Collège de France - Cours de littérature étrangère

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COLLÉGE DE FRANCE.

M. Edgar Quinet vient d’ouvrir avec un plein succès son cours sur les littératures méridionales au collége de France. Nous reproduisons ici sa première leçon. Dans le cours qu’il fera cette année, M. Quinet traitera des littératures méridionales considérées dans leurs caractères généraux et dans leurs rapports avec la civilisation moderne. Le discours qu’on va lire, et où le professeur expose les idées qui serviront de base à son enseignement, a été fréquemment interrompu par les applaudissemens d’un nombreux auditoire.

Messieurs,

Ce n’est pas assurément (et je ne prétends pas m’en défendre), ce n’est pas sans quelque émotion que j’entre dans cette chaire, où m’appelle la bienveillance de l’illustre écrivain dont le nom et les souvenirs sont si vivans dans vos esprits ; bienveillance qui m’impose des devoirs d’autant plus grands que, n’ayant rien pu faire pour la provoquer, j’ai fait très peu pour la mériter. Où prendrai-je la force nécessaire pour suffire à une tâche dont une rapide expérience ne m’a encore montré que les difficultés ? Je chercherai cette force dans l’importance même de mon sujet, dans les monumens nombreux et éclatans sur lesquels je devrai m’appuyer, et surtout en vous-mêmes, dans la foi que j’ai en votre zèle désintéressé pour les œuvres de la pensée. Si par hasard il arrivait que quelques-uns d’entre vous ne vinssent chercher ici qu’un plaisir de l’oreille, ils seraient bientôt trompés. Si d’autres ne voulaient que juger, en passant, d’un discours et d’un homme sur un mot bien ou mal cadencé, quel lien pourrait s’établir entre nous ? Évidemment aucun. Oublions donc tous ensemble pour toujours, dès le commencement, celui qui parle ici, et ne songeons en commun qu’à l’objet de ce cours.

Je veux montrer d’abord comment le titre et les attributions spéciales de cette chaire reposent sur la nature même des choses, et peu de mots doivent suffire pour cela ; car, en considérant le passé avec un peu d’attention, on voit bientôt qu’il se partage en trois sociétés principales : le monde oriental, le monde grec et romain, le monde chrétien ; ces divisions qui sont fondées non pas seulement sur les différences des climats, des formes politiques, de la philosophie, mais sur quelque chose de plus vivant, sur la religion, sur les dogmes, sur une certaine conception de Dieu de laquelle est dérivée chacune de ces trois civilisations en particulier.

Pourquoi, en Orient, malgré la différence de l’Inde, de la Perse, de l’Égypte, pourquoi ces sociétés ne forment-elles qu’une sorte de catholicisme païen dans lequel chaque peuple est une secte ? C’est que pour chacune d’elles le dogme est plus ou moins semblable, que le dieu se confond partout avec la nature, qu’il est tout, absorbe tout, envahit tout ; d’où il arrive que la poésie se confond avec la liturgie. Les poèmes font partie du culte ; les épopées sont des révélations. Dans cette société il n’y a pas de littérature, à proprement parler ; il y a une religion.

Au contraire, dans le monde grec et romain, l’homme venant à s’adorer lui-même, les rapports de la poésie et de la religion ont nécessairement changé. Le poète prend la place du prêtre ; c’est lui qui fait les rites, qui compose les dogmes. Homère distribue les dieux comme il lui plaît. Toute fantaisie est sacrée, pourvu qu’elle soit belle. L’homme, se sentant de la même substance que son Dieu, n’a qu’à puiser sa révélation en lui-même ; il fouille dans son propre cœur, il divinise chacune de ses pensées. C’est une émulation entre les écrivains de savoir lequel fera entrer dans l’Olympe le plus de dynasties nouvelles ; en sorte que l’on peut conclure, par opposition à ce que je disais tout à l’heure, que dans cette société il y a moins une religion qu’une poésie, un art, une littérature, puisque la religion est perpétuellement réformée, modifiée, altérée au gré de chaque artiste.

