Colloque Sentimental entre Émile Zola et Fagus/CXIII

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Société libre d’édition des gens de lettres (p. 115-116).

CXIII

QUERELLE D’AMOUREUX


Ce qui m’agace en vous, Mirbeau, c’est la manie
D’inventer tous les mois un homme de génie
Que vous enharnachez d’un geste protecteur !
Ce doit être très humiliant pour le sculpteur,
Le poète, le peintre orné de l’apostille
Que vous lui conférez en père de famille :
— Ah ! ce Mirbeau, mon cher ! il t’en a fait du bien !
— Il t’a lancé Mirbeau !… — Eh zut, je le sais bien !
— Sans Mirbeau tu serais… — Rien, je ne serais rien,
Et c’est justement ça qui me fait tant de peine :
Comment ! voilà dix ans, vingt ans, plus, que je peine,
Et je demeure un pauvre inconnu jusqu’au jour
Où Mirbeau, s’éprenant pour moi d’un bel amour,
Promulgue au gros public mon acte de naissance !
Car je date de lui, de lui seul je commence !…
Je sais bien ! pas sa faute, à lui ; celle du sot
De public, mais j’en souffre ! à tout dire d’un mot,
Ma trop maladive fièvre d’indépendance
Me rend cuisant tout devoir de reconnaissance,
Et si plus tard, comme fermement je le crois,

L’éventualité se présente pour moi
De susciter l’estime aux pétrisseurs de gloire.
Je les prierai de ne pas s’occuper de moi…
Au surplus, je ne travaille pas pour l’Histoire.

Ceci dit, je veux saisir cette occasion
De motiver l’excessive admiration
Que je porte à Mirbeau. — D’abord, il est de France
Avec et avant eux, même — Anatole France
Et Clémenceau, l’homme qui sait le mieux de tous
Son français — et c’est rare à présent, savez-vous !
C’est-à-dire possédant le mieux le génie
De la langue — oui, c’est chose très rare à présent,
Inconnue même de maint œuvreur de génie
Qu’un écrivain français écrive en francisant !

Et je l’aime enfin pour (chose aussi rare en somme)
Être toujours carré ! ce que j’appelle un homme.


14 juin 1898.