Comédiens et Comédiennes d’autrefois/01

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Comédiens et Comédiennes d’autrefois
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 56-104).
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COMÉDIENS ET COMÉDIENNES
D’AUTREFOIS

PREMIÈRE PARTIE.

G. Maugras, les Comédiens hors la loi. — Émile Campardon, les Comédiens du roi de la troupe française, Champion ; les Comédiens du roi de la troupe italienne ; les Spectacles de la foire ; l’Académie royale de musique au siècle dernier, 6 vol. ; Berger-Levrault. — Lemazurier, Galerie historique des acteurs du Théâtre-Français. — Magnin, Origines du Théâtre-Moderne ; Histoire des marionnettes. — Charles Maurice, Histoire anecdotique du théâtre. — Nicole, Traité de la Comédie. — Jean-Jacques Rousseau, Lettre sur les spectacles. — Desprez de Boissy, Lettres sur les spectacles. — Clément et de la Porte, Anecdotes dramatiques 1775, 3 vol. ; Levacher de Chamois, Recherches sur les costumes et les théâtres. — Émile Deschanel, la Vie des comédiens. — Victor Fournel, Curiosités théâtrales. — Adolphe Jullien, Histoire du costume au théâtre ; Charpentier, 1880. — Fabien Pillet, Revue des comédiens, 2 vol., 1808. — Eugène Despois, le Théâtre-Français sous Louis XIV. — Questions importantes sur la Comédie de nos jours, par l’abbé Parisis. — La Théologie morale, par Mgr Gousset. — Armand Baschet, les Comédiens italiens à la cour de France.


I.

La condition des comédiens avant 1789, leurs rapports avec le monde, avec les pouvoirs de l’État, forment la substance d’un curieux chapitre de notre histoire sociale, un de ceux peut-être qui mériteraient le mieux cette épigraphe : Humanité, ton nom véritable est contradiction ; ta loi, l’antinomie ; ta passion, le changement ; ta leçon, modestie, résignation, tolérance. Rien de plus étrange, en effet, de moins logique aussi que la conduite de la royauté, de l’Église envers cette classe : protégés, mais asservis par un gouvernement qui les déclare incapables de remplir certaines fonctions, les contraint d’exercer leur métier sous peine de prison, tandis que le clergé les excommunie s’ils ne le quittent, tantôt méprisés, tantôt encensés par les gens de qualité, qui leur font quelquefois donner les étrivières, mais le plus souvent les recherchent, jouent avec eux la comédie, et du moins contribuent à adoucir la rigueur de la déchéance religieuse et civile, les comédiens n’ont en droit qu’une existence précaire, et, contre cette quasi-servitude, ils ne se lasseront point de s’élever, jusqu’au jour où la révolution aura brisé leurs chaînes, émancipé les corps et les consciences. La protestation des uns sera tacite en quelque sorte, résultant de leur seule attitude, de la supériorité de leurs talens, du charme de leurs manières ; d’autres plaideront à grand fracas, faisant appel à leurs contemporains par la plume ou la voix de leurs amis, par la véhémence de leurs plaintes. En fait, la douceur des mœurs et la force des choses allègent singulièrement le joug ; beaucoup, en ce qui les concerne, ont fait fléchir les préjugés, conquis droit de cité, et, de voir les Quinault, une Clairon, un Fleury, fréquenter la meilleure compagnie, ceci rassure un peu sur leur sort ; mais de temps en temps le zèle emporté d’un prêtre, la superbe d’un grand seigneur, déchiraient ce voile brillant, accusant dans sa dureté quiritaire l’abus légal, soulevant la juste indignation des poètes, des philosophes, de tous les faiseurs d’opinion publique.

D’où venaient-elles, ces incapacités, cette sorte de dégradation civile qui impriment au comédien de cette époque l’aspect d’un demi-paria ? Qui donc avait construit cette machine d’ignominie ? Par quelle mystérieuse action de la morale sur la législation, des faits sur la théologie, avait-on abouti à une situation qui, à son tour, voyait se retourner contre elle et la morale et les faits ? Comment le théâtre, né partout de la religion, trouvait-il sa plus cruelle ennemie dans cette religion même d’où il était sorti ? La Grèce, elle du moins, ne connut point ces anathèmes : à cette race d’idéal, de pure harmonie, la comédie semble une des formes de la vérité esthétique, un moyen de susciter dans les cœurs l’impression de la grandeur morale et de la beauté, un instrument de patriotisme et de foi. Ces danses, ces actions dramatiques qui, dans le mystère du temple, dérobent aux initiés les mythes, les aventures de leurs dieux, ces acteurs dionysiaques recrutés par des concours, le spectacle quittant insensiblement l’enceinte sacrée sans cesser de conserver un caractère national et religieux, le trésor théorique institué pour couvrir les frais des représentations et alimenté par des dons pieux, les chœurs exemptés du service militaire et investis de grands privilèges, tout explique comment l’idée première persista après l’émancipation du drame, comment les comédiens demeurèrent estimés, respectés, capables de parvenir aux fonctions les plus honorables : quelques-uns eurent des statues, représentèrent leur patrie à l’étranger. Mêmes origines hiératiques à Rome : lupercales, saturnales célébrées par les citoyens, jeux scéniques adaptés aux cérémonies religieuses, spectacles du cirque précédés d’une procession consacrée aux dieux, théâtres remplis de leurs images, défrayés par un trésor sacré qu’administrent pontifes et préteurs, présence des prêtres obligatoire ; mais, plus hautain à la fois et plus rude, le génie romain se montre aussi plus âprement logique, et, lorsque les fêtes publiques perdent leur caractère purement religieux, lorsque la nécessité d’acteurs plus nombreux développe l’habitude de ne faire monter sur la scène que des esclaves ou la lie de la plèbe, la profession devient infâme, et, rayé de sa tribu, déchu de ses droits, presque assimilé à un esclave, le citoyen qui l’exerce peut être jeté en prison, frappé du fouet, sans procès, sans discussion. Avec les comédiens, médecins, mathématiciens, astronomes, qui presque tous étaient des Grecs ou Africains prisonniers de guerre, sont aussi notés d’infamie. Mais, tandis que la loi les frappe, le clergé païen continue de les honorer, et ce sont les pères de l’église qui, combattant en même temps l’idolâtrie et l’immoralité, vont aiguiser à nouveau les armes un peu émoussées de la jurisprudence. La passion délirante de ce peuple pour ses spectacles, ces jeux du cirque qui le consolaient de la liberté perdue, les spectateurs prenant parti pour tel ou tel acteur, pour telle ou telle faction, en venant aux mains et ensanglantant la scène, l’audace des histrions atteignant ce délire que Pylade osa lancer des flèches sur le public et blessa plusieurs personnes, Juvénal dénonçant ces patriciennes et cette impératrice qui affichaient avec cynisme leur passion pour eux, les pantomimes figurant la danse nuptiale, les actions les plus lascives, Léda s’abandonnant aux caresses du cygne, un homme brûlé vivant dans l’Hercule furieux, actrices et acteurs revenant tout nus à la fin des représentations, sur la demande du public ; à Carthage, à Antioche, la foule, fascinée par les bouffonneries d’un mime au point de ne pas entendre l’ennemi qui entre dans la ville ; des prêtres, des serviteurs du Christ suivant les spectacles avec enthousiasme, embrassant même le métier maudit, un tel débordement rendit plus difficile la tâche de l’Église, explique ses rigueurs : à ses yeux, le théâtre est le rendez-vous de tous les forfaits, pire que « le blasphème, le larcin, l’homicide et tous les autres crimes, » car le spectateur est complice de l’acteur. — Une chrétienne, dit Tertullien, revient du théâtre possédée du démon. On l’exorcise. S’attaquer à une fidèle, quelle audace ! Que répond Satan : Elle était chez moi. — Pas de condamnation générale prononcée par les papes, par les conciles œcuméniques ; mais les conciles provinciaux font l’office de ceux-ci, excluent le comédien de la communion, le privent du sacrement de la pénitence s’il ne renonce à sa profession, défendent aux laïques, aux clercs, aux évêques, à leurs enfans, de donner des spectacles profanes et d’y assister. Enfin, l’Église arrache à Justinien une loi qui autorise l’histrion converti, libre ou esclave, à ne plus remonter sur la scène ; d’ailleurs, le zèle religieux de l’empereur ne l’empêchait point d’épouser Théodora. Un autre auxiliaire lui était venu, l’invasion barbare qui mit fin à l’orgie scénique dans l’empire d’Occident.

« Je suis comédien du roi, et vous êtes comédien du pape, » répliquait Dancourt au père de la Rue, et l’on sait cette jolie femme qui plaçait dans sa chambre le portrait de Baron en face de celui de Massillon, les deux meilleurs comédiens de son temps, disait-elle de très bonne foi, sans aucune intention d’ironie. Toute assimilation à part, il faut bien convenir que l’Église ressuscita le théâtre dans le monde moderne ; à l’exemple des religions antiques, elle avait compris que l’éducation morale et religieuse des peuples, comme des enfans, se fait par les yeux, par les sens, qu’il y avait là un merveilleux ressort de séduction et d’influence à une époque où l’imprimerie n’existait pas encore, où les foules soupiraient après quelques gouttes de joie pour embellir leurs existences monotones. Au lieu des dionysiaques ou des panathénées, on dramatisa les récits des Écritures, Noël, l’Epiphanie, la Passion ; on ajouta même, à certains jours de l’année, des bouffonneries indécentes, souvenirs évidens des lupercales. Le clergé recrute des acteurs parmi ses fidèles, organise des confréries qui lui prêtent assistance et le suppléent ; enfin, il fait jouer les mystères en dehors des églises. Peu à peu, à mesure que les Confrères de la Passion, les Clercs de la basoche, les Enfans sans souci essaient de s’affranchir, mêlent le profane au sacré, reparaît l’antique rancune et commencent à revivre les anciennes défenses contre les représentations sacrilèges, comme la Fête des fous, contre les rapports trop intimes de beaucoup de prêtres avec les farceurs. Cependant Léon X aime et protège le théâtre : un cardinal italien compose pour lui la Calandra ; lui-même mande de Florence à Rome des acteurs qui, devant la cour pontificale, jouent la Mandragore de Machiavel. Survient la réforme : l’Église de France veut ne pas rester en arrière du protestantisme qui proscrit cette distraction, et voilà les acteurs véritables frappés au même titre que les bateleurs et jongleurs. Poussé par elle, le parlement sévit avec âpreté : tantôt il les condamne aux verges, au pain et à l’eau ; tantôt il impose les confrères de la Passion de 1,000 livres tournois (première origine du droit des pauvres) ; ou bien encore il interdit de représenter les mystères sacrés, défense qui provoqua la renaissance du théâtre, en obligeant les auteurs à traduire ou imiter les anciens. Il défendra encore à une troupe italienne l’exercice de sa profession, et, pour justifier cette rigueur, mettra en avant le prix trop élevé des places, fixé à 5 ou 6 sols, « somme excessive, dit l’arrêt, et non accoutumée d’être levée en tel cas, qui est une espèce d’exaction sur le pauvre peuple. » Mais, dès le XVIe siècle, il y avait tel concours et affluence de peuple aux spectacles, que « les quatre meilleurs prédicateurs de Paris n’en avaient pas tretous ensemble autant quand ils prêchaient ; » et l’esprit moderne s’affirme nettement dans une réplique de Jean du Pontalais au curé de Saint-Eustache indigné qu’il osât appeler à lui la foule pendant son sermon. « Hé ! qui vous a fait si hardi de jouer du tambourin tandis que je prêche ? — Hé ! reprit l’entrepreneur de mystères, qui vous a fait si hardi de prêcher tandis que je joue du tambourin ? »

Après mainte hésitation, les rois de France prennent parti avec le peuple pour les comédiens contre l’Église et les parlemens. Bouffonneries et ballets pénètrent en France avec Catherine de Médicis, qui « riait de tout son saoul » aux farces des zani et des pantalons, car « elle était joviale, observe Brantôme, et aimait à dire le mot. » Gli Gelosi (les jaloux de plaire) sont appelés, protégés par Henri III, en dépit des magistrats qui fulminent et leur reprochent de n’enseigner que paillardises. Quant à Marie de Médicis, elle multiplie les avances à Arlequin pour qu’il vienne la voir, l’appelle dans ses lettres : mon compère et souffre qu’il la nomme : ma commère, n serait trop long de redire les faveurs octroyées aux acteurs de l’Hôtel de Bourgogne, leur troupe soustraite à la juridiction du parlement pour ne plus dépendre que de la royauté, Louis XIII, la cour et les évêques assistant aux représentations du Palais Cardinal, dans ce théâtre qu’on avait surnommé la paroisse de l’abbé de Boisrobert, les comédiens relevés de toutes les censures et replacés dans le droit commun par la déclaration royale de 1641, Mazarin non moins passionné que Richelieu pour les spectacles, faisant jouer chez lui les pièces les plus salées, de hauts dignitaires du clergé composant des tragédies, d’aucuns même montant sur la scène, Louis XIV pensionnant la troupe de Molière, accordant à celui-ci le titre de valet de chambre du roi, agréant pour filleul le fils de l’arlequin Dominique, organisant définitivement l’Opéra en 1669, « une sottise chargée de musique, dit Saint-Évremond, de danses, de machines, de décorations, une sottise magnifique, mais toujours une sottise. » Mais voici la querelle des jansénistes et des jésuites, les représentations de ces derniers, les comédies théologiques où, par exemple, ils montrent Jansénius chargé de fers, traîné en triomphe par la grâce suffisante ; les écrits de Nicole et du prince de Conti contre les poètes de théâtre, « empoisonneurs publics, non des corps, mais des âmes ; » Bourdaloue, Massillon, Fléchier, dénoncent en chaire Molière, son Tartufe, réveillent les préventions du clergé, Bossuet invoque les pères de l’église, condamne avec sévérité l’art dramatique, ses interprètes, somme de se rétracter le théatin Caffaro, qui s’était indigné qu’on appliquât aux tragédies de Corneille et de Racine les anathèmes des conciles contre les gladiateurs et les histrions. Plus logique que d’autres, le grand évêque ne se contente pas de proscrire les comédiens, il exige du présidial, à Meaux, que l’on interdise les marionnettes : et de constater avec La Bruyère qu’on pense comme les Romains sur les acteurs, qu’on vit avec eux comme les Grecs, cette idée l’afflige à ce point qu’il ne craint pas d’avancer que l’Église excommunierait tous les chrétiens qui viennent applaudir des excommuniés, si le nombre en était moins grand.

Louis XIV ne devait pas rester insensible à l’effet de cette croisade ; à mesure qu’il vieillit et tombe dans la dévotion, il retire sa protection aux comédiens, institue la censure, confie au lieutenant de police la police des théâtres ; ceux-ci sont fermés pendant la quinzaine de Pâques. La Sorbonne, les curés de Saint-Germain-l’Auxerrois, de Saint-André, de Saint-Eustache repoussent comme une lèpre le voisinage de la Comédie, forcée d’abandonner successivement plusieurs salles jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un asile rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, sur le territoire de la paroisse Saint-Sulpice. Enfin les antiques châtimens des conciles sont remis en vigueur, lus au prône chaque dimanche dans toutes les églises de Paris : on refuse aux comédiens tous les sacremens, ils ne sont plus acceptés comme parrain ou marraine, s’ils ne remettent à leur confesseur une renonciation écrite, et quelquefois par-devant notaire, à leur profession. Brécourt, Raisin, Rosimont, la Champmeslé, font l’épreuve de ces rigueurs dont Louis XIV avait eu quelque peine à garantir Molière lui-même ; il dut en effet donner des ordres à Harlay de Champvallon, archevêque de Paris, le prélat libertin qui, mourant plus tard d’une attaque d’apoplexie, en la compagnie de Mme de Lesdiguières, inspirait cette réflexion à Mme de Sévigné : « Il s’agit maintenant de trouver quelqu’un qui se charge de l’oraison funèbre du mort. On prétend qu’il n’y a que deux petites difficultés qui rendent cet ouvrage difficile, c’est la vie et la mort. »

Pour tourner la difficulté et arriver au mariage, on recourait à divers subterfuges : Molé parvient à faire signer une permission par l’archevêque, sans qu’il s’en doute ; d’autres changent de nom et de domicile. Ou bien encore le comédien signe sa renonciation, mais une fois l’autorisation accordée, le mariage célébré, les premiers gentilshommes de la chambre lui envoient un ordre de remonter sur les planches, et il s’empresse d’obéir ; de même si le malade revient à la santé ; mais l’Église se lassa d’être ainsi bernée et finit par exiger une promesse signée des quatre premiers gentilshommes de la chambre. Le Kain va tous les ans à Avignon, territoire qui dépendait du saint-siège, et y fait ses pâques.

