Comment il faut lire Pétrarque

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Comment il faut lire Pétrarque
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 376-413).
COMMENT IL FAUT LIRE
PÉTRARQUE

L’abbé de Sade, en tête de son livre (le premier bon livre qui ait été écrit en français sur Pétrarque), s’excuse fort de son audace. On lui a répété, ce qui le rend confus, ce propos d’une dame qui savait bien des choses, la reine Christine de Suède « Pétrarque était un très grand philosophe, un très grand amoureux, un très grand poète : il faut réunir ces trois qualités pour l’entendre [1]. »

Pétrarque était cela et bien d’autres choses encore.

Un siècle, ou environ, après l’abbé de Sade, Lamartine, dans son Cours familier de littérature, posait autrement la question, dans une phrase où il semble qu’il parlât de lui-même, autant que du fameux Toscan : « Pour les uns il est poésie, pour les autres histoire ; pour ceux-ci amour, pour ceux-là politique. Sa vie est le roman d’une grande âme. »

Lamartine ajoute la politique et l’histoire, et il oublie la philosophie morale. Nul homme du passé n’est plus difficile à connaître que Pétrarque. C’est tout un monde que sa vie, un monde que son esprit.

Pour donner, par comparaison, quelque idée de cet esprit et de cette vie, de Pétrarque humaniste, érudit, moraliste, politique, pénitent, de combien de grands hommes n’évoquerait-on pas l’image ? C’est, si l’on veut, Erasme, c’est Montaigne, c’est Augustin. Je dirai presque encore : c’est Lamartine. Et si je voulais trouver un autre homme de lettres qui ait exercé sur l’Europe une monarchie intellectuelle pareille, je devrais encore ajouter : c’est Voltaire.

L’étude de Pétrarque est comme une science. On a été en Italie jusqu’à nous appeler des Pétrarcologues. L’expression est pédante et l’on en sourit. Ce qu’elle désigne n’est pas sans quelque réalité.

Mais il est un poète, et un poète italien. C’est à quoi je voudrais penser un peu. Pour pénétrer tout le sens des poètes, il faut les commenter ! Sans doute. Mais pour les aimer, il faut les lire, — quand on peut.

Peut-on lire Pétrarque ? Il y a dans le passé bien des poètes qu’on peut à peine lire, — triste chose, — dont les vers ne sont plus qu’un sujet d’étude érudite, tant diffèrent entre eux et nous la langue et la pensée. Pour Pétrarque, rien de semblable. Sans doute quelques-uns de ses vers ont vieilli ; d’autres se sont obscurcis. Presque tous ont gardé une étonnante fraîcheur. Je dirai plus : beaucoup nous appartiennent, et sont de notre temps, ou à peu près. A chaque moment, on y retrouve quelque sentiment commun avec le romantisme du XIXe siècle : passion, douleur, mélancolie, amour de la nature, désespoir, mort, repentir, élan mystique. Quand je suis avec Pétrarque, il arrive, par courts moments, que je ne me sens pas bien éloigné de Musset et de Lamartine, peut-être même de Baudelaire ; j’allais ajouter : Verlaine.

Chose singulière : nos pères, qui l’adoraient, étaient,. par le goût, bien éloignés de nous. Au XVIe siècle et jusqu’au XVIIIe, cette question : « Faut-il lire Pétrarque ? » eût fait bondir bien des gens. Quel poète fut plus populaire dans l’Europe entière ? Madame Laure, Vaucluse, étaient des noms de légende. Mais dans ces siècles, où Pétrarque eut la popularité, on le connaissait, je pense, assez mil. Toute notre poésie amoureuse, de Ronsard à la fin, sortait moins de Pétrarque, que des Pétrarquistes, ses fastidieux descendants. L’homme était toujours fameux. Mais on avait fini par le défigurer. Au début du XIXe siècle, Pétrarque et Laure, en France, étaient devenus bien « province, » bien « troubadour, » thèmes pour Jeux floraux ou Athénées de Vaucluse, un peu « sujets de pendule. »

Nos poètes d’alors, sauf Lamartine toujours si averti, ne se sont guère aperçus que le grand lyrique toscan leur était assez semblable. Le surnom de « moderne, » qu’on lui a donné si souvent de nos jours sans grande raison, lui appartient surtout comme poète lyrique.

