Cléopâtre (H. B. de Bury)

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Cléopâtre (H. B. de Bury)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 752-796).
CLEOPÂTRE

La vérité de l’histoire est souvent dans le cri d’un poète. Les gros livres ont leur parti-pris, leurs systèmes ; les mémoires mentent ; l’inspiration, il la faut subir. Écrivant, nous sommes de sang-froid : celui qui chante ne se possède plus ; on n’est un lyrique qu’à ce prix. Les vrais inspirés perdent terre, et presque toujours en disent plus qu’ils ne voudraient. Qui ne connaît, ne sait par cœur l’ode d’Horace : Nunc est bibendum, nunc pede libero ! .. Il y a plus que la joie de la victoire dans ces fameuses strophes, il y a le cri de libération ; l’âme de tout un peuple y respire. Un immense danger a menacé Rome : ce danger, les dieux l’ont conjuré ; enfin on va donc revivre. Lisons ces vers comme on les doit lire, en nous reportant au centre des événemens : les triomphes inespérés provoquent seuls de tels élans, cette exaltation capiteuse ne saurait être que le contre-coup d’une grande épouvante ; « être furieux, c’est n’avoir plus peur à force d’avoir peur, et dans ces cas-là la colombe frapperait l’épervier du bec[1]. » Vous vous dites : Faut-il que ces Romains aient tremblé pour triompher si bruyamment ! et quelle ennemie était donc cette Cléopâtre dont la disparition les soulageait d’un poids si lourd ? L’ode d’Horace est un document que revendique l’histoire ; la supériorité de Cléopâtre y éclate de partout. A travers les jubilations de cet hymne entonné à la gloire du vainqueur, vous surprenez chez le poète un mouvement de sympathie, d’admiration involontaires pour la grande Égyptienne.

D’autres, plus tard, l’insulteront ; un Properce imaginera que, si les dieux n’ont pas permis qu’elle tombât vivante aux mains d’Octave, c’est qu’ils la jugeaient indigne d’orner son triomphe, et ne voulaient point qu’une femme pareille fût conduite par ces mêmes rues de Rome où jadis passaient les Jugurtha ; mais Properce est un plat courtisan, un de ces diffamateurs à la suite dont le sauveur du monde (servator mundi) aime à patronner les bons offices. D’ailleurs Properce avait dix ans lors de la mort de Cléopâtre ; ses impressions ne sont que de seconde main. Horace et Virgile ont assisté aux derniers momens de la république, Horace a même combattu pour elle. Properce n’a rien vu de ces glorieux temps ; il est sans modération comme sans élévation d’esprit, et tombe sur les vaincus parce que c’est une manière de faire sa cour au vainqueur. La onzième élégie du livre III n’a qu’une intention : chauffer, pousser au fanatisme cette haine nationale des Romains contre Cléopâtre. Le poète y chante le funeste pouvoir des grandes dominations féminines, et passe en revue tous les mythes, tous les fameux exemples, dont le plus effroyable est naturellement celui que le monde vient d’avoir sous les yeux. La flatterie gagne à la main, la belle littérature s’en va. Il ne s’agit plus que de plaire au maître, qui sait ce que vaut l’enthousiasme des honnêtes gens et ne marchande pas. On n’est un parfait panégyriste de décadence qu’à deux conditions, s’aplatir devant César et jeter de la boue à ses ennemis. Properce remplit ce double emploi ; ceux qui viennent après lui, historiographes et rapsodes, également ne s’y ménagent pas, car c’est à remarquer qu’à mesure qu’on s’éloigne de la génération contemporaine de Cléopâtre, et que le despotisme s’affermit, l’invective, moyen d’adulation, se corse et s’envenime, — tandis qu’Horace à l’autorité du galant homme joint ici la garantie du témoin. Il a vu de ses yeux, entendu de ses oreilles. Cette crise funeste, il l’a traversée, vécue. Horace touchait à ses trente ans quand éclata la guerre entre Octave et Marc-Antoine, ou plutôt entre Rome et Cléopâtre, ainsi que les protocoles de l’époque affectent de s’exprimer. Pendant toute la durée de la campagne, il ne quitta point Rome, on peut donc s’en fier à son émotion, qui fut, à tout prendre, celle du Forum, mais qu’il manifeste en des termes dont assurément le Forum ne se servirait pas, — car la peur est d’ordinaire pour la multitude une terrible conseillère de mauvaises paroles, et respecter dans sa défaite un ennemi qui nous a rudement secoué les entrailles n’appartient qu’aux âmes élevées. Horace donne la vraie note ; il s’emporte au nom de son patriotisme contre l’être fatal, mauvais démon de César et d’Antoine, et dont l’ambition téméraire osa prétendre conquérir le Capitole et l’empire ; funus et imperio parabat¸ mais son indignation ne l’aveugle pas, il est des ascendans prestigieux auxquels l’âme d’un poète ne se peut soustraire. Horace a beau s’évertuer, même à l’instant qu’il la maudit, Cléopâtre le domine ; il se débat sous son regard, avoue sa puissance, et cette créature néfaste (il accouche du mot), ce fatale monstrum reste à ses yeux une femme de génie.

Sur sa beauté, Horace pas plus que Virgile n’insiste ; mais quand on vous parle toujours de la grâce et du charme d’une femme, quand vous la voyez enguirlander, asservir à son gré tous les maîtres du monde, il en faut cependant bien conclure que cette femme était belle, disons mieux, qu’elle était pire. « Hélène du Nil, » Plutarque l’appelle de ce nom, ce qui prouve beaucoup et ne prouve rien, car, si les conditions d’origine et de climat, si les facultés de l’âme et de l’intelligence sont un indice, il est certain que la fille de Léda, nature impersonnelle, passive, et la fille des Lagides, activité, lumière, flamme, orage, ne devaient pas plus se ressembler au physique qu’elles ne se ressemblent au moral. Sous quels traits se la figurer ? Pas un document vraisemblable ; nous n’avons que les gigantesques dessins hiératiques de Denderah, d’horribles médailles où le connu permet de juger l’inconnu, et qui trahissent leur mensonge par ce qu’elles nous montrent au revers de la belle tête d’Antoine grossièrement caricaturée. M. de Prokesch-Osten, parlant du colossal profil du temple égyptien, croit y voir, à travers le système conventionnel, des signes attestant une grande beauté. « Cléopâtre est représentée en Isis, superbe, séduisante au plus haut-degré ; pour l’harmonie, l’abondance de l’ensemble, la beauté « physique, c’est elle. » Et l’ingénieux amateur, captivé davantage encore par les divers portraits placés au-dessus de l’image énorme, ajoute, non sans une pointe de madrigal : « Il me suffit de contempler cette Cléopâtre pour comprendre la faiblesse d’un César ! La coiffure a beaucoup d’élégance et de distinction, les cheveux nattés en filet sur la tête pendent sur la nuque et les épaules en tresses nubiennes ; le visage est noble, fin, altier, une aile se déploie à chaque tempe, et sur le front se dresse un petit serpent ; le sein, les bras sont nus, richement ornés de joyaux ; une ceinture presse la taille au-dessous de la gorge et maintient la tunique étroite qui descend jusqu’à la cheville. Pour le dessin de étoffe, on dirait des écailles d’argent ; aux pieds brillent aussi des bijoux comme en porte encore aujourd’hui la femme arabe. »

Les belles dames de la fronde ne sont pas les seules qui aient su inspirer des passions d’outre-tombe. J’ai connu jadis à Vienne le baron de Prokesch, c’était un amoureux de Cléopâtre. Mon premier mouvement serait donc de me défier de son impression et d’y voir plutôt le rêve d’un idéaliste qui se monte la tête devant une informe ébauche ; mais la science purent simple ne tient pas un autre langage. M. Rosellini, dans son ouvrage sur les monumens d’Égypte et de Nubie, admet la possibilité d’une certaine notion conjecturale du type d’après l’examen de cette imagerie. « Ces traits, écrit-il, sont loin de mentir à l’histoire, et dénoncent assez bien la femme dont l’influence s’exerça si puissamment sur César et sur Marc-Antoine. Quiconque a l’habitude de la physionomie humaine reconnaîtra une âme instinctivement adonnée à l’amour et aux plaisirs des sens, tandis que cette médaille fabriquée sous son règne et reproduite dans l’Iconographie de Visconti ne nous offrira qu’une grotesque charge où l’œil s’émousse vainement à vouloir ressaisir quoi que ce soit d’analogue à l’être qu’on se représente comme une des merveilles du sexe féminin. » Attiré naturellement par l’intérêt qui s’attache à ces grandes figures du temple de Denderah, l’archéologue italien poursuit ainsi sa description. « La reine marche précédée de Césarion, qui porte la coiffure des dieux, le casque orné du pschent ; sur sa gonna, très courte, on voit l’image d’un roi couvrant de son glaive un groupe de vaincus qui demandent grâce, — sujet reproduit dans presque tous les portraits de pharaons illustres. Césarion offre à la déesse du temple un sacrifice d’encens ; sa main gauche tient la cassolette sacrée, tandis que de la droite il répand les grains de parfum. Au-dessus de sa tête voltige l’épervier de Hat, serrant entre ses griffes l’emblème de la victoire. La reine porte sur son front les insignes d’Athyr, divinité locale ; elle est vêtue d’une robe très juste au corps, et présente en offrande un collier. Les inscriptions la désignent sous ce vocable : « Cléopâtre, maîtresse du monde, » et Césarion est appelé Ptolémée, César, Philopator et Philometor, selon les titres qu’Antoine lui donna en l’élevant près de sa mère à la régence. Ce qu’il y a de plus frappant, c’est l’exacte ressemblance du jeune homme avec ce que nous connaissons du visage de Jules César : d’où il suit que les Alexandrins, loin d’incriminer la naissance du fils de leur reine, en tiraient gloire, comme faisait la reine elle-même. »

Tout cela ne m’empêchera pas de penser que, si Cléopâtre revenait au monde, la noble dame rougirait et s’indignerait de voir sur quels indices nous la jugeons, et que la postérité en soit réduite à ne pouvoir, au sujet d’une beauté comme elle, interroger que le ciseau d’un art provincial de la Haute-Égypte au temps de la décadence. Octave, au moment de quitter Alexandrie, fit emballer pour Rome tous les objets précieux. Les statues d’Antoine, descendues de leur piédestal, durent se préparer à prendre le chemin du Capitole ; celles de Cléopâtre allaient avoir le même sort, lorsque l’intervention d’un puissant personnage les sauva de l’affront auquel la reine s’était dérobée par la mort. Cet Alexandrin courtisan du malheur comprit qu’il valait mieux s’adresser à la cupidité d’Octave qu’à sa pitié ; comme il avait autant d’or que de dévoûment, il proposa la somme de 2,000 talens, et les statues de Cléopâtre ainsi que ses portraits restèrent en Égypte. C’est à cet acte pieux que se rattache peut-être l’absolue disparition de tant de monumens si regrettables. A Rome probablement, tout n’aurait pas péri ; en même temps que bien d’autres chefs-d’œuvre, quelques restes auraient surnagé de ces marbres, de ces peintures, où le génie grec devait tant de fois s’être appliqué à reproduire cet idéal de formes et de physionomie.

Un linéament symbolique en plein désert, un griffonnage sur le mur d’un temple croulant, voilà donc l’unique répertoire ! Béatrice Cenci, dona Lucrezia, Mona Lisa, où sont-ils, vos Léonard, vos Raphaël, vos Titien ? « Savez-vous que vous finiriez par me rendre jalouse de ce fantôme ? disait une femme d’esprit à son amant. Passionnez-vous tant qu’il vous plaira pour des vivantes : si belles qu’elles soient, je ne les crains guère, car je sais que pas une d’elles ne vous aimera comme moi ; mais ces figures de marbre que vous animez de toutes les flammes de votre cœur et de votre imagination, je les redoute, et, si vous voulez que je dorme tranquille, ne me parlez plus de votre Cléopâtre ! » L’imagination, c’est en effet l’unique ressource ; dans l’absence de toute information pittoresque, essendo carestia, l’esprit travaille, cherche à reconstruire, des anciens descend aux modernes, pour remonter ensuite par Shakspeare à Plutarque ; ne pouvant copier, on recompose, on s’abandonne à cette idée secrète qui vous vient à l’âme. Essayons du système, cherchons l’idole sous les bandelettes sacrées, fouillons comme des sarcophages tous les livres récemment publiés[2], Drumond, Merivale, Adolphe Stahr surtout ; interrogeons-les, utilisons-les. « Je vais à elle malgré moi, comme l’oiseau va au serpent ! » Ainsi de certains sujets : ils vous attirent, vous fascinent, vous absorbent. Pourquoi parler de rajeunir ? Est-ce que l’idéal vieillit jamais ? Les types sont immortels ; on ne les rajeunit pas, on les évoque. C’est affaire d’imagination, d’analyse psychologique et de pur sentiment. « La muse seule peut prêter de la vie à la mort, » dit l’Euphrosine de Goethe, et je complète la pensée en ajoutant : que de taches peut aussi effacer la muse !


I

C’était au lendemain de Philippes, Antoine touchait au point culminant de sa fortune. Le petit-fils de Jupiter et de Sémélé, — on sait qu’Antoine, comme César, était de la maison des dieux, — pouvait alors avoir quarante ans, l’âge sous lequel on se représente aisément un descendant d’Hercule, et sa constitution, que ni les fatigues de la guerre ni les épreuves du plaisir n’avaient entamée, prouvait aux yeux de tous que depuis le grand ancêtre la race n’avait pas dégénéré. Comme chef militaire et aussi comme grand seigneur, la nature l’avait pourvu de ses plus rares avantages, de ses dons les plus aimables et les plus séduisans ; mais elle lui avait refusé deux choses : un bon jugement et cet art de se gouverner soi-même par lesquels seulement tous ces biens portent leurs profits. Magnum virum ingenii nobilis, ainsi l’appelle Sénèque, qui d’ailleurs lui reproche son ivrognerie et son libertinage. Faible parfois, méchant jamais, le premier au combat, au danger, patient, solide, imperturbable, en campagne un modèle de soumission à la discipline, le camarade du légionnaire et son idole, de tous les généraux formés à l’école de César, il n’y en avait pas de plus populaire. Il fallait le voir enlever sa cavalerie et se précipiter à la tête de quatre cents hommes sur un carré d’ennemis, qu’il enfonçait et taillait en pièces : c’était un Murat.

Cicéron, dans ses pages de haine, nous le peint comme un composé de tous les vices et de tous les crimes de la terre. Rien n’est plus faux que ce portrait, si peu en rapport d’ailleurs avec les autres témoignages : pourtant ce sont aussi des ennemis d’Antoine qui parlent ; mais de cette histoire, écrite par des flatteurs d’Octave, la figure d’un héros se dégage. Son simple commerce avec Jules César vous montre une âme capable des plus généreux mouvemens. Quelle excellente note, et pour le caractère d’un homme, et pour sa valeur intellectuelle, que cette subordination constante et sans envie à la grandeur ! Tant que vivra César, Antoine estimera que sa place est au second rang ; pour que l’idée lui vienne de jouer le premier rôle, il faut que l’autre ne soit plus là.

Ce qui manquait à cette nature, c’était la volonté. Deux pôles irrésistiblement l’attiraient : le pôle ambition et le pôle volupté, qui, somme toute, fut le plus fort et l’entraîna dans le gouffre. Jouir était l’unique but ; le reste, influence, autorité, renom, ne comptait que pour moyen, tant il est vrai que les abstinences, les privations, ne retrempent que les natures foncièrement morales, en ce sens qu’elles imposent à l’être physique des habitudes de soumission, et font prévaloir le principe supérieur ; mais ceci n’est que l’exception. Chez la plupart des hommes et des demi-dieux, la nature reprend ses droits dès qu’elle en trouve l’occasion, et rebondit alors avec d’autant plus d’entraînement et de frénésie qu’elle a été plus violemment et plus longtemps comprimée et mise à l’épreuve. Les âpres souvenirs de la faim dont on fut consumé aiguisent les appétits présens, et ces servitudes de la vie, rudement supportées, endurcissent moins le tempérament qu’elles ne le prédisposent à la mollesse. Antoine, devant l’ennemi, pouvait, dans son héroïque retraite de Mutine, s’abreuver d’eau croupie et se nourrir de racines sauvages ; mais ce serait mal comprendre une organisation comme la sienne que de s’étonner de voir cet Héraclide oublier dans les excès de la jouissance les strapaces de la guerre, et perdre de vue dans l’orgie de la victoire les millions d’hommes dont les circonstances viennent de mettre les destinées entre ses mains.

