Code de la Nature/Première partie

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Texte établi par François VillegardellePaul Masgana (p. 37-62).






CODE


DE LA NATURE,


OU
LE VÉRITABLE ESPRIT DE SES LOIS,
de tout temps négligé ou méconnu.


Quæque diu latuere, canam…
Ovid.


PRÉFACE.


Non est mora longa[1]… Qu’on lise ce livre ou non, peu m’importe ; mais si on le lit, il faut achever avant toute contestation. Je ne veux point d’audience à demi, ni de juge prévenu ; il faut pour m’entendre quitter ses plus chers préjugés : laissez un instant tomber ce voile ; vous apercevrez avec horreur la source et l’origine de tous maux, de tous crimes, là même où vous prétendez puiser la sagesse. Vous verrez avec évidence les plus simples et les plus belles leçons de la nature perpétuellement contredites par la morale et la politique vulgaire. Si, le cœur et l’esprit fascinés de leurs dogmes, vous ne voulez ni ne pouvez en sentir les absurdités, je vous laisse au torrent de l’erreur : Qui vult decipi, decipiatur.


PREMIÈRE PARTIE.

DÉFAUT DES PRINCIPES GÉNÉRAUX DE LA POLITIQUE
ET DE LA MORALE


Sujet de cette Dissertation.

Je développe analytiquement dans cette dissertation des vérités qui, malgré leur simplicité et leur évidence, sont presque de tout temps demeurées dans l’oubli, ou environnées des ténèbres des préjugés. Je tâche de rassembler ces vérités éparses çà et là dans les écrits de quelques-uns de nos sages, mais confondues dans un si grand nombre de fausses opinions, ou si faiblement énoncées, qu’elles y sont à peine aperçues. Je les ai réunies pour leur restituer toute leur force. Un poëme aussi nouveau par son sujet que par sa construction, vient de revêtir ces vérités de toutes les grâces de l’épopée, pour les faire briller avec plus de charmes. Je ne leur laisse dans cette dissertation d’autres ornements que leur propre évidence. Tel est le déplorable état de la raison, qu’il faut faire mille efforts, user de mille stratagèmes, pour déchirer le bandeau qui l’aveugle, et lui faire tourner les yeux vers les vrais intérêts de l’humanité : c’est le but de la Basiliade. Après avoir dit un mot du sujet et de la conduite de ce poëme, j’expose ici tout nuement le système de sa morale

Réflexions générales
sur la conduite et le but de la Basiliade.

Il semble que l’auteur ait pensé que, sans étudier la Poétique d’Aristote ni ses commentaires, on pouvait, à l’aide d’une imagination vive, dirigée par le jugement, construire un poëme épique dans toutes les règles de l’art ; ces règles sont elles-mêmes fort postérieures à l’exercice du génie sur des sujets héroïques, et c’est des productions de ce feu de l’âme qu’elles ont emprunté leur autorité. En un mot, comme on a raisonné, et raisonné juste, avant qu’il y eût une logique artificielle, il y a eu de très-beaux poëmes avant qu’on s’avisât d’observer comme ils étaient construits.

Je crois comme lui qu’en rendant justice aux ingénieuses rêveries des anciens et des modernes qui se sont signalés, on pouvait ouvrir une nouvelle carrière à l’épopée, et bâtir sur un plan dans lequel il n’entrât rien des actions fougueuses, de ces événements tragiques et sanglants, ni de ces aventures romanesques que les grands poëtes ont estimé dignes de leurs chants.

Les fictions de ces hommes célèbres tiennent toutes aux préjugés religieux, politiques et moraux des nations qu’ils ont voulu instruire ou flatter ; ils respectaient eux-mêmes ces préjugés ; et plus touchés du spécieux que du réel, ils ne cherchaient qu’à embellir ce qu’ils croyaient bon et louable.

En examinant sérieusement combien leur morale est inférieure aux fables et aux allégories dont ils s’efforcent de l’orner, on ne peut s’empêcher de les comparer à des artistes qui décoreraient d’une riche broderie une étoffe de vil prix. J’admire la beauté de l’ouvrage, et méprise la matière. Ces heureux génies voulaient plaire, parce qu’ils espéraient instruire : leur intention fait leur éloge ; mais, dans le vrai, ils n’ont réussi qu’à demi, ils ont plu seulement.

Il paraît que l’auteur ambitionne, comme eux, la gloire d’être utile au genre humain, et qu’il fait des efforts pour les surpasser : pour parvenir à ce point, il a pris une route presque toute nouvelle, et il lui a fallu de nouveaux moyens. Il n’avait point de modèle ; où en prendre ? Là même où personne ne s’est avisé d’en chercher.