Il en est tout autrement dans la société chrétienne. Là l’homme et le Dieu sont profondément distincts ; ils sont séparés de toute la distance du ciel et de la terre ; et cette distinction, qui apparaît pour la première fois dans le monde, devient le principe de la révélation. Qu’est-il arrivé de là ? que la pensée de Dieu et la pensée de l’homme ont été profondément distinguées, dans les institutions même, par la différence du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; que la religion et la poésie, jusque-là confondues, se sont séparées ; que la voix de l’église et la voix du monde se sont partagées ; que la poésie de l’autel et la poésie séculière n’ont eu presque plus rien de commun entre elles. Et quel signe plus éclatant de ce divorce que la différence même des langues ? L’église et le poète ne parlent plus le même idiome. L’une conserve l’usage de la langue latine, l’autre se sert de langues nouvelles, modernes, vulgaires, inconnues jusque-là. Ils ne s’entendent plus, ils ne se comprennent plus mutuellement. Depuis ce jour, le poète a cessé d’exercer une influence efficace sur les religions positives. Dante n’a pas introduit une seule forme nouvelle dans le catholicisme ; malgré l’effort de toute sa vie, il n’a pu seulement faire canoniser sa muse Béatrix.

Voilà donc une chute évidente pour le poète. Qui en doute ? Ce n’est plus lui qui crée les dieux ; il a perdu le don de l’apothéose ; mais ce qu’il a perdu en autorité, il l’a regagné par la liberté. Sa pensée n’a plus la valeur d’une institution, elle n’a qu’une force individuelle. Ce n’est pas une muse, c’est une fantaisie. Mais aussi, comme ce n’est plus lui qui fait les dogmes, il n’en a pas la responsabilité ; de là il peut tout se permettre, et en effet il ose tout ; il pénètre dans les abîmes où il lui était interdit d’entrer lorsqu’il était l’organe en quelque sorte officiel et légal d’une religion nationale. Comparez à cet égard la circonspection d’un Pindare, d’un Sophocle, aux libertés d’un Dante, ou plutôt d’un Shakspeare, d’un Goethe : vous verrez d’une part un homme retenu par tous les liens de l’organisation sociale dont il est l’expression, de l’autre un homme livré à lui seul, et profitant de cet isolement pour parcourir et créer à son gré le monde des esprits. Cette différence entre le génie des littératures antiques et des littératures modernes, fondée non pas seulement sur une règle arbitraire, mais sur l’essence même des religions, me semble, je l’avoue, la seule féconde.

Si la poésie, ou, pour tout dire, la civilisation chrétienne, a partout l’unité fondamentale de son dogme, d’un autre côté, elle porte en soi les différences profondes de deux races, la germanique et la romaine ; de leur mélange, de leur lutte, se forme le monde moderne. Partout le nord assiége le midi, l’empire heurte la papauté, le droit germanique le droit romain, la réforme le catholicisme. N’était-ce pas une idée essentiellement logique de fonder ici deux enseignemens distincts pour deux sociétés aussi distinctes ?

Avant de me renfermer dans les limites du sujet qui m’est prescrit, je me demande d’abord de quels élémens s’est formé le génie méridional, et je trouve que ce génie a jailli en quelque sorte du choc de trois principes fondamentaux, comme de trois divinités rivales, le christianisme, le paganisme et l’islamisme. Le paganisme ! car il ne faut pas se persuader que le polythéisme ait disparu le jour où la croix a été arborée. Dans les contrées du midi, la nature est encore plus païenne que l’homme. Le christianisme, en sortant des nudités de Jérusalem et du désert, a bien pu dépouiller l’homme de ses croyances, de ses espérances passées ; il n’a pas si facilement dépouillé la terre de ses séductions. Le germe de l’idolâtrie est resté, quand le temple était déjà abattu ; aussi, quelle a été la première tendance de la poésie chrétienne dans ces contrées ? Cette tendance a été de refaire une sorte de paganisme chrétien. Dans les origines du monde moderne, ce ne sont pas, il est vrai, comme dans les origines orientales, des hymnes à la lumière visible, à l’aurore, à l’aube divinisée ; ce ne sont pas, comme dans le berceau du monde grec, des hymnes à Mercure, à Cybèle, mère de toutes choses ; ce sont des cantiques d’adoration à la créature, à des idoles vivantes, à des femmes que les poètes divinisent. Chacun cherche sur la terre une madone mortelle ; qu’elle s’appelle Laure ou Béatrix, ce n’est pas la faute du poète s’il ne peut relever pour elle un Olympe aux pieds duquel les peuples s’agenouillent. Chacun se refait, avec un idéal particulier, une idolâtrie particulière. Et vous sentez continuellement, dans ces contrées, dans ces races païennes, le paganisme d’Homère et de Virgile renaître au fond du cœur de Dante et de Pétrarque.