Enorgueilli par la victoire, ivre de sa fortune, le cerveau travaillé d’ambition et les sens plus encore enfiévrés, tel était Marc-Antoine lorsqu’il mit le pied sur le sol d’Asie, où régnait dans sa pompe, sa gloire, son implacable puissance de fascination, celle dont les amours de César avaient fait la dame de beauté du monde antique. Dame de beauté n’est point assez ; le terme applicable aux agrémens de la personne n’exprime pas ce que ces agrémens pouvaient avoir de charme fantastique. Si Cléopâtre n’avait eu que de la beauté, Antoine, ce coureur d’aventures galantes, ce don Juan romain las de conquêtes, ne l’eût pas instinctivement recherchée pour ne la plus quitter ensuite qu’à la mort. Ce qu’il faut voir en elle, c’est la charmeuse, un de ces êtres adorables et malfaisans dont la faiblesse tue les forts, et qui doivent avoir servi de type aux sirènes, aux walkyries, car, bien que les poètes prétendent le contraire, c’est dans l’humanité que se recrutent les mythologies. Chez Cléopâtre, comme dans lady Macbeth, une force démoniaque travaille ; nommez-la ambition, délire des sens : toujours est-il que chez la walkyrie du nord comme chez la sirène d’Orient une richesse, une puissance surnaturelle d’organisme sauve, au point de vue poétique du moins, ce que le personnage a d’anormal. La beauté, la grâce ennoblit tout. À ce compte, et s’il n’existait en ce monde d’autre morale que l’esthétique, Cléopâtre serait sans reproche.

Dès longtemps, le sortilège avait agi sur le triumvir. Moins perverse et moins femme, elle n’eût pas si prodigieusement troublé, affolé ce grand libertin, marié à Fulvie, femme qui n’avait de féminin que le corps, nihil muliebre prœter corpus gerens, Fulvie, l’énergie et l’action en personne, l’ambition aussi, — virile, soldatesque, souvent féroce, détestant le neveu de César, qu’elle appelait « ce gamin d’Octave. » Nous autres modernes, c’est du côté de l’esprit que nous avons poussé notre débauche ; nous voulons tout savoir. Ces demi-dieux du paganisme romain en train de s’écrouler voulaient, eux, tout sentir. Terrible curiosité que celle des sens, et quel théâtre pour la satisfaire, l’Égypte avec ses enchantemens, son libertinage primitif où la culture hellénique avait importé tous les raffinements de l’intelligence ! Pour le luxe, les arts, la science ; les plaisirs, pour cette agglomération, ce tohu-bohu d’élémens dissemblables qu’on appelle du nom de civilisation, Alexandrie tenait la tête. Le fier Romain lui-même s’inclinait religieusement devant ce pays, cette ville dont la grande ombre des pharaons séculaires protégeait le passé, et qu’inondait de ses rayons le soleil nouveau d’Alexandre. Là se trouvaient rassemblés dans des bibliothèques, des musées, tous les trésors de la littérature et de la poésie ; là, sous le regard de la plus belle et de la plus élégante des femmes, d’une reine qui mettait son émulation et sa coquetterie à maintenir l’équilibre entre les séductions de l’esprit et les grâces physiques, — là, splendidement soldés, entretenus sur la cassette de Cléopâtre, philosophes, astronomes, mathématiciens, médecins et naturalistes expérimentaient, dogmatisaient et professaient. Et nous modernes, ce qu’après deux mille ans nous possédons aujourd’hui des lettres grecques, c’est à ces institutions des Lagides que nous le devons. Cette gloire du savant et du bel esprit tenta la plupart des Ptolémées, il y eut chez eux jusqu’à des virtuoses, témoin le père de Cléopâtre qui jouait de la flûte comme le grand Frédéric, — et ces goûts n’étaient point simplement un privilège de la dynastie et des hautes classes, toute la population y participait. L’élément grec, quoique mêlé, dominait et formait encore le meilleur de cette cohue alexandrine, où le vieil élément égyptien continuait à se montrer réfractaire aux mœurs nouvelles, et qu’infectaient de leur contagion ces hordes mercenaires composant l’armée nationale, rendues encore plus insupportables, depuis la restauration du dernier roi par la brutalité des garnisaires romains. Aux uns comme aux autres, une chose était pourtant commune, l’élancement vers toutes les ivresses de la vie, le plaisir sous toutes ses formes. Aux environs de la grande cité, les maisons de fleurs remplissaient la campagne. Sur le canal qui reliait Kanope à la ville montaient et descendaient nuit et jour de folles bandes, et de leurs barques, de leurs gondoles, s’exhalaient, au bruit des flûtes et du cistre, des baisers et des chansons qui n’étaient que le prélude ou l’épilogue de la fête.

Antoine avait jadis entrevu la reine, lorsqu’il commandait un corps de cavalerie dans l’armée de Gabinius en Cilicie. Il l’avait ensuite retrouvée à Rome pendant sa liaison avec Jules César. Si le rêve de ces amours qui devaient remplir le monde fut alors ébauché, les circonstances ne permettaient guère d’espérer qu’il se réalisât. Les choses avaient désormais changé de face ; César était mort, la victoire de Philippes, les événemens avaient fait d’Antoine un triumvir, et de ce triumvir le maître de tout l’Orient. Quoi d’étonnant que dans ce cerveau de satrape l’ancien rêve reparût, et cette fois avec l’intensité du désir qui n’a plus à s’occuper de l’impossible ? De son côté, Cléopâtre le voulait ; il convenait à cette main d’enfant de ployer sous le joug ce dompteur. Ce que la coquetterie d’une femme peut en certaines occasions faire d’un homme et d’un grand homme, César le lui avait appris. N’était-ce pas le moment de recommencer l’épreuve et de rejouer avec un autre la partie si fatalement perdue aux ides de mars ? Ainsi dans le silence de son cœur parlait déjà l’ambition, et la Célimène du Nil n’en avait dans ses mouvemens que plus de liberté pour viser, atteindre et saisir sa proie, qui d’ailleurs ne demandait qu’à se laisser prendre.

Depuis Rome, ils ne s’étaient donc pas revus. Elle avait de ses nouvelles pourtant, et d’Alexandrie suivait la marche du héros, qui, après avoir parcouru en triomphateur Athènes et les villes de la Grèce, après s’être vu dans Éphèse décerner les honneurs divins sous le nom de Dionysos, venait de s’installer sur les bords enchantés du Cydnus pour y tenir cour plénière et recevoir l’hommage des princes de l’Asie. Tous en foule arrivaient à l’obéissance ; elle seule, la plus ardemment attendue, ne paraissait point, et ne daignait pas même s’excuser par ambassadeur : attitude d’autant plus arrogante que la conduite de cette reine pendant la dernière guerre prêtait à l’inculpation ; mais Cléopâtre connaissait son Marc-Antoine, et se disait qu’avec une nature aussi pressée que celle-là le plus infaillible des stimulans devait être la temporisation. Son calcul ne la trompait pas. Cette abstention prolongée, si fort qu’elle affectât l’orgueil d’Antoine, le blessait moins en somme qu’elle n’irritait son désir de voir la reine. Rien ne l’empêchait d’exercer sur elle son autorité discrétionnaire, il pouvait la mander par ordre ; il la fit très humblement inviter à venir, — et ce fut le Quintus Dellius des odes d’Horace, un de ces beaux esprits sans mœurs ni caractère, vivant dans les honneurs et la fortune en trahissant tous les partis, Quintus Dellius mort plus tard l’intime ami de l’empereur Auguste, qu’Antoine, alors son maître et son trésorier, chargea de cette commission délicate. Cléopâtre l’attendait, et, si roué que fût l’entremetteur, il ne lui dit que ce qu’elle savait, en lui parlant et de sa beauté et de la suprême domination qu’elle allait exercer sur Antoine aussitôt qu’elle apparaîtrait. Pressée de tous côtés, et par les lettres du triumvir et par les instances de ses amis, appuyant les démarches de ses ambassadeurs, elle promit, mais sans consentir à préciser l’instant de son arrivée. Cléopâtre se réservait d’offrir à l’Alcibiade romain un de ces spectacles imprévus comme ses yeux n’en avaient pas encore rencontré, même en Asie.

Assis à son tribunal au milieu de la place publique de Tarse, Antoine, environné de dynastes et de mages, rendait la justice, distribuant les peines et les grâces, lorsque soudain une nouvelle se répand, et voilà toute la multitude qui se précipite électrisée vers le fleuve, dont la ville entière couvrait déjà les bords. Le triumvir, resté seul ou à peu près, envoie savoir ce qui se passe, et son messager lui rapporte ce bruit : Aphrodite s’approche en grande pompe, et vient, pour le salut de l’Asie, rendre visite au divin Bacchus. C’était elle en effet, l’Aphrodite du Nil, la reine des rois, qui venait à la conquête du triomphateur. Elle remontait le Cydnus dans sa galère étincelante d’or ; les voiles qu’enflait la brise étaient de pourpre, les rames à poignée d’argent s’agitaient en cadence, battant les flots harmonieux. Quant à elle, couchée sous les tissus d’or de son pavillon dans la molle posture que les peintres donnent à Vénus, on l’eût prise pour Vénus même. Qui ne connaît le merveilleux récit de Shakspeare, auquel la palette de Plutarque semble avoir prêté ses couleurs ? « Ses femmes, pareilles à des Néréides, épiaient des yeux ses désirs ; au gouvernail, une d’elles, une sirène, dirige l’embarcation. La voilure de soie se gonfle sous la manœuvre de ses mains, douces comme des fleurs, qui lestement font leur office. De l’embarcation émanent invisibles des parfums délicieux qui viennent sur les quais voisins enivrer les sens. La ville envoie son peuple entier à sa rencontre, et Antoine demeure seul assis sur son trône dans la place du marché, sifflant à l’air, qui, s’il avait pu se faire remplacer, serait allé, lui aussi, contempler Cléopâtre et aurait créé un vide dans la nature ! »

A peine débarquée, Antoine l’envoie complimenter et la prie à souper. La reine s’excuse en ajoutant qu’elle sera charmée de recevoir d’abord chez elle le triumvir. Antoine était galant et savait vivre ; il accepte. Je me tais sur les splendeurs de ce festin improvisé ; je laisse les anciens et les modernes décrire ces magnificences, ces prodigalités invraisemblables. L’émerveillement de l’histoire, il n’est ni dans ce luxe de vaisselles, de tapis et de pierreries, ni dans ce train d’un service près duquel tout le faste romain semblait de la rusticité ; il est dans la puissance de cette femme, dont l’ascendant s’exerce à volonté, et qui d’un regard, d’un sourire, va disposer à merci d’un soldat, d’un vainqueur. Antoine l’avait citée à comparaître comme accusée, et, sans l’avoir pour ainsi dire encore vue, il tombe à ses pieds.

Elle avait d’avance décidé que sa beauté, sa grâce, ne seraient cette fois que simples forces de réserve ; c’était par les charmes de l’esprit, les séductions de l’intelligence, qu’elle voulait combattre et vaincre. Elle en avait assez du renom d’enchanteresse que l’univers lui prodiguait, il lui plaisait pour le moment d’apparaître à ce Romain sous les traits d’une grande reine ayant les traditions du trône et sachant en parler la langue. Se défendre des torts qu’on lui reprochait, elle n’eût daigné ; au lieu de s’excuser, elle récrimina, citant les nombreuses tribulations qu’elle avait encourues de la part de Cassius en lui refusant à trois reprises les secours qu’il réclamait d’elle, parlant de sa flotte de la mer ionienne, qu’elle s’apprêtait à commander lorsqu’une maladie, survenue à la suite de tant de fatigues et d’ennuis, l’avait arrêtée au milieu de ses projets, et finissant par dire qu’après la conduite qu’elle avait tenue c’étaient des remercîmens et des actions de grâces, non pas des reproches et des accusations, qu’elle se croyait en droit d’attendre de Marc-Antoine et de ses collègues. L’effet sur Antoine fut surprenant. Par la tête, les sens et le cœur, la déesse l’envahissait si bien, qu’à dater de cette heure il l’adora, comme un homme de quarante ans au faîte des passions et du pouvoir adore une femme.

Œil qui fascine et griffe qui tue, Cléopâtre avait de la race féline la souplesse, l’élégance et cette férocité inconsciente qui chez le jeune tigre jouant avec sa proie a tant de grâce. Se sentant la maîtresse, elle voulut aussitôt des gages, et dans le premier sourire de cette bouche aimable, avant même de l’avoir effleurée, Antoine surprit des caprices de vengeance que le triumvir s’empressa de satisfaire. Arsinoë, sœur de la reine, s’était jadis déclarée sa rivale au trône ; Mégabyse, grand-prêtre de Diane à Éphèse, avait traité en majesté cette rivale d’un moment ; l’amiral Sérapion avait désobéi. Arsinoë, réfugiée à Milet dans le sanctuaire d’Artémis, fut enlevée et mise à mort ; Mégabyse, emprisonné, n’eut la vie sauve que par l’intervention suppliante des Éphésiens, et sur un ordre d’extradition les Tyriens renvoyèrent l’amiral rebelle en Égypte, où son châtiment l’attendait. L’entrevue aux bords du Cydnus, bien que rapide, avait donné tout ce que l’habile Égyptienne s’en était promis. Cléopâtre rentrait dans sa capitale, le cœur fier de sa victoire et des conséquences que cette victoire allait avoir. Son trône était de nouveau raffermi, sa primatie entre tous les monarques d’Orient reconnue et consolidée. Les anciens rêves de toute-puissance, jadis caressés au temps de César, pouvaient renaître, et, qui sait ? agrandis encore par le ressort de cette imagination incandescente. Pour les moyens d’action, le pouvoir, le génie militaire, n’était-ce pas un autre César qu’elle avait à son côté ? Et si le caractère était moins grand, l’esprit moins vaste, ne devait-on pas se féliciter même de ces désavantages, qui lui permettaient de gouverner Antoine au gré de sa volonté, de son désir, de ses caprices ? Du reste, il y a tout lieu de soupçonner que déjà la question politique n’était plus seule en jeu. Entre ces deux natures si peu dissemblables et qui invinciblement s’attiraient l’une l’autre, les courans magnétiques avaient agi. Antoine était doué d’une de ces beautés viriles qui ne manquent jamais d’exercer leur prestige sur les Cléopâtre et les Marie Stuart, organisations physiquement subtiles, délicates, sûres de dominer quand même par leur prétendue faiblesse, et trouvant en dehors de beaucoup d’autres sensations plus secrètes un certain raffinement d’orgueil dans la force apparente de l’homme qu’elles ont choisi. Ajoutez à cela l’héroïsme du triumvir, ses succès parmi les femmes romaines, ses mille aventures de par le monde, et jusqu’à ses fantasques transformations par le costume, qui tantôt vous le montraient vêtu à l’athénienne et tantôt à l’asiatique.

Ces premières rencontres à Tarse font songer au tableau de Virgile. On revoit Enée et Didon avec Éros entre les deux, qui sous les traits non plus d’Ascagne cette fois, mais du jeune Césarion, dérobe au doigt de Cléopâtre l’ancien anneau du divin Jules, pour y substituer l’anneau brûlant d’Antoine. La liaison commença-t-elle à Tarse ? On en peut douter. Cléopâtre, qui dès la première entrevue s’était donnée à César, connaissait mieux le prix de ses faveurs ; l’enfant avait grandi, c’était aujourd’hui une reine de vingt-six ans, et, bien que ses débuts dix ans plus tôt ne fussent point d’une ingénue, les événemens, le séjour à Rome, l’usage du trône, lui avaient enseigné certaines bienséances pratiques. Ses mœurs n’en étaient pas beaucoup meilleures, seulement elle avait rayé de son programme, du moins avec les puissans de ce monde, ces avant-propos qui ne mènent à rien. Son ambition, son orgueil, lui suggéraient que, jusque dans les désordres d’une grande reine, la politique doit avoir sa part d’intérêt, et l’occasion se subordonner à la volonté. Tout porte à croire qu’il n’y eut alors que des préliminaires de posés, et que Cléopâtre ne devint la maîtresse d’Antoine que l’hiver suivant dans Alexandrie, où l’on se donna rendez-vous en se quittant.