Chaque poëte s’est contenté de renfermer son sujet dans les limites d’un trait d’histoire ou de fable qui intéressât les mœurs, la religion ou la gloire d’une nation ; M. M****** ne s’est prescrit d’autres bornes que celles des vrais avantages de l’humanité entière. Enfin, il lui fallait un héros qui, pour être capable de régir un peuple selon les lois paisibles de la simple nature, ne ressemblât point à la plupart de ceux que l’erreur admire, et auxquels la flatterie prodigue les titres les plus fastueux.

Il n’était pas moins nécessaire que les machines de ce poëme n’eussent rien de ce que, de tout temps et presque partout, la superstition a prêté de monstrueux ou de ridicule aux objets de ses frayeurs et de son culte fanatique. Il fallait que ces machines produisissent, non le puéril merveilleux des prestiges, mais la ravissante organisation de l’univers. Les puissances protectrices de son héros devaient être de magnifiques emblèmes des seuls vrais attributs de la Divinité, et non des fantômes bizarrement personnifiés, qui, dans nos poëmes ordinaires, servent à mener au dénouement l’entreprise hardie de quelque forcené, ou à tirer d’embarras quelque malheureux.

Sans plus long parallèle, on sentira à la lecture de son ouvrage, toutes ces différences : on y remarquera aussi qu’à l’égard des tableaux et des descriptions l’auteur a tâché, comme nos écrivains célèbres, d’imiter la belle nature ; et que s’il s’est quelquefois trouvé le copiste des mêmes objets, il a évité, autant qu’il est possible, de les prendre dans la même attitude ou sous le même point de vue. Je laisse le lecteur juge de la nouveauté du spectacle, aussi bien que de la bonté du dessein et de l’exécution. Passons des moyens au but principal.

Ce but est de faire voir que le véritable héros est l’homme même, formé par les leçons de la nature, et de saper par les fondements tous les malheureux préjugés qui le rendent sourd à la voix de cette aimable législatrice. C’est de la dignité de ce sujet que se tire le principal titre de ce poëme[2] ; et, sous l’allégorie de Naufrage des Iles flottantes, on désigne le sort que l’on veut faire subir à la plupart des frivolités dont la raison est offusquée.

Erreurs invétérées de la morale vulgaire ; difficultés d’en percer
les ténèbres et la multitude.

Il est surprenant, pour ne pas dire prodigieux, de voir combien notre morale, à peu près la même chez toutes les nations, nous débite d’absurdités sous le nom de principes et de maximes incontestables. Cette science, qui devrait être aussi simple, aussi évidente, dans ses premiers axiomes et leurs conséquences, que les mathématiques elles-mêmes, est défigurée par tant d’idées vagues et compliquées, par tant d’opinions qui supposent toujours le faux, qu’il semble presque impossible à l’esprit humain de sortir de ce chaos : il s’accoutume à se persuader ce qu’il n’a pas la force d’examiner. En effet, il est des millions de propositions qui passent pour certaines, d’après lesquelles on argumente éternellement ; voilà les préjugés. Je les compare à ces dissertations que font les antiquaires sur de fausses médailles. Si l’on est étonné que ces savants s’en soient laissé imposer par quelque fondeur, le sage ne l’est pas moins de voir les hommes assujettis depuis tant de siècles à des erreurs qui sans cesse troublent leur repos. La raison générale de cet aveuglement, de sa durée et de la difficulté d’en guérir, c’est que la vérité est une mesure si fine, si précise et si déliée, que, de la moindre quantité qu’on la manque, cet écart, infiniment petit à son origine et presque imperceptible, croit avec une rapidité et dans une progression beaucoup plus énorme qu’aucune erreur de calcul ; mais avec cette fâcheuse différence que, plus on se trompe, moins on croit se tromper : si l’on vient à le reconnaître, alors l’étendue de ce dédale, ses énormes détours effraient, étourdissent ; on ne peut ou on n’ose en chercher les issues.

Dans les derniers temps, et même de nos jours, les Bacon, les Hobbes, les Locke, les Pope, les Montesquieu, etc., ont tous aperçu que la partie la plus imparfaite de la philosophie était la morale, tant à cause de la complexité embarrassante de ses idées que par l’instabilité de ses principes, par l’irrégularité de sa méthode, qui ne peut rien réduire en démonstration, trouvant à chaque pas des propositions dont la négative peut également se défendre.

Ces difficultés ont rebuté partie de ces grands hommes, jeté l’autre dans un doute général ; quelques-uns seulement ont essayé de décomposer ce tout, d’en examiner séparément les pièces, mais sans oser rien conclure, soit qu’ils n’aient pu découvrir le premier pli de ce nœud compliqué, soit qu’ils se soient contentés de le laisser deviner, après avoir mis sur les voies.