Si du moins de telles sévérités eussent revêtu un caractère universel, leur intolérance eût semblé moins choquante ; mais sorties des doctrines mêmes de l’Église gallicane, elles n’étaient ni générales ni absolues. Certains rituels se contentent de ranger au nombre des pécheurs publics les acteurs, d’autres se conforment au rituel romain, et, par une anomalie vraiment extraordinaire, les comédiens italiens, les chanteurs et danseurs de l’Opéra échappent aux anathèmes du clergé. Bien que leurs pièces fussent très licencieuses et ordurières, on se garde bien de retrancher de la communion des fidèles les Italiens ; ils entrent dans la confrérie du Saint-Sacrement, tiennent les cordons du dais à la procession, font relâche le vendredi, affichent une dévotion rigide ; Arlequin épouse solennellement Mme Arlequin, et Scaramouche mourant laisse cent mille écus à son fils qui était prêtre ; en 1768, ils obtiennent que la procession passera devant leur théâtre richement tendu. Malgré leur qualité de Français, M. et Mme Laruette se marient sans la moindre difficulté à l’église de leur paroisse, parce qu’ils appartiennent à la troupe des Italiens. C’est la royauté qui se charge de les renvoyer en Italie et de fermer leur théâtre, quand ils ont dépassé la mesure de l’obscénité permise, ou bien encore parce qu’ils jouent une pièce intitulée la Fausse Prude, titre d’un roman satirique, publiée en Hollande contre Mme de Maintenon. Mais bientôt une nouvelle troupe venait prendre la place de l’ancienne à l’Hôtel de Bourgogne.

Rien de semblable non plus en Angleterre, en Espagne : en Italie maint théâtre porte le nom d’un saint. À Borne même, les papes protègent les spectacles que fréquentent sans scrupules les ministres de Dieu ; une femme jeune et belle quête pendant les entr’actes pour le luminaire de la paroisse, et plus tard le président de Brosses assistera à une scène bien curieuse au théâtre de Vérone[1] : « Une cloche de la ville ayant sonné un coup, j’entendis derrière moi un mouvement subit tel que je crus que l’amphithéâtre venait en ruine, d’autant mieux que, en même temps, je vis fuir les actrices, quoiqu’il y en eût une qui, selon son rôle, fût d’abord évanouie. Le vrai sujet de mon étonnement était que ce que nous appelons l’Angelus ou le Pardon venait de sonner, que toute l’assemblée s’était mise promptement à genoux, tournée vers l’Orient ; que les acteurs s’y étaient de même jetés dans la coulisse ; que l’on chanta fort bien l’Ave Maria, après quoi l’actrice évanouie revint fit fort honnêtement la révérence après l’Angelus, se remit dans son état d’évanouissement, et la pièce continua. Il faudrait avoir vu ce coup de théâtre pour se figurer à quel point il est original. »

Mais si les comédiens français adressent des requêtes aux papes Innocent XII et Clément XI pour être relevés de l’excommunication (1696-1701), la congrégation du concile se contente de les renvoyer devant l’archevêque de Paris, car elle n’ignore pas qu’en matière de discipline intérieure l’Église de France ne reconnaissait nullement la cour de Rome, et annonçait l’intention de résister. Et de voir les pauvres communautés religieuses, cordeliers, récollets, carmes déchaussés, petits augustins accepter et même solliciter une subvention de trois livres par mois, les capucins remplir les fonctions de pompiers de la Comédie moyennant une redevance de dix-huit sols chaque dimanche, cadeaux et fondations pieuses des comédiens reçus avec reconnaissance, le cardinal de Furstemberg, abbé de Saint-Germain-des-Prés, arracher à la troupe frrançaise une redevance perpétuelle de deux cent cinquante livres, un de ses successeurs défendre les franchises de la foire et la liberté des forains ; le curé de Saint-Jean de Latran, condamné à trois mois de séminaire parce qu’il a consenti à célébrer un service solennel sur la demande des comédiens pour le repos de l’âme de Crébillon père ; tant de bizarreries ne donnent-elles pas le droit de se demander ce que deviennent en cette affaire bon sens, justice, logique ? En 1761, l’archevêque de Paris, apprenant qu’on est sur le point de réunir l’opéra comique à la comédie italienne, se présente au conseil des dépêches avec toute la pompe de la prélature, comme partie intervenante en faveur du spectacle forain. Son argument de suprématie était qu’un spectacle de plus produisait un avantage pour les pauvres. Le roi et le duc de Richelieu se moquèrent doucement de lui. Ne trouvez pas mauvais, monseigneur, opina ce dernier, que les comédiens italiens et l’opéra comique vous fassent assigner pour déduire vos raisons. « Cinna et Athalie, écrivait Voltaire[2], ne sont pas plus diaboliques quand ils sont représentés pour vingt sous que quand le roi veut bien en gratifier la cour… Tout est contradiction chez nous. La France est le royaume de l’esprit et de la sottise, de l’industrie et de la paresse, de la philosophie et du fanatisme, de la gaîté et du pédantisme, des lois et des abus, du bon goût et de l’impertinence. »

Pensionné par le roi pour se donner au diable, excommunié s’il joue, emprisonné s’il refuse de jouer, le comédien ne rencontre de tous côtés qu’arbitraire, caprice, prétentions injustes : il fait partie de la maison du roi, et celui-ci délègue son autorité aux quatre premiers gentilshommes de la chambre, toujours empressés à abuser de leurs prérogatives et à les enfler ; du moins cette juridiction de bon plaisir a-t-elle pour effet de les soustraire à celle de la police, infiniment plus revêche, et, pour braver cette dernière, il suffira de se faire inscrire à l’Académie royale de musique comme fille de magasin. D’ailleurs la loi civile ne distingue pas comme la loi religieuse entre chanteurs, danseurs et comédiens, le parlement leur est hostile, son avocat-général ne leur reconnaît pas d’état légal, ils ne peuvent se flatter d’être entendus en corps, n’ayant aucune lettre patente, mais un simple brevet du roi ; leur profession est infâme comme celle du bourreau. Défense de sortir de France sans permission spéciale, d’exercer des fonctions publiques, des charges militaires ; l’ordre des avocats repousse celui qui épouse comédienne ou fille de comédienne (et cependant l’apparat royal de 1702 définit l’acteur : qui dit en public, sur le théâtre ou dans le barreau). Un comédien de province montre-t-il du talent, vite une lettre de cachet le requiert de contribuer aux plaisirs de la capitale. La noblesse, les gens de lettres vont à la Bastille, à Vincennes ; les comédiens ont leur prison attitrée, le For-l’Évêque, où ils sont jetés sans jugement, sans appel, où chaque jour un exempt vient les chercher pour la représentation et les ramène aussitôt après, où d’ailleurs ils se conso- lent assez gaîment de leurs déboires, et narguent l’autorité, en recevant leurs amis et donnant des dîners. Une autre maison de détention, l’Hôpital, servait, mais fort rarement, contre les comédiennes coupables de fautes très graves : promiscuité complète avec les filles de mauvaise vie, tête rasée, lit de paille, nourriture composée de pain, d’eau et de soupe, robe de tiretaine et sabots pour costume, la punition était terrible. Sophie Arnould fut condamnée à y passer six mois pour avoir manqué à Mme du Barry, mais celle-ci intercéda et obtint sa grâce : c’est pour cela sans doute qu’en apprenant la mort de Louis XV et l’exil de la favorite, la maligne créature dit à ses compagnes de l’Opéra : « Pleurons, mes sœurs, nous voilà orphelines de père et de mère[3]. »

La domination des gentilshommes de la chambre s’immisçait dans les moindres détails ; l’Opéra relevait du ministre de la maison du roi, mais ils finirent par accaparer la direction supérieure de la Comédie italienne. Insensiblement ils en viennent à régler les spectacles, les ordres de début, les parts et les rôles, renvoient ou reçoivent les acteurs, remplissent le théâtre de spectateurs gratuits, accordent des retraites, des pensions. D’ailleurs ils ne réussissent guère à rétablir l’ordre dans le tripot comique livré à des querelles et rivalités de toutes sortes, les amendes dont ils frappent récalcitrans et tapageurs ne les intimident guère, et les délibérations de la Comédie font trop souvent penser à la confusion de la tour de Babel et à la cour du roi Pétaud. Pour étouffer les protestations du parterre, pour imposer plus aisément leurs favorites, ils remplacent par des gardes françaises les archers en robe courte qui veillent au bon ordre dans la salle. Nos grands seigneurs, remarquait Dazincourt, prennent la Comédie pour leurs écuries, ils y mettent leurs jumens. Vint un moment où le duc d’Aumont prétendit imposer ses volontés aux auteurs : il publia un règlement d’après lequel ils devaient lui communiquer leurs pièces avant la réception, ne plus entrer à l’orchestre, mais seulement à l’amphithéâtre, où ils auraient eu pour compagnie les perruquiers des comédiens. Les auteurs se récrièrent, et le gentilhomme autocrate donna gain de cause aux plaignans du second chef ; quant à la communication des pièces, seuls les dignitaires (membres de l’Académie) en furent dispensés, les autres durent se soumettre. Tout n’était pas à blâmer dans ce despotisme : enlever aux officiers des mousquetaires leurs entrées à la Comédie eût paru fort raisonnable si le duc d’Aumont ne s’était empressé de remplacer cet abus par dix autres, s’il n’avait trouvé moyen de mécontenter tout le monde en frappant ou protégeant à tort et à travers ; et ce fut un délice de lire, de colporter une parodie de M. de Cury, l’intendant des menus, machine faussement attribuée à Marmontel, qui du coup perdit son privilège du Mercure et passa quelque temps à la Bastille.

Victime de la loi civile et religieuse, opprimé par les gentilshommes de la chambre, odieux au parlement, détesté des auteurs, dénoncé par Jean-Jacques Rousseau qui flétrit le désordre de ses mœurs et lui reproche d’être « propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme, qu’il abandonne, » que reste-t-il au comédien ? quelles compensations lui réserve la fortune ? où puise-t-il le courage de tenir tête à tant de disgrâces ? Il a pour lui les philosophes, Voltaire, d’Alembert, Diderot, mais surtout la faveur de ce public qui le méprise et l’aime comme Desgrieux aime Manon Lescaut, qui lui crie de ses mille voix : Amuse-moi et crève ! de cette société qui voit en lui le premier ministre de son plaisir, car le théâtre, au XVIIIe siècle, est avec l’amour, le souper et la conversation, le plaisir suprême, le bonheur des gens de loisir, et que ne feront-ils pour celui qui apporte cette joie de vivre ! Jamais l’autorité n’aura accumulé contre lui tant de rigueurs, et jamais il n’aura plus d’importance, jamais il ne paraîtra plus indispensable. Qu’un vieil officier, couvert de blessures et n’ayant que 800 livres de pension, s’étonne d’entendre ce faquin de Le Kain se plaindre de l’insuffisance des 8,000 livres de sa part, que parfois un grand seigneur rudoie quelque acteur, je le veux ; mais au grand siècle on avait vu Baron donner des leçons de déclamation à la duchesse de Bourgogne, au duc d’Orléans, jouer avec eux la comédie, — Baron qui prétendait qu’un artiste comme Roscius et lui était plus rare qu’un grand capitaine, et qui, se trouvant un soir au jeu avec le prince de Conti, offrait de faire sa partie en ces termes : « Va pour cent louis, mons de Conti ; » et le prince de répondre en souriant : « Tope à Britannicus ! » ; Baron, le favori de ces grandes dames qui inspiraient à La Bruyère sa fameuse satire et devaient rencontrer tant d’imitatrices, car beaucoup exagérèrent ce goût fâcheux au point d’inspirer à une vieille duchesse ce mot qui fait tableau : « De mon temps, on recevait ces gens-là dans son antichambre, dans son lit, jamais dans son salon. » Et, en rappelant divers épisodes de la vie de certains d’entre eux, on comprendra même les inconvéniens et les agrémens réels de leur profession, les mœurs faisant contrepoids à la sévérité des lois, les enivremens de la célébrité tenant lieu de considération, celle-ci même justement accordée à quelques-uns[4].


II.

Le siècle précédent avait eu Ninon de Lenclos, prêtresse de l’amour libre et volage, amie admirable et honnête homme dans toute la force du terme, confidente de Saint-Évremond et de Molière, chez laquelle s’empressent hommes et femmes de la plus haute noblesse, attirés par l’éclat d’un mérite qui triomphait des préjugés, et, disons-le, des convenances les mieux justifiées. Au commencement du XVIIIe siècle, trois femmes, trois comédiennes, les Quinault, Lecouvreur, se portent en quelque sorte les héritières de ses talens de séduction, et, sans bruit, sans y songer peut-être, commencent l’œuvre de réhabilitation. Rencontrer des vertus, sinon la vertu, en des personnes de condition modeste, dont on est habitué à dédaigner l’état, les voir professer de nobles sentimens, se dévouer à ceux qu’elles aiment, les entendre converser, faire assaut d’esprit avec Duclos, Voltaire, quelle surprise pour les dévots des opinions toutes faites ! Comment cette surprise ne les conduirait-elle pas à révoquer en doute la sagesse des règles où l’on prétend enfermer ces acteurs voués au mépris public ? L’honneur ou le déshonneur d’une profession auront toujours pour mesure la réputation de ceux qui l’exercent : c’est une loi presque absolue ; religions, monarchies, républiques, classes sociales, peuples et particuliers s’élèvent ou s’abaissent, tombent ou grandissent à raison de leur utilité morale ou matérielle, et le raisonnement le plus abstrait ne peut s’empêcher de puiser ses prémisses à ce principe.

Adrienne Lecouvreur[5] était, selon l’expression de d’Allainval, de ces personnes extraordinaires qui se créent elles-mêmes. À peine âgée de quinze ans, elle entreprend de jouer le Deuil (de Thomas Corneille) et Polyeucte, avec quelques enfans de son âge ; les répétitions ont lieu chez un épicier de la rue Férou, la présidente Lejay prête son hôtel de la rue Garancière, le beau monde accourt, — et presque aussitôt la police, qui, à la requête des comédiens français, toujours furieusement jaloux de leurs privilèges, défend de passer outre. Le grand-prieur de Vendôme recueillit au Temple les jeunes acteurs, puis Adrienne compléta son éducation en Flandre, sur les tréteaux de l’Alsace et de la Lorraine, à travers les hasards d’une vie incertaine, agitée par cette flamme des passions dont elle entendait si bien le langage, « qui la fit deux fois mère et toujours amante. » De retour à Paris, vers 1717, elle débute au Théâtre-Français dans le rôle de Monime, commence par où les grandes tragédiennes finissent, opère une révolution dramatique.

Molière voulait dans la tragédie même un parler naturel, humain, et qu’on reportât sur la scène l’aisance du monde. Seul, Baron, son élève, observe en partie ses principes ; mais jusqu’alors, la déclamation des acteurs consistait en une sorte de chant cadencé, de psalmodie monotone jusque dans ses outrances : faire ronfler les vers, déchirer une passion en lambeaux, lancer comme Beaubourg des éclats, même sur les conjonctions, et rester presque toujours hors de la nature, chanter la tragédie au lieu de la parler, ces erremens semblaient le sublime du genre. Louis Racine trouva parmi les papiers de son père les rôles de la Champmeslé notés, mis en musique ; et Mlle Duclos, maîtresse de la scène française, héritière de ces partitions, exagérait de plus en plus la mélopée ; du moins ses larmes étaient belles, sa douleur touchante, sa figure vraiment tragique, elle pleurait à tort et à travers, mais enfin elle pleurait, c’en était assez pour émouvoir le spectateur, et elle conserva de nombreux partisans. Adrienne se présente, introduit la déclamation simple et noble, également éloignée de la trivialité et de l’emphase. Elle possède les grands ressorts du cœur humain, la terreur et la pitié : une voix un peu voilée, mais tendre, pathétique, susceptible des inflexions les plus fines, l’art de varier les tons à l’infini, la science des gradations, un visage, des yeux, des attitudes qui semblaient faire la gamme à volonté, l’art des scènes muettes, des silences poignans, une mimique plus éloquente peut-être encore que sa parole, de tels dons la mirent bientôt hors de pair. C’est une reine parmi des comédiens, disait-on, et le spectateur voyait véritablement en elle une princesse qui jouait la tragédie pour son plaisir ; il croyait, en l’écoutant, faire une découverte dans son propre cœur, confirmait son triomphe par l’admiration et l’amour-propre également satisfaits : ce n’était plus Adrienne, mais Élisabeth, Bérénice, Électre, Pauline, Roxane, Athalie, Phèdre, avec leurs jalousies, leurs crimes, leurs dévoûmens héroïques.

Voltaire qui conserva toujours le goût de la diction ampoulée (on sait ses apostrophes aux acteurs coupables de jouer trop simplement selon lui)[6], n’aurait pu être ici un guide utile : la nature, l’amour, une étude approfondie, firent ce miracle, peut-être aussi les conseils vigilans de Dumarsais, le La Fontaine des philosophes, un sage obscur, au goût impeccable, à l’âme forte et fière, l’auteur de ce Traité des tropes, qu’un ignorant complimenteur[7] prenait pour une peuplade d’Amérique, qui devint l’ami de Lecouvreur, d’une manière assez originale. Lors de ses débuts à Paris, au milieu de l’engouement universel, un homme seul résistait, se contentait de murmurer de temps en temps à mi-voix : « Bon, cela ! » Elle l’apprit et, désireuse sans doute d’amadouer le personnage ou de lui arracher son secret, l’invita gracieusement à dîner. Il arrive, la prie de réciter quelques tirades, et, à la grande surprise de l’actrice un peu désappointée, recommence ses : Bon, cela ! Pressé de s’expliquer, il répond franchement que jamais comédienne n’annonça de plus rares talens, et, que pour atteindre la perfection, il s’agit seulement de donner aux mots la valeur nécessaire à ce qu’ils doivent exprimer. « Ah ! monsieur, s’écrie-t-elle, quelle obligation ne vous aurais-je pas, si vous aviez assez d’indulgence pour me mettre en état de me corriger de ce défaut ! Et quel maître est plus en état que vous de me rendre ce signalé service ! » Le grammairien ne se fit pas prier ; et elle sut bientôt teindre les mots de la couleur des sentimens qu’ils reflètent.

