais trop bien la cause de cette guerre, les mœurs des Souahlis employés du télégraphe, pour ne pas accorder toute sympathie aux indigènes. Aussi refusai-je de laisser tirer sur ces pauvres gens, dont les flèches ne pouvaient nous atteindre. Je ne voulais pas leur donner le moyen de compter les fusils de l’arrière-garde et pouvais espérer qu’à cette distance, tant que l’arrière-garde resterait silencieuse, ils prendraient les porteurs pour des soldats.

Le rude labeur de cette marche de douze heures consista à ne pas laisser s’attarder les hommes lourdement chargés. La longueur de la file atteignit parfois jusqu’à cinq cents mètres ; à aucun moment, dans ce terrain couvert et mouvementé, l’avant- garde ne fut en vue. Le danger pour l’arrière-garde d’être enlevée sans être soutenue croissait avec la fatigue des hommes et l’allongement de la colonne.

Quoi qu’il en soit, grâce aux coups de fusil ; ou, comme le prétendait le lieutenant W..., grâce à notre marche sans distances, nous ne fûmes pas attaqués ; tout se borna à quelques flèches tirées de loin.

A midi j’eus un soulagement quand nous arrivâmes en plaine, le terrain s’abaissait doucement vers le Victoria Nyanza. En même temps, un violent orage s’abattit sur nous, qui détendit les arcs aux flèches empoisonnées et fit rentrer les indigènes dans les bois. Cinq kilomètres avant d’arriver au fort, les poteaux télégraphiques étaient arrachés, les fils traînés dans la brousse comme si un violent ouragan eût passé par là.

Enfin, à six heures, de la montagne qui domine le fort j’apercevais les Ilots bleus du Victoria et le fort Ternan qui eût paru très tranquille, n’était le nombre des sentinelles.

Le lieutenant W... commandait le fort Ternan en l’absence de son capitaine alors à Port-Alice, siège du gouvernement. En sous-ordre, il eût été un officier modèle, tant il était scrupuleux de ce qu’il croyait son devoir. Dans une position aussi délicate, il manquait de cet « en avant » qu’avait M. C... : la responsabilité du fort à défendre et, surtout, de cette précieuse caravane contenant tous les robinets du steamboat cher à lord Salisbury, le tourmentait jour et nuit. L’impression causée par le massacre de toute cette arrière-garde, massacre auquel aucun homme n’avait échappé, lui faisait croire les indigènes beaucoup plus hardis et plus manœuvriers qu’ils ne l’étaient en réalité.

Notre rencontre, en ces circonstances, ne présentait d’agrément ni pour l’un, ni pour l’autre. Ma qualité d’officier français, qui lui était connue, le porta à prendre, pour ma sauvegarde, des mesures de précaution dont je l’eusse dispensé, d’autant plus qu’il cherchait simplement à dégager sa responsabilité en cas d’accident. En pays étranger, le devoir strict de tout officier est d’éviter tout ce qui est la toilette intime de l’armée, tout ce qui est vie militaire dans les camps ou dans les forts. En temps ordinaire, j’eusse dressé ma tente le plus loin possible du fort, pour ne pas faire croire à une curiosité indiscrète ; aussi est-ce sans enthousiasme, pour la position délicate où j’étais, que je me vis invité à camper, par mesure de sécurité, près de la demeure du lieutenant W..., au milieu des soldats anglais.

Je suis forcé, — que le lecteur me le pardonne — de faire un peu de fortification. Le fort Ternan n’était qu’un borna, un village militaire entouré d’une haie d’épines. L’emplacement, de l’avis général, était fort mal choisi. Les mauvaises langues, — il en existe en pays anglais, — insinuaient que l’officier, inventeur de cette station, était grand chasseur et avait choisi, sur le tracé futur du chemin de fer de l’Ouganda, l’endroit le plus giboyeux. Tel quel, il était au bord d’une rivière, dans le fond d’une vallée étroite. Le commandant du fort ne pouvait allumer une cigarette sans que les indigènes, dont les silhouettes ornaient les hauteurs environnantes, en fussent avertis.

La forme de l’enceinte était celle d’un rectangle avec un côté épousant un coude de la rivière. La ligne de défense était formée d’une haie d’épines sèches sans mur ni fossé. L’Afrique est le pays des épines. Il y en a de longues et de crochues, de tous les spécimens ; fraîchement coupées, elles arrêteraient une armée ; mais, sèches comme elles l’étaient, elles eussent brûlé comme de l’amadou. Cette haie, haute d’environ deux mètres et très touffue, eût permis à l’ennemi de jouer à cache-cache avec nous sans que nous eussions pu tirer. L’inconvénient était d’autant plus grave que le terrain environnant était planté d’arbres jusqu’à dix mètres du fort. En Afrique centrale, l’herbe vit presque partout ; mais l’arbre et l’eau sont comme deux élémens inséparables qui se défendent mutuellement contre le soleil. Le long ruban touffu qui couvrait les eaux de la rivière venait border la haie du fort et permettait, non seulement de l’approcher sans être vu, mais masquait toute la rive opposée.

Cette visite du fort passée avec le lieutenant W..., à la nuit tombée, n’avait rien de rassurant, et je me suis dit bien souvent que les Oua-Nandis étaient bien braves gens ou bien malhabiles de ne pas avoir mis dans la nuit le feu aux quatre coins du borna. Ce village était plein de moutons, de bœufs, de femmes et d’enfans appartenant aux soldats, dont les huttes et les tentes, plantées sans ordre, ne laissaient même pas une libre circulation autour de la haie d’enceinte. Tout eût flambé dans la panique de cette smala ; les soldats auraient tiré les uns sur les autres, une lance aurait mieux valu qu’un fusil. Au moyen âge, on n’eût jamais oublié le donjon où se réfugiait le seigneur, quand l’ennemi était dans la baille. Au fort Ternan, il n’y avait pas de ralliement possible.

La composition hétérogène de la garnison du fort est à citer : elle comprenait, après l’arrivée de notre caravane, soixante-neuf ascaris soudanais du Protectorat de l’Ouganda, treize Souakelis, dont huit à la solde de l’Ouganda Railway, deux que j’avais amenés, trois qu’y avait laissés un marchand ; à ceux-là s’ajoutaient quatorze Nubiens, de ces fameux Nubiens d’Emin-Pacha qui venaient de terminer cinq ans de prison. Ils n’étaient pas armés ; le gouvernement les avait dispersés dans les différens postes, pour que ces « mutinés » fissent souche d’honnêtes gens. Le fort contenait encore onze hommes de police, également sans armes, qui constituent un corps spécial.. L’armement comprenait quatre-vingts fusils, sans compter ceux des Européens, et en plus deux mitrailleuses Maxim, que le mauvais état d’entretien empêchait de fonctionner, mais pour lesquelles néanmoins on avait prévu une cinquantaine de porteurs en cas de sortie.

