Code de la Nature/Troisième partie

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Texte établi par François VillegardellePaul Masgana (p. 109-147).


TROISIÈME PARTIE.

DÉFAUTS PARTICULIERS DE LA MORALE VULGAIRE.


Ce que c’est que le mal ; ses différentes espèces.

L’homme disposé par la nature (et ce pour être plus promptement averti de veiller à sa conservation) à juger de tout relativement à lui-même, appelle mal tout ce qui, médiatement ou immédiatement, lui déplaît, ou l’offense. La réflexion et l’étude lui ont cependant appris à diviser cette idée générale.

Nous nommons maux physiques les mutabilités de la matière qui nous semblent fâcheuses. La destruction d’une belle fleur, de quelque production utile, est, pour nous, une perte, un dommage ; nous éprouvons du déplaisir, des regrets. Les accidents qui nous arrivent de la part de quelque être purement passif qui nous blesse, qui nous cause de la douleur, quelques sensations désagréables, comme le choc d’une pierre, sont des maux physiques que nous nommons malheurs.

L’action d’une cause intelligente, qui déplaît, offense ou blesse, est le mal moral ; celui qui la commet de propos délibéré, est le méchant.

Prenez le contraire de ces rapports affligeants, vous aurez les idées de biens de différents noms ; ceux qui nous viendront de la part d’une cause insensible, seront physiques ; ceux que nous recevrons d’une cause intelligente, seront moraux. Ces causes, en général, se nommeront bonnes : leurs effets seront des bienfaits, nos sentiments des plaisirs ; l’événement est bonheur, et notre état, félicité. Tâchons, si nous pouvons, de resserrer les limites déjà trop étendues de ce qui nous afflige, et d’élargir l’étroite enceinte de notre bien-être, que nos moralistes semblent prendre à tâche de rétrécir.

Il n’y a point de mal physique en présence de la Divinité.

Je dis que les maux physiques viennent d’une mutabilité de rapports et de situations auxquels notre nature nous expose, mais dont la cause première est entièrement exempte. Je ne m’arrêterai point à prouver ce que personne ne contestera, que dans l’ordre général de l’univers, tout est aux yeux de son auteur infiniment sage, aussi bon et aussi bien qu’il est possible qu’il le soit, et que rien ne peut lui être désagréable dans son ouvrage. Il n’y a donc point de mal physique en présence du Créateur. De plus, il n’arrive aucun mal physique de la part de l’auteur de tout ordre ; car ce qui serait un désordre dans les rapports de ces créatures inanimées entre elles, serait, ce qui répugne, une ignorance, une erreur dans l’intelligence infinie ; et ce serait, par rapport à nous, une qualité fort malfaisante dans la cause suprême ; idée qui ne répugne pas moins que la première. Ainsi, à proprement parler, ce que nous nommons mal physique, n’en est point un, même à notre égard ; car, premièrement, une grande partie des accidents qui nous déplaisent, ne sont contre notre gré que parce que nos vues bornées ne peuvent apercevoir l’ordre et l’enchaînement des êtres ; elle n’en saisit que quelque fragment, qu’elle croit imparfait, ne pouvant voir que lui seul : une autre partie de ces accidents sont moins des maux physiques par rapport à nous, que des avis pressants, ou de nous délivrer, ou de nous garantir de ce qui peut nous nuire. Nous devons encore moins considérer toutes ces choses comme les effets d’une volonté suprême, déterminée à nous nuire, que comme des bienfaits de sa part ; et quand nous serions périssables comme les êtres inanimés, nous ne pourrions nous plaindre d’une cause aveugle qui nous plongerait, par degrés, dans l’indifférence du néant ; à plus forte raison, ne pouvons-nous accuser une cause bienfaisante et sage qui ne peut et ne veut nous laisser subir quelques accidents passagers, que parce qu’il est entré dans son plan, que tout être muable doué de raison, éprouverait par degrés ses bontés, et en sentirait tout le prix.

Le mal moral ne touche que la créature.

Concluons de tout ceci, qu’il n’existe dans l’univers d’autre mal que le moral, qui ne peut avoir pour cause que la créature raisonnable, et ne peut attaquer et offenser qu’elle. Il est dans la cause, comme nous l’avons dit, une détermination libre à nuire, c’est la méchanceté, et dans le sujet qui l’éprouve, c’est offense, lésion. Or, il serait absurde de dire que la Divinité fût exposée à de si fâcheux rapports ; il vaudrait autant la supposer, comme nous, changeante et périssable.

Non, dit-on, le mal moral n’attaque point la Divinité : comme il offense les hommes ; c’est-à-dire, qu’il ne peut l’affliger, ni troubler son repos immuable ; mais il peut lui déplaire, à peu près comme le mal que nous voyons faire à quelqu’un, sans que nous ayons rien à redouter de semblable, nous touche et nous émeut ; ce sentiment de bonté est en nous une image de la sienne.

Je prouverai dans peu combien cette comparaison, toute utile qu’elle est dans l’état présent des sociétés, est fausse ; cependant c’est une de ces erreurs utiles, semblable à celles de nos sens, faite pour suppléer au défaut des leçons de la nature, lorsque l’homme ne les écoute plus ; erreur dont il n’avait que faire, s’il fût demeuré soumis aux lois primitives.

Je dis que l’homme n’avait pas besoin d’imaginer que la Divinité s’offense de ses désordres, s’il ne fût point sorti de ce que lui prescrivaient les sentiments naturels, puisque sous leur heureux empire, cette créature, comme nous l’avons fait voir dans tout ce qui précède, ne peut être nuisible ; tout dans cet état lui met en évidence et lui fait vivement sentir la nécessité d’être bienfaisante.

Analogie entre l’ordre physique et le moral.

Dieu, à l’égard des actions des hommes, comme dans l’ordre physique du monde, a établi une loi générale, un principe infaillible de tout mouvement ; et toutes choses une fois disposées selon un plan aussi admirable par sa simplicité que par l’étendue et la fécondité de ses conséquences, tout marche, tout va avec un concert merveilleux ; il semble que la toute-puissance ait livré les causes secondes et les effets particuliers à eux-mêmes, ou, si vous voulez, il en conserve le cours et l’enchaînement. Les sciences ont conduit les hommes assez près du premier ressort de ce mécanisme, pour le leur laisser entrevoir.

Dieu, qui est toujours semblable à lui-même, a aussi établi dans l’ordre moral un principe infaillible d’innocence pour les créatures qu’il voulait douer d’une faculté qui les mit en état de se conserver mutuellement elles-mêmes. Comme il a livré les êtres inanimés à un mouvement aveugle et mécanique, il a de même livré les hommes à ce guide qui les pénètre, pour ainsi dire, et les possède tout entiers. C’est le sentiment de l’amour de nous-mêmes, impuissant sans secours, qui nous met dans l’heureuse nécessité d’être bienfaisants. Notre faiblesse est en nous comme une espèce d’inertie ; elle nous dispose, comme celle des corps, à subir une loi générale qui lie et enchaîne tous les êtres moraux. La raison, quand rien ne l’offusque, vient encore augmenter la force de cette espèces de gravitation.

La bienfaisance est la première de toutes nos idées morales.

Nous apprenons à bien faire, longtemps avant que d’avoir besoin de la leçon de ne point nuire. La durée de notre première débilité est le temps de cet heureux apprentissage ; elle nous laisse bien du temps privés de toute idée malfaisante, pour faire éclore et fortifier en nous celle de la bienfaisance.

