Colloque Sentimental entre Émile Zola et Fagus/LXXXVII

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Société libre d’édition des gens de lettres (p. 86-87).

LXXXVII

A UN MORT


Pour Forain.


 
Tu fus un combattant de la Commune, toi !
Tu ceignis la ceinture rouge de l’émeute ;
Tu n’avais pas le sou, tu n’avais pas de toit,
Tu ruais ta poitrine aux sabres de la meute
Bourgeoise ! en ces temps héroïques, tu fus beau,
Déchirant la cartouche et mâchant de la poudre
À pleines dents, bravant la mitraille et la foudre —
— Et l’honneur de te battre aux côtés de Rimbaud !
Tu fus soldat aussi : maigre et le ventre vide
Tu crayonnais la gueule à tes frères de lit
Pour gagner quelques sous, afin que se remplit
La gamelle légère à ta fringale avide…
Mais les Temps difficiles ont fui pour toujours ;
Te voilà riche et tu prends du ventre : la haute
Société t’accueille et daigne t’admettre, hôte
De sa feuille officielle ; aussi les mauvais jours
Sont effacés de ta mémoire complaisante :
À force de hanter le bourgeois et ses ors,
Tu t’es institué du dedans au dehors
Un pur bourgeois : aussi quand le jour se présente
De se manifester, que la situation
Est nettement posée : ici l’Art, là, les venues,
Ici l’Equité, là, la loi, l’insurrection

La Conscience ici, là, le Code, tu rentres,
T’enferme à triple tour, et, bourgeois enragé,
Tu fusille’ à l’abri ces gens qui troublent l’ordre !
Héhé, ce n’est pas mal pour un vieil insurgé !
Presse la griffe à ceux que tu sus si bien mordre,
À ceux qui s’ils t’avaient pris, t’eussent fusillé
Comme tes frères, ces martyrs que tu renies,
Fraternise avec tes amis, les Versaillais,
C’est plus sain que jadis : reste avec les valets :
Art et gloire pour toi sont des choses finies.

21 mai 98.