Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 17

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Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 193-198).


LETTRE XVII.


CLAIRE À ÉLISE.


Adèle peint supérieurement pour son âge ; elle a voulu faire mon portrait, et j’y ai consenti avec plaisir, afin de l’offrir à mon mari. Ce matin, comme elle y travaillait, Frédéric est venu nous joindre. Il a regardé son ouvrage et a loué son talent, mais avec un demi-sourire qui n’a point échappé à Adèle, et dont elle a demandé l’explication. Sans l’écouter ni lui répondre, il a continué à regarder le portrait, et puis moi, et puis le portrait, ainsi alternativement. Adèle, impatiente, a voulu savoir ce qu’il pensait. Enfin, après un long silence : « Ce n’est pas là madame d’Albe, a-t-il dit, vous n’avez pas même réussi à rendre un de ses momens. — Comment donc, a interrompu Adèle en rougissant, qu’y trouvez-vous à redire ? Ne reconnaissez-vous pas tous ses traits ? — J’en conviens, tous ses traits y sont ; si vous n’avez vu que cela en la regardant, vous devez être contente de votre ouvrage. — Que voulez-vous donc de plus ? — Ce que je veux ? qu’on reconnaisse qu’il est telle figure que l’art ne rendra jamais, et qu’on sente du moins son insuffisance. Ces beaux cheveux blonds, quoique touchés avec habileté, n’offrent ni le brillant, ni la finesse, ni les ondulations des siens. Je ne vois point, sur cette peau blanche et fine, refléter le coloris du sang ni le duvet délicat qui la couvre. Ce teint uniforme ne rappellera jamais celui dont les couleurs varient comme la pensée. C’est bien le bleu céleste de ses yeux ; mais je n’y vois que leur couleur : c’est leur regard qu’il fallait rendre. Cette bouche est fraîche et voluptueuse comme la sienne ; mais ce sourire est éternel ; j’attends en vain l’expression qui le suit. Ces mouvemens nobles, gracieux, enchanteurs, qui se déploient dans ses moindres gestes, sont enchaînés et immobiles… Non, non, des traits sans vie ne rendront jamais Claire ; et là où je ne vois point d’âme, je ne puis la reconnaître. — Hé bien ! lui a dit Adèle avec dépit, chargez-vous de la peindre, pour moi je ne m’en mêle plus. » Alors, jetant brusquement ses pinceaux, elle s’est levée et est sortie avec humeur. Frédéric l’a suivie des yeux d’un air surpris ; et puis, laissant échapper un soupir, il a dit : « Dans quelle erreur n’ai-je pas été en la voyant si belle ! J’avais cru que cette femme devait avoir quelque ressemblance avec vous ; mais pour mon malheur, mon éternel malheur, je le vois trop, vous êtes unique… » Je ne puis te dire, Élise, quel mal ces mots m’ont fait ; cependant, me remettant de mon trouble, je me suis hâtée de répondre. « Frédéric, ai-je dit, gardez-vous de porter un jugement précipité, et de vous laisser atteindre par des préventions qui pourraient nuire au bonheur qui vous est peut-être destiné. Parce qu’Adèle n’est pas en tout semblable à la chimère que vous vous êtes faite, devez-vous fermer les yeux sur ce qu’elle vaut ? Ne savez-vous pas d’ailleurs combien on peut changer ? Croyez que telle personne qui vous plaît quand elle est formée, vous aurait peut-être paru insupportable quelques années auparavant ? Vous voulez toujours comparer : mais parce que le bouton n’a pas le parfum de la fleur entièrement éclose, oubliez-vous qu’il l’aura un jour, et mille fois plus doux peut-être ? Frédéric, pénétrez-vous bien que dans celle que vous devez choisir, dans celle dont l’âge doit être en proportion avec le vôtre, vous ne pouvez trouver ni des qualités complètes ni des vertus exercées : un cœur aimant est tout ce que vous devez chercher ; un penchant au bien, tout ce que vous devez vouloir : quand même il serait obscurci par de légers travers, faudrait-il donc se rebuter ? De même qu’il est peu de matins sans nuages, on ne voit guère d’adolescence sans défauts ; mais elle s’en dégage tous les jours, surtout quand elle est guidée par une main aimée. C’est à vous qu’appartiendra ce soin touchant ; c’est à vous à former celle qui vous est destinée, et vous ne pourrez y réussir qu’en la choisissant dans l’âge où l’on peut l’être encore. Mais, ô Frédéric ! ai-je ajouté avec solennité, au nom de votre repos, gardez-vous bien de lever les yeux sur toute autre. » En disant ces mots, je suis sortie de la chambre sans attendre sa réponse.

Élise, je n’ose te dire tout ce que je crains ; mais l’air de Frédéric m’a fait frémir : s’il était possible !… Mais, non, je me trompe assurément ; inquiète de tes craintes, influencée par tes soupçons, je vois déjà l’expression d’un sentiment coupable où il n’y a que celle de l’amitié, mais ardente, mais passionnée, telle que doit l’éprouver une âme neuve et enthousiaste. Néanmoins, je vais l’examiner avec soin ; et quant à moi, ô mon unique amie ! bannis ton injurieuse inquiétude, fie-toi à ce cœur qui a besoin, pour respirer à son aise, de n’avoir aucun reproche à se faire, et à qui le contentement de lui-même est aussi nécessaire que ton amitié.