L’animal destiné à devenir sociable, passe par une enfance proportionnée au degré de force que doit acquérir ce doux penchant ; ses premiers mouvements sont des signes de besoins, et non des inclinations féroces. Cet âge vif et léger n’est susceptible que d’une impression peu durable de l’offense, que celle du moindre bienfait efface aisément : quelque violentes que paraissent souvent ses agitations, ses inquiétudes, elles sont une marque de sa sensibilité, et non de dépravation ; c’est un être inanimé qui n’a encore essayé de rien, et veut faire épreuve de tout : il ne s’irrite sérieusement contre rien ; il cherche à jouir : sans égard aux obstacles, il tend directement à l’objet agréable. Comme il ignore encore que rien puisse lui nuire ; comme il se voit, au contraire, fréquemment secouru par ceux auxquels il doit le jour, ou qui l’environnent ; leurs soins, leurs caresses, leurs complaisances doivent être pour lui de continuelles leçons qui lui apprennent à aimer ; et l’amour n’est-il pas le principe de toute bienfaisance ? Oui, c’est en éprouvant qu’il y a des objets aimables, revêtus du pouvoir de nous faire du bien, que s’excitent en nous les mêmes dispositions : or, je dis qu’une expérience constante prouve que ce sont les premières épreuves que nous faisons dès notre naissance ; ainsi l’a voulu la bonté divine. Il serait donc inutile de m’objecter que, comme l’idée de bienfaisance peut précéder en nous toute disposition à nuire, il peut aussi arriver que les premiers instants de notre vie ayant été des malheurs, nos premières dispositions nous auront portés à mal faire. Je réponds que cela serait possible dans l’ordre moral l’institution humaine ; mais que l’ordre naturel qui le précède toujours, nous préserve, au moins pour quelques instants, de ces funestes dispositions, et nous en garantirait pour toujours s’il était secondé par l’art, je veux dire, par des règles, des préceptes ou des exemples qui soutinssent, et fortifiassent les premières leçons de bienfaisance. Au contraire, leurs impressions s’effacent promptement : à peine sommes-nous sortis de la première enfance, que des êtres libres qui cherchent à nous nuire, nous apprennent bientôt à les imiter.

Ce qui ôterait à l’homme toute idée de mal moral.

Il est donc sûr que la notion de ce principe moral : Fais du bien pour en recevoir, précède chez les hommes celle de cette autre maxime : Ne nuis pas, pour que rien ne te nuise. Or, ôtez la propriété, l’aveugle et impitoyable intérêt qui l’accompagne ; faites tomber tous les préjugés et les erreurs qui les soutiennent, il n’y a plus de résistance offensive ou défensive chez les hommes ; il n’y a plus de passions furieuses, plus d’actions féroces, plus de notions, plus d’idées de mal moral. S’il en reste, ou s’il s’en élève quelques traces, elles sont causées par des accidents si légers, et de si peu de conséquence ; c’est par des oppositions de volontés qui offusquent si peu, chez les contendants, les lumières de la raison, que loin d’affaiblir le domaine de la bienfaisance naturelle, ces faibles chocs n’en feraient que mieux sentir l’importance : en un mot, comme nous l’avons vu ailleurs, il n’y aurait dans les sociétés que quelques petites discordances ; elles en relèveraient l’harmonie, et lui nuiraient moins qu’elles ne l’empêcheraient de languir.

Ce que sont, en présence de la Divinité, les imperfections morales
de la créature.

De tout ce que je viens d’établir, les moralistes concluront, que puisque l’homme est une créature libre, qui pouvait et devait rester dans un état heureux, il a dû se rendre bien désagréable en présence de son bienfaiteur, en violant, comme de propos délibéré, ses premières intentions : ils diront qu’il faut que cette créature soit bien insensée de s’être ainsi livrée à une infinité de maux dont il lui était si facile de voir et d’éviter le danger ; que, par conséquent, il faut que le genre humain soit bien coupable aux yeux de la Divinité, et bien digne de châtiment.

En usant, comme nos philosophes, de comparaison, il serait facile de faire voir que l’homme mériterait plus de pitié que de courroux de la part de la Divinité, et plutôt des secours que des châtiments, si la suprême sagesse jugeait des choses à peu près comme nous ; mais qui ne sent le faux et le ridicule de ces sortes de comparaisons ?

Rien dans l’univers ne peut déplaire à la Divinité dans le sens, ni de la manière que certaines choses déplaisent à une créature aussi bornée, aussi faible que l’homme, être périssable, que le moindre dérangement apparent inquiète, embarrasse. Quoique nous ne puissions absolument connaître comment la Divinité considère les accidents physiques ou moraux, que nous nommons le mal, il est certain, comme j’ai déjà dit, que ce qui nous semble un désordre, n’en doit point être un pour l’intelligence infinie, qui a tout ordonné ; il faudrait, sans cela, la taxer d’imprudence ou de méchanceté, ou en faire une fatalité qui s’ignorerait elle-même. Ceux qui prétendent qu’il arrive des choses qui peuvent choquer les idées ou la volonté divine, ne peuvent, quelques efforts qu’ils fassent, éluder cette objection, qui se présente d’elle-même toute la première.

En effet, si quelque chose offense, c’est-à-dire, déplaît à la Divinité dans la conduite morale des hommes ; si ce que nous nommons mal, est autre chose à ses yeux qu’un simple défaut, suite nécessaire des bornes naturelles de la capacité humaine laissée, dans cette vie, à son propre gouvernement ; si ce mal est autre chose qu’une simple imprudence, une erreur qui porte avec elle son châtiment et son remède, il faudra convenir que toutes les institutions humaines, toutes les lois factices auxquelles les mortels se sont soumis, ou ont été forcés de se soumettre, sont des crimes généraux, d’autant plus énormes et plus punissables, qu’ils sont la source de tous les maux. Or, dans cette supposition, il faudrait dire que la Divinité doit châtier tous nos sages, tous nos législateurs, qui, comme nous l’avons prouvé, ont bouleversé les lois de la nature. Cependant, à les entendre, ils ne sont pas coupables, ils avaient les meilleures intentions du monde.

Quant au reste des hommes, que peut-on leur imputer ? Après tout, ce n’est pas leur faute, s’ils ont été induits en des erreurs, qui multipliées de générations en générations, sont devenues insurmontables. Si donc, en conséquence de ces erreurs, quelques particuliers se trouvent réduits à la dure nécessité de devenir criminels, dans les principes même de nos moralistes, n’ont·ils pas droit de s’excuser d’une méchanceté involontaire, d’une méchanceté dont tout le système a été comme bâti avant eux ? Le funeste torrent de toute dépravation est creusé dès longtemps ; il n’est presque plus possible à ces malheureux de se tirer des gouffres fréquents qu’il laisse sur son passage. Quel est le coupable de celui qui a ouvert le précipice, ou de celui qui y tombe ?

Vous avez fait des lois que vous sentiez qui seraient infailliblement violées ; et c’est ce qui devait vous faire comprendre combien elles étaient imparfaites. Vous châtiez ; et pour les maintenir, vous n’aviez que ce moyen. Pourquoi faites-vous la Divinité garante de vos bévues ? Quoi ! vous voulez qu’elle s’irrite de ce que vous n’êtes pas obéis, et qu’elle poursuive votre vengeance au delà du terme de toute prévarication !

Si l’on réplique que Dieu doit punir les prévaricateurs, comme le font les hommes, parce que les crimes, malgré l’imperfection des lois humaines qui ont pu les occasionner, n’étaient pas inévitables pour ceux qui les ont commis, et parce que ces mêmes lois, faites précisément pour les empêcher, donnaient, d’après la nature, des leçons pour les éviter, je vous demanderai à quoi servaient ces leçons, aussi inefficaces que révoltantes ? Vous les dites tirées de la nature, et je vous ai fait voir qu’elles la contredisent. Où est l’authenticité qui peut les faire adopter de Dieu, et les lui faire approuver comme siennes, comme des règles prescrites aux hommes sous des peines très-rigoureuses ?

Ou avouez-moi des absurdités : 1° que la Divinité aurait, au gré de la folie des hommes, abrogé et supprimé la première loi de nature, et ses conséquences ; 2° qu’il aurait changé l’essence des rapports primitifs qu’il a voulu établir entre ses créatures raisonnables, pour leur substituer et autoriser le système de tel ou tel législateur ; 3° que parce qu’il aurait plu à ce réformateur mortel, pour faire quadrer ses arrangements, de réputer pour crime, une action qui n’est naturellement point mauvaise, la Providence, d’après les rêveries d’un cerveau fanatique, punirait ceux qui ne se conformeraient pas à ces préceptes. Si ces conséquences de vos propres principes révoltent le bon sens, abandonnez-les pour convenir de choses plus raisonnables : qu’il est incontestable, comme je le prouve ailleurs, que tant que les lois de la nature subsistent dans leur entier, il n’y a point de crime possible ; point, par conséquent, de crime à punir : que si une main maladroite altère par erreur les dispositions de ces lois, ou plutôt se méprend et induit par ignorance quelques malheureux à les violer, la sagesse infinie se sert de la même main pour réparer un dégât momentané.