Voltaire, dans une de ses Epitres, suppose que, voyageant de conserve, Vénus, l’Amour et Melpomène entendent Adrienne et se plaisent à répandre sur elle leurs trésors :


… Tout aussitôt la tragique déesse
Vous inspire le goût, le sentiment,
Le pathétique, et la délicatesse.
« Moi, dit Vénus, je lui fais un présent
Plus précieux, et c’est le don de plaire ;
Elle accroîtra l’empire de Cythère ;
À son aspect, tout cœur sera troublé,
Tous les esprits viendront lui rendre hommage. »
— Moi, dit l’Amour, je ferai davantage,
Je veux qu’elle aime ! » À peine eut-il parlé,
Que dans l’instant vous devîntes parfaite ;
Sans aucun soin, sans étude, sans fard,
Des passions vous fûtes l’interprète.
Oh ! de l’Amour adorable sujette,
N’oubliez pas le secret de votre art !


Adrienne n’avait pas attendu le conseil pour croire que le théâtre appartient à l’amour, que ses héros sont enfans de Cythère : à Paris comme en province, son cœur ne lui fait pas grâce un seul instant, et elle aussi avait à en revendre aux passans. Du moins ses amours sont sincères, gardent l’allure de la décence, et j’y trouve le reflet de cette probité qu’elle apporte dans ses amitiés. Lord Peterborough, Voltaire, d’autres encore figurent sur la liste, mais la grande passion de sa vie, celle qui domine les autres, que poètes, historiens, auteurs dramatiques ont célébrée un peu plus que de raison, fut son amour pour le comte Maurice de Saxe. L’âme d’Adrienne, qui allait naturellement au grand, s’éprit de ce personnage étrange, inculte, à demi sauvage, dont elle devina le génie : elle assouplit son caractère sans l’énerver, lui inspira le goût de la poésie, de la musique, lui apprit tout en un mot, selon la remarque de Lemontey, sauf la guerre et l’orthographe. Cet homme qu’elle aima si tendrement, dont, mourante, elle invoquait l’image :


Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux !


elle se sacrifiera pleinement pour lui : emporté par ses chimères, Maurice entreprend une expédition fabuleuse, la conquête de la principauté de Courlande, où l’appelle la nièce de Pierre le Grand, sous la condition qu’il deviendra son époux ; mais l’argent manque, le héros est en détresse, ses amis demeurent insensibles. Seule Adrienne n’oublie pas : mettre en gage ses diamans, sa vaisselle, envoyer 40,000 francs qui donneront peut-être la couronne à son ami, et cet ami à une rivale, ne lui semble pas un trop grand effort. Elle l’adore, supporte ses absences, ses infidélités, les virevoustes de son cœur, et lorsque, vaincu, proscrit par la Pologne, abandonné de tous, il revient auprès de sa belle institutrice, il est accueilli comme l’enfant prodigue. Est-il vrai cependant qu’il ait alors trouvé le comte d’Argental au mieux mieux avec elle, et se soit accommodé sans peine d’une combinaison où on lui réservait l’amour-passion, en accordant à celui-ci l’amour-amitié, l’amour-pitié ? Jurer ou seulement parier le contraire serait assez téméraire, car le dogmatisme en si délicate occurrence semble une vaine prétention, la politique du tout ou rien n’étant pas celle de toutes les femmes, surtout des comédiennes, plus d’une ayant coutume d’établir des distinctions infiniment subtiles entre l’infidélité du corps, de l’esprit et de l’âme : ce qu’il faut invoquer à la décharge d’Adrienne, c’est l’effort prolongé, loyal, qu’elle tenta pour guérir la passion de d’Argental, c’est la lettre d’une si rare élévation qu’elle écrivit à sa mère, Mme de Ferriol, lorsque, redoutant qu’il ne l’épousât, celle-ci voulait envoyer son fils à Saint-Domingue.

D’Argental avait quatre-vingt-quatre ans lorsqu’il fut pour la première fois cette lettre retrouvée par hasard dans les papiers de sa mère. Il fondit en larmes et dut s’applaudir une fois de plus d’avoir jadis accepté, lui conseiller au parlement, contrairement à toutes les convenances de son état, le fidéicommis de son amie, désintéresse des parens besogneux qui menaçaient de disputer sa succession, élevé et marié ses deux filles.

On a vu de grands musiciens, des chanteurs de premier ordre qui n’avaient ni esprit ni intelligence ; on citerait fort peu de grands comédiens qui en aient manqué. Lecouvreur possédait à un degré remarquable ces qualités qui, avec le bon sens et l’affabilité, constituent une bonne part de ce qu’on pourrait appeler le charme social. Une fortune bien ordonnée, assez considérable pour le temps (300,000 francs au moins), lui permettait de recevoir ses amis, plaisir délicieux qu’elle prisait fort, car sa correspondance la montre ambitieuse d’intimité, d’amitié, le seul sentiment dont elle soit flattée ! Le grand nombre ne la dédommage pas du mérite réel des personnes, et elle n’estime flatteuse l’approbation d’un sot que comme générale, mais se désole s’il la faut acheter par des complaisances réitérées. Ce qu’étaient ses soupers, dans leur vive et élégante liberté, avec des hommes tels que Fontenelle, Dumarsais, Voltaire, d’Argental, Caylus, l’abbé d’Amfreville, Maurice de Saxe, le marquis de Rochemore, la présidente Berthier, on voudrait le savoir, mieux encore le sentir : elle même y fait sa partie, car elle raconte aussi bien qu’elle écrit, tourne agréablement le vers, lance à propos une fine repartie, un mot piquant. Leur réputation ne tarda pas à se répandre, la curiosité y poussa les femmes du plus haut rang, et la pauvre Adrienne gémissait dans son corps et son esprit de cette indiscrétion flatteuse. « C’est une mode établie de dîner ou de souper avec moi, écrit-elle, parce qu’il a plu à quelques duchesses de me faire cet honneur… si ma pauvre santé qui est faible, comme vous savez, me fait refuser ou manquer à une parti de dames que je n’aurais jamais vues, qui ne se souviennent de moi que par curiosité, ou, si j’ose le dire, par air (car il en entre dans tout) : « Vraiment, dit Tune, elle fait la merveilleuse ? » Une autre ajoute : « c’est que nous ne sommes pas titrées ! » Si je suis sérieuse, parce qu’on ne peut être fort gai au milieu de beaucoup de gens qu’on ne connaît pas : « c’est donc là cette fille qui a tant d’esprit ? Ne voyez-vous pas qu’elle nous dédaigne et qu’il faut savoir du grec pour lui plaire ? — Elle va chez Mme de Lambert, dit une autre ; cela ne vous dit-il pas le mot de l’énigme ? » Et sous ces paroles ironiques qu’elle devinait sans les entendre, elle retrouvait sans doute le dédain d’une classe privilégiée qui ne lui accordait pas le titre de dame, ce dédain plus ou moins déguisé qui faisait dire à lord Peterborough, le seul peut-être de ses amis dont elle ait accepté les présens ; « Allons ! qu’on me montre beaucoup d’amour et beaucoup d’esprit ! »

Scribe, Legouvé, Rachel, ont popularisé la version d’Aïssé sur la mort subite d’Adrienne, le 20 mars 1730, la grande dame hautaine et galante qui se prend de fantaisie pour le comte de Saxe et veut l’enlever à l’actrice, celle-ci se vengeant en désignant du geste sa rivale lorsqu’elle déclame les vers de Racine :


Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies…


la duchesse de Bouillon faisant « passer à la pauvre Phèdre le goût des vanités du monde » au moyen de pastilles empoisonnées. Les auteurs étaient dans leur droit : il plane en cette affaire un élément romanesque, une sorte de mystère bien propre à ameuter l’imagination des foules, et le doute resterait permis sans le témoignage décisif des médecins qui dressèrent le procès-verbal d’autopsie, sans parler de Voltaire, entre les bras duquel elle expira, emportée en quatre jours par une inflammation d’entrailles. Ce petit abbé bossu, peintre en miniature, qui demande un rendez-vous au Luxembourg, et révèle qu’une dame de la cour lui a promis une pension s’il consent à faire avaler du poison à Adrienne, l’analyse des pastilles déclarée douteuse, la demande en confrontation de la duchesse, l’arrestation, l’interrogatoire du petit peintre qui se coupe et finit par avouer ne l’avoir jamais vue, et, six mois après seulement, cette maladie, cette mort foudroyante, tant de péripéties arrangées, travesties par l’opinion, forment un merveilleux canevas de drame. Mais pourquoi ne pas ajouter foi à l’abbé Aunillon, quand il déclare qu’une personne de la cour, qu’on n’osa point dénoncer au public et à la justice, avait fait jouer toute cette machine pour perdre de réputation la duchesse, qu’à son lit de mort celle-ci, en présence de ses amis, de sa maison, confessa tous ses égaremens et protesta devant Dieu qu’elle était innocente de ce crime ? Comment admettre qu’après une si chaude alarme, déjà désignée aux soupçons des magistrats, elle ait recommencé sa tentative contre une femme entourée d’amis dévoués et qui devait se tenir sur ses gardes ? Quant au geste de l’actrice pendant la représentation de Phèdre, qui ne sait que le public voit partout des allusions, des intentions malicieuses, comme ces glossateurs ingénieux qui découvrent mille beautés auxquelles l’auteur ne songeait nullement ? Si la vie est le plus invraisemblable des romans, ne pourrait-on déjà se contenter des choses certaines qu’elle contient ? Est-il nécessaire d’aller plus loin, de compliquer l’histoire par une fantasmagorie de mélodrame, de ressusciter ces mythes païens qui accumulent sur un seul personnage toutes les vertus, les héroïsmes et les crimes d’une époque[8] ?

L’abbé Languet, curé de Saint-Sulpice, refusa d’accorder la sépulture chrétienne à celle qui lui laissait un legs pour ses pauvres ; il ne voulut même pas qu’on l’ensevelît dans l’endroit du cimetière réservé aux enfans morts sans baptême ; sur l’ordre du lieutenant de police, un fiacre l’enleva de nuit, et guidés par un ami, M. de Laubinière, deux portefaix l’enterrèrent furtivement dans un chantier désert, non loin de la Seine, à l’extrémité du faubourg Saint-Germain. La douleur de Voltaire et son indignation éclatèrent magnifiquement, à plusieurs reprises : dénonçant l’odieux traitement subi par


Celle qui dans la Grèce aurait eu des autels,


il rappela qu’en Angleterre, le corps d’Anne Oldfields, la célèbre tragédienne, était resté plusieurs jours exposé à Westminster, porté en pompe et enseveli à l’abbaye, tandis que les plus grands personnages du royaume tenaient les coins du poêle. Et là aussi la lutte n’avait pas laissé d’être acharnée : au XVIe siècle, le fanatisme puritain exile, bâillonne les acteurs, brûle leurs théâtres, Prynne imprime le Fouet des histrions qui lui coûte ses deux oreilles, mais il réussit à chasser les comédiens, et de 1633 jusqu’à la restauration, le drame anglais avait été frappé d’anathème. En attendant l’heure de la justice, plus lente à sonner en France, Voltaire composait cette belle ode, pieux souvenir aux mânes de celle qu’on punissait d’avoir charmé le monde, invocation touchante à la tolérance, vertu divine et presque nouvelle, qui remplace les vieux fanatismes, d’où peut-être sortira l’emblème de réconciliation des classes et des peuples, comme la charité


Ci-gît l’actrice inimitable
De qui l’esprit et les talens,
Les grâces et les sentimens
La rendaient partout adorable.
L’opinion était si forte
Qu’elle devait toujours durer,
Qu’après même qu’elle fut morte,
On refusa de l’enterrer.


jaillit il y a dix-neuf cents ans d’un cri de pardon poussé par Jésus mis en croix sur le Calvaire.


Ombre illustre, console-toi !
En tout lieu, la terre est égale,
Et lorsque la Parque fatale
Nous fait subir sa triste loi,
Peu nous importe où notre cendre
Doive reposer pour attendre
Ce temps où tous les préjugés
Seront à la fin abrogés.
Ces lieux cessent d’être profanes
En contenant d’illustres mânes…
Au lieu d’ennuyeuses matines,
Les Grâces, en habit de deuil.
Chanteront des hymnes divines
Tous les matins, sur ton cercueil.
Théophile, Corneille, Racine
Sans cesse répandront des fleurs,
Tandis que Jocaste et Pauline
Verseront un torrent de pleurs.


III.

Lecouvreur avait frayé la voie, les deux Quinault[9] l’agrandirent. Toutes deux belles et ayant l’esprit de leur beauté, avec cette science du monde qui tient lieu de tout aux médiocres, et répare les injustices de la fortune envers les gens distingués, nées en quelque sorte aussi avec cet art de vivre longtemps qui fortifie les réputations, semble conférer à la même personne le don de la métempsycose, et ce charme accumulé fait d’expérience, d’harmonie fondue, de la fréquentation des talens dont on s’assimile insensiblement quelques parcelles, de ce lustre spécial que les années impriment aux hommes, aussi bien qu’aux monumens et aux tableaux ; l’une vécut presque cent ans, l’autre[10] plus de quatre-vingt-cinq. Comédienne assez ordinaire sur les planches, qu’elle quitta de bonne heure, artiste admirable sur la scène du monde, Marie-Anne Quinault trouva bien vite l’emploi de son génie : elle plut à Samuel Bernard, au marquis de Nesle, au duc d’Orléans, puis au duc de Nevers, qui l’épousa en secret, et lui laissa cent mille livres par testament, mais elle eut le tact de refuser la publication de ce mariage, et les enfans du duc lui en surent un gré infini. On voit par les lettres qu’elle écrit au duc de Nivernais combien leur intimité était étroite, combien elle demeure mêlée à tous les événemens de la famille, avec quel soin elle conserve le sentiment des distances. « Vous recevrez dans peu de temps le portrait de Mme la duchesse de Nivernais ; je ne veux point vous dire à quel point ce sacrifice m’est difficile à faire, mais vous pouvez aisément vous l’imaginer. Il n’est pas dans l’équilibre des choses que les grands soient accablés par les bienfaits des petits. Aussi je ne doute pas que, s’il tombait à la nomination du pape quelque bon bénéfice, vous ne le fassiez obtenir à mon imbécile de neveu. Au vrai, ma charmante mère, ce serait une des plus belles actions et des grandes charités que vous pourriez faire. J’aurai l’honneur de vous en parler dans quelque temps, et je vous promets de vous porter encore bonheur si cela réussit. » Musicienne excellente, Marie-Anne composa pour la chapelle de la reine un superbe motet, et le roi lui donna un beau logement au Louvre, puis le cordon noir de l’ordre de Saint-Michel, qu’aucune femme n’avait encore obtenu. Faisant les honneurs du salon du duc de Nevers avec un art exquis, contant à merveille et possédant cette mémoire de l’anecdote, des mots-médailles qui forment la trame de l’histoire et la moitié du talent de la conversation, elle recevait les personnages les plus éminens, la comtesse de Toulouse, le duc de Penthièvre, et, chose inouïe, triomphe éclatant de la séduction mise au service d’une volonté persévérante, il devint de bon goût de lui présenter les nouvelles mariées au contrat desquelles le roi avait signé, privilège réservé à l’archevêque, au gouverneur et à l’abbesse de Saint-Antoine. Elle portait le grand panier, les deuils de cour, et elle avait, dit une grande dame du temps, « bon air et bonne grâce autant que possible, mais elle ne mettait pas de rouge comme nous autres, car c’est ici qu’auraient commencé l’usurpation et le ridicule. » Les grands paniers, la présentation des nouvelles mariées, l’ordre de Saint-Michel, le deuil de cour, rien de mieux ; mais si elle avait usé du rouge, elle était vouée au ridicule et traitée d’usurpatrice ! Quel trait de mœurs, et, lorsqu’on y réfléchit, combien ressemblent à la grande dame, font toutes les concessions importantes, si on leur réserve une petite case où se niche l’amour-propre !