Principes des erreurs des moralistes anciens et modernes ; ce qu’ils auroient dû faire pour les reconnaître et les éviter.

J’ai tâché de découvrir ce premier chaînon de l’erreur, et de rendre sensible ce premier point divergent qui a toujours éloigné nos moralistes et nos législateurs de la vérité. Écoutez-les tous ; ils vous poseront pour principe incontestable et pour base de tous leurs systèmes, cette importante proposition : L’homme naît vicieux et méchant. Non, disent quelques-uns, mais la situation où il se trouve dans cette vie, la constitution même de son être, l’exposent inévitablement à devenir pervers[3].

Tous prenant ceci à la rigueur, aucun ne s’est imaginé qu’il en pouvait être autrement ; aucun, par conséquent, ne s’est avisé qu’on pouvait proposer et résoudre cet excellent problème :

Trouver une situation dans laquelle il soit presque impossible que l’homme soit dépravé, ou méchant, ou du moins, minima de malis.

Ce problème et sa solution manqués, nos instituteurs anciens ont perdu de vue l’unique cause première de tous les maux, l’unique medium évident qui pouvait leur faire reconnaître une erreur commencée. Nos modernes, après eux, se sont trouvés encore plus éloignés d’une première vérité qui leur aurait fait nettement reconnaître la véritable origine, la nature, l’enchaînement des vices, et l’inefficacité des remèdes que la morale vulgaire prétend y apporter. Ils auraient pu, dis-je, à l’aide de ces lumières, facilement décomposer cette morale d’institution, prouver le faux de ses hypothèses, l’impuissance de ses préceptes, les contrariétés de ses maximes, l’opposition de ses moyens avec leur fin ; en un mot, démontrer en détail les défauts de chaque partie de ce corps monstrueux.

Cette analyse, comme celle des équations mathématiques, écartant, et faisant disparaître le faux, le douteux, aurait enfin fait sortir l’inconnue, je veux dire, la morale véritablement susceptible des démonstrations les plus claires.

En suivant cette méthode, j’ai découvert que de tout temps nos sages, pour chercher à guérir une dépravation qu’ils ont mal à propos cru un fatal apanage de la condition humaine, ont commencé par imaginer que la cause de cette caducité était où elle n’exista jamais, et ont été précisément prendre ce poison pour le remède du mal dont ils le prétendaient cause.

Se répétant sans cesse, aucun de ces prolixes discoureurs ne s’est avisé de soupçonner que cette cause de la corruption des hommes fût précisément une de leurs premières leçons ; la matière leur en paraissait trop pure, trop auguste ; leurs lois, leurs règles trop prudentes et trop respectables, pour qu’on osât leur imputer cet énorme grief ; ils ont mieux aimé le rejeter sur la nature ; ainsi l’homme, au sortir de ses mains, quoique également privé de toutes idées métaphysiques ou morales, simplement muni des facultés propres à recevoir ces idées ; l’homme, dans les premiers instants de son existence, plutôt absolument indifférent à tout mouvement, que porté à aucune fougue impétueuse, se trouve, par la plupart de nos philosophes, suffisamment pourvu de quantité de vices, mêlés de quelques vertus, innés, aussi bien que d’idées de même nom. Avant même que de voir le jour, il porte dans son sein les funestes semences de dépravation qui l’excitent à chercher son bien aux dépens de toute espèce, et de l’univers entier, s’il était possible.

Quand je passerais cette spécieuse absurdité, je serais toujours en droit de faire remarquer, que, loin de chercher les moyens de déraciner ou de réprimer ces mauvais penchants pour laisser fructifier quelques faibles vertus, dont, selon ces docteurs, les racines ne sont pas absolument pourries ; que loin, dis-je, de fomenter ces salutaires dispositions, ils ont fait précisément tout ce qu’il fallait pour jeter et faire éclore dans le cœur de l’homme une semence de vice qui ne fut jamais, et pour étouffer le peu de vertus qu’ils imaginent y cultiver.

Causes de la corruption de l’amour-propre.

Voyons, par exemple, cet amour-propre dont vous faites une hydre à cent têtes, et qui l’est, en effet, devenu par vos propres préceptes. Qu’est-il cet amour de soi-même dans l’ordre de la nature ? un désir constant de conserver son être par des moyens faciles et innocents que la Providence avait mis à notre portée, et auxquels le sentiment d’un très-petit nombre de besoins nous avertissait de recourir.