Le mal moral n’est dans l’homme, aux yeux de la Providence, que ce que sont les imperfections dans les êtres physiques : sa sagesse ne détruit point la chose imparfaite, mais la perfectionne. J’appelle chose imparfaite, ce qui n’est pas encore ce que la Providence a dessein de la faire devenir.

Tout dans l’univers, soit physique, soit moral, se perfectionne
par gradation.

Tout prouve dans la nature comme dans l’art, dans le physique comme dans l’intellectuel et le moral, qu’il est établi un point fixe d’intégrité, auquel les êtres montent par degrés. Nous ignorons l’essence des choses les plus simples et les plus bornées ; nous ne savons si elles sont susceptibles ou non d’une subite intégrité, et, par conséquent, si la toute-puissance pouvait, ou non, les y porter sans gradation. Je ne conteste point sur l’affirmative ou la négative ; je ne me tiens qu’à l’extérieur sensible de ses procédés : les phénomènes qui me les montrent, me laissent voir partout, jusques dans l’aile du moucheron, un développement successif ; j’éprouve, je sens les progrès de ma raison : je puis donc dire, avec fondement, que par une analogie merveilleuse, il est dans le moral des accroissements favorables, et que les lois de la nature, malgré leurs forces et leur douceur, n’acquièrent que par degrés une autorité entière sur l’humanité : de sorte que d’abord les nations qui s’assemblent, sentent plutôt l’utilité d’une société en général, qu’elles ne comprennent nettement quelle doit être la meilleure. Ce n’est que par une longue suite d’erreurs morales, par mille épreuves, que la raison humaine découvre enfin, que nulle situation ne peut être plus heureuse que l’état de simple nature ; mais comment les nations pourraient-elles l’apprendre, si elles ne passaient par plusieurs formes de gouvernement, par plusieurs systèmes, dont les défauts dussent tôt ou tard réunir tous les suffrages en faveur de la nature ?

Presque tous les peuples ont eu, et ont encore une idée d’un âge d’or, qui serait véritablement celui où aurait régné parmi les hommes la parfaite sociabilité dont j’ai développé les lois. Peut-être cette première innocence n’a-t-elle été, pendant plusieurs siècles, pratiquée que sans réflexion, et, par conséquent, sujette à se corrompre. Cette corruption aura produit la barbarie, le brigandage, dont les malheurs auront appris aux hommes le prix de leur premier état ; ils auront essayé de s’en rapprocher par des lois qui, longtemps très-défectueuses, auront été abrogées par d’autres moins imparfaites : celles-ci ont été, et seront apparemment remplacées par de nouvelles, encore moins fautives ; ainsi de suite, jusqu’à ce que la raison épurée se soit accoutumée à ne plus méconnaître les leçons de la nature, et à ne se livrer constamment qu’à ses impressions. Parvenue à ce terme heureux, la créature raisonnable aura acquis toute la bonté, ou l’intégrité morale dont elle est susceptible : c’est vraisemblablement par ces degrés que la Providence y conduit le genre humain. On a souvent dit que les empires avaient, comme l’homme, leur enfance, leur jeunesse, leur âge mûr, et leur décrépitude ; n’en serait-il pas de même de l’espèce entière pendant un certain nombre de révolutions, qui la porteraient à un état constant d’innocence ?

Mais quittons les hypothèses pour fixer l’idée de mal moral, et la renfermer dans ses justes bornes.

Justes bornes du mal moral.

Il n’y a dans la nature mal physique ni moral respectivement à la Divinité, c’est·à-dire, qu’il n’est entre elle et les êtres créés aucune relation qui lui soit désagréable.

À l’égard de l’homme supposé soumis aux lois primitives de la nature, il n’y a point de mal moral, c’est-à-dire, aucune lésion active ou passive : il ne peut être exposé à des maux de cette espèce, ni se rendre coupable que dans la constitution arbitraire de certaines sociétés, qui varient comme les volontés mortelles qui les ont établies, et dont les coutumes et les usages sont souvent diamétralement opposés l’un à l’autre : de sorte que ce qui est mal moral dans l’une, est souvent un bien ou une action louable dans l’autre. L’état présent et passé des nations le prouve sans réplique. On condamne ici ce que l’on autorise, ce que l’on commande ailleurs ; donc le mal moral est, à cet égard, une chose purement versatile et changeante comme la fantaisie des législateurs : il est dans l’ordre qu’il soit puni par un autre mal aussi passager ; il est un pur effet d’une cause seconde livrée aux accidents de sa mutabilité volontaire ; ce mal peut-il avoir quelque relation avec la Divinité ?

L’homme est créateur indépendant de ses actions libres ; elles n’ont d’autre objet, d’autres motifs que sa conservation, son bien-être ; choses de très-courte durée, et entièrement laissées aux soins de sa capacité présente. Or, puisque ces actions, bonnes ou mauvaises, soit par rapport à lui, ou par rapport à ses semblables, ne sont telles que dans quelques circonstances seulement, il est vrai de dire que l’homme est très-accidentellement ou conditionnellement méchant. Ôtez la condition et les causes qui, pour la plupart, ne dépendent pas de lui, il ne peut pas être pervers, ni souhaiter, ni continuer de l’être.

La cause passagère de tous maux en est le remède.

Ôtez la propriété, je le répète sans cesse, vous anéantissez pour jamais mille accidents qui conduisent l’homme à des extrémités désespérantes. Je dis que, délivré de ce tyran, il est impossible, de toute impossibilité, que l’homme se porte à des forfaits, qu’il soit voleur, assassin, conquérant. Les lois qui autorisent la propriété, le punissent de ces crimes : ses remords même et ses craintes, enfants des préjugés du système de morale dans lequel il est élevé, l’en punissent encore. Mais le plus sévère châtiment du scélérat est le premier sentiment de bienfaisance, pour ainsi dire innée ; cette voix intérieure de la nature, toute réduite qu’elle est chez les hommes à l’indifférente leçon de ne point nuire, a encore assez de force pour se faire vivement sentir au criminel.

Vous dites que chez la plupart des hommes, la crainte des châtiments, des supplices, ou présents ou futurs, arrête les actions dénaturées : que d’efforts, faibles mortels, pour empêcher que quelque furieux ne vous nuise ! Tout cela serait inutile sans une ineffaçable probité que la Divinité a mise dans le cœur humain. L’homme de bien la chérit indépendamment de toute crainte, le scélérat la regrette même dans l’impunité ; elle seule punit et réprime plus efficacement les crimes que les roues, les gibets : Ille (Deus), legis hujus inventor, disceptator, lator : cui qui non parebit, ipse se fugiet, ac naturam hominis aspernabitur ; atque hoc ipso luet maximas pœnas, etiamsi cætera supplicia, quæ putantur, effugerit… suum quemque scelus agitat, amentiaque afficit : suæ malæ cogitationes, conscientiæque animi terrent ; hœ sunt impiis assiduæ domesticæque furiæ[1]. Il est entré dans le plan de la Providence que les lois humaines qui auraient imprudemment occasionné la violation des sentiments naturels, joindraient leurs rigueurs au pouvoir affaibli de ces sentiments, et qu’elles répareraient ainsi les pertes qu’elles leur font souffrir : ces sentiments eux-mêmes, après la chaleur de l’action dénaturée, reprennent toutes leurs forces, et sont autant d’Euménides terribles qui aident les lois humaines à punir le crime. Ainsi, comme un choc est détruit par un autre choc, l’imprudence des causes libres occasionne les crimes ; les suites de la même imprudence servent à détruire ces funestes effets : la violence est anéantie par la violence ; il n’en reste plus rien que de purement idéal pour la créature que ces rapports peuvent intéresser.

Véritable cause des contrariétés de l’esprit et du cœur.