L’antiquité a beau parler de sortilèges, de philtres, de démons ; il n’y eut dans cette romanesque aventure d’autre démon que le tempérament d’Antoine, d’autre philtre que son amour, le plus dévorant, le plus profond, le plus implacable dont l’ancien monde nous ait transmis la chronique. Alexandrie paya la dette de Tarse, et avec quel luxe et quel art ! Antoine n’avait encore connu que le plaisir, on l’initiait aux mystères de volupté. De ce concert de toutes les ivresses réunies dans la maestra souveraine dirigeait les modulations, quelques sons à peine articulés ont tout au plus traversé les âges, et c’en est assez pour que l’imagination s’enflamme. Comment décrire tout ce que notre romantisme moderne emprunte là de ces tableaux où les sens et, esprit font échange de délices ? Qu’est-ce que Renaud, Armide ? Promenez-vous avec Arioste et Gluck dans leurs jardins enchantés ; leurs fontaines jaillissantes, les échos vous jetteront les noms d’Antoine et de Cléopâtre, les arbres vous montreront les chiffres entrelacés des deux amans, et vous songerez moins à la magicienne du poème qu’à celle de l’histoire, dont Shakspeare a dit : « L’âge ne peut la vieillir, ni l’habitude de la voir émousser pour vos yeux l’attrait de la séduction toujours nouvelle. Les autres femmes rassasient les appétits auxquels elles donnent pâture ; mais elle, plus elle satisfait la faim, plus elle l’aiguise, et les choses les moins nobles prennent en elle un tel air de dignité que les prêtres saints la consacrent jusque dans ses désordres ! » Il faut lire la première scène de ce drame d’où j’extrais ces lignes. C’est Plutarque mis en action, vous vivez à la cour d’Égypte au moment de cette fantastique lune de miel, vous respirez l’atmosphère de la grande cité gréco-orientale, paradis d’un monde qui, revenu de son idéal de jeunesse, a fait de la jouissance physique le suprême objet de son culte et se dit que la toute-sagesse consiste à savoir fêter l’heure présente. « Il gaspillait, écrit Plutarque en parlant d’Antoine, il galvaudait le bien le plus précieux donné aux hommes : le temps. » Toute l’exposition de Shakspeare roule sur ce mot. La parole est aux courtisanes, aux eunuques, aux devins ; frivolité, superstition, montrent leur vieux compagnonnage ; l’immoralité s’affiche avec la belle humeur d’une conscience honnête. On a franchi la période transitoire de l’hypocrisie, fort vilaine période, à laquelle succède un nouvel état de nature, vers lequel nous aussi, Parisiens de la décadence, nous nous acheminions tout doucement pendant les dernières années de l’empire, et qui s’appelle la naïveté dans le vice.

Cléopâtre employait sur Antoine tous les moyens de captation. Elle se mêlait à ses jeux, à ses exercices, l’accompagnait au gymnase, à la chasse et jusque dans son camp au milieu de ses officiers, joyeuse de vider une coupe à la santé de son héros, de son vainqueur. Incapable d’aimer, pourquoi l’eût-elle été ? Quand il serait vrai que le seul intérêt et la seule ambition l’eussent jetée dans les bras de César, quelle raison peut-on voir là pour décréter que le cœur d’une pareille femme fut de ceux qui ne s’émeuvent point ? Entre cette adolescente spoliée, chassée par ses frères, qui venait, sans réfléchir à la disproportion d’âge, ressaisir par un coup d’audace sa couronne sur le lit d’un grand homme usé, vieilli dans le plaisir, accoutumé déjà depuis longtemps à prendre tout ce qui s’offrait à lui, et la personne de vingt-six ans, consciente, accomplie, qui pose devant nous, les conditions sont loin d’être les mêmes. Pour la gloire et la puissance, Antoine sans doute à ses yeux vaudra César, car on conçoit qu’une imagination qui ne demande qu’à s’exalter confonde aisément les lauriers de Philippes avec ceux de Pharsale ; mais eût-il été moins illustre cent fois, Antoine, fils d’Hercule, avait en son pouvoir pour s’emparer d’une Cléopâtre et la passionner des avantages et des facultés dont toute la gloire du monde ne saurait tenir lieu, et que le fils de Vénus, si tant est qu’il les eût jamais eus, ne possédait, hélas ! déjà plus à l’époque où l’étoile des Lagides projeta sur lui son éblouissement. Non, dans cet hymen qui riva l’une à l’autre leurs destinées, il y eut chez Cléopâtre plus que l’ivresse des sens et que l’ambition : son cœur aussi fut engagé. Antoine n’était pas un dameret, et probablement ne mit point au jeu tant de malice : l’adorer éperdument n’eût point suffi ; mais il sut la rendre amoureuse, et par là se fit aimer d’elle. Que cet amour, qu’il devait devant l’univers payer d’un si terrible prix, lui ait également coûté bien cher dans le train journalier de la vie, un pareil fait n’a rien qui puisse étonner. Les Célimènes de l’histoire l’emportent sur les grandes coquettes de la vie ordinaire par le merveilleux de la catastrophe, leur écroulement entraîne un monde, et pendant trois mille ans on en parle. Les autres meurent bourgeoisement d’une fluxion de poitrine, et personne hors du quartier n’y prend garde ; mais pour ce qui touche aux petites misères de l’existence qu’elles vous font mener, cela doit au demeurant se ressembler beaucoup. Scènes de jalousie et de colère, évanouissemens, menaces de rupture, larmes et pâmoisons, c’est toujours à peu près le même air, et qui n’en vaut pas mieux, je suppose, parce que la virtuose qui l’exécute porte un bandeau royal à son front et des perles de six millions à ses oreilles. D’ailleurs, de ce qu’une femme joue la comédie, on aurait tort de conclure que cette femme n’aime pas. « Vois où il est, qui est avec lui, ce qu’il fait. Tu sais que je ne t’ai pas envoyé. Si tu le trouves triste, dis-lui que je danse ; si tu le trouves gai, raconte-lui que je suis subitement tombée malade. » Je cite Shakspeare, et j’y retournerai : c’est la vraie source ; bien rarement son point de vue à lui prête à la controverse, lorsque dans le doute il devine ; mais pour la vivante peinture des caractères, le mouvement scénique, il semble qu’on y doive recourir comme à des documens certains. Dire que c’est Plutarque mis en action n’est point assez dire, c’est Plutarque mis en poésie. Je songe à la douceur, à l’harmonie de ce langage si délicieusement approprié à la bouche qui le parle. « Le charme de son discours pénétrait les âmes ; dans la conversation, sa beauté empruntait à sa voix un nouvel attrait, et, sans qu’il soit question de l’agrément de son entretien ni de sa facilité à manier toutes les langues, tous les dialectes, on l’eût écoutée causer pour la seule magie de son organe. » Shakspeare s’est accordé si bien là-dessus avec l’histoire (voir Plutarque et Dion Cassius) qu’il a fait de tout son rôle de Cléopâtre un chant d’oiseau, une musique. Cléopâtre joue la comédie en ce sens que la plupart du temps ses mouvemens, ses gestes, ses discours, sont en parfaite contradiction avec le sentiment qui l’affecte. Elle pleure quand elle aurait envie de rire, et rit quand ses larmes l’étouffent ; mais presque toutes les femmes qui aiment en sont là. Bien qu’elle s’efforce de ne livrer que ce qu’il lui convient de laisser voir, on sent à travers les mille feintes de son jeu percer toujours une émotion, ce quelque chose du cœur qui parle au cœur. Il y a de la vérité dans son mensonge, comme du mensonge dans sa vérité. Ainsi, lorsqu’en proie au dévorant souvenir d’Antoine et faisant sur elle-même une sorte de mélancolique retour elle dit à Charmion : « Regarde-moi, regarde-moi comme je suis, bronzée par les amoureuses morsures de Phébus, ridée par le temps ; ah ! César au large front, lorsqu’il t’arriva d’aborder sur ce rivage, alors j’étais digne d’un roi ! » qui la prendrait au mot serait malavisé, car la belle dame s’amuse et sait d’avance que ses femmes et son miroir vont lui répondre qu’elle ment.

Ces crises incessamment renouvelées, loin d’user la passion du triumvir, l’attisent au contraire, l’irritent et sont le véritable philtre répandu dans la coupe qu’il boit avec ivresse. Inquiéter, harceler, enfiévrer l’heure présente en ayant soin de tenir hors de page l’immuable sécurité du sentiment où l’avenir commun est enchaîné : double jeu de fieffée coquette et de femme qui aime. Plutarque observe spirituellement qu’avant de tomber aux mains de sa royale maîtresse Antoine avait appris à vivre à l’école de Fulvie, qui lui avait formé, assoupli le caractère de façon à mériter toute la reconnaissance de ses maîtresses. Je doute cependant qu’Antoine eût jamais supporté de sa turbulente moitié tout ce qu’il supporta de Cléopâtre. Il n’y a que les amours criminelles pour se payer de semblable monnaie et tourner à délices et ravissemens ce qui empoisonnerait même la lune de miel d’une existence légitime. Gentillesses féroces à plaisir réitérées, coups de griffe sanglans auxquels un sourire agréable doit répondre ! Cette Fulvie sacrifiée, et dont le dévoûment incommode parfois, mais sans bornes, n’a pu sortir de sa mémoire, il lui faut l’entendre narguer à tout propos. « Que dit la femme mariée ? Elle est peut-être en colère. Plût au ciel qu’elle ne vous eût jamais donné la permission de venir ! Qu’elle ne dise pas que c’est moi qui vous retiens ici : je n’ai pas de pouvoir sur vous ; vous êtes à elle ! » Et quand le malheureux, apprenant que Fulvie est morte, cède au premier accablement de sa douleur, de son remords, quelle suite, quel croisement de reproches déraisonnables[3] ! Ce mari pleurant sa femme n’est qu’un traître envers sa maîtresse, et, s’il ne la pleure pas, on lui jettera au visage ce compliment : « maintenant je vois, je vois par la mort de Fulvie, comment la mienne sera reçue ! »

Cléopâtre tient à la possession de son amant avec l’indomptable furie d’une nature habituée à ne reconnaître au-dessus d’elle ni morale ni dieux. Elle veut d’Antoine non pas seulement sa puissance politique, ses trésors, elle veut aussi son intelligence et son cœur, son génie et sa fortune. Elle a tout épousé, et Shakspeare, avec cette profonde perception psychologique qui fait de lui un guide si parfait dans ces labyrinthes de l’histoire, Shakspeare donnant à deviner, accusant chaque nuance, vous montre une Cléopâtre d’ensemble, vous met devant les yeux la figure dans son plein, sans même indiquer par quels côtés chez elle l’intérêt personnel se mêle à la passion, et dans quelle mesure cet amant et ce héros agissent sur son esprit, ses sens et son cœur, qu’ils occupent et captivent à la fois. C’est dans la fusion, l’assimilation organique de ces divers genres de mobiles que réside l’attrait merveilleux du personnage. À ces petits manèges de boudoirs, à ces artifices de gipsy couronnée, succèdent çà et là de fulgurantes explosions, et la femme passionnée excuse alors, relève, ennoblit presque la courtisane. Comment douter encore de l’amour de cette femme après la scène du messager ? Depuis de longs mois, les deux amans sont séparés. Antoine, rappelé en Italie à la mort de Fulvie, est allé se réconcilier avec Octave, qui, pour sceller la paix du monde et comme un suprême gage de nouvelle amitié, vient de lui donner sa sœur Octavie en mariage. Cléopâtre ignore tout ; on annonce l’arrivée d’un messager apportant des nouvelles de Rome. Ici la transformation est complète ; plus de minauderies, rien que le simple élan du cœur, la vraie nature. Quelle frémissante agitation, quelle angoisse dans cette attente ! Dès les premières paroles, sa curiosité s’élance follement au-devant de la certitude, mais la crainte la force à reculer. Enfin, l’horrible lumière éclate à ses yeux ; elle apprend la trahison d’Antoine, son mariage. Sur qui se vengera-t-elle d’un tel désastre, là, dans le moment même, sinon sur le pauvre diable chargé de l’en instruire ? Il en coûtera cher au malheureux d’être ainsi venu se jeter au travers des rêves de cette imagination. Elle l’accable d’invectives, de menaces, de coups, c’est comme la manifestation plastique de cette nature incontinente et désordonnée à l’excès ; s’il parvient à sauver sa vie, ce colporteur de mauvaises nouvelles aura du bonheur. Elle-même ne fait que tomber d’un paroxysme dans un autre ; puis, au sortir de l’attaque de nerfs obligée, la voilà soudain qui veut qu’on lui décrive les traits, la beauté d’Octavie, les moindres particularités de sa personne, « Quel âge a-t-elle[4] ? quelles sont ses inclinations ? et n’oublie pas surtout la couleur de ses cheveux. » Sir James Melvil, envoyé l’an 1564 par Marie Stuart, reine d’Ecosse, à sa bonne sœur Elisabeth d’Angleterre, donne l’historique suivant de la manière dont il fut reçu. « Sa majesté commença par me demander comment s’habillait ma souveraine, quelle était la couleur de ses cheveux, et laquelle des deux avait, à mon sens, la taille la mieux faite ? Ensuite elle voulut savoir à quoi la reine Marie occupait son temps. Je répondis que la reine, au moment où je l’avais quittée, revenait de chasser dans les highlands, mais que, lorsque les affaires lui en laissaient le loisir, elle aimait beaucoup à se distraire en jouant soit du luth, soit du virginal. — Et joue-t-elle bien ? — me demanda Elisabeth. Je répliquai : — Oui, très bien pour une reine. — Le même jour, après dîner, lord Hunsden me conduisit dans une galerie dérobée pour entendre jouer sa majesté, assurant qu’il agissait ainsi de son propre mouvement et sans y être autorisé. Après avoir écouté quelques instans, je soulevai la tapisserie qui servait de portière, et, voyant que la reine me tournait le dos, je pénétrai dans la chambre, et continuai à prêter l’oreille. Elisabeth jouait remarquablement bien. Sitôt en m’apercevant elle s’arrêta, parut d’abord un peu surprise, se leva et vint à moi en me menaçant gracieusement de la main comme pour me donner une tape. — J’ai pour habitude de ne jamais jouer devant les hommes, me dit-elle ; je ne joue que lorsque je suis seule et pour dissiper la mélancolie. — Je tâchai de m’excuser de mon mieux, je parlai de la cour de France, où j’avais longtemps séjourné et où de pareilles licences ne sont point mal vues, et j’ajoutai que j’étais prêt à me soumettre humblement à telle peine qu’il plairait à sa majesté de m’infliger. Elle s’assit alors sur un coussin, et, comme je m’agenouillais par terre à ses pieds, elle insista pour me faire aussi m’asseoir. Ce n’était point tout. Elle voulait avoir mon opinion sur son talent, et que je lui disse si je trouvais que c’était elle ou ma souveraine qui jouait le mieux. La position devenait délicate ; je m’en tirai en lui donnant le prix. » J’ai cité ce trait, parce qu’il prouve une chose, que dans toute reine il y a une femme, et qu’en dépit des siècles et des climats, des royaumes et des mœurs, chez les Ptolémées-Lagides comme chez les Tudors, toutes les rivalités de femmes se ressemblent à l’endroit de la curiosité.

Les scènes de colère et de jalousie, l’impatiente Égyptienne dut les renouveler souvent dans ce long abandon. Désespéra-t-elle jamais ? Entre cette Ariane et son Thésée s’étendaient les mers, se dressait, belle et sympathique, imposante par son droit, dangereuse par le prestige des contrastes, la plus chaste et la plus simplement aimable des épouses ; mais le serpent du Nil savait le pouvoir de ses morsures. Cléopâtre, jusqu’en ses plus démonstratives défaillances, comptait sur les indélébiles souvenirs de volupté dont elle avait enflammé l’imagination d’Antoine, et qui tôt ou tard le lui ramèneraient, — souvenirs d’ailleurs fort habilement entretenus par de secrets agens, courtisans, affranchis, serviteurs chargés d’évoquer partout le nom de l’absente et de multiplier les favorables allusions. Comme il s’agissait de l’éloigner tout d’abord de Rome, les marchands d’oracles ne se gênaient pas pour faire parler les astres. « L’éclat de ta fortune brille au plus haut, disait son devin à Marc-Antoine, mais l’étoile de César (Octave) cherche à l’obscurcir ; c’est pourquoi je te conseille de te tenir aussi à distance que possible de ce jeune homme, car ton démon à toi redoute celui de César, et plus il a de puissance et de domination lorsqu’il règne seul, plus il sent sa force et son courage s’amoindrir dès que l’autre s’approche de lui. » Lire Plutarque en ce chapitre, c’est lire un roman. Longtemps avait dormi cette malheureuse passion d’Antoine, et il paraissait presque que les bons avis triompheraient du sortilège, lorsqu’au retour en Syrie le feu se ralluma. Les rapports de confiance rétablis, du moins par les semblans, avec son perfide collègue, le triumvirat renouvelé pour cinq ans, Antoine revenait prendre le gouvernement de l’Asie romaine, qui était sa part d’empire, et poursuivre ses projets de guerre contre les Parthes. Observons que la passion d’Antoine trouva dans cette circonstance un bien puissant réactif ; mais il faut ajouter, pour être juste, que cette circonstance, il ne la créa point à plaisir. Son amour n’eût pas existé, que les événemens ne lui eussent point dicté d’autre conduite. C’était donc bien sa destinée qui pour la seconde fois le poussait vers Cléopâtre.