Mais dès que vos institutions ont eu environné ces moyens d’une multitude de difficultés presque insurmontables, et même, de périls effrayants : naturæ bellum indicant, confligat oportet ; était-il étonnant de voir un paisible penchant devenir furieux, et capable des plus horribles excès, vous obliger à travailler pendant des milliers de siècles, avec autant de peine que peu de succès, à calmer ses transports, ou réparer ses dégâts ? Est-il étonnant que vous ayez vu cet amour de nous-mêmes, ou se transformer en tous les vices, contre lesquels vous déclamez vainement, ou bien prendre le masque des vertus factices que vous prétendiez lui opposer ?

C’est donc précisément de votre triste morale que l’éducation commune des hommes empruntent ses lugubres couleurs, on a vu, et l’on voit ses leçons porter dans leur cœur, dès sa plus tendre enfance, le funeste levain que vous attribuez faussement à la nature.

Donc le premier usage que fit un père de pareils préceptes pour instruire ses enfants, fut l’époque fatale de l’esprit d’indocilité, de révolte et de violence. Était-ce un vice de la nature que cette résistance ? Non, certainement ; elle était une défense bien légitime de ses droits.

Si ce père simple et sauvage errait dans les moyens de policer sa famille, et d’y maintenir la paix ; si l’ordre qu’il s’était avisé d’y établir pour cette fin, était vicieux, les inconvénients dans ces commencements n’étaient pas considérables.

Vous, réformateurs du genre humain, qui deviez être avertis, par ces inconvénients, des défauts de cette police, en sentir la cause, en remarquer les effets, en prévoir les dangereuses conséquences, êtes-vous excusables d’avoir adopté ces erreurs, d’en avoir favorisé le progrès, de les avoir multipliées comme les nations, au gouvernement desquelles vous les avez fait servir de règles ?

Telles sont, en général, les méprises invétérées que l’on attaque dans la Basiliade ; et voici en peu de mots les vérités que je prétends établir dans cet ouvrage.

État de l’homme au sortir des mains de la nature, et ce qu’elle a fait pour le préparer à être sociable.

L’homme n’a ni idées ni penchants innés. Le premier instant de sa vie le trouve enveloppé d’une indifférence totale, même pour sa propre existence. Un sentiment aveugle, qui ne diffère point de celui des animaux, est le premier moteur qui fait cesser cette indifférence. Sans entrer dans le détail des premiers objets qui font sortir l’homme de cet engourdissement, ni de la manière dont cela s’opère, je dis que ses besoins l’éveillent par degrés, le rendent attentif à sa conservation ; et c’est des premiers objets de cette attention qu’il tire ses premières idées.

La nature a sagement proportionné nos besoins aux accroissements de nos forces ; puis en fixant le nombre de ces besoins pour le reste de notre vie, elle a fait qu’ils excédassent toujours de quelque chose les bornes de notre pouvoir. On va voir les raisons de cette disposition.

Si l’homme ne trouvait aucun obstacle à satisfaire ses besoins, chaque fois qu’il les aurait contentés, il retomberait dans sa première indifférence, il n’en ressortirait que lorsque le sentiment de ces besoins renaissants l’agiterait ; et la facilité d’y pourvoir n’aurait pas besoin de lumières supérieures à l’instinct de la brute ; il n’aurait pas été plus sociable qu’elle.

Ce n’était point là les intentions de la suprême sagesse ; elle voulait faire de l’espèce humaine un tout intelligent, qui s’arrangeât lui-même par un mécanisme aussi simple que merveilleux ; ses parties étaient préparées, et, pour ainsi dire, taillées pour former le plus bel assemblage ; quelques légers obstacles devaient moins s’opposer à leur tendance, que les exciter fortement à l’union : séparément faibles, délicates et sensibles ; des désirs, des inquiétudes causés par la distance momentanée d’un objet propre à les satisfaire, devaient augmenter cette espèce d’attraction morale.

Que devait-il résulter de la tension de ces ressorts ? Deux effets admirables ; savoir : 1o une affection bienfaisante pour tout ce qui soulage ou secourt notre faiblesse ; 2o le développement de la raison, que la nature a mise à côté de cette faiblesse pour la seconder.

De ces deux sources fécondes devaient encore couler l’esprit et les motifs de sociabilité, une industrie, une prévoyance unanime ; enfin, toutes les idées, les connaissances directement relatives à ce bonheur commun. On peut donc dire avec Sénèque : Quidquid nos meliores beatosque facturum est, natura in aperto aut in proximo posuit.

