Claire d’Albe (Ménard, 1823)/Lettre 41

La bibliothèque libre.
Ménard et Desène fils (Œuvres complètes. 1p. 309-315).


LETTRE XLI.


ÉLISE À M. D’ALBE.


Votre lettre m’a rassurée, mon cousin, j’en avais besoin, et je me féliciterais bien plus des changemens que vous avez observés chez Claire, si je ne craignais qu’abusé par votre tendresse, vous ne prissiez l’affaissement total des organes pour la tranquillité, et la mort de l’âme pour la résignation.

Je ne m’étonne point de ce que vous inspire la conduite de Claire : je reconnais là cette femme dont chaque pensée était une vertu, et chaque mouvement un exemple. Son cœur a besoin de vous dédommager de ce qu’il a donné involontairement à un autre, et elle ne peut être en paix avec elle-même qu’en vous consacrant tout ce qui lui reste de force et de vie. Vous êtes touché de sa constante attention envers vous, de l’expression tendre dont elle l’anime ; vous êtes surpris des soins continuels de son active bienfaisance envers tout ce qui l’entoure. Eh ! mon cousin, ignorez-vous que le cœur de Claire fut créé dans un jour de fête, qu’il s’échappa parfait des mains de la nature, et que son essence étant la bonté, elle ne peut cesser de faire le bien qu’en cessant de vivre ?

Je ne vous peindrai point le mal que m’ont fait ses lettres ; je rejette avec effroi cette confiance sans bornes qui, lui faisant étouffer jusqu’à l’instinct de son cœur, me rend responsable de sa vie ; elle se reproche, comme un forfait, d’avoir pu douter de son époux et de son amie, et ce forfait, il faut le dire, c’est nous qui l’avons commis, car c’en est un de tromper une femme comme elle ; ses torts furent involontaires, les nôtres sont calculés ; elle repousse les siens avec horreur, nous persistons dans les nôtres de sang-froid. Animée par un motif sublime, elle put se résoudre à taire la vérité : nous ! nous l’avons souillée par de méprisables détours, sans avoir même la certitude de réussir ; cependant je ne me reproche rien, et la vie de Claire dût-elle être le prix de l’exécution de vos volontés, en m’y soumettant, en la sacrifiant elle-même au moindre de vos désirs, je remplis son vœu, je ne fais que ce qu’elle m’eût prescrit, que ce qu’elle ferait elle-même avec transport.

Ne pensez pas pourtant que je fusse d’avis de changer de plan ; non, à présent il faut le suivre jusqu’au bout, et il n’est plus temps de reculer, une nouvelle secousse l’épuiserait ; mais n’attendez pas que je persiste à lui donner des détails imaginaires sur l’état de Frédéric : non, elle-même ayant senti que la raison nous engageait à n’en parler jamais, je me bornerai à garder un silence absolu sur ce sujet.

Depuis que Frédéric commence à se lever, il m’a conjurée de lui donner le détail de mes affaires ; je l’ai fait avec empressement, dans l’espérance de le distraire ; il les a saisies avec intelligence, il les suit avec opiniâtreté : comment s’en étonner ? Claire lui ordonna ce travail.

Il a reçu hier votre lettre, celle où, sans lui parler directement de votre femme, vous la lui peignez à chaque page, gaie et tranquille. J’ignore l’effet que ces nouvelles ont produit sur lui, il ne m’en a rien dit ; j’observe seulement que son regard est plus sombre, et son silence plus absolu : il concentre toutes ses sensations en lui-même, rien ne perce, rien ne l’atteint, rien ne le touche. Ce matin, tandis qu’il travaillait auprès de moi, pour le tirer de sa morne stupeur, j’ai sorti le portrait de Claire de mon sein, et l’ai posé auprès de lui : son premier mouvement a été de me regarder avec surprise, comme pour me demander ce que cela signifiait ; et puis, reportant ses yeux sur l’objet qui lui était offert, il l’a contemplé long-temps ; enfin, me le rendant avec froideur : « Ce n’est pas elle, » m’a-t-il dit, puis il s’est tu, et s’est remis à l’ouvrage. Quelques heures se sont passées dans un mutuel silence ; il ne me questionne que sur mes affaires ; si je l’interroge sur tout autre sujet que Claire, il n’a pas l’air de m’entendre, ou bien il me répond par un signe ou un monosyllabe ; j’écarte avec grand soin toute conversation tendant à une entière confiance, car je ne me sentirais pas la force de continuer à le tromper. À chaque instant la pitié m’entraîne à lui ouvrir mon cœur ; c’est un besoin qui s’accroît de jour en jour, et mon courage n’est pas à l’épreuve de sa douleur : je n’ai pourtant rien dit encore ; mais il ne faut peut-être qu’un mot de sa part, qu’un instant d’épanchement pour m’arracher votre secret ! Ah ! mon cousin, pardonnez mon incertitude ; mais voir souffrir un malheureux, pouvoir le soulager d’un mot, et se taire, c’est un effort auquel je ne peux pas espérer d’atteindre. Puis-je même le desirer ? Voudrais-je étouffer dans mon âme cet ascendant qui nous pousse à adoucir les maux d’autrui ? Ah ! si c’est là une faiblesse, je ne sais quel courage la vaudrait ! Il y a une heure que j’étais avec Frédéric ; les cris de ma fille m’ayant forcée à sortir avec précipitation, j’ai oublié sur ma cheminée une lettre de Claire, que je venais de recevoir. L’idée que Frédéric pouvait la lire m’a fait frémir, je suis remontée comme un éclair, il la tenait dans sa main. « Frédéric, qu’avez-vous fait ? me suis-je écriée. — Rien qu’elle ne m’eût permis ! m’a-t-il répondu. — Vous n’avez donc pas lu cette lettre ? ai-je repris. — Non ! elle m’aurait méprisé, m’a-t-il dit en me la remettant. » J’ai voulu louer sa discrétion, sa délicatesse, il m’a interrompue. « Non, Élise, vous vous méprenez ; je n’ai plus ni délicatesse, ni vertu ; je n’agis, ne sens et n’existe plus que par elle, et peut-être eussé-je lu ce papier, si la crainte de lui déplaire ne m’eût arrêté. » En finissant cette phrase, il est retombé dans son immobilité accoutumée. Que ne donnerais-je pas pour qu’il exhalât ses transports, pour l’entendre pousser des cris aigus, pour le voir se livrer à un désespoir forcené ! combien cet état serait moins effrayant que celui où il est ! Concentrant dans son sein toutes les furies de l’enfer, elles le déchirent par cent forces diverses, et ces blessures qu’il renferme, s’aigrissent, s’enveniment sur son cœur, et portent dans tout son être des germes de destruction. L’infortuné mérite votre pitié ; et quelle que fût son ingratitude envers vous, son supplice l’expie et l’emporte sur elle.