D’autre part, la lutte du christianisme et de l’islamisme, de ces deux religions presque du même âge, qui toutes deux se disputent l’avenir, érige la guerre en dogme. L’Europe fait la veillée des armes en face de l’Asie. La guerre, cette première institution de la barbarie, devient une chose sainte, ou plutôt la barbarie devient chevalerie. Le christianisme bénit les armes pour la lutte qui remplira le moyen-âge. Religion des batailles, religion de l’amour, renaissance prématurée d’un paganisme transformé, ce sont là les élémens principaux que je peux découvrir dans les origines du génie moderne en général, et du génie méridional en particulier.

Chaque littérature s’attache à une de ces sources d’inspirations, d’où dérivent sa physionomie et son caractère propre. La France ouvre la première l’histoire du génie moderne. C’est elle qui crée les rhythmes, les formes, qui délie la langue de l’Europe. Placée entre l’Espagne et l’Italie, elle enferme ce double génie dans la poésie de la Provence. Ce chant matinal de la Provence a d’abord son écho en Italie ; et comme dans toute littérature, il est un accent fondamental, un genre de poème qui donne le ton à tout le reste, tels que le psaume chez les Hébreux, l’ode, l’hymne chez les Grecs ; de même l’originalité italienne semble sortir tout entière de la canzone, du chant des troubadours, du sonnet, de ces cantiques d’adoration pour une créature choisie comme médiatrice entre l’homme et Dieu. Tout le poème de Dante tend vers Béatrix ; et dans le génie mélodieux de l’Italie, depuis les premiers commencemens jusqu’à nos jours, vous pouvez suivre une série non interrompue de ces cantiques terrestres qui forment une sorte de chœur continu duquel se détachent çà et là quelques voix immortelles. Si la poésie des Hébreux est celle de Jehova, si la voix de l’église est celle du Christ, la poésie italienne, au moins dans ses origines populaires, est donc la poésie de la madone ; madone, il est vrai, tour à tour sévère, solennelle, souriante comme celles des basiliques de Michel-Ange et de Raphaël. Et je remarque cette différence entre le développement de la poésie et de la peinture en Italie, que, tandis que la première cherche incessamment ses sujets, ses conceptions, ses idées, dans la religion, la seconde, depuis Dante, a déserté l’église. Quand je vois les peintres, les sculpteurs, s’attacher ainsi exclusivement à reproduire dans ses moindres détails la vie du christianisme, je me demande pourquoi les poètes ont si tôt quitté cette voie, pourquoi ce n’est pas à l’ombre de la papauté plutôt qu’ailleurs, qu’ont été composés un Paradis perdu, une Messiade italienne, au lieu d’un Décaméron ou d’un Roland furieux. Est-ce donc que Dante avait épuisé la poésie du dogme chrétien ? Non, apparemment. La vérité est que le peintre, absorbé par la foi, était encore agenouillé devant le modèle sacré qu’il représentait, lorsque déjà le poète s’était relevé et cherchait ailleurs la vie et l’inspiration. Il redoutait les sujets sacrés dans lesquels sa fantaisie aurait été gênée par l’orthoxie. Rassemblez par la pensée tous les poèmes de l’Italie, et demandez-vous sincèrement si vous retrouvez là le sceau profond, l’empreinte d’un établissement aussi extraordinaire que la papauté ; si toutes ces œuvres ont dû nécessairement être composées là, à l’ombre du Vatican, dictées par un successeur de Grégoire VII. Évidemment vous ne retrouverez rien de cette impression dans un Boccace, un Arioste, un Pétrarque, même dans le génie romanesque du Tasse. Comment des imaginations aussi indépendantes, aussi libres, aussi fantasques, ont-elles pu naître, grandir, là où la pensée humaine ne marchait qu’en tremblant ? Et ne voyez-vous pas aussi que c’est précisément là ce qui fait la grandeur, l’originalité, de cette poésie ? Il est un pays sur la terre où l’esprit humain a fait plus que nulle part ailleurs acte de dépendance, de soumission absolue, où ce principe de dépendance est marqué, gravé, sur toutes les murailles ; et c’est dans le même lieu que l’imagination se fait pour elle seule un monde, un empire privé, dans lequel elle peut tout, où elle ne rencontre jamais la barrière du monde réel, où le poète crée, détruit, nie ses propres miracles, au milieu de tous les genres de libertés refusés au raisonnement. Dans quel temps cela se passe-t-il ? Dans le XIVe, dans ce XVe siècle, c’est-à-dire quand la philosophie se cherche encore dans les chaînes aujourd’hui trop vantées de la scolastique. On voit assez, sans que j’en dise davantage, que dans la nuit du moyen-âge la poésie italienne est véritablement l’étoile du matin, la première avant-courrière des innovations du génie moderne.