Ce qui devait arriver arriva. Ils se revirent ; dans cette rencontre éperdue, Cléopâtre oublia tout, et son amant ne se souvint que de ce qu’il avait à réparer. Antoine avait cette sensibilité d’âme particulière aux grands libertins. Il était bon, humain, magnifique, les soldats l’adoraient, et si jamais mœurs plus scandaleuses que les siennes ne furent données en spectacle, encore doit-on lui tenir compte d’une qualité fort rare chez les anciens : il n’était pas étranger au remords, sa conscience lui reprochait les vices de son tempérament, ce qui ne le corrigeait point sans doute, mais ce qui montre un naturel exempt de cruauté. Octave au contraire, sobre, doucereux, réservé près des femmes, nam pulchritudo intra pudicitiam principis fuit, Octave avait le goût des proscriptions, aimait le sang, comme plus tard Saint-Just et Robespierre, deux grands modèles aussi de chasteté, de tempérance, et deux grands scélérats pour tout le reste. Antoine était ce que j’appellerais un viveur lucide ; il pouvait faire la débauche sans perdre absolument connaissance. Au plus profond de cette âme enténébrée de paganisme, on perçoit je ne sais quel clignotement du sens moral ; rien ne dit que cent ans plus tard, la foi chrétienne aidant, ce pourceau d’Épicure n’eût pas fini comme un saint Jérôme dans quelque Thébaïde. Malmené par Fulvie, il pleura sa mort ; c’était le tour d’Octavie d’émouvoir maintenant ses scrupules de conscience. La noble dame, après avoir accompagné son mari jusqu’à Corcyre, était rentrée à Rome dans la maison du grand Pompée, devenue depuis Pharsale propriété d’Antoine, et ne s’occupait plus que du soin de ses enfans, qu’elle élevait avec ceux de Fulvie. Toutes les vertus, tous les agrémens faits pour rendre un homme heureux, elle les possédait ; seulement il eût fallu que cet homme ne fût pas l’excentrique descendant de Jupiter et de Sémélé. À cette nature surabondante, géniale, accoutumée au bel esprit, au sans-façon des mœurs athéniennes, tant de pudeur, de rigorisme, ne pouvait longtemps convenir. Cette atmosphère de préjugés l’opprimait, l’étouflait, lui qui partageait toutes les idées d’indépendance du grand Jules. Combien ne se sentait-il pas plus à l’aise près de l’autre ! Là du moins il échappait aux obséquieuses protestations d’un entourage hostile ; là son imagination trouvait à qui parler. Puis cette reine d’Égypte, que Rome appelait sa concubine et qui lui avait donné deux enfans, était-elle en somme moins sa femme que la veuve de Marcellus, qu’il avait épousée étant grosse et par dispenses du sénat ? Cléopâtre était pour lui plus qu’une amante, qu’une épouse, elle était son œuvre, sa création ; s’il relevait de son amour, elle relevait, elle, de sa puissance. Il l’avait assise sur le trône, grandie à la hauteur où le monde la voyait, et de la même main qu’il l’avait faite, il pouvait la défaire. D’ailleurs, entre tant d’avantages, elle avait surtout celui de n’être pas la sœur d’Octave, car ces nouveaux rapports de famille, loin d’atténuer l’antipathie d’Antoine, n’avaient servi qu’à l’accroître ; c’était la secrète animosité du pressentiment qui désormais réchauffait contre ce pâle et imberbe jeune homme de vingt-quatre ans auquel tout réussissait, et qui, sans aucun mérite civil, sans ombre de valeur militaire, marchait déjà son égal, pour ne pas dire plus, et le battait en politique comme au jeu.

L’enchanteuse ressaisissait à pleine main les rênes d’or de son char de victoire. Antoine, à son côté, plus affolé que jamais, s’intitulait le premier de ses esclaves, et, costumé à l’orientale, le sabre recourbé des Mèdes à la ceinture, trônait au prétoire et dans les cérémonies en satrape asiatique. Sa gloire était d’abdiquer la toute-puissance aux pieds de cette femme et de n’être que le mari de la reine, le roi-consort, lui triumvir, lui que Rome et les dieux du Capitole avaient investi de leur majesté souveraine ! César, insultant au sentiment public, avait jadis poussé l’audace jusqu’à installer en plein temple de Vénus l’image de cette étrangère maudite, de ce monstre, momtrum illud, comme l’appelle Horace. Le scandale était dépassé. Les soldats romains, confondus avec des Nubiens, des eunuques, portant sur leurs boucliers le chiffre de l’Égyptienne, lui servaient de gardes d’honneur dans les revues qu’elle passait à cheval en compagnie de Marc-Antoine. Ici l’extravagance prend les proportions du mythe. Évidemment cette fameuse perle dévorée en un festin n’est qu’un symbole. Ils eussent à ce train absorbé le monde. Et quelle chose merveilleuse il faut cependant que soit l’amour pour faire que deux êtres si coupables, si chargés de responsabilités terribles, trouvent la postérité moins sévère que miséricordieuse, et vivent à travers les âges, amnistiés, plaints et célébrés dans la cause même de leurs fautes ! « Nul tombeau sur la terre n’enfermera un couple aussi fameux, et la pitié qu’inspire leur histoire égale la gloire de celui qui les a réduits à être plaints. » Quand César-Octave s’exprime ainsi au dénoûment, c’est Shakspeare qui parle par sa bouche au nom de la conscience humaine. A la distance où, grâce à Dieu, nous sommes d’une société qui pouvait supporter de telles aberrations, le spectacle a bien sa grandeur. Jamais, depuis que le monde existe, cet éternel drame de l’amour ne fut représenté d’une façon plus héroïque : ces acteurs, qui dépassent la fable de cent coudées, ont une authenticité chronologique ; aussi belle qu’Hélène, Cléopâtre a toute la mobilité d’esprit, toute l’éducation de la femme moderne, et la puissance de l’homme qui l’adore est, comme son amour, sans mesure. Pour satisfaire les infinis caprices de sa déesse, Antoine n’a pas besoin d’être un demi-dieu ; tel que Pharsale et Philippes l’ont fait, les olympiens sont ses vassaux. Il peut tout ce qu’il veut, tout ce que veut Cléopâtre, et tailler en Asie autant de royaumes nouveaux qu’en demande sa reine est aussi facile à sa munificence que d’étoiler sa tête vipérine d’une escarboucle de cent millions.

Ce fut ainsi qu’il lui donna la Phénicie, Cypre, une partie de la Cilicie et toute une province de Judée renommée pour la culture des essences, rendant la terre des parfums tributaire de sa dame de beauté, et répondant à qui osait se plaindre que savoir conférer était plus encore que savoir prendre l’attribut de Rome et de sa grandeur universelle ; — politique du reste assez habile, puisqu’en même temps qu’il enrichissait sa maîtresse il fortifiait la puissance d’une alliée. Rien n’est plus erroné que de représenter Cléopâtre sous les traits d’une bayadère adonnée aux seules jouissances du moment et ne connaissant d’autres occupations que la galanterie et le plaisir. Cette voluptueuse avait son ambition, et, pour remplir ses vues, sa faiblesse s’appuyait sur la force d’Antoine, comme elle se serait appuyée sur le bras de César, qui, n’en doutons pas, s’il eût vécu, eût épousé non-seulement la cause, mais la femme[5]. Étendre jusqu’aux anciennes limites l’empire de ses aïeux, rétablir à tout jamais son indépendance, était la pensée avouée ; mais combien d’autres desseins plus vastes, plus hardis, ne caressait-elle pas ! Quels rêves de domination ne s’agitaient dans cette jolie tête nonchalamment inclinée sous le peigne d’or de la coiffeuse Iras ? « Aussi vrai qu’il m’arrivera un jour de régner au Capitole ! » on ne parlait à Rome que de cette nouvelle forme de serment usitée par l’insolente courtisane du Nil.

Tout n’était peut-être pas calomnie dans ces bruits qui, fomentés, propagés par les soins d’Octave, soulevaient d’indignation la grande ville. En effet, depuis les jours heureux de jeunesse et de fortune où, maîtresse déclarée du dictateur, elle s’était vue adulée par la noblesse et le sénat, Cléopâtre n’avait jamais oublié Rome. Elle habitait alors, de l’autre côté du Tibre, dans ces jardins de César qui s’étendaient au pied de la colline, à la place même que ceux de la villa Pamphili occupent à présent, et tenait une cour des plus brillantes. Encombrer les antichambres de la reine d’Égypte était un honneur fort à la mode et fort goûté de ces fiers consulaires, qui savaient par là se concilier les bonnes grâces du nouveau maître. Cicéron se faisait présenter, et, quitte à l’accabler plus tard d’allusions acerbes, commençait par dépenser en menue monnaie de flatteries son éloquence et sa littérature[6]. Tous ces souvenirs ramenaient Cléopâtre vers un passé qui d’un jour à l’autre pouvait cesser d’être un mirage. Rien ne l’empêchait de revenir sur ses pas au bras d’Antoine, et de compléter avec lui l’œuvre de domination souveraine, ébauchée seulement avec Jules César. Elle voulait y rentrer, dans cette Rome, mais pour abattre sa puissance, pour y promener son char de triomphe sur les ruines de cette aristocratie vénale dont son père avait subi les extorsions, et pour transporter ensuite dans sa chère Alexandrie le siège du gouvernement du monde. A défaut de César, elle avait l’épée d’Antoine et son génie ; à elle seule, à Cléopâtre, appartenait désormais le triumvir. Ses conquêtes, sa gloire, ne le regardaient plus ; il ne devait agir et vaincre qu’au profit exclusif de l’idole, et c’était en s’aidant de ces avantages qu’elle comptait, à côté du héros et forte de tous les droits d’une épouse légitime, gravir chaque degré du trône entrevu sur les hauteurs du Capitole : projets superbes, auxquels manqua l’esprit de conséquence et de ferme propos ! Cléopâtre eut bientôt fait de subjuguer Antoine, mais là s’arrêta son action ; elle ne réalisa donc que la moitié de son programme, qui était de régner sans partage sur le triumvir. Une fois en possession du moyen, elle oublia le but. On perdit terre dans les ivresses du moment, et les grandes perspectives disparurent, effacées par les vapeurs de l’éternelle fête. Plus égoïste qu’Antoine et sachant mieux calculer ses intérêts, elle se montra également sans volonté contre le plaisir. Le même démon les possédait l’un et l’autre, ils se ressemblaient trop. « L’homme que la servitude entreprend, dit Homère, perd la moitié de sa virilité. » Antoine lui appartenait corps et âme, en esclave, et Cléopâtre, débordée elle-même par cette folie des sens, paraissait n’avoir plus qu’une ambition : être la maîtresse de son esclave !

Jamais amant ne fut plus magnifique. La reine avait le goût des belles-lettres, il enrichissait le musée d’Alexandrie de 200,000 papyrus enlevés à la bibliothèque des rois de Pergame ; elle aimait les arts, et il dépossédait le sanctuaire de Samos pour lui donner un groupe de Miron. Rome criait au sacrilège, il laissait dire, et, sentant de loin gronder ses colères, leur préparait de bien autres motifs d’explosion. Au retour d’une campagne victorieuse en Arménie, n’eut-il pas l’incroyable idée d’offrir à cette magicienne le spectacle d’un triomphe ? Un général romain triompher hors de Rome, cela ne s’était jamais vu. Pour Rome seule, on devait vaincre ; elle seule avait le privilège de conférer au vainqueur la suprême récompense. Aller à l’encontre de ce principe, autant valait proclamer l’indépendance des provinces et ne plus voir de différence entre le peuple romain et les barbares ! Antoine, qui sait ? ne voulait peut-être pas autre chose. Depuis longtemps, il méditait de rompre avec le Capitole, de forger un rival au vieux Jupiter, et, pour atteindre son but, il lui fallait grandir le prestige d’Alexandrie aux yeux des populations orientales et les convaincre que le Nil et l’Oronte ne méritaient pas moins que le Tibre, placé à l’extrémité de l’empire. Déjà redoutable sous les derniers Lagides, l’Égypte était devenue une menace, un danger pour Rome et l’Occident. Antoine, par des sorties militaires presque toujours brillantes et que suivaient des traités avantageux, Antoine avait mis sa reine à la tête d’une confédération de rois ; leur marine était sans égale, et c’étaient des légions romaines qu’il commandait, lui soldat romain, imperator, le premier homme de guerre de son temps ! Cléopâtre voyait chaque jour s’accroître ses états, des îles, des provinces, cadeau sur cadeau ! Antoine semblait ne prendre que pour lui donner, et certes la spéculation avait son bon côté, car il se disait que ce qui appartenait à la reine appartenait à Marc-Antoine, et qu’il se retrouverait encore fort à son aise dans le cas où rien ne lui resterait que ce qu’il aurait donné, — ce qui prouve que c’est une assez vieille histoire que de rentrer dans son bien en épousant la femme avec laquelle on s’est ruiné.

Octave, pendant ce temps, créait à Rome ce qu’on appelle un mouvement d’opinion. Ses écrivains, ses poètes, recevaient le mot d’ordre ; il s’agissait d’exploiter les faits au point de vue des préjugés romains, et, la matière étant déjà si belle, il est vraiment curieux que tant d’imaginations aient pris à tâche de l’illustrer ; mais pour se rendre agréable à César rien ne coûte, — le temps n’est déjà pas si loin où nous assistions tous, tant que nous sommes, à l’écœurante mise en scène de ce proverbe de bas-empire. Au fond, ce qu’on voulait des deux côtés, c’était la succession du grand Jules, la souveraineté universelle sans partage. Au Capitole, comme sur les bords du Nil, on comprenait qu’un pareil antagonisme ne pouvait désormais se prolonger ; la question de vie ou de mort était posée. Il fallait une journée. Octave s’y préparait en levant des troupes, Antoine armait à force. Ni l’un ni l’autre n’avait cependant jeté le masque. Le vrai motif restait encore sous-entendu ; mais les griefs personnels, les prétextes activement disséminés, commençaient à charger l’atmosphère d’une électricité louable. Quelle chance en effet pour ce roué tacticien d’Octave d’avoir à jouer la partie qui s’engageait là ! Cette lutte toute d’égoïsme et d’ambition, les circonstances lui permettaient de la présenter à l’opinion comme une simple affaire de patriotisme ; s’il entreprenait de combattre Antoine, cette guerre n’avait qu’un seul objet, l’existence même de l’empire. Indifférent aux querelles d’intérêt, peu soucieux de sa propre fortune, il ne livrait bataille que pour Rome, son honneur et sa suprématie dans le monde. Venger les mœurs et les institutions nationales, défendre la religion des ancêtres contre d’ignobles Égyptiens voués au culte des animaux, humilier leur odieuse reine, implacable ennemie du nom romain, il n’a, quant à lui, jamais connu d’autre programme. L’Italie et Rome doivent se le tenir pour dit, — ce qu’elles firent. C’est bien là le thème qui circule dans la littérature du temps, littérature qui naturellement donna le ton à la prose comme à la poésie des âges suivans, d’où, l’on peut conclure que, sans être de grands modèles d’honnêteté, Antoine et Cléopâtre n’ont peut-être point mérité tout le mal qu’on a répandu sur leur compte, puisque leur histoire n’a été écrite et qu’ils ne furent racontés et chantés que sur la recommandation très particulière de l’homme qui les a vaincus[7].