L’Angleterre ne manque pas d’hommes, quoi qu’on en dise. Le recrutement des Soudanais est loin d’être épuisé, non plus que celui des Indiens. J’ai entendu dire à beaucoup d’officiers anglais que c’était bien du luxe d’envoyer contre les Boers des soldats européens ; que les Cafres et les Hindous eussent aussi bien fait : ils taxaient de préjugé le sentiment que les Anglais n’avaient pas le droit de faire tuer les Boers par des nègres. C’est que nos voisins n’ont pas le même concept de la guerre que nous. Bonaparte fit périr à Saint-Domingue vingt mille soldats d’Egypte et d’Italie avec des généraux tels que Richepanse et Leclerc. Pour les Anglais et pour les Allemands, employer des blancs comme soldats aux colonies est, toute sentimentalité à part, une faute industrielle, comme d’employer un métal précieux pour faire des charrues. Aussi n’y a-t-il pas un seul soldat de race blanche entre Le Caire et Pretoria.

Le gouvernement anglais fait des économies, même sur le nombre des soldats noirs : c’est un habile emploi des forces militaires que de garder un pays comme l’Ouganda, de dix degrés carrés, avec onze compagnies de noirs ou d’Indiens ne comprenant pas cent hommes par compagnie. Aussi chaque Européen, Arabe, ou Indien, a-t-il ses soldats, comme au moyen âge où le seigneur ne se promenait pas sans ses hommes d’armes. Le chemin de fer a ses ascaris dans les gares ou dans ses chantiers. Les marchands en ont dans leurs magasins et en envoient avec toutes les caravanes. Le protectorat anglais a tout avantage à cet état de choses, puisque tous ces soldats, qu’on pourrait appeler accessoires, lui rapportent un droit de cinq roupies par tête et ne lui coûtent rien.

L’Afrique centrale ne comprend pas de peuples, il n’y a que des tribus ; aussi, toute rébellion est-elle localisée. Point n’est besoin d’avoir beaucoup de soldats, à la condition de les déplacer rapidement. c’est ce qu’ont parfaitement compris les Anglais, en dépensant énormément pour le chemin de fer et fort peu pour l’armée d’occupation. J’en ai eu un exemple au fort Ternan : sur huit ou neuf compagnies stationnées sur le haut Nil, le colonel commandant en chef vint à notre secours avec trois compagnies, le plus qu’il pût distraire pour une longue absence. Le steamboat de lord Salisbury eût circulé sur le lac, l’Ouganda Railway eût poussé ses rails jusqu’à Port Alice, que le colonel serait venu avec un plus grand nombre d’hommes, et nous eût délivrés au lieu de nous laisser mourir de faim.

Les 107 soldats du fort suffisaient à peine au service de garde : une attaque était peu à craindre le jour. Pour assurer la surveillance de nuit, le lieutenant W... avait fait construire deux plates-formes et y avait placé deux sentinelles ; deux autres étaient juchées sur les toits des maisons ; enfin sept autres étaient placées derrière la haie, d’où elles ne. voyaient rien. Pour les empêcher de s’endormir, le commandant du fort leur avait donné la consigne de s’appeler de l’une à l’autre, par leurs numéros. Ces pauvres gens ne connaissaient pas l’anglais, et c’était peine, dans la nuit, que de les entendre prononcer ces mots peu sonores, si peu conforme au génie de leur langue. Le bruit de voix eût couvert toute marche dans les herbes ; le passage incessant des rondes aurait tenu suffisamment les hommes éveillés. La relève de ce lourd service de garde fatiguait les hommes, au point qu’aucun presque n’était disponible pour les expéditions de jour.

Il n’y a rien d’aussi monotone qu’un journal de siège, surtout quand on est bloqué, sans combattre.

En arrivant au fort, le 12, M. C... et moi fûmes prévenus d’avoir à demeurer jusqu’à l’arrivée de secours. Comme commandant du fort, le lieutenant W... nous réquisitionnait avec nos soldats et nos porteurs ; comme commandant du territoire, il nous interdisait de circuler dans le pays. Pour dorer la pilule, il faisait miroiter à nos yeux l’arrivée du colonel commandant les compagnies indiennes qui devaient nous délivrer dans trois jours au plus tard. Près de deux cent cinquante porteurs avaient été mis à ma disposition, avec les outils nécessaires, tel que scies, pelles, etc. Je passais, pour l’occasion, dans l’arme du génie, et me rappelais mes vieux souvenirs de Fontainebleau, les abatis d’arbres, les trous de loups, les chausse-trapes, etc. Derrière la haie, je fis en clayonnages, comme les Romains au siège d’Alise, des beffrois et des rampes pour les tireurs. Enfin les longues théories de travailleurs, semblables aux fellahs antiques, apportaient sur la tête les pierres ramassées autour du fort. J’en construisais un mur de pierres sèches, large comme une chaussée romaine, à l’intérieur duquel se trouvait le réduit. Pendant ce temps, M. C... versait l’huile du steamboat dans les mitrailleuses, et prenait comme cible d’essai les indigènes qui surveillaient curieusement les travaux. Un grand et gros arbre se trouvant dans le camp, je persuadai au lieutenant W... d’y faire une plate-forme dans la fourche ; on hissa une mitrailleuse, et de cet observatoire, nous attendions patiemment l’attaque de l’ennemi.

L’ennui ne commença que le 16 à nous envahir. Les Oua-Nandis étaient devenus invisibles. À cette date, le fort défendu par soixante hommes eût résisté à une troupe européenne. M. C... et moi étions fermement persuadés de passer, avec trente soldats, au milieu des Oua-Nandis, comme nous l’avions fait le 12.

Mes relations avec le lieutenant W... commencèrent alors à devenir tendues. Ce fut, avec mon geôlier, la guerre en gants blancs, très polie, mais systématique. J’avais heureusement dès le premier jour, et sans aucun calcul, tenu à n’accepter l’hospitalité, ni de sa table, ni de sa demeure. Les provisions dont j’étais assez amplement pourvu, me permettaient de lui rendre tous les dîners et tous les five o’clock que j’en acceptais. J’avais apporté un vieux whisky d’Ecosse, mais l’habile homme avait un jeu de whist, et quand toute la journée j’avais refusé, sous mille prétextes, de dîner avec lui, il faisait miroiter la partie du soir et le jeu du mort, pour lequel tout polytechnicien ferait des folies.