Mais, direz-vous, où donc est dans l’art, en Italie, l’expression fidèle, exclusive de la papauté ? Je viens de répondre à cette question. Cette expression fidèle, exclusive, rayonne dans la peinture, dans la sculpture, dans ces arts muets qui sont là non pas seulement le commentaire, mais le complément nécessaire de la poésie. Cette épopée véritablement catholique, orthodoxe, à laquelle vous ne ramènerez jamais, quoi que vous fassiez, le génie trop indépendant, trop séculier de Dante, cette épopée soumise, mêlée d’encens, je la trouve écrite non pas sur le papier, mais sur les fresques, sur les murailles des églises de Florence, de Venise, d’Assise, de Rome et du Vatican. C’est là que depuis la crèche de Bethléem et la prison de saint Pierre jusqu’aux splendeurs de Léon X, c’est là que chaque moment, chaque époque, chaque type du christianisme et du sacerdoce est représenté dans un monument particulier, comme dans un épisode ; et ce grand poème se déroule depuis les Alpes jusqu’à la mer de Sicile. Au-dessus de ces œuvres s’élève le Christ de Michel-Ange en qui revit l’ame de Grégoire VII ; il jette l’anathème. Mais les vierges de Raphaël, images de l’église, suppliantes, intercèdent ; elles apaisent la colère divine, elles ramènent le sourire dans le ciel chrétien ; c’est ainsi que s’achève le poème muet de la peinture italienne.

Si de l’Italie je passe à l’Espagne, et si je cherche quel a été là l’accent fondamental, le ton dominant du génie national, je trouve le chant populaire, la complainte héroïque, la romance féodale, poème d’un peuple gentilhomme. Dans la lutte de l’islamisme et du christianisme, chaque homme est devenu le chevalier du Christ ; le serf s’est anobli sous la croix ; comme il a reçu une valeur dans l’état, et qu’il en a la conscience, il a aussi une poésie qui lui appartient et qu’il se chante à lui-même. Dans les rumeurs des villes, des campagnes, se forment ces ébauches incultes, germes de poésie qui seront plus tard le fond de la littérature espagnole. Plus un peuple, dans ses origines, crée de ces germes d’art, plus aussi sa littérature est véritablement, naturellement riche ; car c’est par l’épuisement des sujets que se marque l’épuisement du génie national. C’est aussi par cette cause que s’explique la fécondité d’un Lope de Vega, d’un Calderon. Ils n’avaient pas besoin de chercher au loin leurs sujets ; ils recueillaient de la bouche du peuple ces légendes harmonieuses auxquelles ils donnaient droit de bourgeoisie dans l’art. La littérature espagnole est un anoblissement perpétuel des inventions de la foule par l’autorité d’un poète cultivé. À quelque époque que ce soit, toujours vous entendez l’écho de ces chants populaires qui rappellent à l’Espagne son génie natif, et marquent aux imaginations savantes la voie frayée par la nature.