Si on considère les actions des hommes que l’on nomme simplement vices, et qui ont un moindre degré de méchanceté que les actions dénaturées, à combien, grand Dieu ! de pratiques puériles, bizarres et risibles n’a-t-on pas attaché l’idée morale de bonté et de méchanceté ? Ces choses qui ne tiennent par rien du tout à la nature, qui la gênent même et la contrarient, ont cependant trouvé tant de crédit sur l’esprit des hommes, qu’ils en ont souvent fait des ordres divins. Quand il arrive que la nature, malgré l’esprit, secoue un joug inutile, peut-on traiter sa résistance de révolte ; peut-on dire que la volonté de l’homme le porte au vice malgré les lumières de l’esprit ? Ces prétendues clartés ne sont, en effet, que de ténébreuses bluettes, et il n’est pas étonnant alors si la nature, plus sage et plus forte par ses sentiments, met si souvent la volonté en contradiction avec l’esprit, et semble se moquer de ses leçons.

C’est là précisément le nœud gordien de nos raisonneurs moralistes. Le cœur de l’homme, disent-ils, est un labyrinthe impénétrable dont on ne peut connaître les replis : ce n’est qu’un composé monstrueux d’éléments contraires qui se font une guerre perpétuelle. À quoi lui sert la raison, si, malgré ce guide, il bronche à chaque pas ; si on le voit, à chaque instant, agir contre ses opinions, contre les principes dont il semble le plus fortement persuadé ; si enfin rien n’est plus inconséquent que l’homme dans sa conduite ?

Video meliora proboque, deteriora sequor.

Ovid.

La raison en est toute simple ; c’est que dans mille occasions vos préjugés, vos erreurs, vos folles opinions, s’opposent aux sages impressions de la nature ; le cœur en sent les indications promptes et sûres, et semble se rire du vain pédantisme de l’esprit qui voit faux.

Qu’on rassemble, après cela, toutes les inepties satiriques ou élégiaques que les stoïciens anciens et modernes, que les Pascal, les Malebranche, les Duguet, et quelques uns de nos meilleurs poëtes, ont débitées contre l’humaine espèce ; qu’on les examine selon nos principes, on verra que partie de ce qu’ils lui reprochent sont des puérilités, des misères, et on connaîtra du reste à quoi il tient que l’homme ne se corrige de ce dont on peut justement le blâmer ; on comprendra pourquoi ces censeurs extravaguaient si sagement, enfin comment et depuis quand,

Loin que la raison nous éclaire,
Et conduise nos actions,
Nous avons trouvé l’art d’en faire
L’orateur de nos passions.
C’est un sophiste qui nous joue,
Un vil complaisant qui se loue
À tous les fous de l’univers ;
Qui s’habillant du nom de sages,
La tiennent sans cesse à leurs gages
Pour autoriser leurs travers.

Rousseau.

C’est précisément par un semblable abus de la raison que la plupart de nos mélancoliques enthousiastes déclament contre l’homme, aussi bizarres, aussi indéfinissables eux-mêmes que celui qu’ils décrient ; ils font cependant quelquefois la grâce à cette créature infortunée, pour la consoler, de lui dire, avec un de nos poëtes célèbres :

Malgré l’épaisse nuit sur l’homme répandue,
On découvre un rayon de sa gloire perdue :
C’est un roi qui du trône en la terre jeté,
Conserve sur son front un air de majesté.

Racine fils.

Ne voilà-t-il pas une riche et utile découverte ?

Combien nos principes sont éloignés d’autoriser le vice
ou le crime

Il faut des mœurs, une police, des lois, un gouvernement ; tout le monde le dit, et je ne le soutiens pas avec moins de zèle : c’était dans la nature qu’il en fallait puiser les règles ; mais elle était sujette à se corrompre ; les passions humaines étaient un feu qui pouvait devenir incendie : eh bien, il fallait en écarter les matières combustibles. La raison humaine (et, sans cela, à quoi nous servirait ce guide ?) est faite pour connaître et suivre les procédés de cette nature ; ses lois primitives, toutes sages qu’elles sont, ne suffisent point pour gouverner les hommes, je l’avoue ; mais ce n’est que tant que ces lois demeurent vagues et indéterminées : les recueillir, les assembler, y mettre de l’ordre, de la conséquence, en fixer les décisions, c’est l’ouvrage de la raison, de l’art. Ainsi, comme ce qui corrompt la nature n’est plus elle, comme ses vrais sentiments, ses véritables indications cessent où commence toute violence ; de même toute institution qui sort de ses principes, qui bâtit sur de fausses positions, qui prend pour nature ce qui ne l’est pas, n’est plus un art qui puisse imiter et suivre pas à pas cette sage maîtresse, c’est une misérable et aveugle routine ; ce n’est que cette cacophonie que j’attaque dans cet ouvrage.

Qu’on ne m’accuse donc point d’autoriser le crime par des principes qui font disparaître tout mal moral, qui affranchissent l’homme de toute crainte, de tout remords. Rien ne serait plus évidemment calomnieux que cette accusation, puisqu’il n’y a pas un de mes raisonnements, pas une de mes maximes qui, loin de favoriser aucune action dénaturée, ne tende, au contraire, à anéantir tout scélératisme, et à le rendre même inconcevable.

En indiquant la cause première de tous forfaits et les moyens de la détruire, je substitue à une impuissante crainte, à d’inutiles remords, les vrais moyens de rendre le crime impossible, d’en inspirer une horreur insurmontable, et enfin de restituer la créature à sa bonté, à sa probité naturelle.

Quand je dis qu’il n’y a nul mal moral en présence de la Providence, qu’elle ne s’irrite point du crime, qu’elle ne le punit pas comme nous l’imaginons par comparaison avec nos procédés, je dis aussi que sa sagesse permet que, par des conséquences infaillibles de l’ordre établi dans le moral, c’est-à-dire, dans les actions des hommes, il arrive toujours que ce qui nuit à ces créatures, est réprimé par des maux pareils. Point de crimes sans punition, mais aussi plus de crimes après les derniers châtiments.

Si j’établis que l’idée d’un être infiniment parfait, infiniment bon, exclut absolument celle d’un vengeur obstiné dont les rigueurs perpétueraient le mal, c’est que cette idée ne peut convenir qu’à la créature qui, sujette à l’offense, ne peut s’en garantir que par la crainte et la terreur. C’est à se mettre hors de toute insulte que la vengeance trouve du plaisir dans les tourments du coupable. Que serait un être inaccessible à toute offense qui se plairait à ce cruel exercice ?

Criez tant qu’il vous plaira, imposteurs ou fanatiques, qui avez intérêt de nous persuader des chimères ; vos vains raisonnements ne pourront jamais étouffer cette vérité aussi évidente que le premier axiome de mathématique : Si la suprême puissance est unie, dans un être, à une infinie sagesse, elle ne punit point, elle perfectionne ou anéantit. Choisissez.

Tout est bien dans l’univers. Dieu a permis qu’à côté et assez près de ses lois immuables, l’humaine raison, cette déité créée, érigeât les siennes, et qu’elle fût elle-même créatrice du monde moral dont le mécanisme allât suffisamment bien pour l’état présent et passager de l’humanité, de même que la maison suffit pour la durée de celui qui la bâtit ou l’habite.

Je ne blâme vos constitutions, vos préceptes, mortels qui voulez vous mêler d’instruire les hommes, que parce que vous leur débitez ces leçons comme d’éternelles vérités. Contentez-vous qu’on vous les passe pour des conséquences hypothétiquement vraies, relativement aux systèmes qu’enfanta l’imagination de vos premiers maîtres.

Vous, ineptes discoureurs sur les décrets éternels de la Providence, qui prétendez en accorder la sagesse infinie avec ce que vous voyez de monstrueux dans les humaines résolutions, les impertinences dont vous remplissez nos bibliothèques sont au dessous de toutes puérilités. A quelles extravagances, grand Dieu ! ne vous faut-il pas recourir pour justifier la conduite peu raisonnable que vous prêtez à la raison infinie ? Mais je n’entre point en discussion sur ce sujet ; je me contente de vous dire, comme Sénèque : Quid interest utrum Deum neges, an infames ? Pourquoi, après cela, reprochez-vous aux païens leurs risibles divinités ? Ne pourraient-ils pas prendre leur revanche avec avantage ?