La sorcière d’Égypte, le monstre, sert de point de mire à toutes les colères ; Antoine est moins vilipendé ; sa qualité de Romain, son titre d’ami, de vengeur de César, ses lauriers de Philippes le protègent. Le malheureux n’est plus qu’à plaindre ; la conscience de lui-même l’a désormais abandonné, il a bu sa folie dans un philtre. Représentons-nous le sentiment d’horreur qu’à la cour de Philippe II eût inspiré le mariage d’un grand seigneur espagnol avec une Juive. La conduite d’Antoine soulevait aux yeux des Romains une égale réprobation, et le sournois Octave n’avait garde de négliger un seul des avantages de son jeu. Chaque affront infligé à sa sœur était pour lui un capital qu’il faisait valoir à gros intérêts. Cette grande dame romaine, cette épouse délaissée, formait avec les enfans d’Antoine un groupe à la fois sympathique et pittoresque. Les Romains se sentaient émus, attendris à la vue de cette auguste femme chargée de toutes les afflictions qui contristaient la république, et dont on ne pouvait prononcer le nom sans éclater aussitôt en récriminations contre son mari coupable et contre l’Égyptienne, sa rivale détestée. Il est certain que tout ce beau puritanisme prête quelque peu à l’étonnement dans une ville qui voyait chaque jour passer les divorces d’un œil assez indifférent, et que ni l’exemple de César, ni celui d’Octave n’avaient scandalisée ; mais on peut répondre qu’ici l’aversion excitée par la personne même de Cléopâtre dominait tout : il n’était plus question pour les Romains de divorce, mais de ce divorce, qui, mettant à l’écart une patricienne de sang illustre et de mœurs irréprochables, allait lui substituer une courtisane dont l’avènement menaçait la liberté de Rome.

Antoine, à qui tous ces bruits revenaient, ne faisait qu’y puiser un aliment de plus à sa flamme, et répondait aux reproches d’Octave avec une certaine affectation de cynisme soldatesque. « Qu’est-ce donc finalement qui t’indigne contre moi ? Tu m’en veux de mes rapports avec la reine ; mais elle est ma femme (uxor), et ce n’est pas d’hier, puisque voilà neuf ans que cela dure. Et toi-même n’as-tu donc de relations qu’avec Drusille ? Je gage ta vie et ta santé qu’avant de lire cette lettre tu n’étais pas sans avoir connu Tertulla, ou la Terentilla, ou la Rufilla, ou la Salvia Titissennia, ou les quatre ensemble. » Cette lettre, empruntée par Suétone aux archives de la maison de Jules et datée de l’an 39, prouve qu’à cette époque Antoine avait formellement répudié Octavie[8]. La querelle s’accentuait, et chaque jour marquait un pas vers la rupture. Comme jadis, au temps de César et de Pompée, l’esprit de parti remuait la ville. Les signes précurseurs, oracles, prodiges, commençaient à parler. Antoine perdait du terrain. Un seul moyen lui restait de rétablir sa popularité : éloigner Cléopâtre. Ses amis voyaient le tour que prenaient les choses. Les uns l’en informaient par lettres, d’autres arrivaient en personne. Antoine conservait encore assez de bon sens, mais la reine, même de lui, ne voulut rien entendre. Vainement il représenta que cette séparation serait courte, que nulle puissance au monde ne le forcerait jamais à la quitter ; que peuvent de telles assurances contre les prières et les larmes d’une femme si éperdument adorée ? Cléopâtre n’avait oublié ni les charmes d’Octavie, ni la fragilité du cœur d’Antoine. Ce qui s’était vu déjà pouvait se reproduire, l’altière Égyptienne était résolue à tout entreprendre plutôt que de servir une seconde fois de gage à la réconciliation des triumvirs et d’être sacrifiée à la paix du monde. Son amour, plus encore que le soin de son ambition et de sa propre sûreté, lui dictait cette conduite. Antoine était un homme qu’il lui fallait en quelque sorte garder à vue, et qu’elle ne tenait que par la continuelle incantation de sa présence. Elle avait résolu de le suivre partout, quoi qu’il advînt, sans vouloir réfléchir à ce que la présence d’une femme comme elle devait nécessairement causer d’embarras dans l’exécution d’un plan stratégique. Elle maintint sa volonté contre tous les avis. À Éphèse, où Marc-Antoine rassemblait la flotte, Domitius Enobarbus, la voyant apparaître, s’emporte comme un lansquenet ; mais Antoine, au lieu de la renvoyer en Égypte attendre la fin de la guerre, s’élance au-devant d’elle et rabroue son général.

Jamais le monde romain n’avait assisté à de pareils armemens. Octave commandait à l’Occident tout entier, derrière lui se levaient l’Italie, la Gaule, l’Espagne, l’Illyrie, la Sicile, la Sardaigne et ses îles ; du côté d’Antoine étaient la Thrace, la Grèce, la Macédoine, l’Égypte, toutes les provinces romaines de l’Asie, et la plupart des dynastes orientaux restés indépendans. Cent mille hommes de légionnaires aguerris, douze mille cavaliers formaient le noyau de son armée, autour duquel venaient se masser d’innombrables auxiliaires. Cinq cents vaisseaux de guerre, y compris les fameuses galères égyptiennes, composaient sa flotte, bien montée et bien pourvue d’engins de toute sorte. Les forces d’Octave, beaucoup moindres, — elles ne dépassaient pas 250 voiles, — avaient l’avantage d’être manœuvrées par d’incomparables marins. Parmi ces hommes rompus à la navigation, habitués au succès, se trouvaient presque tous les anciens pirates de Sextus Pompée, et l’on peut aisément se rendre compte des empêchemens et des périls dont ces hardis équipages menaceraient les énormes bâtimens égyptiens, si par un coup de maître on les amenait à rompre leur ligne, ce qui fut le trait décisif de la victoire d’Actium. Ajoutez à cela que ces forces si admirablement appareillées étaient dans la main d’un amiral de premier mérite, qui s’appelait Agrippa, et commandait sous les ordres de César-Octave, lequel, à défaut de talens et de vertus militaires, avait du moins cette qualité de savoir s’effacer, de laisser faire. Comment un général tel que Marc-Antoine, disposant d’une si belle armée, en vint-il à opter pour le combat naval quand tout lui semblait conseiller de livrer bataille sur terre ? Cléopâtre ne voulait se séparer de son amant ; il lui fallait être là près de lui, sinon son côté. On se battit sur mer, parce qu’elle y trouvait une occasion d’assurer mieux son poste de combat. Qu’on ose donc parler encore de la destinée d’Antoine, comme s’il y avait une destinée pour l’homme alors qu’une femme est dans son jeu ! D’ailleurs, sur mer, la fuite n’était-elle pas plus facile en cas de désastre ? « O mon imperator, pourquoi veux-tu confier ta fortune à ces misérables planches ? Laisse tes Égyptiens et tes Phéniciens combattre sur la mer, et donne-nous le champ de bataille en terre ferme, où nous autres nous savons vaincre ou mourir. » Ainsi parlait à la dernière heure un vieux centurion de Pharsale et de Philippes tout criblé de blessures. Antoine soucieux l’encouragea d’un geste amical et sans lui répondre passa. Pendant ce temps, Octave accostait un ânier : « Comment te nommes-tu ? — Je m’appelle Bonaventure, et ma bête s’appelle Victoire ! »


II

C’était le 1er septembre de l’an 38 avant Jésus-Christ Le combat, vigoureusement engagé, faisait rage de part et d’autre, et se prolongeait depuis plusieurs heures, implacable, mais encore indécis. Cléopâtre avec ses soixante galères avait pris position à distance, dans l’intérieur du golfe dont la flotte d’Antoine défendait l’entrée. Intrépides à l’attaque, prompts à la retraite, les vaisseaux octaviens multipliaient leurs évolutions, qui ressemblaient à des charges de cavalerie poussées à fond de train contre des masses inexpugnables. Des deux côtés, les forces se balançaient ou, pour mieux dire, se neutralisaient, car, si les flottantes citadelles d’Antoine avaient le mérite de ne point se laisser entamer, elles avaient aussi cet inconvénient, que leur masse même les condamnait à ne poursuivre aucun avantage sur un ennemi qu’il fallait se contenter de repousser toujours, sans jamais pouvoir l’anéantir. La reine courait un danger, celui d’être enveloppée dans la mêlée. Ce danger à chaque instant semblait la menacer de plus près. Le rempart interposé par les vaisseaux antoniens avait peu à peu fléchi : le combat n’en avait pas fait un pas de plus ; mais elle se sentait moins protégée, et déjà se voyait tombée aux mains de son redoutable ennemi. Cléopâtre était femme ; l’attente, le doute, l’inaction, la peur, tout la troublait, l’effarait. Soudain une brise favorable se lève, sa tête n’y tient plus : elle donne le signal du départ. L’Antonia, sa galère amirale, file au travers d’une trouée ouverte entre les combattans, et, ses voiles dehors, sa banderole de pourpre au vent, suivie de la flotte égyptienne, s’envoie « comme un oiseau affolé » dans la direction du Péloponèse. L’ennemi s’étonne, les amis regardent consternés ; est-ce une fuite ? Personne n’y veut croire. Et Antoine ? Ici se dresse une de ces énigmes psychologiques dont la solution défie l’entendement humain. Écoutons les témoins : Plutarque d’abord, ce grand devineur des secrets de la conscience. « À ce moment, dit-il, Antoine montra qu’il avait absolument perdu possession de lui-même. Le général avait disparu aussi bien que l’homme. On a prétendu que l’âme d’un amoureux habite dans un corps étranger ; Antoine s’élança sur la trace de cette femme comme s’il n’eût fait qu’un avec elle, et comme si de ses mouvemens à elle ses mouvemens à lui eussent dépendu. À peine vit-il cingler le navire, il oublia tout ce qui se passait, et, plantant là combattans et blessés, il se jeta dans une trirème rapide, emmenant Alexas et Skellius à la poursuite de celle qui, perdue, allait l’entraîner dans sa perte. » Velleius est plus laconique : « Cléopâtre la première prit la fuite ; Antoine, plutôt que de continuer à se battre au milieu de ses soldats, préféra accompagner la reine. L’imperator, dont c’eût été le devoir de châtier les déserteurs, déserta lui-même sa propre armée. » Et la bataille n’était pas perdue ! Dion Cassius donne une autre version, qui pourrait bien être la vraie : « lorsque la flotte égyptienne s’éloigna, l’idée ne lui vint pas que ce fût sur un ordre de la reine ; il cru à une panique générale, et s’élança pour rallier l’escadre et la ramener au combat. » Peut-être espérait-il avec cet appoint décider la victoire. C’était trop tard. Cléopâtre refusa de rentrer dans l’action, ses officiers déclarèrent qu’ils n’obéiraient à d’autre volonté que la sienne, et le malheureux Antoine n’eut qu’à se laisser emporter à la dérive. On a parlé de trahison. Quel intérêt Cléopâtre avait-elle à trahir Antoine à ce moment, — Antoine qu’elle aimait, son époux, le père de ses enfans, l’homme à qui elle devait tout, et sur le génie et la puissance duquel reposait encore son avenir ? Non, dans ce désastre d’Actium, le crime ne fut pour rien ; il n’y eut que la faute d’une femme, et cette faute datait du jour où Cléopâtre, s’obstinant à ne pas vouloir laisser Antoine agir seul, entrava, compromit et perdit tout par sa présence.

Le mouvement d’opinion qui souleva Rome et l’Italie, la défection de tant de partisans, le sourd mécontentement de l’armée, la lenteur des opérations, les défaillances d’Antoine, combien de funestes conséquences l’éloignement de la reine n’eût-il pas évitées ! Ce n’était point assez d’avoir exigé qu’on se battît sur mer ; elle voulut être à la fête, à la peine, et sa présence, disons le mot, ensorcela la bataille. De trahison, il n’y en eut point. Est-ce à prétendre qu’il y en ait jamais eu ? « Les femmes ne sont pas fortes dans la meilleure fortune ; mais la nécessité déciderait au parjure la vertu même d’une vestale. » C’est l’idée du César-Octave de Shakspeare, virtuose passé maître dans l’art de spéculer sur les faiblesses et les vices de ses adversaires, Attendre et voir venir, à ce métier-là on gagne peu de gloire ; mais en revanche comme le temps travaille pour vous ! Ainsi lui sont tombés entre les mains Sextus Pompée, Lépide. Le visage humain ne ment pas : j’examine, j’étudie les bustes du Vatican, de la villa Borghèse, les statues du cabinet des bronzes à Naples, de la galerie des Offices à Florence. J’observe cette figure dans les trois périodes de la vie : l’adolescent du musée Chiaramonte répond à l’homme mûr de la villa Borghèse, au vieux potentat de la galerie des Offices. Les traits, ordinaires au début, prennent avec l’âge l’expression bourgeoise et madrée d’un vilain compère : nulle trace d’héroïsme, de dignité vraie, pas l’ombre d’idéal ; égoïsme, mauvaise foi, histrionisme, un Médicis avant la lettre ! Si la noblesse de l’âme entre pour quelque chose dans la beauté de l’homme, Auguste est laid. Ce visage embarrassé, sans cesse à l’affût, écœure les honnêtes gens, et c’est pour le coup que Marie Stuart s’écrierait : « O Dieu ! quel méchant renard me promet ce museau ! » Le voilà, toujours avec sa feinte bonhomie, qui s’approche maintenant pour saisir sa double proie. Il compte que la frayeur, la vanité, une insatiable ambition, lui livreront la femme, et commence par disjoindre à l’instant les deux causes. Suivez à travers leur obscurité les négociations entamées après la catastrophe, et qui se prolongent aussi longtemps que l’agonie des deux victimes. Octave met sa diplomatie à ne traiter qu’avec la reine ; vainement le héros vaincu envoie des propositions d’arrangement, vainement il charge son fils Antyllus et d’une mission et d’une énorme somme : on prend l’argent, et le jeune homme est congédié sans réponse.

Que faire en pareille impuissance ? Provoquer son ennemi en combat singulier, le défier en champ-clos ? Suprême incartade des paladins désarçonnés, que César-Octave repoussera avec le même sourire dont, environ quinze cents ans plus tard, les tenans d’armes de l’empereur Charles-Quint retrouveront l’expression narquoise sur les lèvres du roi François Ier. « Ah ! que ne peuvent-ils, lui et César, décider cette grande guerre en combat singulier ! Alors, Antoine ; mais… maintenant ! Venez, sortons ! » Je confonds à plaisir dans mes citations Shakspeare et Plutarque, parce que rien n’est dans Plutarque qui ne soit dans Shakspeare. Je dirai plus, ce grand souffle de chevalerie qui parcourt l’épopée dramatique du poète anglais lui vient de Plutarque ; ce romantisme n’est pas de Shakspeare, il ne l’a point inventé. Ce romantisme est l’histoire elle-même, qui cette fois, au lieu de se copier, anticipe. Ce Marc-Antoine, hier maître de la moitié du monde, roi de tous les rois de l’Asie, ne comptant ni ses flottes ni ses armées, et maintenant vaincu, proscrit, ne possédant plus rien que ce qu’il a donné, hoc habeo quodcunque dedi ; cet Antoine du soir d’Actium, assis, courbé la tête dans ses mains au coucher du soleil, ressemble au roi don Rodrigue après sa défaite. On pense en le contemplant à ces vers du romancero d’une application si directe :

Ayer villas y castellos,
Hoy ninguno poseia ;
Ayer tenia criados,
Y gente que me servia,
Hoy no tengo una almena
Que pueda decir que es mia.