Donc il faut le lire.


I

Les grands Italiens du XIXe siècle s’en sont bien avisés. Ils l’ont lu comme il doit l’être. On possède des notes d’Alfieri sur une grande partie des poèmes ; elles débordent de l’enthousiasme le plus pur. Foscolo, Leopardi admiraient tout autant. Leopardi rêvait de faire goûter même au peuple les vers de Pétrarque, et c’est dans ce dessein de vulgarisation qu’il en avait publié une édition.

De nos jours, le grand Giosuè Carducci en a donné une, lui aussi, et qui est excellente [2]. Ce n’était pas à lui qu’on devait demander s’il faut lire Pétrarque. Cependant il n’est pas absolument encourageant. Il raille fort les intentions populaires de Leopardi. Pétrarque aurait été bien fâché lui-même de plaire à la foule ! Mais Carducci voulait que du moins l’élite put le lire.

L’admiration extatique des grands Italiens d’hier n’a pas été suivie toujours docilement par la génération d’aujourd’hui. Il y a eu récemment des essais de littérature antipétrarquesque. Vous pourriez trouver des livres où l’on démontre que notre poète n’avait point de talent, point de bon sens, et pas même la vulgaire probité. Nous avons connu aussi en France ces courants de dénigrement.

Je ne crois pas que le courant eût grande force. En tout cas, il est arrivé que la guerre l’a bien détourné. L’exaltation heureuse du patriotisme tourne au profit des gloires de la patrie. Les luttes, les douleurs, les espérances de l’Italie ont remis en toute lumière les grands poètes qui sont les créateurs de sa conscience nationale. Autant que Dante, Pétrarque en a profité ; et comment n’acclamerait-on pas celui qui a le premier poussé le cri : Italia mia ! Comment ne serait-elle pas sur toutes les lèvres, la grande chanson où il maudit les bandes allemandes ? Dans la solennelle prière qui la commence, le poète patriote supplie le « Maître du ciel » de tourner ses regards vers cette terre sacrée, qui est à lui, où Rome vit encore, où a coulé le sang des martyrs. Cette terre d’Italie est envahie de bandes d’Allemands, gente ritrosa, race revêche, race rebelle à tout bien. Elles sont descendues furieuses et rompant tout sur leur passage, des sombres contrées hyperboréennes, c’est un déluge, ramassé et gonflé dans des déserts étranges, pour inonder les douces campagnes de l’Italie.

L’Italien ne les reconnaît plus, ces belles campagnes, ces lieux chéris, patrie de son enfance, tombe de son père et de sa mère. Il s’écrie :


Ceci n’est-il pas mon nid,
où j’ai été si doucement nourri ?
n’est-ce pas la patrie en qui je me confie,
la mère bonne et pieuse
qui recouvre l’un et l’autre de mes parents ?


Mais le poète ne veut pas que l’on se consume en gémissements. Il sent, au fond des cœurs, se réveiller l’antique gloire romaine, le souvenir triomphal des victoires passées, et bouillonner le « gentil sang latin. »

Il prophétise la bataille, la victoire, la paix. Car c’est la vertu qui va prendre les armes contre la fureur. Et l’antique valeur


dans les cœurs italiens n’est pas encore morte :


On lisait ces vers-là en Italie, comme nous lisions Corneille en France. Ce furent pour les âmes des réconforts que ces appels vivants, qui sortent de la tombe des grands ancêtres. Mais il y avait, à cette heure-là même, d’autres attraits qui nous ramenaient vers la lecture des poètes, et même des plus tendres et mélancoliques. La chose, pour singulière qu’elle paraisse, est bien réelle. Eh quoi ! lire les poètes, et se plaire à leur douce musique, au milieu même des horreurs de la guerre ? La douleur et l’angoisse n’interdisent pas la beauté, qui reste malgré tout la beauté, et qui est un remède de l’âme. Il faut lire les poètes : la preuve, c’est qu’on les lisait dans l’angoisse. On avait besoin d’eux. Il n’y a jamais eu pareille « demande » de poètes.