J’ai fait voir en quoi précisément consiste et le bien et le mal moral, je passe à l’examen des causes de la corruption des actions humaines.

Principal motif de toute action humaine, et principe
de toute harmonie sociale.

Il est incontestable que le motif ou la fin de toute action humaine, est le désir d’être heureux ; il n’est pas moins certain que ce désir est l’effet d’une propriété essentielle d’un être destiné à connaître qu’il existe, et à veiller lui-même à sa propre conservation, en un mot, ce désir est un effet de notre sensibilité. Or, il faut que pour nous mettre promptement et efficacement en devoir d’obéir à ses lois, cette sensibilité nous fasse d’abord sans délibération, sans examen, rapporter tout à nous-mêmes, et imaginer que tout est fait pour nous, et que sans nous tout ce qui existe serait inutile ; elle seule peut permettre à l’homme de dire, comme l’empereur Tibère :

Me misceatur igne terra mortuo.

Mais c’est de la force, de la véhémence même de ce sentiment, que la Providence tire le principe de toute harmonie sociale. J’ai déjà fait voir que ce mouvement est à peu près dans la créature sensible qui se trouverait unique de son espèce, ce qu’est le mouvement local imprimé à un seul corps qui, disent les physiciens, abandonné à lui-même, parcourrait toujours une ligne droite. Bref, la sensibilité est en nous ce qu’est le mouvement primitif imprimé à la matière, et qui bientôt perd son uniformité pour donner naissance à la variété des plus belles combinaisons entre les corps. C’est sur des règles presque toutes semblables que la Divinité a construit et gouverne le monde moral ; mais quittons des comparaisons qui ne sont pas à la portée de tout lecteur.

L’homme veut toujours et invinciblement être heureux ; son impuissance l’avertit sans cesse qu’il ne le peut être sans communication de secours ; il est aussi informé qu’il est une infinité d’êtres possédés du même désir que lui ; il est à chaque instant convaincu que son bonheur dépend de celui des autres, et que la bienfaisance est le premier et le plus sûr moyen de sa félicité première, et le plus sûr moyen de sa félicité présente. Tout semble lui crier : Tu veux être heureux, sois bienfaisant. Sans t’embarrasser d’abord de qui tu tiens l’être, apprends que tu ne peux en jouir sans être bienfaisant. Veux-tu t’élever à la connaissance de ton Auteur ? sois bienfaisant.

Pourquoi, sourd à ces conseils, en écoute-t-il de diamétralement opposés à sa félicité ?

C’est que la morale vulgaire, ainsi que la politique, a renversé et corrompu la plupart des idées, aussi bien que l’ordre et la succession de ces idées.

Tâchons donc de reconnaître et de suivre les véritables traces de la nature, de découvrir ce qui a pu interrompre ses procédés, en troubler le succès ; indiquons les vrais moyens de réparer ces désordres.

Véritable succession et progrès des idées morales ; hypothèses
qui les prouvent.

Je dis : 1o que dans l’ordre naturel, l’idée de bienfaisance, soit active ou passive, précède toute autre idée, et celle même de la Divinité ; 2o que cette idée est la seule qui élève les hommes à celle d’un Dieu, plus tôt et plus sûrement que le spectacle de l’univers ; 3o que la bienfaisance nous donne de la Divinité une idée vraiment digne de la grandeur de son objet ; 4o elle seule perfectionne généralement toutes les facultés de la raison, et les occupe de leur véritable emploi ; 5o que l’idée de la Divinité ne se corrompt dans l’homme qu’à mesure que celle de bienfaisance dépérit ; 6o je dis que l’idée grossière d’une bienfaisance n’est point une idolâtrie : on ne peut donner ce nom qu’à l’idée qui nous représente un Dieu comme également occupé à nuire et à faire du bien ; 7o que toute morale qui donne cette idée de la Divinité, et y fonde sa doctrine, est une morale absolument vicieuse.

La bienfaisance est le premier principe de l’idée d’une Divinité.

Premièrement, la seule idée de bienfaisance nous élève à celle d’une Divinité plus promptement et plus sûrement que l’aspect de l’univers : cette vue nous touche d’abord si peu, que nous en jouissons sans soupçonner qu’il ait de cause, et sans nous soucier beaucoup de nous en informer.

Il est, dans nos premiers ans, une infinité de choses plus près de nous que les ornements, que l’enceinte, que le lieu même de notre demeure ; les premiers objets qui nous affectent agréablement sont comme nos premières divinités.

Première hypothèse, où l’on explique comment l’idée de la Divinité
se forme, se développe et se perfectionne.

Or, supposons pour un instant que rien ne puisse nous nuire ou s’opposer au moindre de nos désirs ; qu’au contraire, tout les prévienne ; nous aurions l’idée de quelque chose de bon, sans avoir encore celle d’un premier principe bienfaisant. Voici, dans cette hypothèse comme dans toute autre, comment nous y parvenons.

La réflexion seule sur les sentiments naturels, fait éclore l’idée
d’une Divinité.

Des sentiments, réitérés par la fréquentation de plusieurs objets, éveillent la mémoire et donnent lieu à la comparaison, et celle-ci ouvre, pour ainsi dire, les portes du discernement et de la réflexion. Nous commençons alors à juger des qualités des objets les plus prochains ; nous leur donnons, par gradation, les titres de beaux, de bons, de meilleurs.

Le sentiment, le souvenir, marchant tous deux ou séparément, ou de compagnie avec la réflexion, comparent avec elle le présent au présent, ou celui-ci au passé ; observent les nuances, les degrés des qualités des objets ; y en découvrent qui n’avaient point été aperçues ; passent d’un sujet à un autre, et de celui-ci à de plus éloignés. Ainsi les facultés de l’entendement montent, par cette progression, aux premières notions de l’Excellence, et par une succession de nouvelles idées que celle-ci enfante, élèvent enfin l’homme à l’idée d’un Être infiniment bon.

Le spectacle de l’univers ne fait qu’étendre l’idée de la Divinité.

Ce n’est point, comme le prétendent la plupart des philosophes, le spectacle de l’univers, ni les réflexions sur notre contingence et la sienne, qui nous mènent à l’idée de quelque chose de divin ; ces remarques aident, à la vérité, à perfectionner cette idée ; mais quand le discernement nous les fait faire, nous avons déjà l’idée d’une bienfaisance en général : c’est donc elle seule que notre sensibilité prend pour guide ; c’est donc elle qui nous élève à l’idée générale d’un Être bienfaisant : d’autres idées sont comme des milieux qu’elle traverse, et dont elle prend des teintes qui la perfectionnent.

Il est donc prouvé que l’idée de bienfaisance, dans ce système comme dans tout autre, doit être la base et le principe de celle d’une Divinité. Il est prouvé de plus que l’homme, dans un état constant d’innocence et de bonheur, ne peut avoir d’autres idées de la Divinité que celle d’un Être infiniment bon, et que cette excellente cause n’aurait voulu être connue de la créature que sous ce seul et unique titre ; qu’elle ne voudrait aussi être que le dernier objet des connaissances humaines dans l’ordre de la perception des idées, dans la progression du moins au plus, et du plus à l’infini : nouvel effet admirable de cette bienfaisance suprême, qui ne se rend accessible à l’esprit humain que par des degrés si intéressants !

Par quels degrés l’idée d’une Divinité se perfectionne.

Ce que nous venons de dire conduit naturellement à faire cette question. Les hommes, dans cette hypothèse, auraient-ils tous une idée également sublime de la Divinité ? Je dis que cette idée aurait ses degrés proportionnés aux esprits plus ou moins cultivés, plus ou moins susceptibles de culture ; il pourrait même arriver, et il arriverait effectivement, que tel homme borné à des idées grossières de bonté, croirait que la Divinité résiderait dans ce qu’il estimerait de meilleur, tandis qu’un autre, instruit par plus d’expérience, ou doué de plus de sagacité, s’élèverait infiniment plus haut.

Ainsi dans ce système, à proportion qu’une nation perfectionnerait ses connaissances par l’épreuve et l’usage d’un plus grand nombre de choses agréables et utiles, plus elle deviendrait industrieuse et spirituelle, et plus elle s’éloignerait des idées informes et grossières que d’autres nations auraient encore de la Divinité.