Les jours s’enfuyaient dans leur monotonie ; ma pensée allait aux miens, privés par le blocus de toute nouvelle. Le dernier bateau que je pusse prendre, pour ne pas dépasser mon congé, partait de Zanzibar le 27 août. Il me fallait un grand mois pour rentrer à la côte. Je faisais des calculs, de marches forcées, et chaque jour qui s’écoulait, j’allongeais les kilomètres. Quelques télégrammes de l’Agence Reuter étaient parvenus jusqu’au fort Ternan : tous les officiers anglais ne parlaient que de partager la Chine, et l’idée d’être otage au fort Ternan, en cas de complications anglo-françaises, me faisait blanchir les cheveux.

Mes hommes furent rationnés dès le quatrième jour. Le fort disposait d’assez amples provisions de millet ; mais un supplément de trois cents bouches à nourrir accélérait la consommation. Aussi me fut-il ordonné d’acheter pour mes hommes les moutons malingres que vendait le Protectorat. Ces bêtes prises dans les razzias récentes, après des courses forcées, donnèrent la dysenterie à tous mes noirs. Mais c’était tout bénéfice pour le Protectorat, puisque ces bêtes invendables ne lui avaient rien coûté et étaient payées fort cher. Tous les jours, mes braves noirs se réunissaient devant ma tente, et me regardaient avec ces yeux du bon chien pour le maître qui le tient à l’attache. Combien de fois ne me demandèrent-ils pas de fuir la nuit, à travers les montagnes ! J’étais convaincu du succès : le lieutenant W... aurait fait semblant de ne rien voir ; sa responsabilité était dégagée, puisqu’il m’avait remis un ordre écrit de ne pas sortir du fort. Mais, un officier à l’étranger n’est jamais libre d’obligations envers la mère patrie. Cette solution violente eût causé, sinon ma mort, du moins celle d’un ou de plusieurs de mes hommes. Dans quelle situation me serais-je trouvé en arrivant à la côte, pour justifier de leur perte ?

Résigné, tout en rongeant mon frein, à attendre un exeat régulier, je n’eus plus qu’un but ; chercher à me faire mettre à la porte.

Le 17, je demande instamment à faire une reconnaissance dans la direction du Lac, pour aller aux nouvelles. M. C... insiste ; un sous-officier indigène fait dix milles vers l’ouest et rencontre des indigènes qui ne l’attaquent pas.

Le 18, deux ascaris arrivent de grand matin, venant des bords du Lac. Ils apportent l’ordre d’envoyer à Ravine, où se trouvait un dépôt d’armes, les « mutinés » et les hommes de police pour y chercher des fusils. J’entrevois la délivrance et me prépare à partir la nuit même. Illusion ! Le lieutenant W... envoie les deux ascaris demander un complément d’instructions.

Les vivres s’épuisent, le troupeau diminue ; je trouve urgent de partir avec cent porteurs et trente soldats et me fais fort de rapporter du millet : j’essuie un refus.

Les travaux du fort étant terminés, je m’ingénie tous les jours à faire accepter une idée qui occuperait chefs et soldats. Nous avions vu en venant la ligne télégraphique encore debout à six kilomètres du fort ; je propose d’aller avec une escorte, faire une prise de ligne, pour avertir le Protectorat de notre fâcheuse situation. Dans le fait, c’eût été impossible ; la ligne avait été coupée depuis sur plus de cinquante kilomètres.

Que se passait-il derrière les montagnes enserrant le fort Ternan ? Nous sûmes depuis que les indigènes circulaient à l’abri de nos vues et en toute tranquillité, à moins de cinq kilomètres du fort. Des petits postes de jour aux sommets des montagnes environnantes, bien soutenus par les mitrailleuses en cas de retraite, nous eussent donné un peu d’air.

Pour occuper ces deux cent cinquante porteurs qui mangeaient nos vivres, il eût été tout naturel de leur faire amorcer une route en aval et en amont du fort. Mais la compagnie du chemin de fer voulait que la route fût faite par le Protectorat qui en avait besoin pour ses ravitaillemens. Le Protectorat soutenait qu’avant deux ans, la ligne ayant progressé, la route serait nécessaire à la compagnie pour la construction de la voie. Cependant compagnie et Protectorat puisent tous deux à la bourse du contribuable anglais. Commencer la route eût été créer un précédent, il n’y fallait pas songer.

Dix jours s’étaient écoulés sans aucune nouvelle de l’extérieur. J’organisai ma vie entre la chasse et le travail.

J’avais reçu défense de sortir du fort à cause des risques à courir. J’allais chasser à la dérobée, M. C... venait quelquefois avec moi. Pour mes noirs, c’était une précieuse distraction et un supplément à leur misérable ordinaire. Aussi, ne se faisaient-ils pas prier pour m’accompagner. Dans la vallée, trois grandes antilopes, de celles appelées « hard heast » de Jackson, étaient comme le cerf de saint Hubert qu’on ne pouvait jamais joindre. Mes noirs et moi fîmes des courses folles sur leurs traces. Je réussis à en tirer une à trois cents pas et entendis le son mat de la balle frappant en chair. Malgré une poursuite de plusieurs heures, nous ne pûmes l’avoir. Le lendemain à la même place, un grand vol de vautours planait autour du squelette de l’énorme bête. Mes pauvres noirs se désespéraient en songeant à tous ces bons repas envolés. Pour ne pas les plaindre, il ne faut jamais avoir souffert de la faim.

J’étais dans ces expéditions chasseur et chassé. Les Oua-Nandis me guettaient sous les buissons, dans les hautes herbes. Une flèche empoisonnée est bien vite lancée et ne pardonne pas. J’en avais eu l’exemple chez un planteur légèrement touché au bras ; on eut beau pratiquer les tractions rythmées de la langue, il fut impossible de le ranimer. Aussi étais-je plus attentif aux buissons suspects qu’aux antilopes. Je ne m’éloignais guère qu’à cinq kilomètres environ du fort. L’idée me vint de savoir si j’avais des chances d’être secouru en cas d’attaque. Je déchargeai tout le magasin de mon Mauser sur un troupeau d’antilopes : j’étais hors de vue du fort, je recommençai à tirer comme si j’étais attaqué. En revenant, je me rendis compte que les sentinelles avaient fort bien entendu ce tir extraordinaire, mais qu’il n’avait en rien troublé leur quiétude. Aussi, fus-je encore plus prudent et avais-je une prédilection pour les places où l’herbe récemment brûlée me donnait un beau champ de tir. Une seule fois, du reste, j’eus une véritable alerte ; les Oua-Nandis remuaient autour de moi à 200 mètres ; je les voyais se dresser, puis disparaître dans les hautes herbes. La chasse à l’homme n’ayant aucun charme pour moi, je trouvai inutile de tuer ces pauvres gens et, bien en garde sur ma termitière, j’attendis, en faisant des tours d’horizon, qu’ils eussent disparu.