C’est donc précisément dans ces vues que la nature a distribué les forces de l’humanité entière, avec différentes proportions entre tous les individus de l’espèce ; mais elle leur a indivisiblement laissé la propriété du champ producteur de ses dons à tous et un chacun l’usage de ses libéralités. Le monde est une table suffisamment garnie pour tous les convives, dont tous les mets appartiennent, tantôt à tous, parce que tous ont faim, tantôt à quelques uns seulement, parce que les autres son rassasiés ; ainsi personne n’en est absolument le maître, ni n’a droit de prétendre l’être.

C’est sur la stabilité de cette base que la nature avait appuyé ce qui devait être changeant et mobile ; elle avait pris soin d’en régler et combiner les mouvements.

Exposition détaillée des vrais fondements de sociabilité.

Je m’arrêterai encore à considérer les fondements, l’ordre, et l’assortiment des principaux ressorts de cette admirable machine :

1o Unité indivisible de fonds de patrimoine, et usage commun de ses productions ;

2o Abondance et variété de ces productions plus étendues que nos besoins, mais que nous ne pouvons recueillir sans travail ; tels sont les préparatifs de notre conservation, les soutiens de notre être.

Repassons aussi sur ce que la nature a fait pour disposer les hommes à une unanimité, à une concorde générale, et comment elle a prévenu le conflit de prétentions qui pourrait arriver dans quelques cas particuliers.

1o Elle fait sentir aux hommes, par la parité de sentiments et de besoins, leur égalité de conditions et de droits, et la nécessité d’un travail commun.

2o Par la variété momentanée de ces besoins, qui fait qu’ils ne nous affectent pas tous, ni également, ni dans les mêmes instants, elle nous avertit de relâcher quelque-fois de ces droits pour les céder à d’autres, et nous induit à le faire sans peine.

3o Quelquefois elle prévient entre nous l’opposition, la concurrence des désirs, des goûts, des inclinations, par un nombre suffisant d’objets capables de les contenter séparément ; ou bien elle varie ces désirs, ces penchants, pour les empêcher de tomber en même temps sur un objet qui serait unique, trahit sua quemque voluptas.

4° Par la diversité de force, d’industrie, de talents mesurés sur les différents âges de notre vie, ou la conformation de nos organes, elle indique nos différents emplois.

5° Elle a voulu que la peine, la fatigue de pourvoir à nos besoins, toujours un peu plus étendus que nos forces, quand nous sommes seuls, nous fît comprendre la nécessité de recourir à des secours, et nous inspirât de l’affection pour tout ce qui nous aide ; de là notre aversion pour l’abandon et la solitude, notre amour pour les agréments et les avantages d’une puissante réunion, d’une société.

Enfin, pour exciter et entretenir parmi les hommes une réciprocité de secours et de gratitude, pour leur marquer les instants qui leur prescrivent ces devoirs, la Nature est entrée dans les moindres détails ; elle leur fait tour à tour éprouver inquiétude ou tranquillité, lassitude ou repos, affaiblissement ou augmentation de force.

Tout est compassé, tout est pesé, tout est prévu dans le merveilleux automate de la société ; ses engrenures, ses contrepoids, ses ressorts, ses effets : si l’on y voit contrariété de forces, c’est vacillation sans secousse, ou équilibre sans violence ; tout y est entraîné, tout y est porté vers un seul but commun.

Cette machine, en un mot, quoique composée de parties intelligentes, opère en général, indépendamment de leur raison dans plusieurs cas particuliers ; les délibérations de ce guide sont prévenues, et ne le laissent que spectateur de ce qu’effectue le sentiment. On peut donc dire avec Ciceron[4] : Natura ingenuit, sine doctrina, notitias parvas maximarum rerum ; virtutem ipsam inchoavit.

Sur quels principes la morale et la politique devaient établir
leurs préceptes et leurs institutions.