Seconde hypothèse dans laquelle l’idée d’une Divinité acquiert de
nouveaux degrés de perfection.

Mettons la créature sensible aux bienfaits dans d’autres situations qui lui en fassent encore mieux sentir l’importance ; plaçons l’homme dans des positions qui lui donnent lieu d’étendre encore ses idées relatives par un plus grand nombre de comparaisons, qui lui fassent comprendre la nécessité de l’existence d’une cause bienfaisante, et combien il lui importe de l’être lui-même : considérations qui, par conséquent, étendent chez lui, avec les limites de ses conceptions, l’idée d’une Divinité autant qu’elle peut l’être.

Supposons donc l’homme dans un état de parfaite innocence, dans un état tel qu’il n’y ait que des êtres purement inanimés qui puissent nuire à son existence ou son bien-être ; de façon cependant qu’il pût s’en garantir tantôt seul, tantôt à l’aide de ses semblables, qu’il trouverait toujours disposés à le secourir, qu’il verrait s’intéresser avec lui à sa conversation et à ses plaisirs.

Je dis, premièrement, que dans cette seconde supposition, l’homme acquerra l’idée d’une Divinité bienfaisante, par les mêmes degrés que dans l’hypothèse précédente ; mais cependant avec cette différence, que les accidents fâcheux auxquels la cause première l’aura laissé sujet, l’avertiront que les intentions de la Providence sont que la créature soit elle-même bienfaisante ; avec cette différence encore, que dans la supposition précédente, l’homme n’aurait presque qu’une idée purement passive de bonté ; et sans celle-ci, outre l’idée du bienfait reçu, il apprendrait à connaître par lui-même ce que c’est qu’être bienfaisant. Alors la créature aurait quelque idée de ressemblance entre elle et la Divinité ; et comme ses qualités la disposeraient à s’estimer la plus parfaite, la plus aimable de toutes les créatures, elles la porteraient à croire que la cause première est autant au-dessus de l’humanité, que celle-ci s’estime au-dessus des autres êtres : donc, plus elle concevrait une haute idée de la bienfaisance en général, et plus elle aurait une idée sublime de la Divinité ; plus encore l’industrie, la prudence qui aideraient la créature à se garantir des accidents passagers de cette vie, et plus aussi le plaisir de s’en être préservé, ajouteraient à l’idée d’un être infiniment bon. Par dessus tout cela, l’idée d’une infinie sagesse serait une conséquence de celle des mortels.

A l’égard des accidents fâcheux, la réflexion accoutumerait les hommes dans ce système, comme dans le nôtre, à les regarder plutôt comme des avis destinés à réveiller l’idée d’un bienfaiteur souverain, à rendre l’homme attentif à sa conservation, que comme de véritables maux. D’ailleurs, la raison leur ferait souvent remarquer que ces accidents ne sont nuisibles qu’à certains égards, et sont en général de fort bons effets.

On peut donc conclure que l’homme, dans ce second système, aurait encore des idées de la Divinité plus relevées que dans le premier. Tout ceci prouve aussi ma quatrième proposition, que la bienfaisance perfectionne les facultés : de l’esprit par les sentiments du cœur.

Il faut observer que dans les deux précédentes hypothèses, l’homme, avant que d’avoir aucune idée de Divinité, serait bienfaisant, pour ainsi dire, par l’instinct, sans y être déterminé par aucune crainte.

Il faut remarquer, en second lieu, que l’homme n’aurait que faire ni de lois, ni de morale, parce qu’il n’aurait aucun mal à redouter de la part de ses semblables.

Troisièmement, que n’attachant jamais l’idée de Divinité qu’à des choses qu’il estimerait bonnes, quand même son ignorance le porterait à prêter cette idée à quelque objet qui n’aurait rien de divin, ce serait moins une idolâtrie, que ne le sont chez nous les idées grossières du vulgaire.

Quatrièmement, que surtout dans la seconde hypothèse, l’homme aurait autant de goût à être bienfaisant qu’à être heureux ; puisque n’étant supposé enclin à aucun défaut nuisible, il ferait de la bienfaisance une des meilleures portions de son bonheur.

Dans quel système l’idée de la Divinité pouvait se perfectionner
de plus en plus, ou se corrompre.

Plaçons l’homme dans un troisième système qui est précisément celui dans lequel il se trouve.

Je dis que cet état, comme celui de l’hypothèse précédente, doit avoir tous les avantages que les hommes peuvent retirer de la nécessité de s’entre-secourir, en supposant qu’ils fussent demeurés soumis aux lois de la simple nature : on y trouve mêmes moyens de perfectionner les facultés de l’esprit et du cœur[2] ; mêmes moyens de perfectionner en nous l’idée d’une sagesse et d’une honte infinie ; même réciprocité entre la bienfaisance et le désir d’être heureux.

Mais malheureusement il était possible que ces heureuses dispositions changeassent, et que l’homme se nuisit à lui-même et à toute son espèce. Une seule chose pouvait causer ce renversement ; tout prouve que c’était la propriété. L’homme pouvait connaître ce danger et s’en garantir : si cela fût arrivé, il est certain que la vue du précipice, et la simplicité des moyens qu’offrait la nature pour l’éviter, auraient encore produit dans la créature un nouveau degré d’admiration des bontés et de la sagesse divine, et l’auraient plus fortement attaché à ces seuls moyens d’être heureux.

Mille accidents, au contraire, ont détaché les hommes de l’innocence et de la probité pour les porter au brigandage. Pourquoi, dira-ton, la Providence a-t-elle permis un si fatal changement ?

Je n’en sais rien ; mais loin de la taxer, comme vous, d’avoir livré l’homme à des maux qu’elle pouvait empêcher, j’aime mieux dire, ou que ces maux ne sont rien à ses yeux, ou qu’ils ne sont que des accidents passagers, à travers lesquels une puissance, à laquelle rien ne résiste, a dessein de conduire le genre humain à un état constant de bonté.

Mon objet principal est ici de faire voir que les moralistes, aussi bien que les législateurs, ont négligé ou méconnu les moyens simples et naturels de ramener l’homme de ses premiers égarements : moyens qui subsistent toujours, malgré le mal ; que, loin de les employer, ils ont semblé conspirer avec les vices à corrompre l’idée de bienfaisance et celle de la Divinité.



Comment la corruption des actions humaines s’est étendue sur
l’idée de la Divinité ; ce qu’il fallait faire pour l’arrêter.


Quand les accidents dont j’ai parlé dans la seconde partie ont eu éteint les sentiments de consanguinité chez les nations ; quand les hommes ont cessé d’être bienfaisants, il était naturel que la corruption de leurs actions leur donnât l’idée d’une Divinité terrible et vengeresse, plutôt que bienfaisante. Il fallait que notre espèce devint une vile esclave du plus honteux intérêt et de mille craintes chimériques ; qu’une infinité d’erreurs grossières lui fissent imaginer voir toute la nature soulevée contre elle, aussi bien que ses propres sentiments ; il fallait, enfin, que l’homme devint à soi-même un objet d’horreur, et crût que sa propre cause devait concevoir de lui une semblable aversion ; il fallait encore que ses propres accès de fureur et de repentir, de pardon et d’offense, de pitié et de cruauté, de tendresse et de haine, d’orgueil et de bassesse ; en un mot, que ses vacillations perpétuelles entre l’injure et le bienfait lui tissent forger une Divinité semblable à lui-même. Je dis en passant que telle est la véritable origine d’une idolâtrie qui subsiste encore.

Peut-on excuser ceux qui prétendaient remédier à ces maux, je veux dire les premiers réformateurs, et après eux les premiers moralistes, de s’être précisément servi de toutes les idées monstrueuses qu’avaient conçues les nations pour établir leurs lois ou leurs dogmes ?