Dans mes longues heures de loisirs, je réfléchissais à l’action anglaise sur la terre d’Afrique. Sur trois joyaux du pays noir, qui sont l’Ouganda, l’Egypte et l’Afrique du Sud, l’Angleterre a su la première mettre la main. Cette idée géniale de réunir le Cap au Caire par une voie à grand trafic ne séduit pas seulement l’imagination charmée de l’effort réalisé, mais la raison, qui sait la valeur des régions conquises. J’attribuais ce résultat immense à ce que l’Angleterre fut le premier pays informé du bon et du mauvais de l’Afrique. Combien d’inconnus et de célèbres, depuis Gordon jusqu’à Wellby, ont parcouru toutes ces régions et fixé les idées anglaises ! Et si l’Allemagne, l’Italie et même la France ont été réduites à se partager les miettes du gâteau, n’est-ce pas faute d’avoir eu trop de conquérans et pas assez de voyageurs, beaucoup trop de traités d’annexion, de drapeaux plantés et pas assez de renseignemens sans plus ?

Comment l’Angleterre a-t-elle laissé se ficher dans son flanc, comme une épine, ce pays de l’Afrique orientale allemande ? On a dit, et la carte le prouve, que les Anglais ne veulent pas de voisins. Adossés dans l’Inde à l’Himalaya, ils sont en Egypte isolés par des déserts, en Ouganda par les marais du Nil, des territoires français. Le Mozambique est comme ces royaumes de l’Inde dont les rajahs règnent et ne gouvernent pas. La Belgique peut mordre à l’Etat du Congo sans inquiéter l’Angleterre. L’Abyssinie est riche en soldats, mais bien pauvre en argent. Le projet anglais de joindre le Tanganyka au Victoria Nyanza réussit à contourner le territoire allemand, mais ce n’est ni la voie géographique ni la voie commerciale, et la possession d’une partie de l’Est allemand serait bien précieuse pour l’Angleterre.

Le chemin de fer spinal, comme l’appellent nos voisins, qui joint le lac Victoria à la côte, est, si cher qu’il coûte (probablement 150 millions), un moyen admirable de domination africaine. En cas de conflit anglo-allemand, l’Angleterre serait, avec son chemin de fer, maîtresse de toutes les rives du Victoria, où elle pourrait jeter des troupes, sans que les Allemands pussent secourir leurs établissemens de cette Méditerranée africaine.

Le rail anglais réunira bientôt l’Inde d’Afrique à celle d’Asie ; il apporte déjà la farine, le riz et les hommes que débarque à Mombasa la British India Company. Les marchands hindous possèdent toutes les caravanes ; dix-huit mille coolies travaillent au chemin de fer. Dans les boues des marais du Nil, l’Angleterre déversera le trop-plein des affamés de l’Inde qui se pressent, en dépit des entraves législatives, pour s’établir en leur nouveau pays. Mais, en même temps, ce chemin de fer donne le moyen de réaliser le tronçon médian de la route du Cap au Caire. Aucun Anglais n’eût pardonné à son gouvernement d’être assez mauvais industriel pour embarquer à Alexandrie sur voie ferrée des rails ou des traverses qui auraient dû faire 3 200 kilomètres pour arriver aux bords du Victoria. Venues de la côte par Mombasa, toutes ces matières lourdes s’en iront au Victoria par 1 000 kilomètres seulement, et de là rayonneront vers le Nord et vers le Sud, pour réaliser le plan de Cecil Rhodes appliqué par lord Salisbury.

La branche du T, qui s’en va vers le Sud, ne comportera ni très grandes difficultés, ni très grosses dépenses. L’effort financier sera moindre pour joindre le Victoria à Buluwavo, que pour aller à Mombasa. Vers le Nord, du Victoria au lac Albert, c’est un chemin de fer en montagne, et de même jusqu’au fort Barclay. J’ai vu tous les bons esprits anglais désillusionnés de ce que l’on a appelé la voie du Nil. Les projets les plus grandioses, comme d’abaisser le seuil des cataractes, ont été lancés pour l’asséchement des marais du fleuve. Dans ce pays, ni terre, ni eau sur près de 1 000 kilomètres, un steamboat risque toujours de manquer de combustible et ses passagers de mourir de faim. Dans le Sud, un amas d’herbes flottantes enserre le bateau comme la glace des banquises, et l’empêche d’avancer pendant que de l’eau noire montent les miasmes qui tuent les passagers. Lancer une voie ferrée latérale au Nil, paraît être tenter l’impossible, dans cette Afrique où les eaux sont si variables, tantôt hautes à tout renverser, tantôt complètement évaporées. Combien de coolies sont morts aux travaux du chemin de fer de Mombasa, et, si l’Angleterre les envoyait remuer de la boue dans l’Ouganda, les Hindous seraient bientôt réfractaires à cette application de la théorie de Malthus en leur pays.

La leçon de l’histoire est là pour nous faire craindre que les marais du Nil ne soient infranchissables. Car les Égyptiens furent grands remueurs de terre et bons bateliers. Les richesses des pays d’outre-équateur ont toujours filtré à travers les marais et tenté la cupidité des Pharaons et de leurs sujets. Ce spectacle étrange de voir un lieutenant de Gordon, Émin-Pacha, régner pendant plusieurs années sur l’Équatoria, après le désastre de son chef à Khartoum, ne s’explique que par l’obstacle infranchissable au bateau du Madhi vainqueur.

J’ai dit que l’opinion générale anglaise en Ouganda était unanime sur l’impossibilité de franchir les marais du Nil. Ingénieurs et officiers parlent tous dans ce sens ; seul un habile diplomate m’a dit être d’un avis contraire. J’eus l’honneur de revenir de Mombasa à Zanzibar avec sir H..., consul général pour les possessions orientales. Je n’étais chargé, comme je l’ai déjà dit, d’aucune mission du gouvernement français. Le secret de mes efforts, de mes travaux, était à moi seul : j’avais donc toute liberté d’action. Sir H.,., connaissant à m’étonner moi-même toutes les circonstances de mon voyage en Ouganda, fut assez aimable pour m’en entretenir longuement. Le consul général doit être estimé comme très habile pour avoir été nommé à ce difficile poste de Téhéran, où il s’agissait, pour l’Angleterre, de sauver la vole contre la Russie qui avait gagné le point. Il aurait eu bien vite raison d’un simple capitaine, peu expert en l’art des réticences, et m’avait invité à un dîner au Champagne, en tête à tête, qu’un opportun mal de mer me permit d’esquiver. Pendant les deux grandes heures que nous causâmes sur le pont, il m’entretint des troubles de l’Ouganda et me parla longuement de la route du Cap au Caire. Sir H… m’affirma, le plus sérieusement du monde, qu’il avait l’idée de rentrer en Angleterre avec lady H…, par l’Ouganda, les marais du Nil et le Caire. Pour qui connaît la gracieuse et rose Parisienne qu’est lady H…, il est impossible de se la représenter dans les boues du Nil ; aussi j’enregistrai avec le plus grand sérieux les déclarations réitérées du consul général, bien convaincu qu’il n’en ferait rien, et que l’habile homme avait certainement ses raisons de vouloir ainsi me persuader.