II

Donc nous lirons des vers italiens de Pétrarque, et je ne pense pas que rien s’y oppose. Mais je ne veux pas les discuter. Je m’interdis ici toute érudition pétrarquesque ; j’y ai appliqué bien des heures, pendant vingt ans. Je m’accorde un jour de vacances.

Certes je ne renie aucune recherche d’histoire ni de critique. Les vers italiens de Pétrarque en sont, comme tout le reste de ses œuvres, un sujet interminable. Un poète du passé doit être l’objet d’études savantes. Qui en doute ? D’abord il faut le situer dans la généalogie des poètes, et le juger par comparaison. L’art de Pétrarque, sa forme, le sujet qu’il chante, sont la suite d’une longue évolution, à travers les siècles. La poésie amoureuse a des sentiments, des images, des mots, et, si je puis dire, des mœurs et des usages, qui se sont répétés sans cesse depuis l’antiquité romaine. Pétrarque, en son temps et à son tour, a eu l’usage de ce matériel poétique. Je vous assure que la recherche de toutes ces racines-là n’est pas un mince travail, ni toujours plaisant, quoique utile.

L’érudition aurait encore, et ceci est plus plaisant, à vous tracer le fond de tableau de la poésie pétrarquesque, le paysage, si vous voulez ; et quel paysage ! Avignon et la cour pontificale, le monde féodal, ecclésiastique, qui vivait alentour, et que le poète a si fort maudit. Pour les pénétrer à fond, il y a encore beaucoup à faire (par endroits presque tout). Si l’histoire du Comtat, de ses seigneurs, de ses châteaux était mieux découverte [3], que d’énigmes dont nous posséderions la clef ! Nous saurions tous les mystères de ce que l’on appelle la « géographie vauclusienne. » Nous connaîtrions peut-être Madame Laure, son village, les ruines de sa maison !

Je laisse ces questions captivantes, et je ne pose pas même un point d’interrogation. Que Madame Laure fût l’épouse de Hugues de Sade, comme l’abbé de Sade l’a ingénieusement soutenu pour la gloire de sa famille, ou bien qu’elle fût toute autre dame, cela importe fort à l’histoire, point à la poésie lyrique. Sachons seulement que Madame Laure a existé et que la dame aimée de Pétrarque fut une réalité, et non une ombre. Nous avons sur elle, sa vie, sa beauté, sa vertu, — ses multiples maternités ! — le témoignage de Pétrarque même, très précis et incontestable.

Je me contente de ce renseignement.

Poserai-je d’autres questions, celle-ci par exemple, familière aux pétrarcologues, et que j’ai moi-même discutée jadis : Est-il parlé dans les vers de Pétrarque d’une seule dame ou de plusieurs ? Que nous importe poétiquement ? Quand on lit Lamartine avec ses savants commentateurs, on a vile fait de voir qu’il y a, en fait, plusieurs dames dans les Méditations. Mais il n’y a qu’une Elvire ! Et il n’y a qu’une Laure ! Il n’y a qu’une dame poétique.


J’ai servi pour Rachel et non pas pour Lia !


III

Pétrarque est un poète lyrique. Il est lui-même le sujet de sa poésie. Il a conçu de sa destinée une image poétique, qui lui représente la vérité et l’unité de sa vie morale. Et il l’a exprimée en vers inspirés. Les accidents complexes et agités de sa vie ont tous leur place dans ses poèmes ; mais il a, si j’ose dire, tout centralisé en une seule histoire sentimentale. On découvre, en lisant, toute la suite de cette histoire, — dirons-nous : de ce roman, au sens d’aujourd’hui ? A peu près. Lamartine a dit : « Le roman d’une grande âme. » En construisant ce « roman , » Pétrarque ne faisait assurément que se conformer à une tradition « les poètes ses prédécesseurs.