Quinault (Françoise)[11], la plus spirituelle et la plus philosophe des bonnes comédiennes, celle qui lançait le mieux le trait sur les planches ou dans un joyeux souper, nous apparaît un peu moins grande dame que sa sœur, aussi adroite, aussi ambitieuse de domination mondaine ; gentilshommes de la chambre et semainiers viennent prendre ses ordres, car elle a toujours un ami ministre, et l’on sait l’histoire du baiser de d’Argenson, rendu si gaîment à un solliciteur, qui la prenant, non sans raison, pour une puissance, implorait sa protection. Confidente et correspondante de Voltaire, elle lui donne le sujet de l’Enfant prodigue, comme elle fournit à La Chaussée le meilleur acte du Préjugé à la mode, à Bimbin Piron une scène de la Métromanie, c’est elle qui, à la mort de M de Lespinasse, consola le mieux d’Alembert, parce que, disait-il, elle a pleuré avec moi. Son salon fut un des plus amusans, un des mieux achalandés : elle eut un dîner, qu’on appela le Dîner du Bout du Banc, où chacun apportait son écot, vers ou prose ; où le plat du milieu était une écritoire dont les convives se servaient tour à tour pour écrire un impromptu ; le dîner avait lieu deux fois par semaine, tantôt chez elle et tantôt chez Caylus ; les habitués s’appelaient le chevalier d’Orléans, Voltaire, Destouches, Fagon, Duclos. Collé, Pont de Veyle, Voisenon, Maurepas, Marivaux, d’Alembert, Moncrif, Crébillon fils, Fontenelle ; le public avait surnommé cette Académie la Queue de la régence, parce qu’il lui prêtait un grand libertinage de propos. Est-ce elle, est-ce une de ses camarades, qui aurait répondu à un adorateur mécontent qu’on lui préférât un rival : Je vous préfère aussi, mais je vous préfère moins ? En tout cas, l’ami de la maison à cette époque était le comte de Caylus, l’antiquaire convaincu, au caractère brusque et tranchant, amateur en tout et en art, protecteur ne des artistes, organisateur de la littérature obscène, dont le plaisir fut la grande affaire, et le travail la grande passion, qui dans sa jeunesse proscrivait la galanterie, ne voulant, disait-il, que de l’amour ou du tempérament, ce représentant original de l’aristocratie intelligente d’autrefois qui, avec les goûts et la morale du XVIIIe siècle, conserva les idées et les traditions du siècle précédent.

Ce qu’étaient les dîners de Françoise, ces dîners où l’on serait allé à quatre pattes, où l’on passait en revue le répertoire humain et divin, on en jugera par certain récit de Mme d’Épinay, qui assista à une de ces débauches d’esprit avec le prince de ***, Saint-Lambert et Duclos. Ce dernier ayant paru s’étonner qu’au dessert la maîtresse de céans fît sortir, non-seulement les valets, mais sa jeune nièce âgée de treize ans, car il lui donnerait une juste idée des choses et lui enseignerait la langue de la nature, celle-ci réplique qu’il faut apprendre de bonne heure la langue de son temps, de son pays, et la conversation se rallume aussitôt, ingénieuse, alerte, nullement pudibonde, un pied dans la morale philosophique, un autre dans le dévergondage d’imagination, car Duclos, le robuste satyre, l’Homme à la voix de gourdin, ne manque jamais de faire appel au sensualisme, et, dans le grand monde même, son esprit servait de passe-partout à la rudesse de ses manières, à ses propos mâles et très mâles. On sait qu’aux yeux de d’Alembert il avait plus d’esprit dans un temps donné que tous les autres, et, un jour qu’il enfilait une série d’histoires fort salées, chez Mme de Rochefort, sous prétexte que seules les honnêtes femmes savaient encore les écouter sans se récrier, elle finit par l’interrompre plaisamment : « Prenez garde, Duclos, vous nous croyez aussi par trop honnêtes femmes. »


Mlle QUINAULT. — Malgré son langage, la nature n’aura pas moins travaillé de longue main à cette chose qu’on appelle pudeur.

DUCLOS. — Non pas à celle qu’on appelle ainsi de nos jours… Il y a des nations de sauvages, par exemple, où les femmes restent nues jusqu’à l’âge de la puberté ; certainement elles n’en rougissent pas.

Mlle QUINAULT. — Tant qu’il vous plaira ; mais je crois que les premiers germes de la pudeur existaient dans l’homme.

SAINT-LAMBERT. — Je le crois, le temps les développa, la pureté des mœurs, l’inquiétude de la jalousie, l’intérêt du plaisir, tout y concourut.

DUCLOS. — Et l’éducation s’est fait ensuite une grande affaire de ces vertus sublimes qu’on nomme maintien.

LE PRINCE. — Mais il fut un temps, où non-seulement les sauvages, mais tous les hommes allaient tout nus.

DUCLOS. — Oui, vraiment, pêle-mêle, gras, rebondis, joufflus, innocens et gais. Buvons un coup.

Mlle QUINAULT, chantant en lui versant à boire :


Il t’en revient encore une image agréable,
Qui te plaît plus que tu ne veux.


Il est certain que ce vêtement, qui joint si bien partout, est le seul que la nature ait donné.

DUCLOS. — Maudit soit le premier qui s’avisa de mettre un autre habit sur celui-là !

Mlle QUINAULT. — Ce fut quelque petit vilain nain, bossu, maigre et contrefait, car on ne songe guère à se cacher, quand on est bien.

SAINT-LAMBERT. — Et, qu’on soit bien ou mal, on n’a pas de pudeur quand on est seul.

Mme d’ÉPINAY. — Cela est-il bien décidé, monsieur ? Il me semble cependant que j’ai de la pudeur également…

SAINT-LAMBERT. — C’est l’habitude que l’on a d’en avoir avec les autres, qui la fait retrouver quand on est seule…

DUCLOS. — Cela est sûr. Je vous jure que, quand on ne me voit pas, je ne rougis guère.

Mlle QUINAULT. — Et point du tout quand on vous regarde ! La belle pièce de comparaison ! La pudeur de Duclos !

DUCLOS. — … La pudeur, belle vertu, qu’on attache le matin, sur soi, avec des épingles.

Mlle QUINAULT. — Ah ! il y en a beaucoup de ces vertus-là dans le monde !

SAINT-LAMBERT. — Combien de vices et de vertus dont il ne fut jamais question dans le code de la nature, et dont le nom ne fut point écrit au traité de la morale universelle !

LE PRINCE. — Il y en a une multitude de pure convention, suivant les pays, les mœurs, les climats même ; et le mal qui est écrit au traité de la morale universelle est mal partout. Il était mal il y a dix mille ans, il l’est encore aujourd’hui.

SAINT-LAMBERT. — La morale universelle est la seule universelle et sacrée.

DUCLOS. — C’est l’idée de l’ordre, c’est la raison même.

SAINT-LAMBERT. — C’est la volonté de l’espèce entière.

DUCLOS. — En deux mots, messieurs, c’est l’édit permanent du plaisir, du besoin et de la douleur.

Mlle QUINAULT. — Mais c’est fort beau ce qu’il dit là ; il parle comme un oracle. Buvons à la santé de l’oracle…


Là-dessus, on se met à parler désir, passion, jalousie, mariage, amour. Duclos s’émancipe de plus en plus, et Mlle Quinault lui reproche de casser les vitres, mais Saint-Lambert vient à la rescousse, observe qu’on ne dit rien de bien de l’innocence sans être un peu corrompu. — Ni de la pudeur sans être fort effronté, ajoute Duclos. — Et voilà, conclut Mlle Quinault, pourquoi vous dites si bien. On changez de texte, ou parlez un langage qu’on puisse entendre. — C’était, on en conviendra, s’y prendre un peu tard pour rappeler à l’ordre son convive, homme droit et adroit, je le veux, mais de morale fort cynique et dont la conversation rappelle quelques traits du Neveu de Rameau.

Le jour où son printemps et son été eurent fait le saut par la fenêtre, cette charmante épicurienne renonça à troubler sans cesser de plaire, comprit que l’amitié est la volupté de l’âge mûr, et fit de sa vieillesse une oasis de bonne grâce et de gaîté sereine. un matin de 1785, Mme de Verdun fut surprise de la voir parée, poudrée, couverte de rubans couleur de rose, de dentelles, mais dans son lit. — Voyez-vous, monsieur le curé, répondait-elle aux remontrances du curé de Saint-Germain-l’Auxerrois, je veux garder jusqu’au bout mon coiffeur (Martini) et mon philosophe (d’Alembert). — Mais, dit Mme de Verdun, je ne vous ai jamais vue si coquette. — Je me suis parée ainsi, reprit l’aimable femme, parce que je dois mourir aujourd’hui. » Et sans plus s’inquiéter, estimant sans doute que la sagesse commande de sortir de ce monde comme nous y sommes entrés, elle alla là-haut quérir un grand peut-être.


IV.

Le Roman comique, Gil Blas, le Capitaine Fracasse[12] ont peint l’existence des comédiens nomades, leurs tribulations de tout genre, les minces succès et les modestes gains qui contrastent si fort avec les tournées triomphalement fructueuses des grands acteurs de la capitale. Au maréchal de Saxe, au vainqueur de Fontenoy, de Raucoux, de Lawfeld, il était réservé d’ajouter un chapitre à ces odyssées dramatiques, et, en même temps, une page médiocrement honorable à l’histoire de sa vie intime. De sa liaison avec Adrienne Lecouvreur, on sait qu’il conserva un goût très vif du théâtre… et des princesses du théâtre. Volage et sensuel, passionné au point de se lamenter du départ d’une actrice comme s’il eût perdu une grande bataille, tour à tour Almaviva et Bartholo, dupeur et dupé, magnifique et ridicule, grand capitaine et aventurier cupide, esprit lumineux en face de l’ennemi, hanté sans cesse de chimères d’ambition royale, tel se dessine ce personnage étrange, dans la double complexité de son être, assez exempt de sens moral pour appliquer à l’honneur d’une femme les ruses de guerre qu’il employait contre l’ennemi. Afin d’entretenir la gaîté de ses soldats, afin surtout de subvenir à ses plaisirs (pour qui serait la volupté si l’on en privait les grands hommes ? se disait-il sans doute), il avait auprès de lui une troupe comique qui, de son propre aveu, lui coûtait plus de peine à diriger que son armée à conduire, ce dont on ne saurait s’émerveiller, puisque l’imprésario mettait continuellement son cœur dans l’aventure. Qu’on en juge par l’analyse de la pièce suivante. Personnages : M. Favart, directeur du théâtre du maréchal, — Justine Favart ou Mlle de Chantilly, sa femme, — Maurice de Saxe, traître et amoureux, — Ducoudray, vieillard corrompu, père de Mme Favart, — soldats, exempts. La scène se passe au camp, en Belgique, puis au couvent, à Paris, au château de Chambord.

Favart était la providence du théâtre de la Foire[13], le La Fontaine de l’Opéra-Comique, auquel ses œuvres assuraient un succès toujours croissant : ce que voyant, les comédiens français et italiens conjurèrent la ruine de ce théâtre, et, malgré les représentations de l’Académie royale de musique, dont il était tributaire, obtinrent sa suppression (1745). Presque au même moment, et peu après son mariage avec sa chère Justine, Maurice de Saxe lui offrait la direction de sa troupe : elle entrait, dit-il gracieusement, dans ses vues politiques et dans le plan de ses opérations militaires. Favart accepta avec empressement, réorganisa le personnel, et, ne négligeant aucun genre de spectacle, donnant lui-même des nouveautés qui se rapportaient aux événemens, réussit à merveille : le théâtre était devenu le point de réunion des officiers, un moyen d’enthousiasme et de victoire. Un jour, par exemple, le maréchal appelle Favart et lui dit confidentiellement : « Demain, je livrerai bataille, on n’en est pas encore instruit ; faites-la annoncer ce soir par des couplets que vous composerez à cette occasion. » Et, en effet, à la fin du spectacle, un acteur s’avance et chante :


… Demain, bataille, jour de gloire ;
Que dans les fastes de l’histoire
Triomphe encor le nom français,
Digne d’éternelle mémoire !
Revenez après vos succès
Jouir des fruits de la victoire !


On s’étonne, on court à la loge du général qui confirme la nouvelle ; et les applaudissemens de retentir au milieu des cris de : Demain, bataille ! Demain, bataille ! Elle fut livrée, gagnée, et tout aussitôt la troupe recommença : des scènes improvisées le matin furent jouées le soir même, de nouveaux couplets chantés, qui, pour exalter davantage nos soldats, célébraient le courage de l’ennemi :


Anglais chéris de la victoire,
Vous ne cédez qu’aux seuls Français !
Vous n’en avez pas moins de gloire !

Autre succès. Les chefs de l’armée impériale ne tardèrent pas à envier les plaisirs de l’armée française, et Favart eut permission de jouer dans les deux camps. Parfois même, sa troupe volante inspirait à l’ennemi quelques reflets de bonne grâce et d’urbanité. C’est ainsi que Mlle Grimaldi, danseuse, ayant été surprise avec quelques acteurs par un parti de hussards, qui, après les avoir dépouillés, s’apprêtaient à faire pis, s’était, afin de s’épargner la vue du sang, couvert la tête du court jupon qu’on lui avait laissé, et dans cette posture originale, elle conjurait le vainqueur de se contenter d’elle seule comme victime ; et ce dévoûment héroï-comique apprivoisa les soldats qui, avec la liberté, leur rendirent bagages et vêtemens.

Naïf et bon, autant que spirituel auteur et joyeux chansonnier, Favart cédait à la tentation de se croire le collaborateur du maréchal, et, de Raucoux, sur le champ de bataille, il écrivait à sa mère : « Victoire ! Grande victoire ! Tout est renfermé dans ces derniers mots. Nous achevons de vaincre, je dis plus, nous achevons de détruire. Pardonnez-moi, je dis nous ; à force de fréquenter les héros, j’en prends le langage. » Il gagne de l’argent, mais tout n’est pas rose avec ce théâtre nomade, soumis aux hasards de la guerre. Quitter Anvers en six heures, Lière en quatre, partir de Louvain au milieu de la nuit, coucher trois jours sur des planches dans une bélandre hollandaise, une autre fois passer trois jours et trois nuits sans dormir, si ce n’est debout, appuyé contre un arbre et les pieds dans l’eau, courir le risque d’être enlevé par un gros de hussards qui massacrent toute son escorte, ces misères n’altèrent ni son courage, ni son entrain. Parfois une note mélancolique, lorsqu’à la prise du fort Saint-Philippe, on a fait une terrible exécution, pendu 500 hommes, ou bien lorsqu’il raconte la querelle de cinq grenadiers se battant sous ses yeux pour une coureuse de camp. Quatre d’entre eux restent sur le carreau ; le dernier, confus, désespéré de sa triste victoire, dit à cette fille : « B… tu es cause que j’ai tué quatre de mes camarades. Braves gens, je vous regrette ! Tu ne nuiras pas à d’autres ! » Et il fait voler sa tête d’un coup de sabre. Mais en campagne, dans une correspondance troublée par toutes les variétés de l’imprévu, on n’a pas le loisir de s’attendrir longuement ; et Favart se contente de jeter pêle-mêle sur le papier ses impressions au fur et à mesure qu’elles surgissent, faisant encre de tout, racontant à la billebaude ses aventures, ses triomphes et ses ennuis.

Bientôt il eut plus à craindre de son protecteur que de l’ennemi. Mme Favart l’ayant rejoint, Maurice ne tarda point à l’aimer et à le lui dire, tandis qu’il endormait le mari par mille attentions, cadeaux de vins exquis, de chevaux, d’un lit de camp de satin rayé, confidences, offre de puiser dans sa bourse. Mais Jupiter ne réussit guère à charmer Danaé ; celle-ci adore son époux ; et c’est plaisir d’entendre le maréchal employer au début la langue des petits-maîtres, le caquetage des ruelles. Lisez plutôt cette lettre mythologique et musquée que ne désavoueraient ni Chaulieu, ni Dorat. Est-ce l’élève de Lecouvreur ? est-ce un secrétaire du héros qui tient la plume ? « Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous ; vous êtes une enchanteresse plus dangereuse que feu Mme Armide. Tantôt en Pierrot, tantôt travestie en Amour, et puis en simple bergère, vous faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste est d’effrayer l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à vos lois ! Je vous rends grâces de n’avoir pas usé de tous vos avantages ; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec votre houlette, qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce pauvre prince des Français, que Renaud l’on nommait, je pense. Déjà je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste pour tous les favoris de Mars. J’en frémis, et qu’aurait dit le roi de France et de Navarre si, au lieu du flambeau de sa vengeance, il m’avait trouvé une guirlande à la main ? Malgré le danger auquel vous m’avez exposé, je ne puis vous savoir mauvais gré de mon erreur, elle est charmante ! Mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter un péril si grand :


Adieu, divinité du parterre adorée ;
Faites le bien d’un seul et les désirs de tous ;
Et puissent vos amours égaler la durée
De la tendre amitié que mon cœur a pour vous !