Lorsque les peuples, las de leurs propres forfaits, commencèrent à soupirer après les douceurs de la sociabilité, et à se soumettre aux ordres et aux conseils de ceux qu’ils croyaient capables de la rétablir, n’était-il pas facile de leur faire connaître et de leur inspirer de la haine pour la première cause de tous leurs maux, la propriété ? Il n’était pas besoin de longs raisonnements pour faire comprendre au vulgaire, même le plus grossier, la nécessité de la proscrire pour jamais. Cela aurait-il été plus difficile à certains législateurs que de dicter des lois terribles ? Point du tout : au lieu de ramener, par cet heureux expédient, l’homme à sa bienfaisance naturelle, dont ses malheurs récents lui faisaient sentir tout le prix ; au lieu de le fixer dans cet état heureux, ils n’ont fait, pour ainsi dire, que le suspendre entre ce point d’appui et le précipice.

Mais ces réformateurs, entichés des mêmes erreurs que leurs peuples, pouvaient-ils s’empêcher d’en suivre le torrent ? Pouvaient-ils tout à coup reconnaître la véritable cause du mal ? C’était, sans doute, beaucoup pour eux que d’appliquer au hasard quelques topiques. Si leur ignorance les excuse, peut-on pardonner aux prétendus sages qui les ont suivis d’avoir renchéri sur leurs méprises, et d’en avoir fait les fondements de leurs arts et de leurs préceptes ? Le temps et l’expérience ne devaient-ils pas instruire ces derniers des défauts des premières lois ? Ils auraient reconnu, pour peu qu’ils eussent fait attention, que toutes les fausses idées de biens et de maux, attachées à des objets chimériques, ne produisaient que de vaines craintes, de vaines espérances, qui, loin de porter les hommes à de bonnes actions, loin de les contenir dans le devoir, n’en faisaient que corrompre et affaiblir les motifs ; ils devaient remarquer que toujours l’esprit de propriété et d’intérêt, qui dispose chaque individu à immoler à son bonheur l’espèce entière, serait toujours victorieux de la terreur des châtiments les plus terribles.

Causes remarquables de la corruption des actions humaines que les
philosophes ont négligé d’observer.

Est-il possible que, depuis qu’il y a des philosophes, il semble qu’aucun d’eux n’ait voulu ni observer ni reconnaître la cause sensible et frappante de quelques-uns des principaux phénomènes moraux.

I. Les nations les plus méchantes sont les plus superstitieuses.

Premièrement, qu’on remarque que les nations les plus féroces, les plus adonnées, soit au brigandage, soit à l’intérêt du commerce, étant les plus disposées aux crimes, ont presque toujours eu les lois et les divinités les plus terribles : exemple, les Tyriens, les Sidoniens, les Carthaginois, quelques peuples de la Germanie, des Gaules, de l’Espagne, etc.

Sur cette observation, il était aisé de conclure, en général, que les hommes les plus disposés à être méchants, sont ordinairement ceux qui ont le plus de penchant à concevoir l’idée d’une Divinité terrible, et que dès qu’ils ont imaginé dans cette idole effrayante à peu près les mêmes inclinations pour les richesses, pour les dons, pour le sang, le carnage et la proie, que chez les hommes, voilà ceux-ci dispensés de tous ménagements envers leurs semblables ; les voilà relevés de toute crainte, parce qu’au moyen de quelques présents, de quelques sacrifices, ils croient facile d’apaiser ces divinités avares. Ainsi, chez ces peuples barbares, nuls motifs de bonnes actions que la crainte des hommes, qui fait avoir recours à la fourberie, ou celle des dieux, auxquels on rend un culte qui n’améliore ni la condition des mortels ni leur cœur.

On pouvait encore remarquer que partout où règne le despotisme, paraissent les mêmes symptômes ; ce sont précisément les mêmes erreurs, les mêmes préjugés qui ont corrompu chez les hommes l’idée de l’Être suprême, et en ont fait le plus terrible et le plus redoutable de tous les êtres. Qui ne voit, dis-je, que ces fausses idées ont aussi fait de plusieurs souverains les plus cruels tyrans, et que, réciproquement, le fantôme effrayant de leur monstrueux pouvoir a corrompu l’idée de la Divinité. Musulmans, c’est d’après ce modèle qu’est copié le tableau bizarre que votre prophète vous fait du Souverain de l’univers : vos docteurs vous entretiennent dans ces opinions ; leur avarice et leur ambition y trouvent leur compte.

II. Chez quelles nations les pratiques superstitieuses corrompent
les actions morales.

Secondement, si nos sages eussent voulu reconnaître ce qui commence à corrompre les motifs de bienfaisance, ou, au contraire, ce qui peut contribuer à en rétablir l’intégrité ; s’ils eussent voulu découvrir le point vacillant entre la corruption et l’innocence, ce qui partage l’homme entre les vrais devoirs de l’humanité et quantité de pratiques minutieuses qualifiées du nom de bonnes actions, qui l’empêchent de nuire sans le rendre bienfaisant, et le tiennent comme suspendu entre ces deux partis, ils n’avaient qu’à jeter les yeux sur des peuples gouvernés par des lois, une morale pour ainsi dire mi-partie d’espérance et de crainte ; ils auraient facilement aperçu que ce funeste équilibre est celui d’une nation, ou prête à retomber dans la barbarie, ou prête à se rapprocher des lois de la nature, si elle est assez heureuse pour saisir l’instant favorable.

III. Caractère des nations les plus humaines.

Un troisième phénomène très-remarquable, c’est que par toute la terre les nations les plus humaines, les plus douces, ont toujours été celles chez lesquelles il n’y a presque point eu de propriété, ou celles qui ne l’ont point encore universellement établie ; les nations, par conséquent, les plus désintéressées et les plus bienfaisantes, au moins envers leurs citoyens. Il n’est pas moins remarquable que ces nations n’adoraient, pour la plupart, que des choses qu’elles imaginaient divines, parce qu’elles les éprouvaient bienfaisantes, comme le soleil, les astres, les éléments, et que chez elles il n’y avait que peu ou point de prêtres. Si les notions d’une Divinité pouvaient mieux se perfectionner chez ces peuples que chez tout autre, sans changer leurs mœurs, ne doit-on pas inférer qu’il en serait de même à tous égards des nations qui rentreraient dans cet état heureux ? et nos sages pouvaient-ils méconnaître les vrais moyens de les y ramener ? Pouvaient-ils ne pas sentir les défauts de leurs systèmes de morale ?

IV. Quels sont ordinairement les plus méchants de tous les hommes ?

Une quatrième observation générale, c’est que comme partout, les hommes les plus méchants, sont les plus intéressés, les plus avares, les plus fourbes, sont ceux qui cherchent et inventent plus de prétextes de se dispenser des devoirs de la bienfaisance ; sont ceux qui détournent, avec plus d’adresse, l’idée de ces devoirs sur des choses qui n’apportent aucun bien réel ou moral à l’humanité ; qui érigent en actions importantes des pratiques superstitieuses, et font valoir, comme de grands services, la peine qu’ils prennent de dresser les hommes à ce manége ; puisque, dis-je, on peut dire que ceux qui en agissent ainsi pour s’attirer nos respects, notre vénération, pour se procurer toutes les aisances d’une vie molle et oisive, bien plus encore, pour dominer sur le reste des hommes, sont les plus méchants et les plus corrompus ; que l’on examine de quels personnages ces vices ont toujours formé l’odieux caractère ; on verra que chez toutes les nations il a toujours fait la marque distinctive de ceux qui se sont appliqués à donner aux hommes les plus monstrueuses idées de la Divinité : ces gens s’en disent les amis, les ministres ; que cette opinion est pour eux une source abondante de biens ! Que ne devons-nous pas à ces demi-dieux[3] ? N’est-il pas conséquent, que toute bienfaisance, toute humanité cesse dans les cœurs de ceux qui corrompent, ou aliènent les motifs de toutes bonnes actions, qui en détournent, en interrompent l’usage, ou ne l’appliquent qu’à des inutilités, et savent profiter de cette corruption pour tyranniser les mortels ?

Ce qu’il fallait conclure des observations précédentes.

N’était-il pas facile, après toutes ces observations, de conclure que la véritable bienfaisance est fille de l’amour de notre être, dégagé de toute crainte, de toute espérance erronée ou frivole ? Expliquons ceci.

De quelle sorte de crainte ou d’espérance la bienfaisance ne doit point dépendre.