Cette histoire est-elle absolument conforme à la réalité des choses ? C’est encore là un sujet de discussion érudite. Pareille enquête est le supplice posthume qui attend tout poète lyrique, et dont les autres poètes ont moins à souffrir. Le lyrique prétendant tout dire, il est naturel que l’érudition veuille reconnaitre s’il a vraiment tout dit. Elle a besoin de savoir, et elle finit par savoir. Ce qu’elle sait a son intérêt, mais n’a rien à voir avec la beauté poétique. Le vrai poète lyrique se crée un monde où il se meut, libre et sincère. Pour lui ce monde est le seul vrai : il est la vérité même.

C’est Platon qui jadis a enseigné cela, dans un merveilleux discours [4], dont j’ai le bonheur de pouvoir citer quelques lignes, grâce à M. Paul Girard, qui m’a fait l’amitié de les traduire pour moi. Il est possible que Platon y ait mis quelque ironie, comme c’était sa coutume quand il parlait des poètes. Mais il y a si bien exprimé cependant le sens vrai de la beauté poétique qu’on ne saurait concevoir un plus excellent prologue à la lecture d’un lyrique.

Socrate parle :


Tels les corybantes ne sont plus en possession de leur raison lorsqu’ils se livrent à leurs danses, tels les poètes lyriques cessent de la posséder, quand ils composent leurs admirables chants. Dès qu’ils abordent le son et les rythmes, un délire les saisit. Et, comme les bacchantes, dans leur égarement, puisent au cours des fleuves le miel et le lait, — ce qu’elles sont incapables de faire, une fois rentrées en elles-mêmes, — ainsi l’âme des poètes lyriques fait véritablement ce qu’ils disent qu’ils font.

Ils nous parlent, en effet, de fontaines qui répandent du miel, de jardin des muses, de frais vallons, où ils vont, butinant comme les abeilles, voltigeant eux aussi, et d’où ils nous apportent leurs vers. Et ils disent la vérité ! Car le poète est chose légère, ailée et sacrée, et il ne peut rien faire, sans que le dieu qui le pénètre l’exalte et lui fasse perdre la raison. Tant qu’il n’est pas dans cet état, notre homme est incapable de faire des vers et de vaticiner. Ce n’est pas dans ses connaissances qu’il puise toutes les belles choses qu’il débite (comme toi, quand tu dissertes sur Homère), mais dans une inspiration divine.


Il faut obéir à Platon, et suivre, sans discuter, le poète dans son inspiration divine. Nous le suivrons et le croirons, car « les poètes disent la vérité. » Je laisse là mes livres. Et, comme il s’agit ici de lire des poèmes d’amour, je prends pour mon usage ce vers de notre énigmatique Mallarmé :


Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos !


IV

Je ne les rouvre pas. Je ne veux lire que le poète.

Mais encore, peut-on lire en France un poète italien, un des plus délicats ? — A cette idée, Carducci s’exclamait : « Comme si, disait-il, les étrangers pouvaient arriver à le comprendre, sans savoir, de la langue italienne, bien plus qu’il n’en faut pour comprendre Dante ! » — Je persiste cependant, car dans le même volume, le même Carducci voulait bien (me compter au nombre de ceux qui ont compris. Mais comprendre est une chose, et traduire une autre.