La barre qui sépare le centre de l’Afrique des régions peuplées du Nord, n’est pas continue de l’Est à l’Ouest. Le voyageur qui descend du Kikouyou dans la plaine des lacs Naivaska et Nékuro, est saisi d’impression par le phénomène géologique dont il est le témoin. À ses pieds est une vaste table rase sur 40 kilomètres de large, qui s’étend à l’infini en avant et en arrière. De droite et de gauche se dressent deux hautes murailles parallèles, comme si dans le soulèvement volcanique la clef de voûte se fût affaissée en laissant les deux pans de mur qui la soutenaient. Cette impression reste la même, qu’on descende au Sud vers le lac Monyéra, dans le grand port Massaï, ou qu’on monte au Nord pendant de longues journées jusqu’au lac Baringo et jusqu’au Rodolphe. C’est ce qu’on nomme géographiquement le fossé de droite. On a assez bien l’idée de la chose en se figurant cheminer dans un fossé de vieilles fortifications, dont le caniveau se serait segmenté, faute d’entretien, en flaques et en ruisseaux assez bien représentés par le chapelet des lacs et de leurs affluens. À l’Ouest, les lacs Albert et Tanganyka jalonnent le fossé de gauche. Entre les deux, un plateau, semblable à une chaussée surélevée, supporte le Victoria Nyanza. Le fossé de droite passe au nord du Rodolphe et continue jusqu’à la Mer-Rouge par d’autres lacs, tels que le Stéphanie, le Zouaï, etc.

Dans l’histoire, cette voie de parcours facile a déjà été le chemin d’émigration d’un grand peuple : les Massaïs sont venus du Nord, pasteurs et nomades au milieu de tribus sédentaires et agricoles ; ils ont conservé leurs coutumes, leur langue et leur type. Au sud du Kilima-Njaro, plus bas que l’équateur, le Massaï apparaît du premier coup au voyageur, comme d’une race différente de celle des autres noirs.

Le chemin de fer de l’Ouganda traverse, non sans d’énormes difficultés, un pays sans eau, de la rivière de Voï à celle de l’Athi. Pour permettre le fonctionnement de la ligne, on a dû installer des caisses d’eau et d’énormes réservoirs, tant pour les hommes que pour les locomotives. L’alimentation nécessite la circulation de nombreux trains d’eau. Pour une route de caravane, les abreuvoirs ne peuvent pas être distans de plus de 30 à 35 kilomètres. J’ai traversé le port de Salingéti, de Boura à Taveta : la route, sur 97 kilomètres, manque d’eau presque en tout temps. Cette traversée qu’on peut faire en deux jours, en marchant de nuit pour moins boire, cause d’assez dures misères et son histoire est fertile en tragédies causées par la soif. La locomotive, au contraire, peut en marche ordinaire franchir 150 kilomètres sans eau ; mais en revanche elle est grande buveuse et des puits qui suffiraient à jalonner une route de caravane, seraient rapidement taris par un chemin de fer.

L’idée de jeter une voie ferrée dans le fossé de droite vient naturellement à l’esprit de qui le parcourt. Les dénivellations de terrain sont très faibles et la meilleure preuve en est la rapidité avec laquelle a marché le rail du chemin de fer de l’Ouganda quand, ayant descendu l’escarpement, il a été posé depuis la vallée de Kedong jusqu’au pied du Mau. La plus grande distance qui existe entre deux lacs est celle du Baringo au Rodolphe, c’est-à-dire environ 180 kilomètres, qu’une locomotive peut franchir sans difficulté.

Je me forme l’idée suivante des futures grandes voies de communication de l’Est africain. Un système reliera le Cap au Caire en passant par le Victoria Nyanza, le Rodolphe et Khartoum. Une branche de V joindra le lac Rodolphe à Djibouti ; ce sera probablement la première faite, car elle est beaucoup plus indiquée, au point de vue géographique, que celle qui franchira en montagnes russes les hautes vallées des affluens secondaires du Nil. Dans mes études au fort Ternan, je fus saisi de l’importance stratégique et commerciale du lac Rodolphe : séparé à l’Ouest par une étroite barrière montagneuse des marais de la Sobat et de ses affluens, il confine à l’Est le désert somali. L’Abyssinie a pris possession en 1899 des rives de ce lac ; mais, en Afrique, possession ne vaut pas titre. Les frontières reculent ou avancent, comme l’exemple du Kivou est là pour le prouver. La frontière anglo-abyssine n’est pas délimitée ; trois expéditions anglaises avaient, au moment de mon passage, pour objectif le lac Rodolphe. Celle de Jenner par le Juba, celle du lac Baringo ont échoué, mais le possesseur de la veille ne sera peut-être pas celui du lendemain.

Avec les Nubiens partait le premier courrier pour l’Europe depuis le commencement du blocus. Que raconter à ma mère inquiète, de quel espoir la bercer, quand la délivrance se faisait de plus en plus problématique de jour en jour ? J’avais beau accumuler les kilomètres, grossir les étapes, la possibilité de prendre le bateau du 25 août s’était envolée. Je ne comptais plus rentrer à l’expiration de mon congé. Qui ne sait, qui n’a vu chez les siens comme est obsédante pour le soldat l’idée de ne pas manquer le terme de sa permission ? Toutes les démarches, je les avais tentées pour partir avec les Nubiens ; ces récidivistes étaient de vieux soldats qui se seraient bien battus. Le lieutenant W... fut inflexible et m’opposa froidement la responsabilité qu’il encourrait en me laissant ainsi m’aventurer.