Revenons aux négociations. Antoine et Cléopâtre étaient prêts aux plus grands sacrifices. Octave écarte de la discussion l’ancien triumvir, son beau-frère, et ne consent à parlementer qu’avec la reine. Qu’elle dépose les armes, qu’elle abdique, et dans sa justice il avisera. A la vérité, ce langage impitoyable était pour le public ; en secret, on insinuait certains moyens de conciliation ; « défaites-vous, délivrez-moi d’Antoine, et vous aurez la vie sauve, et vous serez maintenue sur le trône. » César avait toute raison d’agir ainsi. Antoine vivant lui était une gêne, un danger. Ce grand vaincu l’importunait : il ne savait qu’en faire ; on n’enchaîne pas un général romain à son char de triomphe. D’ailleurs le général humilié conservait un reste d’armée ; il pouvait soutenir des sièges, disputer le sol pied à pied, et s’en aller ensuite porter la guerre en Espagne ou dans les Gaules. Quant à la reine, il fallait sur toute chose éviter de la pousser aux extrémités. Ses immenses trésors, si convoités, elle les avait enfouis dans les cryptes funèbres du palais, et menaçait, à la première alerte, de les anéantir avec elle-même par le feu. Cléopâtre ouvrit-elle l’oreille aux insinuations de César ? Tant de maux soufferts, de lassitude, l’épouvante de ce qui l’attendait à Rome, lui conseillaient une perfidie ; regina ad pedes Cœsaris provoluta tentavit oculos ducis frustra. Qu’elle y ait songé, je ne dis pas : il y eut certainement là ce qu’on appelle un moment psychologique ; mais l’idée du crime fut surmontée, point assez tôt pourtant pour qu’Antoine n’en ait rien su. Elle et lui ne se voyaient plus. Abandonné, trahi de partout, le malheureux s’était choisi près du temple de Neptune, sur le môle, une demeure écartée, et vivait là, sombre, farouche, amer. Méditations tardives de l’accablement, vains retours vers l’irréparable ! il s’accusait, déplorait les fautes commises, se reprochait ce combat follement livré sur mer, cette fuite honteuse, restée inexplicable même pour lui. À ces remords, à ces déchiremens, se mêlait la pensée de Cléopâtre, qu’il envisageait désormais comme la cause de tous ses malheurs, sans pouvoir la haïr, de cette femme qu’il maudissait en lui pardonnant et qu’il aimait toujours. Il souffrait de la savoir si calme, si parfaitement libre d’esprit, tandis qu’un pareil désespoir le consumait. Cette froideur, cette souplesse de complexion l’irritaient. Ne pouvait-elle donc, elle aussi, regarder en arrière, se reprendre au passé, le regretter ? Non, ses yeux semblaient n’en vouloir encore qu’à l’avenir ; loin de se retourner, elle allait de l’avant, et négociait pour son salut, pour sa couronne avec le mortel ennemi d’Antoine. De là ces colères sourdes et ces féroces jalousies qui grondaient au cœur du vaincu d’Actium. Vivre ainsi plus longtemps dans le voisinage de l’infidèle eût dépassé le courage d’Antoine. Il rompit le jeûne, reparut au palais, tendit la main et fut le bienvenu. A dater de ce moment, les nuages cessèrent, et la salle de festin s’anima de nouveau. L’un et l’autre s’étaient compris et savaient à quelle divinité leurs libations allaient être désormais consacrées. Leurs amis le savaient aussi, et ces banquets suprêmes, auxquels l’idée d’une commune mort présidait, égalèrent en raffinemens les plus splendides fêtes d’autrefois. La reine avait vu clair dans le jeu de César-Octave. Ces différentes missions d’agens publics ou secrets, parmi lesquels il s’en trouvait qui devaient, comme Thyréus, transmettre les déclarations d’amour du vainqueur, toutes ces allées et venues n’étaient point de nature à tromper longtemps une Grecque aussi intelligente, aussi avisée que Cléopâtre. Elle se connaissait trop bien aux choses de galanterie pour croire à la passion de cet homme aux yeux ternes, à la face de marbre, qui aimait sa femme et qui était le frère d’Octavie. Que le neveu de Jules César cherchât une maîtresse dans Cléopâtre, on ne peut qu’en douter ; ce qu’il y a de certain, c’est que dans cette Égyptienne il trouva son maître, et que ce fut la comédie du trompeur trompé.

De cette femme, de cette reine, dont il se disait amoureux, ce qu’il voulait, c’était non pas triompher de sa personne, mais la faire servir à son triomphe. Il comptait que de cette présence un impérissable éclat rejaillirait sur son char de victoire. Promener dans Rome cette Égyptienne, chargée de chaînes d’or, ne quid deesset honori, cette altière et fameuse ennemie des dieux du Capitole, c’était évidemment le comble de l’habileté politique, puisqu’on écartait par là tout mécontentement rétroactif, toute rumeur défavorable, et que, la haine et la vindicte se concentrant sur une seule tête, la multitude oublierait que la guerre qu’on venait de faire était une guerre civile, et que le véritable vaincu de la journée était le plus illustre et le plus populaire des généraux romains et l’ancien collègue de César-Octave au triumvirat. « Il ne m’aura pas pour son triomphe[9] ! » pensait-elle en voyant à l’œuvre l’enjôleur. Ses trésors, autre objet d’empressemens hypocrites, elle voulait aussi les lui dérober. Dans le temple d’Isis, attenant à la citadelle royale, était un vaste mausolée fortifié ; là s’entassèrent jour et nuit des richesses fabuleuses : lingots et monnaie d’or et d’argent, monceaux de perles et de pierreries, vases murrhins, parfums et tissus précieux ; tous les sanctuaires, tous les palais, toutes les banques, tous les magasins d’Alexandrie avaient accru de leurs envois particuliers ce colossal dépôt de merveilles. Cet imprenable monument, où l’on n’entrait que par le haut et dont les portes de fer une fois barrées ne s’ouvraient plus, devait servir de suprême refuge à la reine au cas où des conditions humiliantes lui seraient définitivement imposées. Du fond de ces catacombes, qu’emplissaient des montagnes de souches résineuses, de bûchers arrosés d’asphalte et de poix, la volonté d’une femme défiait le maître du monde et pouvait lui ravir son butin. Également résolus tous les deux à sortir de la vie, Cléopâtre seule hésitait sur le genre de mort. Antoine avait le recours du soldat, et, s’il tardait à trouver sur le champ de bataille ce qu’il y cherchait, son propre glaive ne lui faillirait pas ; mais Cléopâtre, l’Athénienne Cléopâtre, quelle mort inventera-t-elle qui réponde à ses goûts de volupté, d’esthétique ? La souffrance lui fait horreur, elle ne veut rien qui la défigure. Éteindre l’âme sans que la divine harmonie de ce corps charmant en soit troublée, à quel souffle mystérieux demander ce prodige ? Elle y rêva longtemps, en artiste, en reine qui, jusque dans la mort, se souvient qu’elle est femme et prétend ne perdre devant l’histoire aucun avantage de sa beauté. Sur la question des poisons, c’était une savante, et là je ressaisis encore l’affinité avec nos princesses du temps des Valois, — race élégante, fine, dangereuse, adonnée aux curiosités malsaines, volatilisant la mort pour la répandre autour de soi.

Un peu avant la bataille d’Actium, il y eut de la part d’Antoine un certain refroidissement. Déjà l’heure des défections commençait à sonner ; Énobarbus passait à l’ennemi. Antoine, inquiet, ombrageux, se défiait de la reine, craignait qu’elle ne l’empoisonnât, et à table ne touchait à rien qu’après elle. Un soir qu’elle avait docilement satisfait aux exigences de ce nouvel ordinaire, et goûté d’abord à chaque mets, à chaque vin, Cléopâtre détacha de sa couronne une rose qu’elle effeuilla dans sa coupe, et, tendant ensuite la coupe à Marc-Antoine, l’invite à boire avec elle. Antoine accepte et va porter le breuvage à ses lèvres, mais elle soudain l’en arrachant : « Arrête, Marc-Antoine, et vois quelle femme tu soupçonnes ; vois que ni les moyens ni les occasions ne me manqueraient pour te tuer, si je pouvais vivre sans toi ! » La fleur était empoisonnée ; un esclave qui vida la coupe mourut à l’instant foudroyé. Ce trait, que raconte Pline, prouve au moins que la reine d’Égypte avait toujours vécu en assez bons rapports avec les forces léthifères de la nature, et se connaissait en toxiques, comme nous dirions aujourd’hui. Elle eut recours à de nouveaux essais ; elle instrumenta sur des criminels voués au dernier supplice, qu’on enlevait à leur geôle pour les soumettre à ses observations. Voilée, impénétrable comme Isis, elle assistait au spectacle divers de leurs agonies. Aucune expérience ne lui plaisait ; les poisons violens agissaient trop brutalement, les doux trop lentement ; d’ailleurs partout la contorsion des muscles, la lividité, l’horrible. Alors Olympus, son médecin, lui parla des serpens. Elle dit : Voyons ! On évoqua l’aspic. Les premières morsures donnèrent des résultats charmans : c’était une mort tout agréable, un simple et facile assoupissement dont on ne se réveillait plus. Point de convulsions, une molle sueur vous baignait le visage, puis venait l’alanguissement des membres, de l’esprit, et ceux que le sommeil gagnait ainsi trouvaient l’état si doux que, pareils à de réels dormeurs, ils se montraient récalcitrans à toute pression exercée pour les rappeler au sentiment de l’être. Cléopâtre était rassurée. À une vie de gloire, de jouissance et d’oubli comme la sienne, un seul genre de mort pouvait en effet convenir. Elle tenait son moyen de salut et de liberté, et n’attendait plus désormais que le moment de l’appliquer.

La catastrophe approchait à grands pas. Péluse était prise et rasée, Octave campait sous les murs d’Alexandrie. Antoine, en ces extrémités, fit des prodiges. Goethe a dit judicieusement que le plaisir exclut l’action. Rien de plus vrai : la jouissance atrophie, annule l’homme ; mais le beau côté de cette nature d’Antoine, ce qui la rend plus romanesque encore que dramatique, c’est que le plaisir l’entraîne sans l’épuiser ; la jouissance est un des puissans mobiles de ce caractère, elle n’est point, tant s’en faut, tout ce caractère. L’intelligence, le courage, le rayonnement des facultés et des talens, l’art de savoir se plier à toutes les situations, à tous les rôles, ces dons-là, aux yeux des hommes, réussissent toujours, même quand ils se rencontrent chez un débauché ou chez un coquin. Antoine avait cette nature de Protée. Dans Plutarque ainsi que dans Shakspeare, les traits les plus contradictoires caractérisent sa physionomie. C’est un sybarite et c’est un soldat ; un épicurien pour le luxe et le bien vivre, un stoïcien pour la capacité d’endurer toutes les privations. Mélange de faiblesse et de bravoure, à Mutine l’adversité le grandit, à Actium elle l’abat du premier coup, et maintenant nous assistons au réveil du lion. De tels hommes, l’inconséquence même, semblent conserver à travers tout l’empreinte géniale, et c’est cette force qui vous attire en eux, vous séduit. Chez eux, la puissance naturelle prime la volonté, la furie des aptitudes les entraîne à ce point qu’on dirait qu’ils ne sont pas libres d’agir autrement qu’ils ne font. De ce buveur, de cet insouciant, le héros tout à coup se dégage. De même que Cléopâtre a sa beauté, son charme inéluctable, il a, lui, sa bravoure et son génie. Damnables tous les deux par devant l’éternelle morale, ils se recommandent à toutes les indulgences de l’esthétique, et Goethe, qui ne hante guère que ce tribunal-là, se montre évidemment trop sévère. Prisonnier avec une poignée de vieilles troupes dans une capitale devenue hostile, qui déjà crie à la trahison et que l’armée et la flotte de César entourent de partout, Antoine rassemble quelques escadrons, fond à leur tête sur l’ennemi, le disperse et rentre vainqueur. Cléopâtre vole au-devant de son chevalier, et donne à baiser ses belles mains royales aux plus vaillans d’entre leurs amis.

La victoire et lui ne devaient jamais plus se rencontrer sur un champ de bataille. Le soldat finissait comme il avait débuté sous Gabinius, par une charge de cavalerie. Le lendemain, « jour de royal péril, » Octave, au moment de livrer le double assaut qui va mettre à sa discrétion la cité du grand Alexandre, voit arriver un messager. Encore un duel qu’Antoine lui dépêche. Cette fois le neveu de César daigne rompre le silence, et répond avec un froid sourire : « A quoi bon ? Antoine n’a-t-il pas devant lui assez d’autres chemins ouverts pour sortir de la vie ? » La dernière partie est jouée et perdue ; l’édifice s’écroule, écrasant de ses débris le couple illustre. Sur mer, les équipages, au lieu de combattre, ont mis la rame en l’air et fraternisent avec l’ennemi. Octave, profitant du désarroi général, pousse ses troupes vers la ville. Cette superbe cavalerie, hier si brave, aujourd’hui prise de panique, se débande, fuit et laisse là son chef désarçonné. Antoine se relève, sa résistance est culbutée, les Romains lui passent sur le ventre. Crier à la trahison, tous les vaincus en sont là ; c’est une suprême consolation et si facile ! Antoine rentre dans les murs au milieu d’une poussée de fuyards, ne voit que poings levés et menaces, n’entend que malédictions sur son passage, ou plutôt il ne voit et n’entend rien, se précipite vers le palais, s’informe éperdu de la reine ; on lui répond que la reine est morte. Cléopâtre, courant s’enfermer au mausolée, avait en effet laissé pour lui cette nouvelle. On a dit qu’elle redoutait ses mauvais traitemens ; mieux vaut admettre que, résolue elle-même à mourir, elle pensait qu’il se tuerait, et qu’elle n’en serait alors que plus libre et plus à l’aise pour préparer et consommer l’inévitable sacrifice. Il arriva ce qu’elle avait prévu : de tels amans ne survivent pas l’un à l’autre. Antoine demande la mort à son affranchi ; Éros veut obéir, mais ne peut, et de son glaive levé sur son maître se perce lui-même le cœur. « Bien, mon Éros, merci, dit l’imperator, voyant rouler à ses pieds la pauvre victime, tu me montres comment je dois m’y prendre. » Et il se frappe.

Cléopâtre avec ses femmes était assise à l’étage supérieur du mausolée : un bruit de foule s’agite au dehors ; la reine met la tête à l’une des ouvertures de la muraille, et dans ce corps défait, sanglant, porté par des soldats, reconnaît Marc-Antoine. Le malheureux n’avait réussi qu’à se blesser à mort. En apercevant Cléopâtre, il veut revivre, tend les mains vers elle, vers la lumière. A force de cordages, d’échelles, on le hisse. Charmion, Iras, toutes sont à la manœuvre, la reine les dirige, les aide, son sang-froid décuple sa vigueur. Le douloureux fardeau monte, monte ; il arrive. Une fois encore, avant de mourir, Antoine embrassera Cléopâtre. Elle le reçoit expirant, le couvre de larmes, de caresses, l’appelle son époux, son maître, son imperator. A la vue de ce cher et glorieux sang qui ruisselle, tout l’ancien amour s’est réveillé, les calculs personnels ont fait place au seul désespoir, à l’immolation. Elle s’arrache les cheveux, déchire ses vêtemens, lacère sa gorge de ses ongles. Courtisane ou grande reine, assurément cette femme-là savait aimer. Octave ne s’y méprit point, il sentit que sa proie lui échappait. Renonçant à la persuasion, il usa de la menace ; sous la peau du renard, le tigre apparut, montra ses griffes. Césarion et Antyllus étaient gardés au camp romain comme otages. César-Octave informa sa captive que la mère lui répondrait au besoin des folles insoumissions de la princesse, et que, si Cléopâtre attentait à ses jours, les enfans royaux seraient mis à mort. Ces enfans ! le tyran fit bien voir plus tard qu’il ne les avait pas oubliés. C’est même une de ces cruautés trop peu maudites par l’histoire que le meurtre de ces deux pâles héraclides, égorgés sur le degré même du sanctuaire qui leur servait d’asile. Et penser que, de ces deux victimes, l’une était le propre fils du grand Jules, sa vivante image ! Mais l’histoire ne peut s’occuper de tout, elle recherche les horizons où son œil plane ; la politique l’accapare. L’histoire n’a de faible que pour les forts et ne fait pas de sentimentalité. C’est œuvre aux poètes d’exprimer la vibration de la conscience humaine[10].

Cependant Cléopâtre, du fond de son mausolée, dominait la partie. Seule arbitre après tout de sa destinée, maîtresse de l’heure, elle pouvait en finir dès qu’il lui plairait et disparaître dans l’incendie de ses trésors. Octave, qui voyait le danger de la situation, essaya de le déjouer : il y réussit, non point complètement, puisque la reine parvint à se tuer, et le frustra du plus fier ornement de son triomphe ; mais les trésors furent préservés, chose énorme. Il s’agissait, par un habile coup de main, d’enlever la reine à sa retraite. Antoine mourant avait recommandé à son amie de s’adresser pour le règlement du sort de ses enfans à Caïus Proculeius, gendre de Mécène et favori d’Octave. Il l’estimait un galant homme, incapable de la trahir, ce qu’il fit pourtant et du ton le plus dégagé. Cornélius Gallus et lui, après s’être distribué les rôles, se rendent au mausolée. Une suite d’affidés les accompagne à distance. Gallus, un autre bel esprit, un rimeur de poésies légères, l’ami de Virgile et d’Ovide, qui plus tard gouvernera l’Égypte au nom d’Octave et terminera par le suicide une vie d’intrigues et de présomptueuse agitation, — Gallus fait appeler la reine à l’une des portes basses du monument. Pourquoi cet entretien si prolongé ? quelles négociations nouvelles le rusé fabricateur de trames noue-t-il du dehors avec la fille des Lagides, qui, debout, l’oreille collée à la plaque d’airain, écoute et répond du dedans sans se douter que pendant ce dialogue Proculeius monte à l’échelle par l’autre côté et s’introduit avec ses hommes dans la place ? « Reine, royale reine, te voilà prise ! »

À ce cri de Charmion et d’Iras, Cléopâtre soudain se ravise ; un homme la saisit et la désarme. C’est l’honnête Proculeius, ce chevalier romain, l’ami d’Antoine. Étranges mœurs de cette époque ! tout le monde trahit tout le monde. Nul idéal d’honneur, de dignité ; au premier échec, l’armée se débande, les antichambres se vident ; forces militaires, trésor, administration, entourage même, tout est à refaire. À la journée d’Actium, les désertions commencent avant l’engagement. « Avant même d’être engagée, dit Velleius, la bataille était gagnée par Octave. » Où sont-ils, ces vieux Romains de la république, que l’idée de patrie exaltait ? Ces masses belligérantes du triumvirat appartiennent bien moins à Rome qu’à l’aventurier qui leur donne la victoire et les gorge de butin. Nous reverrons pareil spectacle au XVIe siècle ; légionnaires d’Antoine ou d’Octave et lansquenets de Waldstein, pirates de Sextus Pompée et forbans anglais écumant les mers espagnoles, simples variétés d’un même type ! Les dévoûmens, lorsqu’il s’en rencontre, relèvent de l’intérêt plus que du sens moral proprement dit.