C’est en parlant justement de Pétrarque, que Joachim du Bellay, qui l’aimait, défiait, dès le XVIe siècle, les traducteurs : « J’ose bien dire que si Homère et Virgile renaissant avoyent entrepris de le traduire, ils ne le pourroyent rendre avecques la mesme grâce qu’il est en son vulgaire toscan ! » — Homère ou Virgile sans doute : il faudrait se méfier ! — Mais un humble et consciencieux travailleur, épris de poésie, pourra peut-être en donner quelque idée. Chaque morceau qu’il croira pouvoir tourner en français, y perdra certes, en lui-même, « cette grâce » qui ravissait du Bellay : maison tâchera de le mettre à sa place et l’encadrer dans un si beau tableau, de l’invention du poète, que cette beauté emportera tout.

Je les « tournerai » le plus exactement que je pourrai. Être littérale n’est pas toujours pour une traduction la qualité maîtresse : c’est quelquefois, dit-on, la manière d’être infidèle [5]. J’en demeure d’accord, s’il s’agit de langues éloignées de la nôtre, et que l’on ne peut traduire directement, et sans explication. Ce n’est pas le cas pour l’italien du XIVe siècle. Cette langue et la nôtre, ces deux sœurs latines, ont crû si près l’une de l’autre, que leurs usages sont pareils, à quelques inversions près. ; La plus belle preuve en est la traduction de l’Enfer par Littré, en français médiéval, — un chef-d’œuvre ignoré, ou peu s’en faut.

Je ne l’égalerai pas, bien entendu, d’autant que je ne veux pas user de la langue du moyen âge. Je ne présente pas au lecteur moderne autre chose que la langue dont il a l’habitude, avec quelques tours archaïques à l’occasion, mais bien connus. Je tâcherai, quand je le pourrai, de reproduire le « nombre » des vers italiens, jusqu’à pouvoir parfois suggérer au lecteur quelque chose de leur musique.

Est-il excessif d’ajouter que pour cela je réclame quelque effort du lecteur, et un peu d’imagination complaisante ?


V

Prenons le livre. C’est un recueil de 366 poèmes. On lui donne ordinairement ce titre : Canzoniere, c’est-à-dire recueil de Chansons. L’auteur l’appelait modestement : Fragments de mes œuvres en langue vulgaire. C’étaient en effet des fragments. Dès sa jeunesse, faisant, à la mode du temps, son métier de poète amoureux, Pétrarque avait écrit des vers, au hasard des jours et des sociétés, des rencontres et des demandes. Les feuilles éparses où il les notait s’entassaient dans quelque coffret ou tiroir. Il en parla sans cesse avec un ton de parfait dédain : rien n’avait de mérite aux yeux de l’humaniste que les écrits latins. Les autres n’étaient que fadaises, bagatelles, petits riens, — ciancie, — nugæ !

Au fond il ne les dédaignait pas tant que cela ! Il est aisé de voir avec quelle ferveur il s’y plut, appliquant cet art frivole à l’expression de ses plus hautes pensées. Ces petits riens ont occupé bien des heures de sa vie. Nous avons ses cahiers de brouillon, où l’on peut voir combien de fois et avec quel soin il a tout remis sur le métier ; il était de ceux qui se critiquent et se corrigent sans cesse. Car il avait rouvert coffrets et tiroirs ! Il avait repris les vieux feuillets jaunis ; il avait entrepris de ramener au point les Chansons et les Sonnets d’autrefois, pour les raccorder aux plus récents, les compléter, quand il était besoin, en intercalant de nouvelles pièces.

S’il en eut tant de soin, ce fut dans le dessein réfléchi de les classer dans un certain ordre et de les publier tous ensemble. L’ordre qu’il a adopté n’est pas un ordre de hasard [6]. C’est, si l’on veut, un savant désordre. Les fameuses amours sont le centre, le motif général, quelquefois le prétexte de tout ; autour d’elles est éclose toute une fleur de poésie, peinte des couleurs de la plus somptueuse imagination. Et au travers, l’auteur a semé des poèmes où l’amour n’est pour rien, chants admirables de morale, de politique, d’humanisme, de gloire : car il fallait que toute sa vie fût là, sans rien omettre.