Ce n’est pas qu’il n’y ait eu en Espagne, comme dans le reste de l’Europe, une autre source d’inspirations. L’imitation de l’antiquité y pénètre de bonne heure ; l’imitation de l’Italie y est encore plus précoce ; l’écho de Dante retentit en Castille dès le XVe siècle ; on imite Pindare, Horace ; mais ce qui me frappe comme le trait distinctif de ce génie, c’est la coexistence et la lutte de ces deux littératures, l’une tout indigène, l’autre classique et étrangère. Qui l’emportera de l’une ou de l’autre, de la romance du Cid ou de l’ode de Pindare ? C’est là ce qu’on se demande en lisant les premiers monumens de cette lutte. Enfin, on arrive au XVe siècle : rien n’est encore décidé. L’Espagne aura-t-elle une littérature ? Les poètes de qui dépend l’honneur du pays sont nés : que vont-ils faire ? Il faut voir dans quelles circonstances ils se rencontrent ! D’un côté des traditions informes, mais des traditions indigènes, des chants pauvres, monotones, comme en invente le peuple, mais des chants qui rappellent des lieux, des choses, des noms aimés, en un mot le rocher brut, mais le rocher de la patrie ; de l’autre des littératures universellement admirées et triomphantes, la grecque et la romaine dans tout l’essor de la renaissance, c’est-à-dire d’un côté les acclamations du monde, de l’autre l’obscur écho de la Vieille-Castille ; c’est entre ces choses qu’il faut choisir. Que pensez-vous que feront les poètes espagnols ? Ils n’hésitent pas, ils se décident sciemment ; avec un héroïsme tout castillan, ils ferment les yeux à ces pompes, à ces séductions de la renaissance ; ils rejettent tout l’or de l’antiquité, ils aiment mieux la pauvreté indigène ; ils aiment mieux cette poésie de la glèbe, toute rustique, toute abandonnée qu’elle puisse être. Pendant que le reste de l’Europe bat des mains à la résurrection du génie antique, Cervantes, Lope de Vega, Calderon, rentrent pour ainsi dire seuls dans le moyen-âge pour y chercher, y ressaisir les vestiges du vieux génie espagnol. Ils en ramènent un art nouveau qui ne doit rien à la Grèce, à Rome, à l’Italie, qui doit tout à lui-même. Soit que vous admiriez ou blâmiez tant d’orgueil, vous ne pouvez vous empêcher de voir que la poésie, comme l’histoire de l’Espagne, naît ainsi d’un éclair d’héroïsme.

« Comment d’ailleurs l’Espagne se serait-elle soumise au génie de l’antiquité ? Tout l’emportait hors de l’enceinte de la vieille Europe ; d’abord la lutte, puis la familiarité avec les Arabes, puis la découverte de l’Amérique, l’entraînaient loin du foyer des autres peuples. Il semble même que ce miracle de l’histoire, la découverte de l’Amérique eût dû changer plus violemment la constitution et le génie de ce peuple, lui donner des formes plus extraordinaires encore, du moins plus inconnues de l’ancien monde. Quand vous entendez sur le vaisseau de Christophe Colomb retentir ce grand cri de terre ! vous croyez que l’écho va retentir bien profondément dans les cœurs. Vous cherchez dans les esprits espagnols le reflet de cette nature nouvellement révélée ; vous attendez, vous appelez intérieurement le poète, l’écrivain qui saura donner une voix, une parole à ce continent muet jusque-là. Mais ce poète n’arrive pas, cet écrivain ne paraît pas ; l’Espagne ne conquiert l’Amérique qu’à demi ; elle ne lui prend que son or, elle ne fait pas circuler dans sa poésie le souffle, l’inspiration, l’ame de cet océan, de ces forêts, de ce monde inviolé. Son passé l’obsède trop pour qu’elle puisse sentir profondément quelle merveille s’accomplit sous ses yeux. Les souvenirs de la féodalité l’accompagnent au milieu des forêts vierges. Les romances du Cid, les romances à demi africaines des infans de Lara, l’occupent encore en face de ce monde naissant, qu’elle regarde des yeux du corps bien plus que des yeux de l’esprit.