« Pardonnez, mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose rimée que vos talens m’inspirent ; la liqueur dont je suis abreuvé dure souvent, dit-on, plus longtemps qu’on ne pense. — M. DE SAXE. »

Le caprice devient passion. Mme Favart, prenant prétexte de sa santé, se réfugie à Bruxelles auprès de la duchesse de Chevreuse, puis à Paris, tandis que le maréchal retire sa protection au mari, et qu’à son instigation, les propriétaires du théâtre de Bruxelles, dont le loyer avait été fixé verbalement à 150 ducats, réclament une somme de 26,000 francs, obtiennent décret de prise de corps contre lui, avec saisie des effets de son magasin. Voilà Favart obligé de s’enfuir, allant trouver Maurice à Chambord (1749), invoquant son témoignage, n’obtenant que de vaines promesses, et, en fin de compte, ruiné par cette traîtrise. De Strasbourg, où il s’est caché, il écrit à sa fidèle Justine les lettres les plus tendres, et, prestige éternel de ces sentimens vrais qui forment en quelque sorte le fond commun de l’humanité, on suit avec sympathie les péripéties de ce roman d’amour entre deux époux qui s’entendent pour regarder la même étoile à la même heure et iraient de grand cœur demander l’aumône ensemble : «… Sois heureuse autant que je me trouve malheureux d’être séparé de toi, et rien n’égalera ma félicité. Jouis de mon cœur, jouis de mon âme, je te les ai donnés ; il ne me reste que la vie, que je suis prêt à te sacrifier de même. Si je pouvais disposer de l’univers, l’univers serait à toi ! Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa tige, c’est le symbole d’un cœur flétri par une absence rigoureuse. Adieu, vis contente ! que tous tes jours soient des jours de fête ! mais, au milieu des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu es née pour mériter l’estime ! ces deux effets réunis m’ont rendu le plus tendre, dès les premiers instans que je t’ai connue, et des amans et des maris… »

Cependant, Mme Favart a débuté avec éclat à la Comédie italienne, où elle est reçue d’emblée à part entière : il y a un monde prodigieux quand elle joue, et, mieux que personne, elle chante les vaudevilles composés par son mari. Elle essaie de le rejoindre, mais à peine arrivée à Lunéville, les frères Meunier, exempts de police, tombent chez elle, escortés d’une nombreuse maréchaussée, et, sous couleur de la mener à Fontainebleau, ils la conduisent au couvent des Ursulines, aux Grands-Andelys, puis à Angers. Son propre père, hélas ! a prêté les mains à cette machination et l’a fait cloîtrer à cause de la prétendue illégalité de son mariage. Bien vite, le Petit-Bouffe (surnom que lui donne Favart) recommande à sa mère, à son mari, d’envoyer tous les papiers, le consentement de son père, au ministre, de réunir les témoins, et, touchante naïveté, elle écrit au maréchal pour implorer sa protection. Alors seulement il commence à se démasquer : à mots couverts, il lui met le marché en main, non sans laisser arriver des lettres qui l’informent que, traqué de ville en ville, Favart épuise sa santé, abîme ses yeux dans la cave qui lui sert d’asile, où il peint des éventails pour vivre : « Plus ne vous en dirai sur ce qui me regarde ; vous n’avez point voulu faire mon bonheur et le vôtre ; peut-être ferez-vous votre malheur et celui de Favart ; je ne le souhaite point, mais je le crains. » Longtemps encore la Petite Fée se débattit : sa raison se trouble, elle fait appel à la générosité du maréchal et n’obtient que réponses ironiques : « Vous dites que vous souffrez, je le crois. Vous dites que j’ai des griffes et qu’il n’est pas aisé de s’en tirer ; je le crois encore, mais je ne vous ai jamais fait que patte de velours, et ces griffes ne vous feront jamais de mal si vous ne vous en faites pas vous-même. » L’âme de la prisonnière chancelle alors : un rapport de l’exempt Meunier affirme que, depuis le mois de février 1750, elle est sous les yeux de la Mouret, femme du concierge de ce Chambord, que Maurice avait reçu en récompense de ses services, où il vivait dans une sorte de souveraineté féodale, investi de droits qu’on refusait aux princes du sang, gardé par un régiment de uhlans entretenus sur le pied de guerre, canons et drapeaux pris sur l’ennemi décorant la façade du château, avec des sentinelles à la porte de son appartement comme pour les rois, ses privilèges de haute et basse justice, ses jours de grand couvert, les représentations théâtrales où Mme de Pompadour tenait à honneur d’être invitée, où il attend Mlle de Sens avec une trôlée de dames de la cour. Elle céda sans doute, mais ne fut point éblouie, et, sitôt qu’elle put, refusant les présens du maréchal, alla rejoindre Favart qui très justement reconnut que tout était réparé, puisqu’il retrouvait en elle des sentimens dignes de lui. Être mari, être amant, comprendre qu’il n’y a point de faute là où il n’y a pas eu libre consentement, encore moins entraînement du cœur ou des sens, mais sacrifice douloureux, dans un de ces cas où la morale s’obscurcit, où l’on n’est plus séparé de la sublimité que par le martyre, une telle conduite n’a rien de ridicule et témoigne de quelque grandeur d’âme. Après avoir entendu son langage, examiné son attitude pendant la persécution, il n’est pas permis de nier cette flamme d’honneur et de probité qui lui inspirait tant de vaillance, et non moins rare s’affirmait sa générosité, lorsque, à la mort de Maurice, survenue le 30 novembre 1750, il écrivait cette note : « Je crois qu’il m’est permis de dire, sur la mort de cet illustre homme de guerre, ce que le père de notre théâtre moderne disait sur le cardinal de Richelieu :


Qu’on parle bien ou mal du fameux (maréchal),
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal ;
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien. »


Et peut-être aussi la conduite de Mme Favart, cette longue résistance, suivie d’une capitulation presque inévitable, sembleront-elles non point aussi magnifiques, mais plus humaines, plus touchantes même que ces vertus cornéliennes qui connaissent à peine l’hésitation, jamais la défaillance ni le remords.

Vingt-deux années de bonheur justifièrent cette sagesse. Rendus à l’exercice de leur art, appelés à toutes les fêtes de princes ou de particuliers, entourés d’aimables enfans et d’amis fidèles, Crébillon fils, Lourdet de Santerre, de la Place, Goldoni, Voisenon, qui charmaient leur intimité, les deux Favart marchent de succès en succès ; le mari composait ses parodies, ses jolis opéras-comiques : Bastien et Bastienne, la Fée Urgèle, les Moissonneuses, les Trois Sultanes, sa femme les jouait et les chantait. Le roi lui accorda 2,000 livres de pension, les comédiens lui faisaient 1,400 livres<ref> Voici l’arrêté par lequel Mme Favart est reçue à la Comédie italienne avec promesse de part entière :
« Nous, duc de Fleury, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du roi,
« Avons reçu et recevons, suivant les ordres du roi, dans la troupe des comédiens italiens de Sa Majesté, la demoiselle Favart, pour jouer généralement tous les rôles qui conviendront à ladite troupe, lui avons accordé et accordons la première part qui viendra à vaquer ; de laquelle part mandons et ordonnons auxdits comédiens d’en faire jouir la demoiselle Favart, etc.
« Fait à Versailles, le 18 janvier 1752.
« Signé : LE DUC DE FLEURY. » </<ref>. La complaisance de Favart allait au point de composer gracieusement de petites pièces pour des inconnus qui ne manquaient pas de s’en attribuer la paternité et d’en recueillir les complimens dans les sociétés où on les représentait. Mme Favart était l’étoile de cette Comédie italienne où figuraient Carlin, Dehesse, Caillot, Clairval, Laruette, la Biancolelli, Rochard de Bouillac, ancien magistrat devenu comédien, MllesCoralie et Camille Véronèse, deux merveilles de l’air dont on aurait pu dire, comme de Mlle Camille, qu’elles dansaient jusqu’à la pensée. Elle conserva jusqu’en 1770 la faveur du public : on aimait en elle un goût très fin, une gaîté franche, naturelle, le jeu le plus piquant, l’art de se convertir en sang et en muscles, de faire siens tous les caractères, soubrettes, amoureuses, paysannes, d’imiter si parfaitement tous les dialectes qu’arrêtée un jour aux barrières de Paris où l’on voulait saisir des robes de perse qu’elle rapportait de Lorraine, elle parla si bien, moitié allemand, moitié français, que le commis, qui avait habité l’Allemagne, la prit pour une étrangère et se confondit en excuses. Elle n’eut point de modèles, affirme Favart, et elle en servit : une des premières, elle commença d’observer le costume : voir paraître sur la scène une paysanne avec de grands paniers, des gants montant jusqu’au coude, la tête et les épaules ornées de diamans lui semblait une manifeste absurdité, et, dans Bastien et Bastienne, elle se montra vêtue d’une simple robe de laine, croix d’or au col, cheveux plats et sans poudre, bras nus, chaussée de sabots. Ceux-ci ayant un peu choqué le parterre, Voisenon arrêta d’un mot les murmures : — « Messieurs, ces sabots-là donneront des souliers aux comédiens ; » — la pièce alla aux nues et fut jouée quatre à cinq mois de suite.

Grimm et Collé, si acerbes contre la Petite Fée, l’accusent d’avoir fondé un ménage à trois avec son mari et l’abbé de Voisenon ; et l’envie ne manqua point d’insinuer que celui-ci n’était pas étranger aux succès littéraires de Favart. L’affirmation est au moins suspecte, car ils ont calomnié sans vergogne Justine dans l’affaire de Maurice, et rien ne prouve qu’ils n’aient pas encore calomnié cette amitié, bien que la moralité de Voisenon soit fortement sujette à caution ; mais peut-être ce roué spirituel, cette épluchure de grands vices, réservait-il à quelques amis véritables les parties délicates de son âme, celles qu’on ne montre point au vulgaire, aux indifférens, qui éclosent et s’épanouissent parfois dans une vie dépravée comme un lis au milieu des orties. Quant à l’autre accusation, il suffit de rappeler que Favart, dans une note écrite de sa main, a rétabli la vérité, revendiquant à lui seul les Trois Sultanes Isabelle et Gertrude, tandis qu’il reconnaît avoir eu Voisenon pour collaborateur dans le Jardinier supposé et l’Amitié à l’épreuve. Et d’entendre cet excellent homme prononcer le panégyrique de sa femme, vanter avec ses talens les qualités de son cœur, la douceur de sa philosophie, un empressement à rendre service dont l’ingratitude ne pouvait la dégoûter, — car, disait-elle, on a beau faire, on ne m’ôtera point la satisfaction que je sens à obliger, — de la voir élever avec tendresse ses enfans, payer des pensions à sa famille, soulager des misères secrètes, de pareils témoignages valent peut-être des racontars lancés et colportés à la légère. Elle tomba gravement malade en 1771, et, bien qu’elle ne se fît aucune illusion sur son état, continua de jouer jusqu’à la fin de l’année dans l’intérêt de ses camarades. Un jour, après un long évanouissement, elle aperçoit un voisin accouru à la nouvelle, affublé d’accoutremens grotesques : elle sourit et dit qu’elle avait cru voir le paillasse de la mort. L’amour du théâtre, peut-être aussi quelque vague espoir de guérison, la hantaient au point qu’elle refusa longtemps de prononcer l’acte de renonciation que les prêtres exigeaient pour lui administrer les sacremens : quelques jours seulement avant sa mort, comprenant que la fin approchait, elle s’écria : «Oh ! pour le coup, je renonce ! » Aussitôt elle demanda les secours de l’Église, et sans rien perdre de son caractère, composa, mit elle-même en musique son épitaphe dans les intervalles des plus cruelles douleurs. Elle mourut le 21 avril 1772 et fut inhumée en l’église Saint-Eustache. On n’a point conservé son épitaphe, mais ces vers de Baurant, qui lui dut le succès de la Servante maîtresse, peuvent en tenir lieu.


Nature un jour épousa l’Art :
De leur amour naquit Favart,
Qui semble tenir de son père
Tout ce qu’elle doit à sa mère.

Favart survécut à sa petite fée vingt ans encore, vingt années consacrées à l’amitié, à la bienfaisance, aux muses ; ruiné par la révolution, qui lui enlève les bienfaits de la cour, ses économies, il continue de cultiver son petit jardin, conserve toute sa sérénité, demeure jusqu’à la fin un des représentans de cette forte bourgeoisie française, aux vertus solides, à l’âme délicate, capable de combiner la plus haute culture intellectuelle avec les travaux pratiques, qui formait en vérité la moelle de la nation, où les rois de France avaient maintes fois déjà rencontré de précieux auxiliaires (Saint-Simon n’appelle-t-il pas le règne de Louis XIV un long règne de vile bourgeoisie ?), où la révolution de 1789 devait trouver ses apôtres, ses chefs, ses héros et ses martyrs.


V.

Hippolyte de Latude Clairon[14] eut de bonne heure la passion de la gloire, le besoin de se draper devant ses contemporains, des goûts de galanterie extrême, suivis, il est vrai, d’un long attachement agrémenté sans doute de quelques passades. L’amour et ses diminutifs exceptés, tout en cette actrice semble contraire à ce que nous appelons le naturel, tout respire l’emphase, la pompe et la grandiloquence ; tout est convenu, apprêté : gestes, paroles, actes, écriture. L’histoire de Galilée lui est présente, elle le dit d’elle-même ; et, quand il s’agit de s’embellir, elle se montre prolixe à l’excès, initiant le public aux moindres détails, ne lui faisant pas grâce d’une virgule. La vérité théâtrale l’obsède et la possède tout entière : un orgueil démesuré, un caractère véhément, indomptable, lui prêtent leur prestige, mais achèvent d’obscurcir le sens de la réalité ; ajoutez-y le jargon philosophique à la mode, les mots d’honneur, de dignité, invoqués à tout propos, les complimens en vers et en prose de Voltaire, les médaillons, les dessins de Cochin, les portraits de Lemoyne, Vanloo, à la gloire de la reine de Carthage, toutes choses peu propres à inspirer la modestie, et l’on s’étonnera moins si elle monta toute sa vie sur des échasses, s’enveloppe en quelque sorte du prestige de ses héroïnes, des illusions de leurs vertus. Diderot, la première fois qu’il la vit chez elle, s’écria avec étonnement : « Ah ! mademoiselle, je vous croyais plus grande de toute la tête ! » Clairon voulut toujours paraître plus grande que nature, et il faut reconnaître que pareille prétention est le levier solide de l’ambition, le ressort de la volonté et le gage du succès. Est-ce à dire qu’en général la célébrité n’a rien à voir avec la morale, se compose d’injustice et d’usurpation ? Peut-être ; mais, après tout, les grandes figures honnêtes, assez rares dans l’histoire, ne sont pas introuvables, et, sans parler du redoutable inconnu qui se dresse au seuil de la mort, les autres, de leur propre aveu, ont souvent, en échange de leur terrestre triomphe, payé cette lourde rançon : le désir inextinguible, inassouvi, le bonheur de l’âme détruit, le remords.

Veut-on savoir quel degré de créance méritent ses mémoires, les plus romancés qu’il y eût jamais peut-être, mémoires pleins de réticences habiles, de forfanteries dignes du matamore de Corneille ? Arrêtons-nous à la première page, où elle raconte sa naissance, un fait qui peut se contrôler aisément, et qu’il n’est point besoin de magnifier, si le mérite se mesure à l’effort, si la victoire est d’autant plus glorieuse qu’il a fallu partir de plus bas ; mais elle se souvenait sans doute de ces héros et demi-dieux dont une légende miraculeuse entoure les origines. « La Providence, dit-elle, m’a déposée dans le sein d’une bourgeoisie pauvre, libre, faible et bornée.» En réalité, elle est fille illégitime d’une ouvrière nommée Scanapiecq et d’un sergent de la mestre de camp de Mailly ; or on sait que les lois et l’opinion faisaient autrefois un sort très misérable aux bâtards. Poursuivons. Elle naît à sept mois, si faible, si chétive, qu’on crut qu’elle trépasserait dans la journée : vite on l’apporte à l’église, au presbytère, et l’on cherche vainement le curé. L’usage de sa petite ville était de se rassembler, en temps de carnaval, chez les riches bourgeois, pour y passer le jour en danses et festins. Enfin on découvre le curé habillé en Arlequin, son vicaire en Gille ; le danger leur parut si pressant que, sans changer de costume, ils prirent sur le buffet ce qu’il fallait, et, faisant taire les violens, prononcèrent les paroles requises. Le récit ne manque pas de piquant ; mais, hélas ! Clairon naquit le 25 janvier, et sous l’ancien régime pas plus qu’aujourd’hui, le carnaval ne tombait à cette date.

Aucun soin, nulle tendresse, une mère violente qui la bat, la corrompt ensuite par intérêt et lui donne le mauvais exemple, des contes de revenans et son catéchisme pour toute éducation, voilà sans doute des circonstances atténuantes. À l’âge de onze ans elle vient à Paris, et, dans la maison en face de la sienne, voit un jour Mlle Dangeville prenant une leçon de danse, sa fenêtre grande ouverte. À cette époque, Melpomène et Thalie, pour parler le langage du temps, ne dédaignaient pas de s’unir à Polymnie et à Terpsichore. Dangeville[15] était dans toute la grâce de sa beauté et d’un talent précoce, excellente dans les grandes coquettes et les travestis, bientôt inimitable dans les rôles de soubrette, déjà digne des vers qu’elle inspirera plus tard à Dorat :


Il me semble la voir, l’œil brillant de gaîté,
Parler, agir, marcher avec légèreté ;
Piquante sans apprêt, et vive sans grimace,
À chaque mouvement découvrir une grâce,
Sourire, s’exprimer, se taire avec esprit,
Joindre le jeu muet à l’éclair du débit.
Nuancer tous ses tons, varier sa figure,
Rendre l’art naturel et parer la nature.