C’était à la morale et à la politique, ad ea principia quæ accepimus consequentia exquirere ; c’était d’après ces excellentes dispositions qu’elles devaient travailler à seconder la nature par l’art ; c’était sur les opérations de celle-là qu’elles devaient régler celui-ci : c’était sur le partage des forces de l’humanité qu’elles devaient régler les devoirs et les droits de chaque membre, et leur distribuer leurs emplois : c’était là qu’il fallait appliquer la balance et le poids, le cuique suum : c’était sur les proportions des parties du tout, que les sciences de gouverner et les cœurs et les actions des hommes devaient établir les vrais moyens de maintenir et d’encourager l’union d’une société, et d’en rétablir les accords, si quelque chose eût pu leur nuire ou les rompre. Ce que l’on nomme les tons de cette harmonie, je veux dire les rangs, les dignités, les honneurs, devaient être mesurés sur les degrés de zèle, de capacité, sur l’utilité des services de chaque citoyen : on pouvait alors, sans danger, pour encourager tout effort généreux, tendant au bien commun, y attacher les idées flatteuses dont on décore de vains fantômes, objets frivoles de l’envie ; ce vice, tout honteux qu’il est, n’en veut qu’à ce qui ne peut nous être utile : il n’existe même et ne peut exister qu’où la vanité s’est approprié et le nom et les avantages du mérite. En un mot, si l’on eût établi que les hommes ne seraient grands et respectables qu’à proportion qu’ils seraient bons, et plus estimés qu’à proportion qu’ils auraient été meilleurs, il n’y eût jamais eu entre eux que l’émulation de se rendre réciproquement heureux ; alors l’oisiveté, l’inaction, auraient été les seuls vices, les seuls crimes et les seuls opprobres ; alors l’ambition aurait été, non le désir de subjuguer ou d’opprimer les hommes, mais celui de les surpasser en industrie, en travail, en diligence : les égards, les louanges, les honneurs, la gloire, auraient été de continuels sentiments de gratitude, ou de conjouissance, et non pas de honteux tributs de la bassesse, ou de la crainte pour ceux qui les paient, ou de vains et d’orgueilleux appuis de ce qu’on nomme fortune, élévation, pour ceux qui les exigent et les reçoivent.

Le seul vice que je connaisse dans l’univers, est l'avarice ; tous les autres, quelque nom qu’on leur donne, ne sont que des tons, des degrés de celui-ci ; c’est le Protée, le Mercure, la base, le véhicule de tous les vices. Analysez la vanité, la fatuité, l’orgueil, l’ambition, la fourberie, l’hypocrisie, le scélératisme ; décomposez de même la plupart de nos vertus sophistiques, tout cela se résout en ce subtil et pernicieux élément, le désir d’avoir : vous le retrouverez au sein même du désintéressement.

Or, cette peste universelle, l’intérêt particulier, cette fièvre lente, cette éthisie de toute société aurait-elle pu prendre où elle n’eût jamais trouvé, non seulement d’aliment, mais le moindre ferment dangereux ?

Je crois qu’on ne contestera pas l’évidence de cette proposition : Que là où il n’existerait aucune propriété, il ne pourrait exister aucune de ses pernicieuses conséquences.

Idée de la probité naturelle ; comment on pouvait en prévenir la corruption.

Alors la probité naturelle qui, dans l’ordre général de l’univers, est le résultat d’un arrangement infiniment sage, dans lequel aucun être ne peut, sans cause accidentelle, nuire au mouvement ni à l’existence d’un autre ; cette probité, dis-je, serait demeurée ce qu’elle était dans l’homme, un éloignement invincible de toute action dénaturée, une loi dictée par le sentiment, approuvée et chérie par l’esprit et le cœur : loin de rencontrer de continuels obstacles qui affaiblissent ou détruisent cet état paisible de l’être raisonnable, l’homme, exempt des craintes de l’indigence, n’eût eu qu’un seul objet de ses espérances, qu’un seul motif de ses actions, le bien commun, parce que le sien particulier en aurait été une conséquence infaillible. Donc, je le répète, ce que l’on nomme probité serait demeuré inaltérable ; elle aurait acquis tous les ornements que nous vantons dans le commerce de familiarité, je veux dire la complaisance, l’affabilité, en un mot, la politesse des manières, ainsi que celle des mœurs.

Qui ne comprendra que cette morale aurait été susceptible des démonstrations, non seulement les plus claires, mais les plus simples et les plus à la portée de tout les hommes ? Qui peut douter que l’éducation, tirant ses préceptes de cette morale, aurait donné à des vérités très-sensibles et généralement intéressantes, au moins autant de pouvoir et de crédit sur tous les cœurs, que l’éducation ordinaire donne de force et d’empire à mille préjugés ridicules ? La nôtre, en prévenant toute habitude vicieuse, aurait laissé ignorer aux hommes qu’ils pussent devenir méchants.

Mais avant d’examiner plus en détail pourquoi la probité naturelle de la créature raisonnable s’est si prodigieusement altérée, tirons, des objections même des moralistes, de nouvelles preuves de l’efficacité des leçons d’une éducation qui serait réglée sur nos principes.

Objection.

Quand on vous accorderait, disent-ils, que la politique et la morale s’y sont fort mal pris pour remédier à nos maux, sera-t-il moins vrai de soutenir que leur impuissance vient moins de leur propre fonds, que de la mauvaise volonté des hommes, qui naissent avec des penchants vicieux qu’il faut réprimer par la violence ?