Trois, quatre, cinq jours se passent, les Nubiens ne reviennent pas. La farine de blé me manquait depuis le 23 pour cuire mon pain, je fis des essais avec le millet des noirs. Ces petites graines à oiseaux sont d’une mastication difficile, elles font l’effet d’un cataplasme de farine de fin dans la bouche. Je me rappellerai longtemps les grimaces de mes deux hôtes au five o’clock tea flanqué de galettes de millet. Le lieutenant W... avait encore un peu de farine, mais je me serais coupé la langue plutôt que d’en demander ou d’en accepter, ce qui du reste ne me fut pas offert.

Le gibier devenait rare autour du fort ; et plus je m’éloignais, plus augmentaient les risques pour moi de ne plus avoir faim. A la dérobée, j’achetai à mes noirs quelques morceaux de mauvais moutons qui donnaient la dysenterie ; et fier comme Cyrano qui a bouclé sa ceinture, je refusai l’ordinaire plus que suffisant de l’officier anglais.

Une idée très générale est que l’Anglais sait très confortablement s’organiser partout où il se trouve : ce n’est pas l’impression qui résulte de la comparaison entre la station allemande de Moshi et celles du territoire anglais. A Moshi, c’est le luxe presque ; mais l’Allemagne loge sans doute plus généreusement que l’Angleterre. Ce que pourraient faire en tous cas les officiers anglais, c’est, à l’exemple des missionnaires français, de bâtir en pierres. Nay-Robi, la capitale du chemin de fer et bientôt celle de tout le pays, est appelée l’Iron Tower, la ville de fer, parce qu’elle est toute bâtie en tôle ondulée : maisons, y compris le toit et les murs d’enceinte, gares de chemin de fer, édifices publics, tout est en métal, chaud le jour et froid la nuit. Pendant que les Anglais, missionnaires ou officiers, logent dans des paillotes en bois et terre battue, pas beaucoup meilleures que celles des indigènes, le Français dans sa mission est maçon, charpentier, jardinier ; il sait où trouver de la chaux et bâtir des maisons à deux étages avec de larges varangues ; aussi dit-on de lui avec un grand sérieux : « Il a bâti en pierre. » Quelques bengalows cependant ont été construits à Nai-Robi, mais avec des matériaux venus d’Europe. L’Anglais arrive dans le pays avec de bonnes tentes, de bonnes armes, tout au complet, jusqu’au sac à éponges ; il transporte aux colonies le confortable des voyages d’Europe, comme l’escargot traîne avec lui sa coquille. L’utilisation des ressources n’est faite que par le Français ; savoir tirer parti de peu sera toujours le privilège de notre race : ainsi faisais-je mon Robinson au fort Ternan. La main-d’œuvre ne me manquait pas : mes porteurs bâillaient d’ennui, assis en rond autour de moi. Je leur fis faire successivement un kiosque rustique prolongeant ma tente, des tables, une chaise longue des plus primitives pour sommeiller les après-midi. Plus hardi, j’entrepris un tir à la cible ; les cartouches ne manquaient pas au fort ; il y en avait par milliers et cependant les Soudanais tiraient horriblement mal. Les vivres touchaient à leur fin, nous approchions du moment où nous serions forcés de nous faire jour et les balles bien tirées des Soudanais pouvaient aider à notre délivrance. La cible était faite d’une peau de vache séchée et tendue sur un cadre : on tirait du fort et les balles se perdaient dans le campement des Oua-Nandis qui ne réclamaient pas d’indemnité. Malheureusement les hyènes et les léopards faisaient concert la nuit autour de la peau de vache, l’arrachaient, la traînaient dans la brousse, plus volés que voleurs.

Le 27, arrivèrent deux Massaïs. L’ingénieur du télégraphe s’inquiétait des moyens de réparer la ligne : la protéger était plus pressé.

Le 28, je cuisais mélancoliquement, sur une plaque chauffée au rouge, mes galettes infiniment plates en millet, quand le lieutenant W... vint me trouver. Le sucre, le sel elle café étaient passés à l’état de mythe : heureusement, j’avais conservé par hasard les restes d’un vieux jambon, et tous les jours un morceau de couenne salait la soupe.

Le lieutenant W... m’apprit que la farine de millet touchait à sa fin, que le troupeau était aux trois quarts abattu ; en conséquence, sans attendre la rentrée des soldats envoyés à Ravine, il nous renvoyait à nos risques et périls, à son grand regret, parce qu’il ne pouvait nous laisser mourir de faim. La joie de la délivrance me faisait oublier toutes les misères passées : de jubilation, j’invitai le lieutenant W... à déjeuner, sacrifiant, sans souci de lendemain, tout le reste du jambon pour saler la soupe. Celui-ci me remercia des travaux de fortification que j’avais faits. Le fort avait, du reste, bonne apparence, et les indigènes n’eussent pas été assez osés, à l’heure actuelle, pour s’y risquer. Le fait d’avoir commandé à l’arrière-garde de la caravane du steamboat et d’avoir, à force de zèle, réussi à faire marcher, sans allongement, ce chapelet de deux cents porteurs exténués, lui semblaient surtout un service d’importance, tant les robinets et les boulons lui trottaient dans la tête. Il m’assura qu’il parlerait de moi au colonel à l’arrivée des troupes indiennes. Je lui dis n’avoir fait que mon devoir et sans enthousiasme. L’approbation de mes chefs et de mon gouvernement avait seule du prix à mes yeux. Dans la conversation, il me fit cette réponse où la morgue britannique atteint jusqu’à la grandeur : « On ne doit pas supposer en France, qu’à un moment quelconque l’Angleterre ait eu besoin d’un officier français. » Dans ces conditions, je refusai catégoriquement de faire l’arrière-garde le lendemain, trouvant que j’avais assez payé ma dette d’hospitalité à l’Angleterre.

Nos hommes étaient aux deux tiers de ration depuis cinq jours, et encore, un jour sur deux, recevaient-ils de cette mauvaise viande qui donnait la dysenterie ! Nous partions dans ces conditions, n’emportant que pour deux jours de cette viande détestable, pour faire cinquante milles ou quatre-vingts kilomètres, en deux étapes au plus, avec des hommes déjà exténués.

Le fort Ternan ne restait pas dans de meilleures conditions : presque sans vivres, privé des hommes envoyés à Ravine et des miens, il n’avait plus que quarante soldats, mais heureusement se défendait par la force de l’enceinte.

Le dimanche 29 juillet, à six heures du matin, nous nous mettions en retraite vers Molo. Le lieutenant W..., levé avant l’aurore, présidait lui-même au départ de la caravane. M. C... était déjà parti avec l’avant-garde : un officier indigène devait commander l’arrière-garde.