L’enfant fut fascinée : tout son petit être se rassembla dans ses yeux, et contempler sans cesse les mouvemens de sa divinité, s’évertuer à reproduire toutes ses jolies mines, assister à une représentation des Folies amoureuses et du Comte d’Essex, répéter le lendemain, devant les amis de sa mère, plus de cent vers de la tragédie, les deux tiers de la petite pièce, en imitant le jeu des acteurs, telles furent ses premières joies. La Scanapiecq, pour toute récompense, battit sa fille, et la menaça de lui casser bras et jambes si elle ne travaillait pas ; mais cette figure de soubrette cachait une grande cervelle d’homme, l’enfant dévora ses larmes et répliqua fièrement : « Eh bien ! tue-moi tout de suite ; car, sans cela, je jouerai la comédie. » À force de persévérance, elle obtint d’être présentée à Dehesse, débute aux Italiens ; puis, cherchant fortune en province, elle passa successivement par Rouen, Lille, Gand, Dunkerque, fut appelée à l’Opéra, et, le 10 septembre 1743, entra à la Comédie-Française.

Elle n’avait guère que vingt ans, et déjà, — les rapports de police l’affirment péremptoirement, — elle avait beaucoup détaillé, faisant folie de son corps, semant des lambeaux de son cœur sur les grandes routes et les chemins de traverse. Ses mémoires ne nous entretiennent que de sa passion héroïque pour le comte de Valbelle, qu’elle aima dix-neuf ans et refusa d’épouser ; le reste, sans doute, est résumé dans une phrase où elle confesse que, l’amour étant un besoin de la nature, elle l’a satisfait, mais de manière à n’en point rougir. Se souvenait-elle d’avoir répondu à une personne qui admirait son portrait : « Vous voyez là une demoiselle qui s’est bien amusée ? » Commentaire plaisant de certaine lettre à Besenval, qu’elle adora… trois mois au moins : « J’ai plus de plaisir maintenant à t’être fidèle, sans même que tu le désires, que je n’en avais autrefois à te faire une infidélité… » Prodigue, donnant à souper tous les soirs dans son logis orgiaque, dépensant aussi vite qu’elle recevait, une vraie courtisane, mais distinguée dans cet état, agréant surtout fermiers-généraux, magistrats, nobles étrangers, ducs et princes, portée à dédaigner les roturiers ; et, si elle s’embourgeoise par hasard, prenant un comédien comme Grandval ou un homme de lettres comme Marmontel. Celui-ci a fait de sa liaison avec la trémoussante Frétillon un récit qui vaut la peine qu’on le résume ici, car il porte l’empreinte de la vérité, et d’une vérité amusante.

Marmontel venait d’être quitté par Mlle Navarre ; il était malade de chagrin, et sa langueur émut Clairon, qui lui savait un gré infini de l’avoir préférée à Gaussin[16] pour le rôle d’Arétie, de Denis le Tyran, rôle de force, de fierté, d’enthousiasme, tandis que, avec sa beauté si pure, un son de voix qui allait au cœur, celle-ci excellait surtout dans les rôles où il faut exprimer une douleur mélancolique, un timide et tendre amour. La lutte entre les deux rivales avait été vive : Gaussin avait rappelé les services rendus, et, malgré ses yeux supplians, malgré l’éloquence de ses reproches décuplée par la grâce de toute sa personne, elle avait échoué. Clairon alla trouver Marmontel : « Mon ami, lui dit-elle, votre cœur a besoin d’aimer, et l’ennui n’en est que le vide ; il faut l’occuper, le remplir. N’y a-t-il donc qu’une femme au monde qui puisse être aimable à vos yeux ? — Je n’en connais qu’une seule qui puisse me consoler, si elle le veut bien ; mais serait-elle assez généreuse pour le vouloir ? — Est-elle de ma connaissance ? Je vous aiderai, si je puis. — Oui, vous la connaissez, et vous pouvez beaucoup sur elle. — Eh bien ! nommez-la-moi, je parlerai pour vous. Je lui dirai que vous aimez de bon cœur et de bonne foi, que vous êtes capable de fidélité, de constance, et qu’elle est sûre d’être heureuse en vous aimant. — Vous croyez donc tout cela de moi ? — Oui, j’en suis très persuadée. — Ayez donc la bonté de vous le dire ? — À moi, mon ami ? — À vous-même. — Ah ! s’il dépend de moi, vous serez consolé, et j’en serai bien glorieuse. »

Les voilà embarqués, le voilà consolé, et le plus honnête homme du monde. Et avec la même désinvolture qu’il a rapporté l’embarquement, il raconte le débarquement : notez qu’il écrit pour ses enfans ses mémoires, et que ceux-ci contiennent vingt histoires aussi ou plus inconvenantes. Voici donc la fin de cette passionnette qui dura un peu plus que ne vivent les roses. Clairon avait une amie chez laquelle elle soupait parfois avec son sigisbée : un jour, elle le prie de n’y pas venir, car il serait mal à son aise, le bailli de Fleury devant souper et la ramener. Lui de remarquer ingénument qu’étant connu du bailli, il peut aussi demander une place dans sa voiture. — Non, reprend-elle, il n’aura qu’un vis-à-vis ; — et le voyant abasourdi : eh bien, mon ami, c’est une fantaisie, il faut me la passer ; vous serez mon amant en vers, il sera mon amant en prose. — Est-il bien vrai ? Parlez-vous sérieusement ? — Oui, je suis folle quelquefois, mais je ne serai jamais fausse. — Je vous en sais bon gré, et je cède la place. — Mais voilà que, cette poupée de bailli ne répondant pas aux espérances de Clairon, elle veut reprendre son robuste Limousin ; il refusa, elle eut le bon goût de ne point s’offusquer, et des morceaux de cette virevouste, ils tirèrent une amitié solide qui dura trente ans.

Mlle Dumesnil[17] avait présenté Clairon au duc de Gesvres, premier gentilhomme de la chambre, afin d’obtenir un ordre de début à la Comédie-Française : il eut le mauvais goût de lui lancer une phrase contenant une allusion au pamphlet de Gaillard. Mais tandis qu’elle rougissait de honte et commençait à pleurer, Dumesnil ripostait vertement : « Eh ! monseigneur, que n’imprime-t-on pas ? Que ne lit-on pas ? » (Le duc était accusé d’impuissance par sa femme et chansonné sans merci.) La reconnaissance de Clairon fut de courte durée ; elle devint bientôt la rivale envieuse de Dumesnil et ne lui épargna ni les satires, ni les coups de langue, lui reprochant de séduire le gros public par des criailleries, des transitions singulières, un débit saccadé, des gestes bas. Celle-ci cependant emportait souvent les meilleurs juges dans ce torrent d’enthousiasme qu’elle déchaînait par de sublimes éclairs de passion. Dorat voit en elle l’interprète de la nature, la tragédienne de tous les pays ; Clairon, à ses yeux, n’est que l’enfant de l’art ; Garrick ne pensait pas autrement : la physionomie la plus théâtrale, des yeux d’aigle, une sensibilité profonde, des gestes éloquens, quoique sans principes, une voix déchirante ou terrible qui porte dans l’âme de l’auditeur la terreur, l’admiration, les larmes, ce don d’improviser ou de paraître improviser, presque aussi précieux au tragédien qu’à l’orateur, qui fait jaillir le mot nouveau, le cri qui va bouleverser les cœurs, tant de beautés réunies lui assurèrent la maîtrise de la scène française pendant trente ans. Personne autant qu’elle n’eut le grand pathétique et, comme on disait alors, de la machine à Corneille. Quel triomphe d’avoir un jour fait reculer, dans un mouvement d’effroi, le parterre qui laissa un grand espace vide entre les premiers rangs et l’orchestre, tandis que, toute pleine du dieu qui l’embrasait, elle récitait les imprécations de Cléopâtre[18] ! Et ce coup de poing d’un vieil officier placé sur le théâtre, interrompant le spectacle pour lui crier avec indignation : « Va, chienne, à tous les diables ! » Et cette soirée unique où, choquée des plaisanteries de Clairon, elle se présente vêtue d’un simple casaquin, et joue le rôle d’Elisabeth dans le Comte d’Essex, avec une énergie si brûlante, qu’oubliant son costume, les spectateurs semblent fascinés par l’actrice qui dirige leurs impressions comme un grand violoniste les cordes de son instrument ! Elle les fit pleurer aussi, pendant trois actes de suite, dans cette Mérope où, pour la première fois, s’écartant des règles, jusqu’alors inviolées, qui prescrivaient de marcher sur la scène, elle traversa celle-ci en courant pour se porter au-devant du coup mortel, au moment où elle laisse échapper le secret de la naissance d’Égisthe : l’égarement de la douleur, l’expression déchirante de tendresse maternelle peinte sur ses traits, changèrent l’étonnement en admiration.


… Melpomène elle-même
Ceignit son front altier d’un sanglant diadème,
Dumesnil est son nom. L’amour et la fureur,
Toutes les passions fermentent dans son cœur ;
Les tyrans, à sa voix, vont rentrer dans la poudre ;
Son geste est un éclair, ses yeux lancent la foudre.


Que maintenant elle se montrât inégale, exagérée, que, dans son empressement d’arriver aux grandes situations, de déblayer le terrain, elle débitât trop rapidement les morceaux inutiles ou languissans, ces défauts n’étaient rien au prix de tant de qualités : gardons-nous aussi d’enfler la liste, et, avec Marmontel, de lui prêter un goût pour le vin qui aurait précipité la chute des Héraclides. L’auteur avait d’assez bonnes raisons d’être claironien, sa pièce méritait amplement son sort, et c’est Mlle Laguerre qui jouait Iphigénie en Champagne au lieu de jouer Iphigénie en Aulide, Bonne camarade, obligeante, de relations faciles avec les auteurs, simple dans sa parure, Dumesnil vécut sagement dans une modeste retraite, lorsqu’en 1777 elle se retira après trente-huit ans de succès ; et ces nouveaux traits accentuent les différences profondes qui la distinguent de sa rivale.

Diderot, autre claironien, acheva de les préciser dans son Paradoxe sur le Comédien… Concevoir, d’après l’histoire ou l’imagination, un modèle aussi haut, aussi parfait que possible, s’en rapprocher petit à petit par un travail soutenu, de la pénétration, du jugement, nulle sensibilité, l’art de tout imiter, voilà, selon lui, les qualités premières d’un grand acteur. Son talent consiste, non point à sentir, mais à figurer si exactement les signes extérieurs du sentiment que chacun s’y trompe. Comment la nature le formerait-elle sans le secours de l’art, puisque les poèmes dramatiques sont tous composés d’après un certain nombre de conventions ? Ses larmes descendent de son cerveau, les cris de sa douleur sont notés dans son oreille, tout a été mesuré, combiné, médité, tout concourt à la solution d’un problème proposé. « Ce tremblement de la voix, ces mots suspendus, ces sous étouffés ou traînés, ce frémissement des membres, ce vacillement des genoux, ces évanouissemens, ces fureurs, pure imitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dont l’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait la conscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusement pour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute la liberté de son esprit, et qui ne lui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps… Il pleure comme un prêtre incrédule qui prêche la Passion, comme un séducteur aux genoux d’une femme qu’il n’aime pas, mais qu’il veut tromper ; comme un gueux dans la rue ou à la porte d’une église qui vous injurie lorsqu’il désespère de vous toucher… » Exemples : Caillot joue le Déserteur ; au moment de son agonie, il s’aperçoit que la chaise où il devra déposer Louise évanouie est mal placée, et l’arrange tout en chantant d’une voix mourante : Mais Louise ne vient pas, et mon heure s’approche ! Un instant après, il entre, le visage riant, dans la loge de la princesse Galitzin qui demeure stupéfaite de son sang-froid ; et lui de remarquer qu’il serait trop à plaindre s’il mourait si souvent. Sophie Arnould joue Télaïre ; elle expire dans les bras de Pillot-Pollux, et, au milieu des éclats les plus pathétiques, lui dit à mi-voix : « Ah ! Pillot, que tu pues ! » Un comédien et sa femme ravissent le public dans une scène d’amans tendres, et chaque tirade, chaque vers, sont accompagnés de ripostes en bonne prose où les époux se menacent, s’injurient violemment. À la scène suivante, la comédienne continue le manège avec un autre acteur, son amant. — C’est un indigne, murmure-t-elle, il m’a appelée… je n’oserais vous le répéter. Lui, pendant la réponse : Est-ce que vous n’y êtes pas faite ? — Et ainsi de couplet en couplet. « Cependant cette actrice trompe cet acteur avec le chevalier et le chevalier avec un troisième, que le chevalier surprend entre ses bras. Celui-ci a médité une grande vengeance. Il se placera aux balcons, sur les gradins les plus bas. Là, il s’est promis de déconcerter l’infidèle par sa présence et par ses regards méprisans, de la troubler et de l’exposer aux huées du parterre. La pièce commence : sa traîtresse paraît ; elle aperçoit le chevalier et, sans s’ébranler dans son jeu, lui dit en souriant : Fi ! le vilain boudeur qui se fâche pour rien ! Le chevalier sourit à son tour. Elle continue : Vous venez ce soir ? Il se tait. Elle ajoute : Finissons cette plate querelle, et faites avancer votre carrosse… Et savez-vous dans quelle scène on intercalait celle-ci ? Dans une des scènes les plus touchantes de La Chaussée, où cette comédienne sanglotait et nous faisait pleurer à chaudes larmes… »

Et Diderot accumule preuves, argumens, exemples, mais il ne semble pas si convaincu qu’il ne laisse à son contradicteur la liberté de penser autrement, et lui-même a pris soin d’intituler son œuvre un paradoxe, comme s’il allait au-delà de sa propre conviction, et traçait de prétendues règles absolues auxquelles il ne pourra s’empêcher d’admettre de nombreuses exceptions. Frapper fort lui importait plus que de frapper juste, il s’agissait avant tout de formuler l’idéal dramatique de Clairon. Mais des exemples mêmes qu’il invoque, ne pourrait-on tirer aussi une théorie du dédoublement de la personne, une application nouvelle du vieux mythe protéen ? Être en même temps deux, trois, quatre personnages, changer de langage, de pensée au même instant, est-ce le privilège du seul comédien ? N’existe-t-il pas une espèce de sincérité particulière attachée à chaque profession, mieux encore à chaque circonstance, aux différens âges de la vie ? Et enfin, nier que l’art et l’étude aient prêté leurs séductions à Dumesnil serait aussi absurde que de méconnaître chez Clairon des dons naturels, une âme passionnée, la mémoire, cette voix superbe et la volonté ardente qui alimentèrent le foyer de son talent[19]. Un ami de Garrick avait une fille de deux ans qu’il laissa tomber un jour de sa fenêtre dans la rue où elle se brisa : le malheureux devint fou sur-le-champ et ne recouvra plus la raison. Sa principale occupation était de retourner sans cesse à la fenêtre, croyant encore jouer avec l’enfant, mimant les moindres incidens de l’affreuse scène ; puis il éclatait en sanglots, s’asseyait d’un air pensif, et ses yeux semblaient de tous côtés chercher la compassion. Garrick allait le voir souvent, et s’inspirait de sa folie pour peindre celle du roi Lear. Voilà la vérité : l’art prenant son point d’appui dans la nature, se mêlant à elle en quelque sorte.