Voyez, par exemple, deux enfants ; à peine discernent-ils les objets, que vous apercevez en eux un esprit de contention, de dispute, de mutinerie, d’impatience et d’obstination : l’un, quoique déjà pourvu de ce que ses cris vous ont averti qu’il désirait, veut encore avoir ce que vous venez de donner à un autre : on voit souvent ces débiles automates se disputer, avec colère et emportement, un chétif amusement. Funeste présage de leur future férocité, de leur future discorde !

Réponse.

Je réponds, premièrement, que les enfants n’étant alors pourvus d’un instinct guère plus raffiné que celui de certains animaux qu’on apprivoise, n’ont, non plus que ces animaux, que des accès momentanés de colère, que des sujets passagers de discorde, causés par un sentiment prompt et vif de quelque besoin ou de quelque inquiétude, qui les met quelquefois en concurrence pour la possession d’une même chose ; mais ces sortes de dissensions, de querelles de peu de durée qui naissent entre les brutes de même espèce, sont pour elles, en général, de si peu de conséquence, que si l’homme restait, comme ces animaux, borné à un petit nombre de facultés, il n’aurait, comme eux, ni haine, ni jalousie, ni aucune passion habituelle, ni volonté déterminée et opiniâtre qui pût le porter constamment à des actions féroces ; ainsi il n’aurait pas eu plus besoin de morale et de lois que la brute ; il n’aurait pas été moralement plus méchant ni plus dépravé qu’elle envers son espèce.

Quelle éducation préviendrait tout vice.

J’ajoute, en second lieu, que, puisque chez l’homme la raison succède à une sorte de sentiment aveugle, il est fait pour être le plus doux et le plus traitable de tous les animaux, et le serait en effet devenu, si d’abord ce sentiment stupide n’eût été mécaniquement employé qu’à le familiariser avec des habitudes pacifiques, si la raison fût ensuite venue les perfectionner ; elle n’était point faite, quoi qu’en disent nos philosophes, pour combattre en nous des passions fougueuses, ou pour prévenir des désordres qui n’eussent jamais existé, si l’homme eût été préparé, et, pour ainsi dire, apprivoisé par le mécanisme d’une éducation conforme à nos principes ; il n’eût plus alors eu besoin de faire usage des facultés de son esprit, que pour connaître et jouir des avantages d’une société sagement constituée : accoutumé, dès ses premières années, à se plier à ses lois, il ne se serait jamais avisé d’y contrevenir. Aucune crainte de manquer de secours, ni de choses nécessaires ou utiles, n’eût excité en lui des désirs démesurés. Toute idée de propriété sagement écartée par ses pères, toute rivalité prévenue ou bannie de l’usage des biens communs, aurait-il été possible que l’homme eût pensé à ravir, ou par force ou par ruse, ce qui ne lui eût jamais été disputé ?

Je veux convenir que, malgré les sages précautions de notre système d’éducation, il eût toujours existé parmi les hommes quelques sujets de contention, de dispute ; mais ces légères irrégularités auraient été aussi passagères que les causes et les circonstances qui les auraient produites. La cause générale et permanente de toute discorde n’existant point, le cœur humain ne se trouvant plus exposé à de longues et violentes secousses, ni agité de cruelles perplexités, il est évident qu’il n’eût pu contracter les vicieuses habitudes qui le dépravent : d’ailleurs, les préjugés pacifiques de son éducation eussent sans cesse aidé la raison, qu’une infinité de fausses idées n’eussent point offusquée à calmer de très-faibles agitations.

Quelle éducation perpétue les erreurs de la morale.

Ce que je viens d’accorder à nos adversaires me fournit de nouvelles armes contre eux. Puisqu’il n’est point de la condition présente de l’humanité de trouver des moyens parfaitement efficaces de prévenir tout trouble dans une société, quels funestes effets ne doit-il pas résulter des préceptes, des exemples et des préjugés transmis de père en fils, par une éducation qui, d’après une morale pleine d’erreurs énormes, respectées comme d’éternelles vérités, effarouche l’homme dès son enfance, et ne tourne sa raison naissante que sur des considérations affligeantes ? Est·il étonnant alors de voir cette raison devenir un des plus dangereux instruments de méchanceté ? C’est de là qu’il en faut dater les égarements.

En effet, à quoi cette éducation prépare-t-elle et l’esprit et le cœur, sinon à subir le joug d’une morale factice qui tourne le dos à la nature, et se trouve perpétuellement en contradiction avec elle-même, puisque, par ses propres conseils, les choses se trouvent malheureusement arrangée, ou plutôt bouleversées, de façon qu’en une infinité de circonstances, il faut qu’il naisse de violentes et fougueuses passions, des moyens mêmes qu’elle indique pour les combattre et les dompter ?