Mais pour qui sait voir, parmi cette apparente confusion, le drame moral se déduit bien clairement dans sa suite logique, se prolonge en méditations profondes, drame d’amour, de douleur, de repentir.

Repentir, c’est presque le premier mot que l’on rencontre sur la première page. Comme préface à tout son recueil, le poète, déjà vieux, a écrit pour les lecteurs un sonnet liminaire, où il a mis toute la tristesse d’un amer regret. Il se frappe la poitrine, en songeant à la vanité de sa vie. Il a « honte de lui-même. » Cette honte, et le remords qui l’accompagne, tel est le « fruit » des « vanités » de sa jeunesse. Il s’est aperçu, trop tard, que « ce qui plait au monde n’est qu’un songe rapide. »


VI

Et maintenant, il va nous faire voir quelles sont ces vanités, et « ce qui plait au monde. » Nous sommes à Avignon, en 1327, dans une société recherchée, un peu frivole. La poésie des cours y est de mode ; on versifie pour des dames élégantes. Pour une d’elles, la plus belle, la plus vertueuse, l’encens poétique est brûlé par un jeune Toscan de vingt-trois ans, dont les vers, dès l’abord, ont conquis tous les suffrages.

Il va nous raconter d’abord comment Amour l’a pris. Ce sont quelques pièces d’un art précieux, avec gestes conformes aux rites d’amour, et élégantes allégories. Il s’est énamouré par coup de foudre, comme le voulait l’usage, et cela à la porte d’une église, et pendant les jours de pénitence de la Semaine sainte. L’amoureux a été blessé par surprise, alors qu’il était sans méfiance. C’était une revanche de l’archer Amour, dont les traits jusqu’alors n’avaient pu pénétrer son cœur.


Pour se faire une jolie vengeance
et punir bien, en un jour, mille offenses,
en cachette, Amour reprit l’arc.


Dans cette jolie scène symbolique, c’est Cupidon qui surprend l’amoureux. Dans une autre, c’est la Dame elle-même, et non par force, mais par ruse. Elle descend du ciel, comme une angelette, et pose le pied tout justement dans une prairie diaprée, où le poète marche innocemment. Elle tend dans l’herbe un rets, sans qu’il s’en avise. Il est pris, sans défense. Mais voilà que dans son cœur, la joie d’aimer et l’orgueil de la beauté de sa Dame surpassent la peur et l’angoisse.

Il ne songe d’abord qu’à célébrer cette beauté. C’est le premier devoir du poète amoureux. Il doit élever par ses louanges sa Dame au-dessus de toutes les autres :


Plus je vois chaque dame être moins belle qu’Elle,
et plus croît le désir qui m’énamoure !


Il lui doit avant tout un hommage d’âme, car l’amour a pour premier effet de pousser les amants vers l’honneur et la gloire. Nous ne sommes pas loin des jours de la chevalerie. L’amant fête comme par un culte la naissance de sa flamme :


O mon cœur, lu dois bien rendre grâce,
toi qui fus jugé digne, alors, d’un tel honneur !


Tout bien lui vient de sa dame et tout d’abord cette « grâce généreuse, » qui le pousse au ciel, « par un droit sentier. » — Il marche, plein de son amour, « fier de son espérance. »

Pour justifier cette espérance et cet honneur, il voudra s’ingénier à peindre point par point la beauté unique de Madame. C’est là qu’il se révèle poète et peintre, incroyablement. Car il faut un grand art pour donner quelque individualité à la description de la beauté féminine. On a souvent remarqué combien aisément elle tombe dans les redites et la banalité. Ces traits, ces yeux, cette bouche, ces cheveux, ces membres harmonieux, dont la vue à travers tous les âges a enivré l’âme de l’homme, ils supportent mal la description. Quand on en a lu une, il semble qu’on en lit une autre, et il faut bien l’avouer. Mais Pétrarque ne décrit pas ainsi.