Elle est trop actrice, opinait ce même Garrick. Actrice, Clairon l’est assurément, et au plus haut degré, car elle traîne partout les sciences avec elle, et, dans la vie privée, ne parle, n’agit qu’en impératrice de théâtre, demandant ses chevaux ou son dîner du ton d’Agrippine, convaincue que sans cet artifice de volonté, son âme embourgeoisée ne répercuterait que de momentanés élans de grandeur, que des tons, des gestes familiers lui échapperaient à chaque instant. Aucune crainte du ridicule, et les moqueries de Le Kain qu’elle avait persécuté à ses débuts, et qui se vengeait en la contrefaisant à miracle, ne l’arrêtent nullement : on sait la réponse magnifiquement comique qu’elle fit du ton le plus noble à son amie la princesse Galitzin qui, la voyant étendue d’un air dolent dans sa bergère, insistait pour connaître le siège de son mal. Ce qu’on ne saurait trop louer, c’est l’étude approfondie, la perfection de son jeu, le talent de diriger la voix à son gré, chaque rôle confronté à l’histoire, à la philosophie morale, l’un d’eux, celui de Monime, abordé après quinze ans de travail, le goût du dessin et de la statuaire antique, l’amour de l’exactitude poussé jusqu’à s’assurer, par des leçons d’anatomie, du mouvement des muscles et des règles du jeu muet. Il faut vous faire une voix, conseillait-elle à Hérault de Séchelles[20], avoir l’air de créer ce qu’on dit, changer de ton à chaque changement de sens, chercher dans la phrase le mot qui porte, donner aux mots leur juste valeur, leur véritable étendue (car chaque chose a son accent qui lui est propre). Que voulez-vous être ? Orateur. Soyez-le partout, dans votre chambre, dans la rue. Ken n’est plus fort que l’habitude. Elle vient à bout de tout. Par exemple, il y a dans Massillon : « Cet enfant auguste vient de naître pour la perte comme pour le salut de plusieurs. » Elle voulait qu’en parlant de la perte, le visage reflétât la douleur de voir des hommes condamnés, qu’en parlant du salut il marquât de la joie : « Un jour, dit Hérault de Séchelles, elle s’assit dans un fauteuil, et, sans proférer une seule parole, sans faire un seul geste, elle peignit avec le visage seul toutes les passions, la haine, la colère, l’indignation, l’indifférence, la tristesse, la douleur, l’amour, l’humanité, la nature, la gaîté, la joie, etc. Elle peignit non-seulement les passions en elles-mêmes, mais encore toutes les nuances et toutes les différences qui les caractérisent. Par exemple, dans la crainte, elle exprima la frayeur, la peur, l’émotion, le saisissement, l’inquiétude, la terreur. »

Mais que d’efforts pour en venir là ! Quel travail acharné ! Combien de tâtonnemens, d’expériences hardies, avant de conquérir le coup de main (les applaudissemens), l’admiration des Aristarques ! Celui-ci lui reproche de perpétuer dans la tragédie le chant, la danse et même la danse du matamore, un autre la gourmande de manquer de souplesse, de variété, d’étaler trop d’éclat, trop de fougue, avec une déclamation ampoulée, gémissante, qui rappelait celle de Duclos. Pourquoi s’attarder en de vieux erremens, pourquoi ne pas se rapprocher de Lecouvreur ? Comment, avec sa grande intelligence, ne comprenait-elle pas les avantages d’une déclamation noble et majestueuse avec simplicité, avec des gradations, des nuances, des traits soudains qu’elle ne saurait refléter lorsqu’elle est tendue et forcée ? Clairon hésita longtemps : ses succès toujours croissans, l’autorité de Voltaire, l’empêchaient d’oser. Mais en 1752, allant donner des représentations à Bordeaux, dans une petite salle, l’idée lui vint de réduire son jeu au naturel, et trente-deux fois de suite elle fut acclamée. À quelque temps de là, elle jouait Roxane au petit théâtre de Versailles, et Marmontel la trouvait habillée en sultane, sans panier, les bras demi-nus, dans la vérité du costume oriental. L’épreuve réussit encore, et comme son ami la félicitait : « Eh ! ne voyez-vous pas, dit-elle, que mon succès me ruine ? Il faut que le costume soit observé : la vérité de la déclamation tient à celle du vêtement ; toute ma riche garde-robe de théâtre est dès à présent réformée ; j’y perds pour 10,000 écus d’habits, mais le sacrifice en est fait. Vous me verrez ici dans huit jours jouer Électre au naturel comme je viens de jouer Roxane. » Elle tint parole et parut en habit d’esclave, échevelée, les bras chargés de chaînes ; et ce rôle acquit une beauté inconnue à Voltaire lui-même, qui plus tard, l’entendant jouer sur le théâtre de Ferney s’écriait tout en pleurs : « Ce n’est pas moi qui ai fait cela, c’est elle ; elle a créé son rôle. » On pleurait beaucoup au XVIIIe siècle, et Voltaire était le plus sensible, le plus complimenteur des hommes ; mais il se rattrapait en égratignant, entre intimes, la divine Clairon. En même temps qu’il lui demande en grâce, avec mille précautions oratoires, de rétablir les vers qu’elle supprime, il écrit à son fidèle d’Argental : « Elle est accoutumée à couper bras et jambes aux pièces nouvelles pour les faire aller plus vite. »

Donc, après la révolution du débit, du geste, ou presque en même temps, la révolution du costume[21], prêchée par Diderot, Marmontel, commencée par Favart, Chassé, Clairon, Le Kain, achevée plus tard par Larive, Saint-Huberty, Talma. Encore durent-ils montrer autant de patience que de décision pour triompher des habitudes du public, surtout des préjugés de leurs camarades. Si Caillot arrête un paysan dans la rue pour lui emprunter son habit, si Chassé[22] substitue aux tonnelets, paniers et panaches des draperies élégantes et des plumes, Garrick, comme Baron, reste toujours indifférent au costume, et l’on voit Gélyotte[23], cet autre favori des femmes du monde, persister à jouer Apollon, frisé, poudré, serré dans un étroit justaucorps, manteau de soie brodé d’or et de dentelles sur les épaules, ruban de velours avec diamans autour du cou. La richesse des vêtemens d’actrices, figurans et choristes n’a d’autre mesure que la munificence de leurs protecteurs, et Mlle Fifine Desaigle porta religieusement le grand et le petit deuil de Maurice de Saxe, en scène, au milieu des dryades, des bacchantes et des néréides. Rien de plus fréquent que les cadeaux d’habits de cour faits par les princes et grands seigneurs aux comédiens ou comédiennes qu’ils honoraient de leur amitié : de là ces étranges disparates d’acteurs figurant dans une pièce, ceux-ci avec des costumes à la mode, ceux-là avec l’habit de caractère du XVIIe siècle. Gustave s’échappant des cavernes de Dalécarlie en vêtement bleu céleste à paremens d’hermine. César en perruque carrée, Ulysse émergeant tout poudré du sein des flots, ces anomalies, cette garde-robe fantaisiste, semblaient très naturelles, presque indispensables au spectateur. Même simplicité, ou plutôt même cacophonie pour les décors, presque pas de changemens à vue ; une palais, une chambre de Molière, une forêt, un hameau, quelquefois une prison, voilà tout le matériel. D’autres sans doute avant Clairon avaient compris la nécessité d’innover, de s’éloigner de nos usages pour se rapprocher de ceux de l’antiquité ou de l’étranger ; mais rêver ou même préconiser une réforme compte pour peu, la gloire appartient à celui qui l’exécute et poursuit son triomphe à travers les obstacles accumulés par la résistance des choses et des hommes. De même, c’est peu de concevoir une idée nouvelle si on n’a la puissance de la développer, d’en tirer ce qu’elle contient de substance et de féconds aperçus. Une troisième épreuve aurait achevé la conversion de la tragédienne : un soir, soupant à Marseille chez le duc de Villars avec le maréchal de Richelieu et son état-major, elle se trouva à côté d’une Grecque que M. Guys, riche négociant, avait épousée à Constantinople. Cette dame l’avait vue jouer Alzire en belle robe de soie mordorée, avec un soleil en lames d’or sur la poitrine, un petit panier circulaire ou tonnelet chargé de pompons jonquille. Comme une représentation de Zaïre était annoncée, elle lui offrit un de ses costumes byzantins et vint l’habiller elle-même. Le public fut transporté, et, de retour à Paris, l’actrice se lança résolument dans cette voie : plus de poudre, de mouches, de chignons, de fontanges ; dans son ardeur de néophyte, elle ne craignit pas de se montrer en chemise au cinquième acte de Didon : cette chemise devait révéler le désordre des sens où l’avait plongée le rêve qui la chassait de sa couche. Cette fois, elle dépassait la mesure, et on lui intima l’ordre de mieux respecter dorénavant les convenances de la scène.

Malgré tout, la réforme de Clairon et de Le Kain demeura fort incomplète. « Après eux, observe M. Jullien, on continua à vêtir les princesses grecques, romaines, françaises, polonaises, de ce long manteau de velours carré qu’on appelait doliman, et la principale différence dans les autres habits pour les acteurs consistait dans le vêtement court ou long, ce qu’ils appelaient être vêtus à la longue. On jouait Mérope, Cléopâtre, Pauline avec une robe de pou-de-soie noir et une ceinture de diamans, Médée, Phèdre avec la coiffure française et des girandoles de diamans, usage qui subsista jusqu’après la révolution, par la persistance aveugle de Mme Vestris. Le costume des hommes avait fait de plus rapides progrès, et Larive, en endossant un costume copié sur l’antique, à la coiffure près, avait amené l’art de se vêtir à un point assez rapproché de la perfection. »

Cependant elle avait conquis de haute lutte une sorte de suprématie d’opinion publique. Vive le roi et Mlle Clairon ! criait le peuple des spectacles gratuits. Ses camarades détestent la femme qui les accable de ses dédains, qui s’excuse de jouer rarement en affirmant qu’une de ses représentations les fait vivre pendant un mois, mais ils la craignent, et la sachant bien en cour, la prennent comme porte-parole, comme postillon de la troupe auprès du pouvoir. Elle a dix-huit mille livres de rentes, des collections, un train de maison, des amis enthousiastes, de véritables séides : la duchesse de Villeroy, a le tintamarre personnifié, un ouragan sous la forme d’un vent coulis, » Mme Berthier de Sauvigny, femme de l’intendant de Paris, la princesse Galitzin qui ne peut passer deux heures sans la voir ou sans lui écrire, qui lui offre une position brillante en Russie, et la fait peindre par Vanloo, tandis que Louis XV enrichit le portrait d’une bordure de cinq mille francs. La tête lui tourne : elle inspire à son avocat un maladroit mémoire en vue de soustraire les gens de théâtre à l’excommunication religieuse, et voit avec rage le mémoire lacéré, brûlé par le bourreau, son auteur rayé du tableau de l’ordre. Son orgueil bientôt lui ménagea d’autres amertumes.

Louis XV avait exprimé le désir de voir les Grâces de Saint-Foix. Clairon jouait dans la première pièce, et le spectacle devait être terminé à neuf heures à cause du conseil. M. de La Ferté, intendant des menus, lui proposa de se faire entourer par le cortège des choristes de l’Opéra, de sorte que les actrices de la petite pièce fussent prêtes aussitôt après la tragédie. À cette demande, la reine de Carthage s’enflamma, et, du ton le plus hautain : « Si l’on change quelque chose à la pompe théâtrale d’Olympie, je ne jouerai point ; » puis, s’adressant à Mlle Dolligny[24] : « Quant à vous, mademoiselle, je vous défends de vous laisser remplacer. » Et comme La Ferté répète que Sa Majesté veut voir les Grâces : « Mon-sieur-de-la-Ferté, je-vous-ré-pè-te-que-si-l’on-chan-ge-la-moin-dre-cho-se-à-la-pom-pe-thé-â-tra-le-d’O-lym-pie-, je-ne-joue-point. » Là-dessus, on donne Olympie, et, enchantée d’être désagréable à Saint-Foix, elle fait traîner la pièce en longueur, tant et si bien que le roi s’impatiente, tire sa montre, se lève en disant à haute voix : « Neuf heures sont sonnées ; on m’avait promis les Grâces. » Saint-Foix, qui avait la tête près du bonnet, entre en fureur, jure de se venger, et de punir en même temps les insolences de Clairon envers ces petits messieurs les auteurs, qui, lorsqu’ils ont composé une pièce, n’ont fait que le plus facile ; il écrit une lettre fulminante que Fréron imprima dans l’Année littéraire où elle eut la maladresse de se reconnaître. On y lisait ces lignes : « c’est en vain qu’après avoir acquis une honteuse célébrité par le vice, on affecte un maintien grave et réservé… J’aime encore mieux la franchise du libertinage que la morgue hypocrite de la dignité. »

Valbelle et Villepinte, deux fanatiques de l’auguste Clairon, venaient de faire frapper une médaille et d’instituer l’ordre du Médaillon en son honneur. Saint-Foix parodie cruellement les vers qu’ils avaient rimes à ce propos.


Pour la fameuse Frétillon,
On a frappé, dit-on, un médaillon.
Mais à quelque prix qu’on le donne,
Fût-ce pour douze sols, fût-ce même pour un,
Il ne sera jamais aussi commun
Que le fut jadis sa personne.


Clairon va trouver les gentilshommes de la chambre, menace d’abdiquer le sceptre théâtral (ni plus ni moins que Charles-Quint ou Christine de Suède, disaient les railleurs), obtient un ordre du roi pour envoyer Fréron au For-l’Evêque. Fréron, la bête d’horreur de Voltaire et des philosophes, un des hommes les plus vilipendés de son siècle, avait des vertus sociales, du goût, de l’esprit, de l’instruction ; il était bon ami, excellent père de famille, mais ses ennemis l’ont enterré sous une telle avalanche de calomnies qu’on hésite encore à lui accorder le bénéfice de la vérité. Il envoya son ami Voisenon au maréchal de Richelieu, et comme celui-ci exigeait que le journaliste fît amende honorable à l’actrice : « Aux carrières ! Aux carrières plutôt ! » s’écria-t-il. La reine Marie Leczinska intervint et réclama sa grâce. Nouvelle lettre de menaces de la reine de coulisses ; elle donnera sa démission si on lui refuse justice, et elle va conter ses griefs au duc de Choiseul, qui lui répond ironiquement : « Mademoiselle, nous sommes, vous et moi, chacun sur un théâtre, mais avec la différence que vous choisissez les rôles qui vous conviennent, et que vous êtes toujours sûre des applaudissemens du public. Il n’y a que quelques gens de mauvais goût, comme ce malheureux Fréron, qui vous refusent leurs suffrages. Moi, au contraire, j’ai ma tâche souvent très désagréable ; j’ai beau faire de mon mieux, on me critique, on me condamne, on me hue, on me bafoue, et cependant je ne donne point ma démission. Immolons, vous et moi, nos ressentimens à la patrie, et servons-la de notre mieux, chacun dans notre genre. D’ailleurs la reine ayant fait grâce, vous pouvez, sans compromettre votre dignité, imiter la clémence de Sa Majesté. »

À quelque temps de là survenait l’affaire Dubois. Un comédien nommé Dubois, maltraité par l’amour, et plus encore par son chirurgien, se prend de querelle avec ce dernier au sujet du paiement de ses honoraires : l’Esculape répond par un mémoire, où il affirme qu’en sa qualité d’acteur, le serment ne peut lui être déféré. Les Comédiens, qui d’abord avaient pris fait et cause pour Dubois et son camarade Blain ville qui appuyait sa prétention, sollicitent des gentilshommes de la chambre la permission de les juger, et, la cause entendue, d’une voix unanime les raient du tableau, parce qu’ils se sont l’un et l’autre dédits de ce qu’ils ont d’abord certifié et juré. Mais la fille de Dubois a su plaire aux gentilshommes de la chambre, en particulier au duc de Fronsac, et elle se démène tant et si bien, que les comédiens reçoivent l’injonction de jouer le Siège de Calais avec son père. Nouvelle réunion : Clairon prend la parole, obtient la promesse qu’aucun membre de sa compagnie ne se commettra avec l’homme qu’elle a frappé d’infamie ; un plan est arrêté, exécuté de point en point. Le lundi 11 avril, à cinq heures et demie. Le Kain, arrivant au théâtre, demande aux semainiers le nom de l’acteur qui joue le rôle de Mauny. — C’est Dubois, selon l’ordre du roi, répondent-ils. — Cela étant, voici mon rôle, — et il s’en va. Même jeu avec Molé, Brizard, Dauberval, Clairon. À six heures seulement, on lève la toile, et Bouret entame une tremblante harangue : «Messieurs, nous sommes au désespoir… — Point de désespoir, Calais ! vocifère le parterre. — Et les partisans de Dubois font rage, et toute la salle répète avec eux : Calais ! Calais ! Molé, Brizard, Le Kain, au For-1’Évêque ! Clairon à l’hôpital ! Frétillon aux cabanons ! — Un jeune colonel d’infanterie s’écriait dans un transport comique : « Ah ! que n’ai-je mon régiment ici ! » Un des plus courroucés s’arrêta devant le buste de Molière, et, avec une indignation toute féodale : « Voilà un de ces gueux qui a été plus envié à la France que ne le sera vraisemblablement aucun premier gentilhomme de la chambre. » Ce tumulte dura jusqu’à sept heures, alors seulement on baissa la toile et l’on rendit l’argent. Là-dessus, grand comité des gentilshommes de la chambre qui décident d’envoyer les mutins au For-l’Évêque. On assure que Clairon répondit à l’exempt de police qu’elle était soumise aux ordres du roi, que tout en elle, était à la disposition de sa majesté, ses biens, sa personne, sa vie, mais que son honneur était intact, et que le roi lui-même n’y pouvait rien. À quoi l’exempt aurait judicieusement riposté : « Vous avez raison, mademoiselle, là où il n’y a rien, le roi perd ses droits. » Son embastillement lui procurait une sorte de triomphe. Mme de Sauvigny voulut conduire elle-même son illustre amie, sa philosophe, la plaça dans le fond de sa voiture, s’assit sur ses genoux, et c’est ainsi que ces deux femmes à sentimens, comme dit Collé, arrivèrent ensemble au For-l’Évêque. Installée dans le meilleur logement de la prison. Clairon reçut force visites, donna des soupers divins et nombreux, mais se fatigua bien vite de sa cage, et sous couleur de maladie réelle ou simulée, obtint la permission de rester aux arrêts chez elle, à condition qu’elle ne recevrait pas plus de six personnes, entre autres M. de Valbelle et un Russe pot-au-feu qui se contentait modestement de baiser la main de la tragédienne. La fermentation des esprits était extrême, comme si l’on eût appris une grande bataille : le gros du public se déchaîna contre l’insolence des histrions, tandis que leurs amis et les philosophes s’indignaient de le voir prodiguer l’outrage à ceux qu’il avait applaudis vingt ans de suite. L’aventure se dénoua par une sorte de cote mal taillée ; du Belloy retira le Siège de Calais, afin qu’on ne pût réclamer la pièce avec Dubois, et celui-ci demanda son congé, ne pouvant, dit-il, vivre avec des maroufles comme ses camarades. Seule Clairon maintint sa démission et partit pour Genève, Ferney, la Provence : elle espérait un arrangement qui lui permît de rentrer avec les honneurs de la guerre, la comédie érigée en Académie royale dramatique, les acteurs et les actrices relevés de leurs déchéances, confirmés valets de chambre du roi, femmes de chambre de la reine, en vertu de lettres patentes de Louis XIII que l’on prétendait avoir retrouvées. Mais le maréchal de Richelieu ne voulut pas faire de peine à la petite Dubois, le duc de Praslin, ancien amant de Dangeville, qui détestait Clairon, se mit de la partie, et, malgré l’appui du duc d’Aumont, du duc de Duras, l’affaire fut enterrée au conseil. Voltaire, qui avait remué ciel et terre et qui voyait déjà la déclaration du roi minutée, enregistrée, étala un grand désespoir, et l’altière Clairon notifia sa volonté définitive de ne plus remonter sur les planches : la jouissance de ses droits de chrétienne et de citoyenne, la lecture d’Épictète, devaient, à l’entendre, la consoler de tous les hasards de la nature et du sort. Elle n’avait que quarante-quatre ans et quittait le théâtre en pleine gloire, dans le plus grand éclat de son talent. Voici son ordre de retraite. « Nous, maréchal duc de Richelieu, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du Roy : Nous, duc de Duras, pair de France, premier gentilhomme de la chambre du roy : Mme Clairon, après avoir servi le Roy et le public pendant vingt-deux ans, avec la plus grande assiduité et la plus grande distinction, se trouvant forcée, à cause de sa mauvaise santé, de quitter le théâtre, lui avons accordé en conséquence son congé de retraite avec la pension, conformément au règlement… Fait à Paris, ce 23 avril 1766. » Mais, tandis que Dubois obtenait 2,000 livres de pension, tandis qu’on accordait à Mlles Allard et Guimard des pensions de 1,200 livres au bout d’un an, à Mlle Heinel 8,000 livres après quatorze ans de service, la pension de Clairon était réglée à 1,000 livres, conformément à un rapport où, satisfaisant enfin sa rancune, Le Kain rappela le droit strict, les grâces particulières reçues par elle, dénonça cette inconséquence de solliciter des faveurs d’une société qu’elle désertait, parce qu’elle jugeait méprisable sa profession.