Le lieutenant W... vint prendre congé de moi, inquiet de nous voir nous enfoncer dans ce pays parcouru en tous sens par les indigènes révoltés : il me supplia de prendre le commandement des derniers Soudanais d’arrière-garde. Blessé par son refus de la veille, j’hésitai longtemps ; le dernier porteur était passé, que je n’avais pas accepté. Enfin, l’orgueil de mètre assez fait prier, l’espoir de livrer combat, plus encore la conviction que ma place de soldat était à l’arrière-garde, dans l’intérêt de tous, me firent consentir, pour la seconde fois, à prendre le poste dangereux, dans des conditions rendues encore plus mauvaises par la démoralisation due à la retraite et aux misères endurées par les soldats.

La caravane n’avait pas encore marché cinq kilomètres ; après avoir gravi les hauteurs qui dominent le fort Ternan, elle s’allongeait sur le versant opposé, quand, de ma personne, j’arrivai sur le faîte. A ma droite, s’étendait, indéfinie en profondeur comme celle de la mer, la ligne bleue du Victoria. Derrière nous et comme à nos pieds, dormait le fort Ternan, assoupi dans sa tranquillité. Sur l’autre versant, s’agitaient en masses confuses, bêtes et gens, fort ennuyés de notre venue. Un grand troupeau traversait notre route, à peu de distance de l’avant-garde, les bêtes au galop sous l’aiguillon des lances. C’était tout un peuple venant des bords du Grand Lac, fuyant devant les compagnies anglaises, comme les Cimbres et les Teutons devant les légions. Sur le sentier, filait la caravane dans l’herbe haute. Aucune résistance en tête, mais à droite, à gauche, en arrière, bruissaient les herbes : nous étions enveloppés. La guerre au pays noir ressemble fort à la chasse aux fauves, qui n’attaquent jamais de face, mais seulement par surprise. C’est alors qu’avec un rare à-propos militaire, M. C... détache de l’avant-garde l’officier indigène avec douze soldats, la moitié de l’effectif, et lui donne la mission de prendre tout ou partie du troupeau. En même temps, il me fait appeler pour me demander mon avis : à première vue, c’était folie que de risquer la moitié d’une escorte, déjà trop faible, dans une aventure où les soldats pouvaient être enveloppés et détruits jusqu’au dernier ; dans le cas le plus favorable, le combat ne se terminerait pas sans tués ou blessés. La caravane était déjà trop lourde et surtout beaucoup trop longue, que serait-ce pour l’arrière-garde déjà surmenée de faire marcher les porteurs, s’il lui fallait pousser bœufs et moutons ? Le massacre du 9 ne prouvait-il pas que les indigènes, rendus furieux, renouvelleraient leur tentative, et que j’y resterais avec mes hommes ? Aussi, avais-je voix au chapitre. Je me décidai pour deux raisons. Les hommes souffraient de la faim, c’était un motif suffisant pour chercher à leur donner des jambes pour aller plus loin ; mais l’important surtout, pour moi, était le bluff. Cette manœuvre allait en imposer à l’ennemi ; qui ne pouvait croire, qu’avec aussi peu de soldats, nous eussions la témérité de l’attaquer et qui, dans chaque homme, compterait un fusil. Pour l’encourager dans cette opinion, je fis distribuer aux porteurs sabres-baïonnettes et tous autres objets miroitant au soleil.

Nous avions fait halte : un cordon de sentinelles nous entourait ; du point élevé que nous occupions, nous ne perdions rien des péripéties de l’attaque.

Les soldats s’étaient mis à courir. De temps à autre, l’un d’eux s’arrêtait pour tirer, rechargeait son fusil, puis repartait dans l’herbe. La masse grouillante, bêtes et gens, fuyait à toutes jambes. Les balles piquaient au hasard, tantôt la chair humaine, tantôt un animal qui s’effondrait ; et bientôt tous s’égayèrent comme la volée de perdrix surprise au lever du jour. Deux cents moutons stupides dans leur affolement, vinrent donner dans les soldats. Ainsi finit cette mémorable lutte.

Deux heures, M. C... et moi nous attendîmes le retour de nos hommes ; les porteurs allongés sur le sol trompaient la faim en sommeillant. L’arrivée de toute cette mangeaille les fit se dresser, comme les chiens qui, longtemps matés par le fouet du piqueur, se précipitent à la curée. C... et moi courûmes sur cette tourbe hurlant niama, niama, de la viande, de la viande ! Le fouet à la main, nous dispersions les groupes qui se disputaient les moutons éventrés. Quinze bêtes gisaient, la gorge ouverte, avant que j’eusse le temps de mettre un cordon de soldats. Un porteur, plus avide, avait caché sous son lamba une bête à demi morte, le sang et les entrailles tachaient l’étoffe blanche. Un coup de kibocho le fit sauver, laissant sa proie. La marche fut reprise aussitôt : le troupeau avait été placé en tête, derrière M. G... et les soldats. Au premier ruisseau, les damnées bêtes refusèrent de passer. Les pires parmi les porteurs affamés restèrent en arrière, aimant mieux manger et mourir dans la brousse que de continuer la marche. La mort leur importait peu, tant ils avaient faim. Dans le même moment, j’entendais se froisser les grandes herbes, sous la foulée des propriétaires qui nous suivaient à la piste. Tels les loups en bande guettent le voyageur des steppes et attendent le moment propice pour l’assaillir. Mes braves soldats ne manquèrent pas et je payai d’exemple. Empoignant les bêtes par les pattes, je les jetai sur l’autre bord, m’inquiétant peu des éclopés, et nous passâmes.

Le bonheur nous vint en marchant. Le capitaine B... était parti sans attendre d’ordre, pour ravitailler le fort Ternan. Il avait une imposante escorte de plus de cinquante soldats. Nous lui confiâmes les deux tiers des moutons pris à l’ennemi, et je vis avec plaisir nos poursuivans prendre le contre-pied et s’en aller vers le fort. Le soleil était descendu sur l’horizon quand nous dressâmes nos tentes sur les ruines fumantes de Campi Bibi. Ce poste avait été évacué et les indigènes avaient tout brûlé.

La nuit se passa sans incidens, et le jour se leva pour une étape de 60 kilomètres, avec la montée des Mau à 4 000 mètres, sous le grand soleil de l’équateur. Quelle longue et monotone journée dans cette forêt sans horizon ! Nous perdons encore deux heures à chercher une caisse de robinets qu’un porteur, peu scrupuleux, avait, à l’aller, laissée dans la brousse. Impossible de retrouver les si précieux robinets ! Dans ce temps, l’orage montait et nous surprend au sommet. La descente commença par un sentier aussi glissant que s’il eût été gelé. D’en bas j’apercevais la grappe des porteurs réduits à marcher à quatre pattes, semblables à des fourmis, qui traînent sur le sol un trop lourd fardeau. M. C... m’avait remplacé à l’arrière-garde ; les chances de se battre étaient bien minimes, et je trouvais avoir assez payé mon tribut au pays saxon. Mais, j’avais juré contre mon étoile. Un de mes porteurs, épuisé par la dysenterie, tombe évanoui sur le chemin. Le laisser pour les bêtes eût été inhumain, et pourtant il fallait marcher, marcher toujours sous l’orage qui nous fouettait d’eau. Pendant que M. C... continue avec le reste de la caravane, je déplie mon hamac, deux porteurs y couchent le moribond, et nous voilà tous les quatre dans la forêt équatoriale, loin de tous, avec mon fusil pour toute défense.