De la beauté il ne nous laisse ignorer aucun trait. Il les a décrits un à un. Pour vanter les yeux seulement, outre des vers épars çà et là par centaines, il a écrit spécialement trois Chansons, qui sont ravissantes. Nous avons toutes les précisions : Madame avait des yeux d’ébène, dans un visage de lis et de perle, sous des cheveux d’or, ce qui est un assemblage assez rare. Mais le poète nous a laissé autre chose et mieux qu’un signalement poétique ; il a donné la vie. C’est là le secret de son art infini : il exprime le mouvement. Laure n’est pas une statue. Ce qu’il aime dans ses yeux, ce n’est pas une fixe étoile, c’est le tour et le retour du regard :


Ma gentille dame, je vois,
quand se meuvent vos yeux, une douce lumière.


Cette lumière mouvante est ce qui fait battre son cœur. Toutes les joies, dit-il à sa dame, que j’ai pu goûter au monde ne sont rien auprès de ce que j’éprouve,


lorsque vous, parfois,
suavement, entre le noir et le blanc,
tournez un œil, auquel Amour prend ses délices !


Aussi c’est à dérober ces feux vivants d’amour que s’applique la vertu prudente de Laure. Et voici encore, pour son poète, mainte occasion de nous montrer de gracieux mouvements, ou bien des yeux seuls, ou de la tête et des mains encore, lorsque les étoiles s’effacent sous les paupières, ou se cachent sous un voile ou sous les doigts. Ce qui me fera, dit-il, mourir avant l’heure, c’est le « baisser » des yeux, car il éteint ma joie :


Et d’une blanche main encor je me désole,
qui pour me faire ennui a toujours été prompte.


Lorsque Madame passe, vient, s’éloigne, la grâce accompagne sa marche, plus céleste encore quand elle ôte ses chaussures, quand « parmi l’herbe fraîche, » son pied blanc,


en pas très doux honnêtement se meut.


Il semble alors que, de ses tendres foulées, sort « une vertu, qui ouvre et renouvelle les fleurs d’alentour. » Madame est seule, seule avec ses pensées, « en la saison naissante ! » Elle marche un peu, puis, si le lieu lui plaît, elle s’arrête, et disposant autour d’elle les « plis angéliques » de sa robe, elle s’assoit sur l’herbe, « se pose, telle une fleur. » — « Quel miracle ! »

Elle n’est pas toujours seule. La compagnie de dames élues lui est très chère. Autour d’elle, dans les jardins, les campagnes, les demeures, on voit aller, venir, parler, rire, une société très raffinée et très simple à la fois, aimable, gaie. C’est la société qui peuple aussi les fresques de l’unique quatorzième siècle, les dames du Paradis d’Orcagna, ou du bosquet du Campo Santo de Pise. « En de belles dames, nobles façons suaves !... »


En cette digne compagnie, Laure apparaît, avec son geste, son attitude, le port élégant, le salut courtois. Parfois elle se tient sur la réserve, et dans un « beau silence. » Et parfois elle s’anime. C’est alors un ensemble sans pareil : le poêle convie le Seigneur Amour avenir avec lui s’en repaître les yeux.


Amour et moi pleins d’émerveillement,
nous l’admirons quand Elle parle et rit,
car Elle ne ressemble à nulle autre qu’à Elle.


Il arrive que le poème compose, en un même dessin, tous les mouvements expressifs de Madame, au milieu des Dames, le pas, le regard suave, les paroles,


et le geste, plaisant, modeste et lent.


Quel parfum de vie ! Il remplit une foule de poèmes. Il se renouvelle sans cesse. Comment est-il possible que nous le respirions encore ? C’est que tout contribue à le conserver. Il y a la langue et l’allure des poèmes. Il y a l’invention variée des images. C’est un mélange continuel de métaphores et de symboles. L’antiquité, la mythologie, la poésie du Moyen Age, les philosophes, les Pères de l’Eglise y ont leur place : la nature a la sienne, et la plus grande. Il y a, par-dessus tout ce sens de vérité, cet admirable réalisme toscan d’où est né, en ces jours-là, le plus bel art du monde.