Les hyperboles de Voltaire, la réception enthousiaste de Ferney, de rares représentations à Versailles, sur des théâtres de société, l’éducation dramatique de Raucourt, de Larive surtout, à qui elle témoigna une sorte d’amitié maternelle et sensuelle, une amitié façon d’amour (car cette reine de théâtre ne sait, pas plus que Catherine II, vivre sans quelque passion attardée), de telles consolations ne pouvaient remplir une âme inquiète, ardente, souffrant de l’oubli du public et de cet abîme de vide que creusent le silence, la privation des vains bruits retentissans qui composent une célébrité viagère. Sa fortune et sa volonté réservaient à son âge mûr, à son âge d’argent, la plus piquante aventure, la rencontre du margrave d’Anspach et Baireuth, prince découragé, mélancolique, au cœur simple et sensible, à l’âme faible, qui se sauvait de sa femme et de sa cour, et cherchait à s’étourdir dans les plaisirs de Paris, une de ces pâles figures que le destin semble avoir façonnées pour la fin d’une dynastie. Clairon devint son philosophe, sa bonne maman, son premier ministre, un peu sans doute aussi sa maîtresse, et, pendant dix-sept ans de séjour à Baireuth, Melpomène, transformée en Minerve, joue passablement le rôle d’une Maintenon au petit pied. Joies du pouvoir, enthousiasme des premiers temps, supplications des courtisans, empressement des grandes dames à ses soupers, un bel appartement avec cinq laquais, valet de chambre, maître d’hôtel, les dettes de l’état minuscule acquittées, les impôts adoucis, l’agriculture protégée, un hospice, une fontaine monumentale construits par ses soins, puis les premiers désenchantemens, l’ennui et la cuisine allemande qui la tuent à qui mieux, les embûches d’un ministre (il n’est si petite cour qui n’ait son Narcisse), les hauteurs de la duchesse de Wurtemberg, qui lui refusa toujours un entretien, les jalousies de la margrave, pauvre laideron que l’on comparait à un lis fané, les infidélités du margrave, rien ne manque au tableau ordinaire de la vie de cour. Peut-être caressait-elle l’espoir d’épouser un jour le prince, mais voilà qu’en 1787 le malheur fond sur elle sous la forme d’une Anglaise, jeune encore, spirituelle, séduisante, qui a tous les talens, toutes les grâces, dont la physionomie fit dire à lady Montaigu qu’elle y retrouvait tous les romans qu’elle avait lus, tous les romans qu’elle avait écrits. La lutte s’engagea bientôt entre l’Égérie aux cheveux gris et l’intruse : — « Je ne suis rien, monseigneur, écrivait Clairon, mais mon âme est quelque chose, et, jusqu’à mon dernier soupir, je vous obligerai du moins à m’estimer. » — Et elle menaçait de se tuer, mais lady Craven se moquait et rassurait le margrave : « Allons donc, monseigneur, oubliez-vous que ses poignards rentrent tous dans le manche ? » Elle se sentit vaincue et s’enfuit à Paris. Alors commencent les années muettes, muettes pour la tragédienne, éloquentes et sublimes pour le peuple français, puis les reproches cornéliens au margrave lorsque, après avoir épousé lady Craven, il vendit ses États à la Prusse moyennant une rente de 400,000 thalers, la vieillesse avec ses infirmités qui toutefois lui laissent encore assez d’activité pour écrire ses mémoires et préférer la société à la solitude, des humains à des végétaux, les passions de l’amitié succédant enfin aux passions de l’amour, les lentes, les monotones journées égrenées comme les grains d’un chapelet, les amis qui s’éloignent ou qui meurent, la dévotion de plus en plus grande et, planant au-dessus de tout, le sentiment exalté, la perpétuelle hantise de son art. Un an avant sa mort, elle apparut à Lemontey comme une petite vieille décrépite, ridée, maladive ; mais sa voix grave et sonore, ses expressions majestueuses, non moins que le tact et la matière de ses discours donnaient une tout autre sensaton. Ayant aperçu un enfant qui était venu avec Lemontey, elle dit avec solennité : « Faites approcher cet enfant ; il sera bien aise un jour de dire qu’il a vu Mme Clairon et qu’il lui a parlé. » Ainsi, jusqu’à la fin, elle demeure fidèle au caractère qu’elle s’est fait, et, comme un vieux château ruiné, elle porte en son âme un peuple de fantômes sublimes ou terribles. Arétie, Electre, Gléopâtre, Idamé, Iphigénie, tous ses rôles d’autrefois, toutes ses créations, elle vous voit palpiter d’une vie idéale, vos passions sont les siennes, vos gestes, vos actions, vos extases lui ont fait une autre âme. À force de monter sur le trépied divin, la pythonisse n’en est plus redescendue, et de cette communauté d’existence, de cette cristallisation dramatique, jaillirent du moins cet appétit du mieux, cette ambition hautaine qui lui inspirèrent quelques actions élevées. Et, emphase à part, n’en va-t-il pas de même pour chacun de nous ? Tous, tant que nous sommes, n’avons-nous pas aussi nos compagnons idéals, les fantômes qui pénètrent notre être moral et modifient si profondément notre nature première ? Fantômes d’éducation, fantômes littéraires, fantômes sociaux, fantômes d’amour ou de gloire, placés au seuil de chaque âge pour nous entraîner hors de nous-mêmes, dans ce pays du mirage où s’épanouissent les fictions nécessaires, civilisation, morale, droit, religions : comme de précieux talismans, ils aident à gravir la montagne enchantée, enseignent le prix de la vie, l’espérance de l’immortalité, sinon pour nous-mêmes, au moins pour cette œuvre commune dont nous ne savons ni le commencement, ni le terme, dont nous poursuivons obstinément la réussite, soldats obscurs qui tombons avant la fin de la journée, n’ayant vu qu’un épisode de la bataille, ne connaissant pas même notre général, mais devinant que derrière le voile de l’éternité se cachent la victoire et la récompense.


VICTOR DU BLED.

  1. En province, écrit un anonyme, on mène les reines de théâtre au cabaret ; à Paris, on les respecte quand elles sont belles, et on les jette à la voirie quand elles sont mortes.
  2. Conversation de l’intendant des menus avec l’abbé Grizel.
  3. De Goncourt, Sophie Arnould.
  4. Lettres d’Aissé, Mémoires de l’ahbé Aunillon-Delaunay du Gué ; Marmontel, Encyclopédie, Article Déclamation ; Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. II ; Emile Campardon, les Comédiens du roi de la troupe française : Œuvres de Lemontey, t. III. le Mercure de mars 1730 ; Saint-René Taillandier, Maurice de Saxe ; d’Allainval, Lettre à mylord sur Baron et la demoiselle Lecouvreur ; Adrienne Lecouvreur, par Scribe et Legouvé ; Journal de l’avocat Barbier. Lettres d’Adrienne Lecouvreur, avec préface de George Monval ; Plon, 1892.
  5. Née en 1690, morte en 1730.
  6. Plus tard, Napoléon donnait cette leçon de simplicité à Talma : « Vous venez souvent le matin chez moi. Qu’y voyez-vous ? Ce sont des princesses à qui on a ravi leur amant, des princes qui ont perdu leurs États. Il y a autour de moi des ambitions déçues, des rivalités ardentes, des catastrophes, des douleurs cachées au fond du cœur, des afflictions qui éclatent au dehors. Certes, voilà bien la tragédie, mon palais en est plein ; et moi-même je suis assurément le plus tragique des personnages du temps. Eh bien ! nous voyez-vous lever les bras en l’air, étudier nos gestes, prendre des attitudes, affecter des airs de grandeur ? Nous entendez-vous pousser des cris ? Non sans doute ; nous parlons naturellement, comme chacun par le quand il est inspiré par une passion. Ainsi faisaient avant moi les personnages qui ont occupé la scène du monde et joué aussi des tragédies sur le trône : voilà des exemples à méditer. »
  7. Sans doute, un ancêtre intellectuel de cette jolie femme qui félicita le comte de Guibert de son Tictac (son Traité de la Tactique).
  8. La mort d’Adrienne donna lieu à une sorte de concours de faiseurs d’épitaphes. En voici deux, l’une en latin, l’autre en français : « Viator, siste, lege, luge. Hic Musse, Charités, Cupidinesque eodem quo Adriana, artis scœnicae caput, jacent sepulchro. »
  9. Mémoires (apocryphes) de Mlle Quinault l’aînée, par Lamothe-Langon, 2 vol. ; Lemazurier, Galerie des acteurs du Théâtre-Français ; Mémoires de Mme d’Épinay ; Biographie Michaud ; un Petit-neveu de Mazarin ; le Duc de Nivernais, par Lucien Perey, t. Ier, p. 72 et suiv. ; Collé, Journal historique ; Œuvres du comte de Caylus.
  10. Quinault (Jeanne), née en 1699 à Strasbourg, morte en 1785 ; Quinault (Marie-Anne), reçue en 1715, quitte le théâtre en 1722, serait morte en 1790.
  11. Honoré Bonhomme, Œuvres inédites de Piron ; Samuel Rocheblave, Essai sur le comte de Caylus ; Paul de Musset, les Femmes de la Régence ; Arsène Houssaye, Galerie du XVIIIe siècle, 4 vol.
  12. Mémoires de Marmontel ; Favart, Mémoires et Correspondances littéraires, 3 volumes ; Théâtre de Favart, 10 vol. ; Correspondance littéraire de Grimm ; Mémoires de Bachaumont ; Collé, Journal historique ; Saint-René Taillandier, Maurice de Saxe ; Emile Campardon, les Comédiens du roi de la troupe italienne ; les Spectacles de la foire ; Souvenirs du marquis de Valfons.
  13. « Un jour que mon père formait devant moi différens caractères avec des lames de plomb flexibles, je lui demandai ce qu’il faisait là. — Je joue aux lettres, me répondit-il. — Je le priai de m’apprendre ce jeu ; après me l’avoir fait désirer quelque temps, il feignit de se rendre à mes prières, et je goûtai, pour la première fois, le plaisir d’avoir désiré. Quand je n’avais pas été sage, on me défendait de jouer aux lettres, ce qui m’en donnait plus d’envie ; enfin au bout de neuf à dix mois, je savais lire couramment et tracer des mots. Ma mère, de son côté, feignit de vouloir apprendre le latin : je fus chargé du soin de lui faire répéter son rudiment, et de la reprendre lorsqu’elle ferait quelque faute. C’est ainsi que je m’instruisais moi-même sans le savoir, et (Mémoires de Favart.) Il fut d’abord pâtissier et chansonnier comme son père, homme aimable et spirituel auquel on doit l’invention des échaudés.
  14. Née en 1723, morte en 1803. — De Goncourt, Mlle Clairon, 1890, in-18 ; Lettre sur les arts imitateurs, par Noverre ; Histoire de Mlle Cronel, dite Frétillon, actrice de la comédie de Rouen, écrite par elle-même ; Adolphe Jullien, Histoire du costume au théâtre ; Mémoires de la margrave d’Anspach ; Dorat, Poème de la déclamation, Lemontey, t. III ; Mémoires de Favart, Marmontel, Bachaumont, de la baronne d’Oberkirch ; Correspondance de La Harpe ; Collé, Journal historique ; Barrière, Mémoires des comédiens ; Mémoires de M. F. Dumesnil en réponse aux mémoires d’Hippolyte Clairon, par Dussault ; Lemazurier, t. II ; Hérault de Séchelles, Voyage à Montbar ; Traité de la poésie dramatique, par Diderot ; d’Alembert, Discours sur la liberté de la musique ; Crébillon, Lettres sur les spectacles ; d’Hannetaire, Observations sur l’art du comédien.
  15. Née en 1714, morte en 1796.
  16. Plus célèbre encore par la facilité de ses mœurs que par sa beauté et son talent, Gaussin ne comprenait pas qu’on pût refuser un galant homme qui se présente de bonne grâce et vous presse avec instance. Et comme on lui reprochait d’avoir agréé les hommages de son porteur d’eau, et de bien d’autres : « Que voulez-vous, dit-elle ingénument, cela leur fait tant de plaisir, et cela me coûte si peu ! »
  17. Née en 1713, morte en 1803.
  18. D’Alembert, dînant un jour chez le marquis de Lomellini, avec Mlles Gaussin et Dumesnil, imita successivement, avec une rare perfection, le ton, la voix, les gestes, de Sarrasin, Quinault-Dufresne, Poisson, etc. Comme ils étaient absens, il mima les plus petits défauts. Mlle Gaussin désira de se voir imiter ; d’Alembert se défendit quelque temps, puis céda, et l’illusion fut aussi parfaite que flatteuse. Dumesnil ayant voulu avoir son tour, il commence, mais à peine a-t-il dit sept ou huit vers qu’elle s’élance de son fauteuil en criant : « Ah ! voilà mon bras gauche, mon maudit bras gauche ! Il y a dix ans que je travaille à en corriger la raideur, et je n’ai pu encore y parvenir. Oh ! monsieur, je vois bien que rien ne vous échappe. Je vous promets de faire de nouveaux efforts pour en venir à bout. Mais aussi vous ne pouvez refuser de me donner des conseils. Vous avez trop de tact pour n’être pas un excellent maître de déclamation. »
  19. Barrière, Mémoires de Garrick ; Biographie Michaud, etc.
  20. Orateurs et Tribuns, in-18 ; Calmann Lévy.
  21. Adolphe Jullien : Histoire du costume au théâtre ; Callhava, l’Art de la comédie ; Desfontaines et Lefuel de Méricourt : Histoire universelle du théâtre, 1779 ; Levacher de Charnois : Costumes et Annales des grands théâtres de Paris ; Recherches sur les costumes et les théâtres de toutes les nations.
  22. Chassé était très épris de son art : un jour, dans Castor et Pollux, le pied lui glissa et il tomba dans la coulisse : « Passez-moi sur le corps, et marchez toujours à l’ennemi, » cria-t-il à ses soldats !
  23. Sur Gélyotte, voir Mémoires de Marmontel, de Mme d’Épinay, Collé, etc.
  24. Mlle Dolligny plaisait beaucoup au public, et on la citait pour sa vertu. Les mémoires du temps rapportent que le marquis de Gouffier alla jusqu’à la demander en mariage, lui envoyant le contrat prêt à signer, et qu’elle répondit sagement qu’elle s’estimait trop pour être sa maîtresse, trop peu pour être sa femme.