Shakspeare ne s’y est pas trompé. Prenez son Énobarbus : il fait de cet homme robuste, courageux, intelligent, mais sans conviction et sans idéal, une des figures les plus originales de son drame et néanmoins toujours vraie selon l’histoire. Énobarbus connaît son temps et le juge avec la netteté d’observation d’un esprit naturellement doué et auquel a seule manqué la culture de l’éducation. Il prévoit la désorganisation qui va suivre, désapprouve tout ce qui se fait sous l’influence d’une femme ; son coup de boutoir ne ménage personne, pas plus la reine que ses suivantes, pas plus son général Marc-Antoine que les eunuques du palais, ce qui ne l’empêche pas d’obéir à tous ses instincts matériels et d’écouter en premier lieu son intérêt, quitte à se repentir ensuite, à se tuer, accablé par la magnanimité d’Antoine lui renvoyant ses trésors. De toutes les jouissances qu’il condamne, il prend sa bonne part, se gaudit avec ce monde dont les agissemens sont loin de lui sembler exemplaires. Il goûte en amateur les bonnes choses, la table de Cléopâtre et d’Antoine n’a pas de gourmand plus raffiné que ce soudard. Iras et Charmion le laissent dire et faire ; sur Cléopâtre comme sur l’entourage, il a son franc-parler, son ironie souvent amère. « Dès que Cléopâtre va saisir le plus petit bruit de cette affaire (le départ d’Antoine pour l’Italie), elle en va mourir immédiatement. Vingt fois je l’ai vue mourir pour des occasions bien moins importantes. » Et cependant, merveilleuse influence de la toute beauté, cet atrabilaire, ce bourru, quand il s’enlève au sujet de Cléopâtre, vous a tout de suite l’air de chevaucher Pégase ! Alors qu’une femme peut ainsi par sa seule atmosphère enivrer, extasier les natures les plus âpres, les plus rebelles, quelle sera sur ses amans l’infinie puissance de son magnétisme ! Soldat d’une époque devenue la proie des seuls instincts matériels, Énobarbus a pourtant le cœur bon, dévoué plus que d’ordinaire dans une société où nulle idée morale ne subsiste. Ce reître est attaché corps et âme au chef qu’il s’est choisi, et c’est de cet attachement réfléchi, loyal en somme tant qu’il dure, qu’après sa déchéance sortira son désespoir, sa tragique apothéose. A peine l’acte consommé, le sentiment de son infamie l’empoigne et ne le lâche plus. Sans doute il eût mieux valu ne pas déserter, éviter d’abord le crime pour ne pas avoir à s’en infliger soi-même le châtiment, mais la chose est dans les mœurs du temps ; tous trahissent, la seule différence entre les bons et les mauvais, c’est que chez les bons le remords vient à son heure et qu’ils se font justice.

Cherchez dans cette décadence ; les honnêtes gens ont disparu ; de loin en loin seulement vous retrouvez un galant homme, par exemple cet Asinius Pollion, un autre vieil ami d’Antoine, mais qui, grâce à Dieu, n’a rien de commun avec la race des Proculeius. Il se tenait à l’écart depuis la paix de Brindes ; ayant abandonné la politique pour les lettres, les sciences[11], il n’était jamais allé en Égypte, et ne connaissait point la reine. Octave, qui l’estimait fort, voulait se le concilier et l’emmener avec lui. « Non, répondit Asinius, après tout ce que j’ai fait pour Antoine, et tout ce qu’Antoine a fait pour moi, il me serait impossible de prendre parti contre lui ; souffre donc que je reste à distance, et ne sois que le butin du vainqueur. » Je me trompe, il n’y eut pas qu’un honnête homme en cette affaire, il y en eut deux. Nous connaissons le premier, le second fut Dolabella, l’amoureux de la reine. — Dans certaines femmes tout est charme ; mais lorsque l’immense attrait de l’infortune vient se joindre aux mille séductions d’une personnalité déjà lumineuse et vibrante, comment résister ? Cléopâtre ne pouvait mourir sans éveiller un de ces dévoûmens éperdus et tels qu’en inspira plus tard Marie d’Écosse, sa bonne royale sœur à travers les âges, son autre moi. La nature est comme les grands peintres, elle a des physionomies parfois perverses, mais adorables, sur lesquelles il lui plaît de revenir, qu’elle rajuste, met au point, et pour les esprits curieux rien de plus délicat que ces réminiscences.

Ce Mortimer antique se nommait Dolabella ; il était jeune, beau, de l’illustre maison de Cornélius, et venait de faire vaillamment la campagne d’Égypte à la suite d’Octave. Tombée à la discrétion de son ennemi depuis le guet-apens de Proculeius, Cléopâtre avait dû rentrer dans son palais, où les honneurs dont on l’entourait ne servaient qu’à la convaincre davantage de sa captivité. Ses vêtemens, ses coffres, étaient fouillés par crainte du poison, toutes ses armes confisquées ; on n’imagine rien de plus navrant. Un misérable Epaphrodite, affranchi d’Octave, la gardait à vue, obséquieux du reste, tout aux petits soins, geôlier qui jouait au courtisan. La pauvre prisonnière y succomba ; la fièvre l’entreprit. Si douée d’élasticité que fût cette nature, tant d’émotions, de deuils, de catastrophes, l’avaient abattue. L’état moral se compliquait maintenant d’atroces douleurs physiques, suite des blessures qu’elle s’était faites en se labourant la poitrine de ses mains désespérées. Octave cependant redoublait de surveillance. Il tenait les trésors, il voulait la femme ; il la voulait belle, point endommagée par la maladie ; mais Cléopâtre avait dit : « Il ne m’aura pas à son triomphe. » Parmi les officiers romains commis à sa garde figurait Publius Cornélius Dolabella. La reine s’était confiée à lui. Quand il la vit repousser tout soulagement, il la supplia de sa laisser guérir, ajouta qu’elle serait toujours à temps de s’ôter la vie, et que, le maître n’ayant point prononcé son dernier mot, elle devait au moins attendre que toute espérance eût disparu de conserver le trône d’Égypte à ses enfans. Cléopâtre se rendit à la condition que Dolabella prendrait l’engagement de lui transmettre à l’instant même, aussitôt qu’il les aurait surprises chez Octave, les dispositions définitives à son égard. Dolabella jouait sa tête, il n’en mit que plus de flamme à la partie ; le lendemain, un message secret informait la reine que César avait résolu d’opérer son retour par la Syrie, mais qu’elle et ses enfans allaient être sous trois jours expédiés par mer en Italie.


III

Cléopâtre sait ce qui l’attend, sa résolution est arrêtée. Elle veut mourir, et mourra comme elle a vécu, en reine, dans ses états, dans le palais de ses ancêtres, dont avec elle va finir la dynastie. Une fois encore cependant la défaillance aura son heure. Je veux parler de l’entrevue avec Octave, où la femme irrésolue, coquette, reparaîtra dans ses artifices et sa fragilité. Patience ! le roseau ploie, il se relèvera, et tout de suite alors quel spectacle ! À ce mot, j’entends les sceptiques se récrier. « Ce qui vous prend, disent-ils, c’est le côté décoratif, la mise en scène. Vous êtes là sur le terrain de l’Opéra ; un pas de plus, et vous allez nous demander de la musique de Mozart ou de Rossini ! » — Pourquoi pas ? Oui, certes, il y a le spectacle ; mais peut-on ne voir que cela ? Tout grand fait, pour se graver dans la mémoire des hommes, a besoin d’une mise en scène : tout héroïsme est plastique de sa nature ; mais la mise en scène, qui fait des comédiens, ne crée pas des héros, et telle femme aura beau s’appliquer un aspic à la saignée et mourir solennellement sur un lit de parade qui n’en sera point illustre pour cela. On ne vit ici-bas, ou plutôt on ne survit que par l’idée. « Du sein de l’être immobile, du sein du vide, émanent les idées premières de toute beauté ; la contemplation et le génie du poète les évoquent à la lumière, et voilà Paris, Hélène et Cléopâtre, toute l’antiquité dans la fleur de sa jeunesse et l’éclat de sa gloire qui passe devant nous[12]. » L’idée ! on ne devient une héroïne qu’à ce prix. Or perdre un trône au milieu de l’écroulement du monde, le perdre avec cette dignité, cette souveraine grâce esthétique qui dans les sociétés anciennes a pu souvent tenir lieu du sens moral, repousser dédaigneusement du pied l’ignoble esclavage, et couronner par une mort virgilienne une vie d’amour, de gloire, de plaisir, de merveilles, autour de laquelle ont évolué tous les grands noms, tous les grands événemens d’une époque, et dont les fautes même étincellent parmi les ténèbres de l’Hadès avec la néfaste attraction de certains corps célestes, — il y a là un ensemble de circonstances assez grandiose pour constituer un idéal qui prête à la mise en scène ; mais sans cet idéal le seul spectacle eût-ii jamais prévalu ? Non humilis mulier, a dit Horace. Voyons mourir cette héroïne.

Octave est un diplomate bien subtil, bien rusé, Cléopâtre endormira sa vigilance, et même à ce jeu de la dissimulation le battra. Elle a changé d’attitude, feint de se soumettre : insensiblement la perspective de ce voyage en Italie cesse de l’épouvanter, elle s’y fait ; Livie, sa bonne sœur Livie, la soutiendra. Elle compte sur cette influence auprès d’Octave, et, pour se la mieux assurer, prépare des cadeaux ; on la voit fourrager dans ses coffres, sortir et montrer des bijoux, des tissus. Qui pourrait croire qu’une personne occupée à pareils soins songe à se tuer ? Encore une des mille inconséquences de cette nature mobile et frivole : après les larmes, voici le sourire. Ainsi la surveillance peu à peu se relâche ; on la laisse à ses colifichets. Épaphrodite, émerveillé des progrès de cette transformation, en instruit régulièrement son maître, qui, désormais certain de son triomphe, s’étonne d’avoir eu des doutes. Octave était de ces fourbes qui ne savent tromper que les hommes. Voyant son ennemi où elle le voulait, Cléopâtre, — chef-d’œuvre d’habileté féminine, — lui demande timidement de permettre qu’elle rende les derniers honneurs à Marc-Antoine. À captive soumise, prince généreux ; il consent. La scène était destinée à parfaire l’œuvre de persuasion. Cléopâtre l’exécuta comme elle l’avait imaginée, en artiste consommée. Elle parla de son prochain départ pour l’Italie, adressa des adieux publics à la terre d’Égypte, et le pathétique de sa harangue, de son geste, porta si à fond que les plus incrédules sortirent désarmés. Plutarque est là ; le traduire, c’est ranimer cette émotion. « Amenée par ses gardes dans le mausolée et s’agenouillant avec ses femmes devant le sarcophage, — Antoine, ô mon bien-aimé, s’écria-t-elle, ces mains, lorsqu’elles t’ont déposé là, étaient encore les mains d’une femme libre ; aujourd’hui c’est une captive qui vient t’offrir ces libations, — et des satellites la surveillent de peur qu’elle ne frappe et endommage son misérable corps, précieusement réservé pour le triomphe qu’on s’apprête à célébrer en souvenir de ta défaite. — Aie donc pour agréables ces honneurs, les seuls que je te puisse rendre, les derniers ! car nous, que dans la vie rien n’avait pu séparer, la mort maintenant nous entraîne à distance l’un de l’autre et nous condamne à faire échange de patrie. Toi, Romain, tu reposeras en ces lieux, tandis que moi, infortunée, c’est en Italie qu’on va m’ensevelir, et de la terre de tes ancêtres je ne posséderai que l’étroit espace d’un tombeau ; mais, puisque les dieux de mon pays nous ont abandonnés, je me tourne vers ceux du Latium, et, si l’un d’eux daigne m’être propice, je le supplie et l’implore, afin qu’il empêche ce que toi-même tu ne permettras pas, que ta femme soit traînée vivante derrière le char du vainqueur, et qu’en elle une telle humiliation te soit infligée. Non ; tu me cacheras plutôt près de toi ; tu me prendras à ton côté dans cette tombe, certain que de tant de douleurs, dont le fardeau m’écrase, aucune ne me pèse si cruellement que les courts instans que j’ai vécus sans toi. »

Rentrée au palais, elle se retire dans ses appartemens, ordonne son bain ; après le bain, elle s’étend sur un lit de repos. Un homme alors se présente, portant un panier recouvert. Les gardes du vestibule l’interrogent ; il défait son panier, écarte les feuilles et montre au-dessous de belles figues. Les gardes admirent les fruits, il leur offre en souriant d’y goûter ; eux s’excusent, il entre. C’est dans Shakspeare qu’il faut lire l’entretien de Cléopâtre avec l’homme au panier de figues ; la scène des fossoyeurs dans Hamlet reproduira plus tard ce mouvement, mais sans en dépasser l’effet tragique. Lui seul a le secret de ces étonnantes diversions. Introduire le burlesque en plein pathétique, procédé qui semble des plus simples ; tous l’ont employé, combien ont réussi ? C’est qu’en même temps que le génie il a la mesure, et sait à quel point il importe d’être rapide en de pareils contrastes, de n’y pas insister lourdement. Il pousse deux élémens l’un contre l’autre, de l’entre-choquement un éclair jaillit, il s’en tient là, et revient à son propos. Je prends pour exemple cette scène, ce campagnard de bonne humeur, moitié simple et moitié goguenard, témoin indifférent que le destin amène là, et qui traverse le plus effroyable des écroulemens sans en avoir conscience. Bossuet n’inventerait pas mieux. « As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans faire souffrir ? » Le froid vous gagne en la voyant causer familièrement, cette grande reine, avec ce rustre. Vous ressentez quelque chose de sa solitude, immense, horrible solitude, celle de l’être qui souffre et que tous ont abandonné !

Cléopâtre, ayant fini de déjeuner, prend une lettre écrite et scellée d’avance, et la mande à César ; puis elle congédie tout le monde, ne gardant auprès d’elle que ses deux femmes, Iras et Charmion, et les portes sont aussitôt fermées et verrouillées en dedans.

A peine restée seule, ses mains s’emparent du panier, fouillant parmi les figues, ravageant les feuilles. « Le voilà ! » s’écrie-t-elle triomphante en apercevant l’aspic. La femme et le serpent une fois encore sont en présence ; leurs yeux dardent la flamme, se défient ; le serpent veut bondir, il hésite, retombe, s’enroule fasciné par ce regard plus fort que le sien. Cléopâtre, du bout d’une épingle d’or de ses cheveux, l’irrite, l’enfièvre, l’affole. Enragée, la bête venimeuse saute sur elle et la mord au bras.