Je dis que la bienfaisance doit être indépendante de toutes ces craintes, de toutes ces espérances erronées, et qui néanmoins, par la force des préjugés, excitent chez les hommes les passions les plus violentes et les plus nuisibles. Il y a encore d’autres craintes, d’autres espérances fondées sur de fâcheuses réalités, qui ne pourraient troubler notre repos, si l’homme était constamment bienfaisant, et dont, par conséquent, cette bonne qualité ne dépend pas, non plus que des premières.

Voici, au contraire, comme les éléments ou les premières leçons de cette aimable pratique. Il est des inquiétudes de la nature, des penchants doux qui nous excitent à travailler à notre conservation, sans troubler celle des autres, et sans nous affliger nous-mêmes. J’ai faim, j’ai soif, je désire satisfaire ces besoins ; j’espère d’en trouver les moyens ; mon espoir ne sera point frustré ; je trouverai sûrement quelqu’un qui m’aidera ; mon bien n’est que différé, mais certain : voilà une sorte d’espérance qui excite en moi des dispositions à rendre les mêmes services.

J’aperçois quelque chose de nuisible, je la fuis, je l’évite ; on vient à mon secours : voila encore une crainte salutaire, mais qui n’est causée par aucune créature raisonnable, et qui ne peut me porter moi-même à rien de nuisible contre elle. L’un de ses sentiments rend l’homme bienfaisant, et l’autre ne peut le rendre vicieux.

Jamais, au contraire, une espérance agitée des soucis de l’incertitude, une crainte effrayante, soit de manquer de tous secours humains, ou de n’éprouver que des disgrâces de la part des méchants, ne peut disposer l’homme à une véritable bienfaisance ; et c’est dans ce sens que je dis qu’elle ne peut naître ni de l’espérance, ni de la crainte.

De tous ces raisonnements fondés sur l’expérience, il faut conclure que, pour rétablir la probité naturelle de l’homme dans toute son intégrité et sa vigueur, la morale devait, par tous autres préceptes que ceux qu’elle emploie ordinairement, travailler à rendre l’homme bienfaisant, indépendamment de toute autre considération que de son vrai bonheur. On peut donc justement lui reprocher de corrompre ce tout-puissant motif.

Par où la morale devrait commencer ses instructions

En effet, pourquoi, par exemple, dès ses premières leçons, faire l’homme esclave des volontés d’un maître qu’il doit être supposé ne pas connaître encore, et qu’il ne doit apprendre à connaître, qu’en apprenant à être heureux ? Hommes, soyez bienfaisants ; Dieu le veut, Dieu l’ordonne. Beau début, plaisante exhortation ! Apprenez-leur ce que c’est qu’être bienfaisants ; les moyens d’y réussir, les avantages qui leur en reviennent ; laissez là l’idée de la Divinité ; elle n’a que faire de vos leçons pour éclore ; vous ne faites que la gâter, en vous efforçant de la prématurer ; contentez-vous de faire, que quand même cette idée ne serait jamais conçue, l’homme n’en fût pas moins disposé à mettre son souverain bonheur à faire du bien. Ne craignez pas qu’il demeure un athée ; jamais le bonheur, ni l’innocence, ne portèrent personne à l’athéïsme. L’idée d’une Divinité doit naître chez les hommes, des préceptes persuasifs et des moyens sûrs d’être bienfaisants.

Si une créature bienfaisante et sensible au bienfait est naturellement portée à concevoir du respect et de l’amour pour la cause première de tous biens ; si ces sentiments font croire aux hommes que la Divinité est touchée des marques de leur reconnaissance ; si, en un mot, il faut un culte qui entretienne chez les nations l’idée d’un être infiniment bon et sage, c’est-à-dire, des démonstrations, des signes extérieurs par lesquels l’homme semble se dire tout haut à soi-même et aux autres, ce que ces idées lui disent intimement ; il est évident que les seules cérémonies de ce culte sont toute action bienfaisante, générale ou particulière, et que le plus digne hommage que l’homme puisse rendre à la Divinité, consiste à l’imiter, et non en de stériles éloges des grandeurs du Tout-Puissant, oiseusement marmotés.

Pour rendre le véritable culte incorruptible, il fallait avertir l’homme de se défier généralement de tout ce qui pouvoit le porter à revêtir la Divinité de quelque attribut redoutable ; il fallait l’écarter de toute comparaison toujours basse et puérile de l’immortel, fût-ce avec la meilleure créature : c’était à ces marques frappantes qu’il fallait l’habituer à reconnaître la fausseté indubitable de toute opinion sur ce sublime sujet.

Conclusion de cette dissertation.

Je termine cette dissertation par ces aimables vérités. Je crois en avoir suffisamment écarté les ténèbres de l’erreur, pour en rendre l’évidence incontestable.

J’ai fait des efforts pour trouver la solution du problème que je propose dès le commencement de cet ouvrage. C’est, je le répète, de trouver une situation dans laquelle l’homme soit aussi heureux et aussi bienfaisant qu’il le peut être en cette vie. Qu’il étende ou non ses espérances au-delà de son état présent, il faut rendre sa bonté morale indépendante de tout espoir futur, et qu’elle soit le motif et l’objet de son bonheur présent. J’indique pour cela le coup qu’il faut porter à la racine de tous les maux ; de plus habiles que moi réussiront, peut-être, à persuader ; mais personne ne s’intéressera plus vivement au vrai bien de l’humanité.

Voici une autre vérité qu’il n’appartient qu’à vous, mortels faits pour régir les nations, de réduire en pratique. Voulez-vous bien mériter du genre humain en établissant le plus heureux et le plus parfait des gouvernements ?


O quisquiq volet impias
Cædes, et rabiem tollere civicam ;
Si quæret pater urbium,
Subscribi statuis……
Horat. lib. III, Ode 24.


Réformez les défauts de la politique et de la morale sur les lois de la nature ; pour y réussir, commencez par laisser pleine liberté aux vrais sages d’attaquer les erreurs et les préjugés qui soutiennent l’esprit de propriété : ce monstre terrassé, faîtes que l’éducation fortifie cette heureuse réforme ; il ne vous sera plus difficile de faire adopter à vos peuples des lois à peu près pareilles à celles que j’ai recueillies d’après ce qu’il m’a paru que la raison peut suggérer de mieux aux hommes pour se préserver de devenir méchants.







Notes et références[modifier]

  1. Cic. de Rep., lib. 3 ; de Legib. 1. 14.
  2. Une académie a demandé aux savants : Si le rétablissement des arts et des sciences a contribué à épurer les mœurs.

    Dans les deux hypothèses précédentes, cette question serait bientôt résolue, aussi bien que dans celle-ci : en supposant que les nations n’eussent point été corrompues par la propriété, il est indubitable que l’étendue des connaissances n’eût fait qu’améliorer les hommes.

    Je crois que ce corps célèbre a voulu se divertir en couronnant le hardi sophiste qui a soutenu la négative, et qu’il a voulu lui-même rire aux dépens de la raison, en prenant pour corruption de mœurs le juste mépris que les arts et les sciences nous ont appris à faire de quantité de fadaises ; il a pris pour corruption de mœurs, des vices devenus moins grossiers, moins d’hypocrisie, moins de cette farouche et pédantesque morosité qui se gêne pour acquérir le droit de censurer le reste des hommes, plus d’aisance et de liberté dans le commerce de la vie. Il n’a pas vu, ou a négligé de voir que si les arts et les sciences, en instruisant les hommes des vrais agréments de la société, en bannissant la barbarie, en multipliant nos plaisirs, paraissent, à certains égards, avoir irrité la cupidité, ce n’est point que ces connaissances aient d’elles-mêmes cette propriété malfaisante, mais parce qu’elles se trouvent malheureusement mêlées avec le principe venimeux de toute corruption morale, qui infecte tout ce qu’il touche.

  3. Voyez ce pontife, cet anachorète, assidu courtisan de la Divinité ; il ne tarde pas, quelque mine qu’il fasse, de s’imaginer en être un des principaux favoris : or, un des principaux favoris de la Divinité est une personne sacrée ; une personne sacrée mérite les respects du reste des mortels ; elle est l’interprète des ordres du ciel. Combien de conséquences favorables à l’amour-propre !