Collection complète des œuvres de M. de Florian/Fables/5/Le Crocodile et l’Esturgeon

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Fables de FlorianLouis Fauche-BorelVolume 9 (p. 182-183).


FABLE XII

Le Crocodile & l’Esturgeon


Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants
S’amusoient à faire sur l’onde,
Avec des cailloux plats, ronds, légers & tranchants,
Les plus beaux ricochets du monde.
Un crocodile affreux arrive entre deux eaux,
S’élance tout-à-coup, happe l’un des marmots,
Qui crie & disparaît dans sa gueule profonde,
L’autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon.
Un honnête & digne esturgeon,
Témoin de cette tragédie,
S’éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ;
Mais bientôt il entend le coupable amphibie
Gémir & pousser des sanglots :

Le monstre a des remords, dit-il : ô providence,
Tu venges souvent l’innocence ;
Pourquoi ne la sauves-tu pas ?
Ce scélérat du moins pleure ses attentats ;
L’instant est propice, je pense,
Pour lui prêcher la pénitence :
Je m’en vais lui parler. Plein de compassion,
Notre saint homme d’esturgeon
Vers le crocodile s’avance :
Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ;
Livrez votre âme impitoyable
Au remords, qui des dieux est le dernier bienfoit,
Le seul médiateur entre eux & le coupable.
Malheureux, manger un enfant !
Mon cœur en a frémi ; j’entends gémir le vôtre…
Oui, répond l’assassin, je pleure en ce moment
De regret d’avoir manqué l’autre.
Tel est le remords du méchant.