Tous ne s’accordent pas sur la manière dont mourut l’Égyptienne. C’est pourtant chez les anciens l’opinion la plus accréditée que l’héroïque femme eut recours au venin de l’aspic, moyen dès longtemps imaginé, mis à l’épreuve. A Rome, on ne croyait pas autre chose ; les contemporains, poètes, annalistes, adoptent le fait. Ceux de l’âge suivant le répètent ; Plutarque néanmoins, en le rapportant, marque des doutes. « Octave ayant rompu le sceau, ses premiers regards tombèrent sur les instances de la suppliante pour être ensevelie auprès d’Antoine. Il n’eut pas besoin d’en lire davantage, et comprit. Son premier mouvement fut de courir lui-même la sauver, s’il en était encore temps ; mais il se ravisa et dépêcha au plus vite les gens de son entourage. Rapidement avait marché la catastrophe. Lorsque les envoyés arrivèrent, ils trouvèrent les soldats de garde dans la plus complète ignorance de ce qui avait pu se passer. On enfonça les portes. Cléopâtre, étendue morte et dans tout l’appareil royal, gisait sur son lit de repos. A ses pieds, l’une de ses deux femmes, Iras, exhalait son dernier soupir ; l’autre, Charmion, titubant et la tête lourde, était encore occupée à fixer le diadème sur la tête de sa souveraine. — Voilà en effet une belle chose ! s’écria furieux l’un des survenans. — Oui ! certes, une chose splendide et bien digne de la descendante de tant de rois ! répondit la fidèle suivante, et à ces mots, les derniers qu’elle prononça, on la vit s’affaisser sur le corps de sa princesse inanimée. » Comme Éros, ce brave affranchi qui meurt de la même mort que Marc-Antoine, Iras et Charmion accompagnent Cléopâtre chez les ombres et ne lui survivent un moment que pour continuer, parachever l’ornement de ce corps adorable et chéri. Touchant exemple de ce que peut encore, dans l’absence de tout idéal métaphysique, ce sentiment de fidélité à la personne du maître !

La version de Dion Cassius diffère peu de celle de Plutarque, rédigée, comme on sait, d’après le témoignage d’Olympus, médecin de la reine. « Quelques légères piqûres au bras furent tout ce qu’on trouva sur le cadavre. Les uns racontent qu’elle fit servir à son dessein un aspic apporté dans une fiole de verre ou dans une corbeille de fleurs, d’autres parlent d’une aiguille empoisonnée. » Octave resta frappé du coup. « Ce fut, ajoute Dion Cassius, comme si par cette mort volontaire toute sa gloire à lui, tout l’éclat de sa victoire eût disparu ! » Et cette Rome, cette Italie que l’impatience dévore, qui n’aspirent qu’à se repaître des tortures d’humiliation infligées à l’Égyptienne ! Cléopâtre ! Mais c’est le point de mire à tous les anathèmes, l’indispensable diversion à toutes les colères suscitées par la guerre civile, à toutes les compassions que le souvenir d’Antoine peut réveiller ! Il lui faut sa captive, sa reine : elle est morte, elle revivra ; on court chercher des psylles, ils arrivent, opèrent ; peine perdue !

On trouvera dans l’ouvrage de M. Stahr une très intelligente discussion de ces diverses sources. C’est de la critique judicieuse, mordante, sachant dire son fait à tout le monde, et ne ménageant pas plus les anciens que les modernes. Cela se voit et à la manière dont les fameux mémoires d’Auguste sont appréciés en tant que témoignages véridiques, et à la façon très nette et très leste dont l’auteur allemand relève chez Drumond certaines de ces erreurs que les historiens se passent d’un siècle à l’autre, comme les traducteurs se transmettent leurs contre-sens. Il convient aussi de dire qu’un monographe a toujours beau jeu pour enferrer son adversaire, quand il se bat sur un terrain spécial. Laissons aux savans la controverse ; rapprocher des opinions, inventorier, ce ne sont point là nos affaires. Plutarque et Shakspeare ont été nos maîtres pendant tout le cours de cette étude ; qu’ils nous conduisent jusqu’au bout. Soyons de leur avis, qui est aussi l’avis d’Horace. D’ailleurs, que le poison vînt d’un reptile ou d’une fleur, qu’importe ? Celle qui le fit couler dans ses veines n’était point une personne vulgaire ; fut-elle une grande reine ? Ce qu’il y a de certain, c’est que Rome s’enrichit fort à cette conquête, d’où il ressort que même en ces derniers temps le gouvernement de l’Égyptienne, pour si désastreux qu’on nous le donne, n’avait du moins pas réussi à ruiner complètement les ressources du pays. « Les trésors rapportés étaient incalculables, écrit M. Stahr ; outre qu’ils suffirent à payer à l’armée l’arriéré de solde, chaque homme reçut deux cent cinquante drachmes, et cent drachmes chaque citoyen, y compris les enfans. Octave éteignit toutes ses dettes, supprima les impôts, et telle fut à Rome l’abondance du numéraire, que le taux de l’argent de douze tomba à quatre, et que la valeur des choses doubla. » L’Égypte étant devenue province romaine, Octave n’eut rien de plus pressé que de la soustraire à l’autorité du sénat, et de la garder pour lui. C’eût été en effet très impolitique à ses yeux que de laisser un pays de cette importance commerciale et militaire à la gouverne d’une aristocratie d’où pouvait à chaque instant s’élever un ambitieux qui, fort d’un pareil proconsulat, deviendrait obstacle et péril pour la dynastie. On ne visita même plus l’Égypte sans une autorisation spéciale du souverain, et les emplois n’y furent désormais exercés que par de simples commis dont la personnalité ne comptait pas. Cette mesure de gouvernement, instituée par le divin Auguste, continua d’être en vigueur sous ses successeurs.

Cléopâtre occupe une grande place dans l’histoire. Ce trône chancelant sur lequel à dix-huit ans elle était montée, elle entreprit de le restaurer, de lui rendre son ancien éclat. De Rome venait le danger, elle se proposa d’annuler Rome. Grand dessein, mais qui ne pouvait s’accomplir qu’à la condition que Rome elle-même y prêterait ses armes ! Là fut toute la politique de Cléopâtre, une vraie Grecque, avisée dès le premier âge, précoce au moins autant d’intelligence que de tempérament, sensuelle adolescente qui déjà forme d’illustres plans. Ses amours avec César, représentant du principe monarchique, sont bien plutôt une alliance qu’une liaison. L’oligarchie pompéienne l’avait précipitée à bas du trône, César l’y replaça. Il aurait fait bien davantage ; que n’eût point fait pour une Cléopâtre un tel amant ! On l’aurait vu transporter d’Occident en Orient le siège de la toute-puissance ; roi des rois, il l’eût couronnée sa propre reine. Le poignard de Brutus coupa court à ces fiers projets. À ce moment, le destin pousse au-devant d’elle. Marc-Antoine, et comme contre-poids à ce nouvel élément de fortune, déjà moindre, un adversaire d’autant plus redoutable qu’il n’a pour lui que des vertus, des forces négatives, et ne connaît que la tactique du silence. De l’initiative d’Octave, de ses talens, de son courage, rien à craindre ; mais, si vous commettez des fautes, il les saura porter à son profit. Et des fautes, comment n’en pas commettre quand on ne se possède plus ? Avec César, Cléopâtre s’était gardée, sinon tout entière, du moins en grande partie, à ses desseins ambitieux. La tête eut son insolation, le cœur ne battit pas. Aussi quelle habileté de vues, quelle puissance et quelle sagesse chez cette étrangère de vingt-trois ans, tenant salon à Rome, et de sa jolie main, pleine de présens, de faveurs, assouplissant à ses projets une aristocratie haineuse et récalcitrante ! Mais sitôt l’arrivée d’Antoine il n’y eut plus que l’amour avec ses voluptés, ses jalousies, ses fureurs, ses inconséquences, ses désordres. La reine disparut, la femme seule demeura, et c’est au compte de ses faiblesses que toutes les erreurs politiques doivent être portées. Moins amoureuse, elle eût laissé Antoine faire librement son métier d’imperator, et les événemens eussent peut-être mieux tourné pour elle et son héros, sinon pour le monde, car, tout abominable qu’ait pu être le régime issu de cette victoire, je ne soupçonne pas quel avantage aurait eu l’humanité à ce que la bataille d’Actium eût été gagnée par Antoine. Vaincue et par sa faute, Cléopâtre, au plus profond de ses amertumes, ressentait un immense orgueil et pouvait se dire, comme Mithridate, qu’elle avait mis Rome à deux doigts de sa perte et fait trembler le Capitole. La catastrophe ramena la reine, qui, longtemps égarée, reparut, releva la femme pour ne la plus quitter. L’honneur royal fut sauf ; les quelques jours qu’elle se laisse vivre, elle les emploie, hélas ! bien vainement, nous l’avons vu, à conjurer le mauvais sort de ses enfans ; puis elle s’en va rejoindre Antoine et chercher dans la mort son apothéose. Horace, avec ses trois mots, n’a point dit tout. Ces trois mots sont une épitaphe et ne visent que l’héroïque ennemie du peuple romain ; quant au caractère, si chatoyant au dehors et si profondément compliqué, de la femme, il défierait l’analyse moderne. Comment l’absoudre et comment la condamner ? Elle est la terreur du moraliste, la damnation de saint Antoine, et l’éternelle curiosité du psychologue. Ariane à Naxos et stryge de la nuit de Walpurgis, figure étrange, être idéalement pernicieux, adorable et fatal, que l’histoire dispute à la fable, et dont l’attraction égale l’attrait !


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Shakspeare.
  2. Merivale, The Roman Empire, — Drumond, History of the Romans under the Empire, — Ad. Stahr, Cleopatra.
  3. Les larmes données par Antoine à Fulvie n’apparaissent que dans Appien et ne sont point dans Plutarque. Encore une divination de Shakspeare qui, on le sait, n’a connu que Plutarque.
  4. On a dit ! « Octavie était plus jeune, plus belle. » Plus jeune, nous savons qu’elle ne l’était pas, puisque nous la trouvons en l’année 54 mariée à Marcellus, son premier époux. N’aurait-elle eu que quinze ou seize ans à cette époque, cela reporterait sa naissance à 70 ou 71, et nous la montrerait non point plus jeune, mais au contraire plus âgée que Cléopâtre, née en 69. Plus belle ! qui le prouvera ? Il s’agit bien d’ailleurs d’argumenter sur la jeunesse et la beauté d’Octavie et de Cléopâtre, et de comparer, en prenant pour type l’idéal romain, l’auguste et chaste matrone, la noble femme donnée en mariage à Marc-Antoine par la politique d’Octave, avec cette sirène du Nil, la plus séduisante, la plus rouée, la plus féminine des grandes coquettes de l’ancien monde et du moderne.
  5. Rome à la vérité s’indignait à la seule idée de ces projets de mariage ; mais César se mettait au-dessus de l’opinion. Cléopâtre, pour déjouer l’effort de cette antipathie publique, entraînait le génie de César du côté de l’Orient, estimant qu’à moins de le tenir là elle ne serait jamais rassurée, et tous les rivaux de César, tous ceux qui pour un motif ou pour un autre avaient intérêt à l’éloigner de Rome et d’Italie, sans être de connivence avec elle, poussaient, comme on dit, à la roue. La guerre contre les Parthes était résolue, on avait fixé pour l’embarquement le quatrième jour après les ides de mars. Cléopâtre triomphait, lorsque quelques jours avant le départ, le 15 mars de l’an 44, vœux, calculs, espérances, un orage dispersa tout.
  6. « Je déteste la reine, elle le sait et sait pourquoi, » écrit-il plus tard à Atticus. Quelles étaient ses raisons ? Un manque de mémoire, une distraction de Cléopâtre, hélas ! peut-être un simple bâillement saisi pendant qu’il discourait. Il en faut si peu pour blesser certaines vanités toujours sur le qui-vive. Ce qu’il raconte, c’est que la reine lui avait promis divers manuscrits pour sa bibliothèque, et que jamais ces manuscrits ne lui furent envoyés. D’autre chef, la maison de la reine s’était, sans le vouloir, rendue coupable de lèse-famosité. Un chambellan ayant fait mine de l’aborder, Cicéron lui demanda ce qu’il voulait, et le personnage commit l’impertinence de passer en répondant « rien, j’avais à parler à Atticus. » N’y avait-il point là de quoi justifier d’implacables rancunes ? Tant que César vécut, Cicéron, le plus prudent des hommes, tint sous clé le trésor de ses animosités ; mais sitôt après les ides, il y fouilla, et alors à pleines mains. Un mois après la catastrophe, Cicéron, alors dans sa terre de Sinuessa, sur la voie Appienne, apprend par une lettre d’Atticus que Cléopâtre a quitté Rome, et répond à son ami par un « ça m’est bien égal » assez ironique ; « reginœ fuga mihi non molesta est. »
  7. Virgile, dans l’Enéide, se déclare du parti d’Octave ; tout le huitième livre est une sorte de profession de foi, mais loyale. Pas plus qu’Horace, il n’insulte la reine ; il a du ressentiment, point de mauvaise haine. Un simple mot, nefas, lui suffit pour exprimer l’horreur que lui inspire le mariage d’Antoine avec l’Égyptienne, et quant au reste, s’il maintient sa franchise de poète, il ne violente pas l’histoire.
  8. Les mariages se faisaient et aussi se défaisaient par politique. Ce n’est donc point avec nos idées modernes qu’il convient d’envisager ici la situation. Julie, fille de César, épouse Pompée ; Octavie, sœur d’Octave, épouse Antoine étant grosse et venant de perdre Marcellus, son premier mari, depuis quelques mois seulement. Parler de la sainteté du mariage à propos de telles unions serait donc se méprendre. Qu’on invoque l’idée morale, je le veux bien, et encore ! Quant à l’idée sacramentelle, toute chrétienne, elle y manque absolument.
  9. C’est le mot qu’elle se plaisait à murmurer au moment où César redoublait d’industrie autour d’elle, affectant de ne lui témoigner que douceur et petits soins ; nam et T. Livius refert illam, cum de industria ab Augusto indulgentius tractaretur, identidem dicere solitam. » (Porphyre.)
  10. Immolés tous les deux à la cruauté d’Octave, Césarion et Antyllus ne périrent pas de la même mort. Peu de temps avant la catastrophe d’Alexandrie, l’un et l’autre avaient été déclarés majeurs, et désignés comme héritiers présomptifs du trône d’Égypte. Césarion, sous le nom de Ptolémée, devait partager la régence avec sa mère. Il avait dix-huit ans, et pour l’air du visage, la tournure, c’était son père ; raison de plus pour Octave de chercher à s’en défaire. Cléopâtre, qui se doutait de l’intention, avait eu soin, à l’approche du vainqueur, de pourvoir au salut de cet enfant. Son précepteur, un Grec nommé Rhodon, eut pour mission de l’accompagner à la frontière sud, pour gagner de là l’Ethiopie et fuir, en cas de besoin, jusqu’aux Indes. C’était compter sans Octave, qui de loin surveillait sa proie, et trouva moyen de s’en saisir en corrompant le précepteur. Le traître persuada au jeune prince de rentrer dans Alexandrie, où César-Octave l’appelait, l’attendait pour le prendre en grâce et en amitié et plus tard l’installer sur le trône. L’infortuné revint et fut égorgé. On se raconta dans Rome qu’en effet Octave d’abord avait voulu le laisser vivre, mais que le stoïcien Arius (du musée d’Alexandrie, son camarade d’études et ami) trancha d’un mot la question en lui soufflant au conseil la parodie d’un vers d’Homère : « trop de césarité peut nuire. » (ούχ άγαθόν πολυχαισαρίη) Homère dit : ούχ άγαθόν πολυχοιρνίη). — Fils d’Antoine et de Fulvie, Antyllus avait déjà payé sa dette. Lui aussi, son précepteur Théodorus, — encore un Grec, — l’avait trahi. Il s’était réfugié dans le sanctuaire d’un temple élevé à César par Cléopâtre ; on l’en arracha malgré l’asile, malgré ses prières, sa jeunesse. Il était plus jeune que Césarion ; ni sa parenté avec le vainqueur, qui l’avait fiancé tout enfant à sa nièce Julia, ni les fameuses larmes données à Marc-Antoine par Octave, ne le sauvèrent du supplice. Il fut enlevé à sa retraite et décapité ; mais du moins le misérable précepteur porta la peine de son crime. Antyllus au moment de sa mort avait au cou un joyau de grand prix. Théodorus, cela va de soi, se l’adjugea. Le vol fut raconté à César-Octave, et le voleur mis en croix. Quant aux trois enfans que Cléopâtre avait eus d’Antoine, comme ils n’étaient point d’âge à inquiéter le vainqueur, on en fit butin à triomphe.
  11. Un caractère et un portrait de l’ancien temps, celui-là ; en politique, la probité même, et quel censeur littéraire, quel âpre critique ! C’était un archaïste de nature, un Padouan invétéré maugréant toujours contre les élégances et le bel esprit de la grande ville. Tout lui semblait raffinement, grécité. Enolus, Pacuvius le tragique, étaient ses maîtres ; il préférait Lucilius à Horace, Lucrèce à Virgile, pour l’éloquence rustique d’un Caton aurait donné vingt Tullius, et ne goûtait à fond que le vocabulaire de Menennius Agrippa et la langue des douze tables.
  12. Voyez la scène des mères dans la seconde partie de Faust, p. 267 de notre traduction commentée.