Sans développer plus au long le principe de formation des littératures méridionales, il est un trait qui leur est commun à toutes, depuis la Grèce moderne jusqu’au Portugal : c’est qu’aucune d’elles n’a produit une philosophie profondément originale ; l’instinct est tout chez elles, la réflexion n’y domine jamais. La patrie d’Arioste et de Cervantes a évidemment connu le scepticisme, mais c’est un scepticisme qui s’applique à la poésie, sans remonter jusqu’à la religion. La poésie discute la poésie ; voyez Don Quichotte ! un idéal succède à un autre idéal, mais sans jamais porter atteinte au monde réel. Au milieu de tous les caprices de l’art, il est une chose que personne ne met jamais sérieusement en délibération avec soi-même, et c’est le principe même de la société, de la tradition, de la vie ; c’est aussi par là que ces littératures, si indépendantes dans leur objet, sont, autre part, si catholiques dans leur esprit. En France au contraire, la religion et la poésie, la croyance et la science, se sont bientôt nettement divisées et niées. Seulement, après un siècle religieux, le XVIIe, est venu un siècle philosophique, le XVIIIe ; après Racine, Voltaire, et l’on n’a pas vu, excepté dans Pascal, ces deux puissances, la croyance et le doute, se disputer la même époque, le même homme. C’est dans la réforme, au cœur même des races germaniques qu’a éclaté cette guerre intestine de l’ame avec elle-même. Aussi, le trait distinctif de la poésie du Nord est précisément de représenter cette lutte héroïque, ce combat intérieur de Luther, cette longue insomnie de l’esprit qui ne peut ni se rendormir dans la tradition ni se suffire à lui-même ; angoisse religieuse véritablement prophétique jusque dans le blasphème. Le Nord et le Midi sont là aux prises dans un même génie. L’ame humaine, partagée, divisée par le glaive de la réforme, faisait entendre, il y a peu de temps encore, ses cris dans la poésie de l’Angleterre et de l’Allemagne.

Tels ont été les rapports successifs de la religion et de la poésie. Comment renaîtra l’accord perdu ? C’est à cela que chacun travaille à son insu. Je sais bien qu’en ce moment le Nord, tout triomphant, croit avoir résolu la question parce qu’il a aboli un terme ; je sais bien qu’il croit avoir vaincu pour jamais le Midi, être débarrassé de ces sociétés méridionales, parce qu’il se persuade qu’elles n’ont plus rien à faire, plus rien à dire ni à révéler, sans paraître se souvenir que l’homme qui menait hier le monde est sorti d’Ajaccio. Est-il donc vrai, comme on me le répète chaque jour à l’oreille, que je n’ai affaire ici qu’à des peuples éteints ? Est-il bien sûr que l’Espagne et l’Italie sont mortes, et que nous ne pouvons reculer d’un pas, sans trouver derrière nous, au lieu d’un, deux sépulcres ouverts ? Comme si les races humaines disparaissaient si facilement de la terre ! Parce que ces peuples, après tant de prodiges accomplis pendant que les autres sommeillaient, reprennent aujourd’hui haleine à leur tour, il ne faut pas tant se presser de dire : tout est fini, tout est perdu, ils ne se relèveront pas. Au contraire, je dirai : s’ils sont las, ils se reposeront ; s’ils sont assis, ils se relèveront ; s’ils sont morts, ils ressusciteront ; car ils sont nécessaires à l’économie de la société moderne, où leur place est marquée par le plus grand système qui soit encore dans le monde, par le catholicisme,

Au lieu de tant se presser de les ensevelir vivans, la mission de l’esprit français est donc plutôt de servir de médiateur entre l’Europe du midi et l’Europe du nord, pour réconcilier l’une et l’autre, en comprenant l’une et l’autre. L’histoire, la vie, la poésie du monde moderne ne tendent point à la suppression de l’un des élémens du génie européen, mais à leur réconciliation. Dans cette œuvre, la France n’a-t-elle pas tout reçu de la Providence pour clore le débat, rapprocher les membres de la famille divisée, réparer la tunique partagée du Christ ! N’est-elle pas du Nord et du Midi, de la langue d’oil et de la langue d’oc ? Si l’on parle de tradition, qui donc en a une plus longue que la sienne ? Si l’on parle d’innovation, qui donc s’y est plongé plus avant ? Par ses frontières, ne touche-t-elle pas à la patrie, à la pensée de Dante, de Calderon, de Shakspeare, de Goethe ? Ne peut-elle pas, mieux que personne, comprendre l’idéal des peuples qui l’entourent et s’élever ainsi à la pensée suprême qui doit les unir et les pacifier tous ?

Cette situation est telle qu’elle n’a pas d’autre danger que son excellence même. Oui, au sein de ce cosmopolitisme facile, nécessaire, auquel tout nous invite, je ne crains qu’une chose, c’est que l’humanité ne fasse oublier leur pays à quelques-uns d’entre nous, et que, pour quelques vertus nécessaires, je le répète, mais aisées de nos jours, mais d’une pratique commode, nous ne perdions les plus difficiles.