Et toujours cette descente à quatre pattes, avec le malheureux qui n’avait plus la force de geindre ! Le hamac s’accrochait aux souches, aux pierres. Et l’eau tombait toujours sur les grands arbres, dans la nuit qui venait plus sombre.

Le malade fut bientôt un cadavre : pauvre garçon ! Dix kilomètres restaient encore : ses frères noirs voulaient le laisser aux hyènes. Mais, nous avions tant fait, qu’il fallait le porter jusqu’au bout. Et c’était la route semée d’éclopés, de traînards, qui une entorse, qui une blessure. Enfin, dans la nuit, j’arrivai, croque-mort, à la station de Molo.

Molo était la Capoue promise aux noirs affamés, là où se trouverait le riz en abondance. Le lieutenant W,.., en me renvoyant sans vivres, m’avait affirmé que ce magasin du gouvernement me livrerait contre argent tout ce que je voudrais. On me fit de belles promesses, certainement, tout à l’heure, aussitôt après les porteurs du gouvernement. Nerveux, j’attendais le lendemain matin que vînt mon tour. M. C... m’avait quitté bien et dûment ravitaillé. Au poste ne restaient plus qu’un Indien chef du poste, ce que les Anglais appellent un babou, et un Européen, ingénieur des télégraphes. Pour mes hommes, j’attendis deux heures la réponse du babou : il refusa, je m’indignais ; l’Anglais demeurait impassible. Et pourtant tous ces pauvres gens avaient travaillé, souffert, couru des dangers pour la plus grande gloire de la plus grande Angleterre ; et on leur refusait, à quelque prix que ce fût, la poignée de riz dont ils avaient tant besoin. Le store était ouvert : mes hommes, furieux d’être déçus, avaient les dents longues et la rage au cœur. J’avais cinq fusils contre cinq et l’avantage de l’attaque. Un aventurier n’eût pas hésité et aurait obtenu raison dans la suite. Le harnais militaire me parut pesant ce jour-là.

Mes noirs refusent de me suivre, épuisés par 90 kilomètres avec un peu de mouton forcé. Ils sont couchés sur la route, attendant quoi, que savent-ils, la chance, le hasard en qui se confient ceux qui ne luttent plus contre la mauvaise fortune. Moi, je pars la rage au cœur, à la recherche d’une caravane hypothétique, où je puisse acheter de quoi nourrir mes affamés. La fatigue et la faim font trembler ma main à ce point, que zèbres et antilopes se rient de mes balles.

Le soir, en proie à de sombres pensées, allongé près d’un ruisseau, je vois arriver un à un, comme des chiens fidèles, mes pauvres faméliques. De loin, cahin-caha, ils avaient suivi le maître sans abandonner un piquet de tente. Pauvres gens ! heureusement, le lendemain matin, alors que cinq grands jours nous séparaient de tout village, une caravane arrive et me vend à prix d’or la farine tant désirée ! Ce fut le dernier jour de misère dans l’Ouganda. Vinrent ensuite les longues étapes monotones pour rentrer à la côte.

J’étais un revenant, et les Anglais furent bien étonnés de revoir le Frenchman qu’ils croyaient tué au lac Baringo. Après mon passage, un officier anglais avait tenté d’y fonder une station : ses soldats avaient été massacrés et on l’avait longtemps cru mort, d’où la confusion.

Le Kronprinz, bateau allemand, m’emporta vers la France, avec le regret d’avoir manqué de temps pour aller au Rodolphe.

La France compte mille officiers, aux âmes d’aventuriers, prêts à risquer leur vie pour le pays et un peu de gloire. Les énergies de la nation sont allées dans l’armée après 70, sous le coup de fouet de nos désastres. Nous attendons, l’arme au bras, chefs sans soldats ; les compagnies complètes en officiers sont à moitié d’effectif ; les batteries au tiers ; en revanche, en temps de guerre, quand l’armée, comme une pieuvre, absorbera les enfans de France, nous ne serons jamais trop nombreux.

L’Afrique et l’Asie sont le champ de bataille des nations. Comme il y a une plus grande Europe, il y a une plus grande France, comme une Angleterre, une Russie, une Allemagne, une Amérique. Tant que le monde ne sera pas alloti entre les cinq grands propriétaires comme un plan cadastral, il sera bon de faire des missions temporaires et d’y employer des officiers. Si nous autres de l’armée, nous réclamons cette tâche, c’est que ces missions sont plus dangereuses que la vraie guerre.

Tous ces pays nouveaux n’ont aucune police intérieure, aucune sécurité. Le voyageur n’y est pas noyé au milieu de camarades sur lesquels se partagent les coups. Il est seul : lui mort, c’est la débandade ; il est la cible des bandits de la brousse. Sans bruit, les officiers russes et anglais parcourent le monde, comme vient de le faire en Abyssinie Welby, capitaine d’une armée qui n’a pas pléthore d’officiers. De ceux qui reviennent, on parle à peine ; ceux qui meurent sont oubliés, mais leur œuvre reste. Le premier travail est de faire des cartes pour montrer le chemin aux Français qui suivent. Tout officier est topographe, et les cartes de France, d’Algérie, etc., ont prouvé leur compétence en la matière. Par atavisme, nous sommes curieux du travail sous toutes ses formes. Les uns ont couru derrière la charrue paternelle, les autres ont joué sous le grand va-et-vient des courroies de l’usine. L’École polytechnique absorbe bien des intelligences, qui font des canons au lieu de faire des locomotives. L’esprit ouvert à toutes les branches de production, le courage pour braver les dangers, la discipline qui plie l’esprit à ne faire ni plus ni moins que l’ordre donné, que peut-on demander de plus à ces voyageurs de la France ? Celle-ci trouve dans son armée cette réserve d’énergies latentes nécessaires pour la rude époque où l’on se battra, sans emploi en temps de paix. Qu’elle disperse de par le monde ses right men pour seconder l’action de ses consuls, et il sera peut-être permis de croire à la plus grande France !


MARTIN-DECAEN.