La plupart des législateurs ont rompu les liens de sociabilité, et occasionné ou entretenu les suites fâcheuses de cette rupture.

Tâchons maintenant de confirmer, par l’expérience, des vérités que nous venons d’établir par le raisonnement ; vérités importantes et précieuses qui, depuis six à sept mille ans, qu’une grande partie de notre espèce se souvient d’avoir reçu des lois, ont été contredites par ceux qui se sont mêlés de les lui prescrire.

Montrons que ces prétendus sages, que notre imbécillité admire, en privant la moitié des hommes des biens de la nature, ont abrogé ses sages dispositions, et ont ouvert la porte à tous les crimes[5]

Ces guides, aussi aveugles que ceux qu’ils prétendaient conduire, ont éteint tous les motifs d’affection qui devaient nécessairement faire le lien des forces de l’humanité. Ils ont changé toute prévoyance unanime, toute communication de secours, en de timides soucis partagés entre les membres dépecés de ce grand corps ; ils ont, par mille agitations contraires de ces parties désunies, confondues, allumé l’incendie d’une ardente cupidité : ils ont excité la faim, la voracité d’une avarice insatiable. Leurs folles constitutions ont exposé l’homme aux risques continuels de manquer de tout : est-il étonnant que, pour repousser ces dangers, les passions se soient embrasées jusqu’à la fureur ? Pouvaient-ils mieux s’y prendre pour faire que cet animal dévorât sa propre espèce ? Aussi, que d’efforts ces empiriques n’ont-ils pas dû faire pour empêcher un malheur qui devait indubitablement arriver !

Il a fallu, à force de règles, de maximes, reboucher les ruptures continuelles d’une digue imprudemment opposée au cours paisible d’un ruisseau gonflé par cet obstacle, et devenu, par ses débordements, une mer orageuse.

De maladroits machinistes ont rompu des liens, des ressorts dont la dissolution allait entraîner celle de toute humanité, et ils tâchent d’arrêter sa ruine à force de ligaments bizarrement entortillés, et de contrepoids appliqués au hasard. Que naît-il de leurs travaux ? De volumineux traités de morale et de politique, quorum tituli remedia habent, pixides venena[6].

Beaucoup de ces ouvrages peuvent donc s’intituler, les uns : L’art de rendre les hommes méchants et pervers sous les plus spécieux prétextes, et à l’aide même des plus beaux préceptes de probité et de vertu ; l’étiquette des autres sera : Moyens de policer les hommes par les règlements et les lois les plus propres à les rendre féroces et barbares.

Pourquoi les lois de la nature sont devenues impraticables.

C’est en conséquence de ces bévues de nos premiers maîtres de morale, que celle de la Basiliade paraît absolument impraticable aux savants auteurs de la Bibliothèque impartiale[7], et de la Nouvelle Bigarrure[8]. J’en conviens avec eux et avec tous ceux qui l’objecteront ; mais c’est seulement de nos jours qu’un aussi excellent législateur que le héros de ce poëme ne serait point écouté, eût-il la force et l’autorité d’un Pierre Alexiowitz dans ses États, tant l’absurdité invétérée de nos préjugés est tenace. De plus, comme je prétends que la morale vulgaire s’est établie sur les ruines des lois de la nature, il faudrait entièrement renverser celle-là pour rétablir celles-ci. Au reste, je pense qu’à l’examen de ce poème ces critiques auront compris que le but de l’auteur était de faire voir, comme il le dit dans une note[9], pourquoi la morale et la politique vulgaire sont si opposées aux vérités de ses spéculations ; et de prouver, de plus, que ces vérités fussent devenues très-praticables si elles eussent été suivies par les premiers législateurs. J’ose ici soutenir que, si ce bonheur fût arrivé, nous regarderions à présent comme absolument impossible tout autre système de police, et peut-être même n’en aurions-nous pas d’idée.

Notes et références[modifier]

  1. Horace.
  2. La Basiliade signifie, en grec, les actions héroïques d’un homme vraiment digne de l’empire du monde.
  3. Combien d’impertinences en prose et en vers n’a-t-on pas dites sur ce sujet !
  4. De finibus, lib. 5.
  5. Qu’on suspende ici l’objection qu’on pourrait me faire en faveur des législateurs ; qu’ils n’ont rien changé ni corrompu. Je prouverai, par la suite, que plusieurs en peuvent être accusés, et qu’en fait de reforme, qui n’améliore rien, gâte tout.
  6. Lactance
  7. Bibl. imp. mois de nov. 1753, tome III, 3e partie, page 401-415.
  8. Nouv. Bigarrure., nov. 1753, tom. IX, pag. 145-150.
  9. Basiliade, chant III.