Plus l’esprit s’étend, plus il admet aujourd’hui de formes, de choses, de systèmes, d’élémens étrangers, plus aussi je voudrais que le cœur, du moins, restât fidèle à ce pays, objet de tant d’espérances, assiégé en secret par tant d’inimitiés. Au milieu du spectacle de tant de climats qui s’appellent, qui se mêlent, au milieu de tant de monumens du génie étranger, qui nous enlèvent pour ainsi dire à nous-mêmes, à nos propres foyers, n’oubliez pas ce nom de France, cette terre souvent voilée, souvent contristée, toujours sacrée, et surtout gardez-vous bien de penser que ce soit un signe de peu de philosophie de vous attacher au drapeau sous lequel le ciel vous a fait naître. L’histoire des peuples est l’histoire de leur émulation vers Dieu, ce n’est pas celle de leur renoncement volontaire. Et qui donc le sait mieux que la philosophie du Nord, qui n’a jamais cessé, qui en ce moment même, par la bouche de Schelling, ne cesse pas de confirmer, de fortifier, de relever les nationalités et les espérances croissantes du Nord

Pour ma part, plus j’y réfléchis, plus je suis convaincu qu’il n’est rien de vivant, rien de grand dans les choses et les œuvres humaines, où vous ne retrouviez ce double caractère : le général et le particulier, la tête et le cœur, l’humanité et la patrie. L’immense Odyssée gravite autour de la petite Ithaque. Quoi de plus colossal que le poème de Dante ? Il traverse le ciel et l’enfer ; et pourtant quoi de plus florentin ? Où trouverez-vous un horizon plus vaste que dans les Lusiades de Camoëns : vous flottez sur des mers inconnues, et cependant quoi de plus portugais ? Vous retrouvez la Lisbonne chérie aux extrémités de la terre.

C’est là l’image de ce que nous avons à faire : d’une part, embrasser l’humanité sans pourtant nous perdre dans une vide abstraction ; de l’autre, nous rattacher de plus en plus à ce pays de France, pour y puiser, pour y renouveler sans cesse en nous le sentiment de la vie réelle, c’est-à-dire accroître, augmenter l’une par l’autre ces deux patries, la grande et la petite.

Pour cela, il ne suffit pas de nous renfermer dans la contemplation de notre glorieux passé, il ne suffit pas de regarder avec envie ou avec un regret stérile les modèles du siècle de Louis XIV. Non pas, il faut les regarder avec émulation ; il faut croire fermement deux choses : l’une, que cette langue que vous parlez n’a pas produit toutes ses œuvres (sans quoi elle serait morte) ; l’autre, que cette terre que vous foulez n’a pas encore produit tous ses miracles. En d’autres termes, il faut, dans les arts, dans les lettres, en toutes choses, travailler à penser, comme si tout était à faire et que rien ne nous fût acquis ni assuré dans l’héritage de nos pères ; car plus s’accroîtra en vérité, en justice, en beauté l’idéal de la France, plus aussi s’accroîtront sa fortune et ses destinées dans le monde réel.

Les peuples étrangers la regardent aujourd’hui avec étonnement, de la même manière qu’elle-même regardait le Nord il y a trois siècles, au milieu des fluctuations, des incertitudes, des orages de la réforme. Ils ne savent quel ferment, quelle fièvre la tourmente ; ils passent tour à tour de l’admiration à la haine, de l’amour à la terreur, sans pouvoir se détacher de ce spectacle. Ils ne savent où elle va, si c’est au triomphe ou à l’abîme, et, dans ces alternatives, il est plus d’un génie rival qui espère qu’au milieu de ces secousses elle laissera tomber de son front la couronne de l’intelligence qui l’a fait reconnaître de si loin et depuis si long-temps. Dans leurs âpres imaginations, je les ai souvent entendus dire que la France, liée à sa révolution, ressemble à ce Mazeppa emporté loin de toutes les routes frayées par le cheval que sa main ne peut régir. Plus d’un vautour le suit et convoite d’avance sa dépouille… Cela est vrai peut-être ; seulement il fallait ajouter qu’au moment où tout semble perdu, c’est alors qu’il se relève au bruit des acclamations de ceux qui l’ont fait roi.