De là cette simplicité familière, qui alterne avec la plus artificieuse rhétorique. Il faut saluer ici un des plus grands poètes de la nature. C’est par un ensemble rare d’artifices et de naïvetés qu’il nous a restitué, vivante et respirante, une dame que la tombe a prise depuis cinq, cents ans. Il me semble que je la connais, avec les charmes de son corps, les délicates qualités de son âme, — quelques défauts peut-être, — en cherchant bien.


VII

Eloge spirituel, éloge corporel, idées morales, sentimentalités, minuties courtoises, tout revient toujours à la représentation vivante. Je ne saurais trop le répéter : l’œil toscan est un œil de peintre. Le poète que je m’habitue le plus à rapprocher du nôtre, c’est son ami le merveilleux peintre de Sienne, Simone di Martino, qu’il aimait nommer « mon Simon. »

Quand un peintre toscan de ce siècle s’engageait par traité à faire quelque ouvrage, il jurait n’employer que de bonnes couleurs loyales, sans fraude. Aussi, après six siècles, ses couleurs ont tenu bon. Les couleurs de Pétrarque étaient bonnes aussi, et, comme celles du peintre, elles ont tenu bon. C’étaient ses mots. Pourtant nous ne sommes pas sans quelque scrupule. Ces mots, les connaissons-nous bien ? Savons-nous mesurer justement la valeur qu’il leur attribuait ? Voilà ce que l’on se demande à chaque pas.

Le vocabulaire des louanges féminines de Pétrarque est si multiple et si nuancé ! Quelques-uns de ses mots me tourmentent, je l’avoue. Ce ne sont pas, dirai-je, les tons simples ; ce ne sont pas ces adjectifs tout semblables aux nôtres, comme « doux, suave, » qui reviennent constamment et, pour tout dire, avec un peu de surabondance. Il y en a d’autres, bien plus raffinés, pour lesquels, ou bien nous n’avons pas les pareils en français, ou bien les pareils, ce qui est pire, se sont chez nous avilis.

J’en dois dire quelque chose au lecteur qui veut bien me suivre. Pour certains de ces mots, je prends mon parti, et le lecteur aussi, je pense ; je garde le sens sublime et un peu suranné. Le beau mot « gentil » continue à évoquer pour nous un fier sens de noblesse. Tout le monde nous entend lorsque nous célébrons le « gentil sang latin ! »

Mais que dire de « courtois ? » Ce mot exprimait la plus parfaite image de bonté et de générosité, car il arrivait que Dieu lui-même fût dit, par excellence, le « Seigneur courtois. » Et de ce sommet, nous sommes tombés à la banalité de la civilité puérile et honnête ! Que faire ?

Il y a plus embarrassant, Voyez un peu ce qu’est devenu ce mot latin vagus, qui nous a donné l’adjectif « vague ! » Il n’a pas perdu pour les Italiens ce sens qu’il a pour nous : incertain, douteux, fugitif. Mais que d’autres choses il signiiie ! Vngo veut dire encore « désireux ; » — est-ce parce que le désir, peut-être, est comme une nuée qui passe ? Soit. Mais, ce qui est plus étrange, il veut dire encore « beau, » ou plutôt « charmant : » est-ce donc peut-être encore parce que la beauté et surtout le charme sont choses indéfinies, et qui restent enveloppées d’une délicieuse incertitude ? Peut-être !

L’analyse de ces mots est pleine de révélation. Mais on ne peut pas les rendre en français sans alourdir un peu.

Que dirons-nous du mot « honnête ? » Chacun sait bien qu’en bon français, il n’est pas limité à signifier la simple probité ; l’on n’ignore pas quel éloge complet nos pères faisaient d’un homme, lorsqu’ils le disaient honnête homme. Mais je pense que le terme s’étend bien plus loin dans l’italien du bon siècle de la langue. Il s’applique à tout l’être humain, son langage, son geste, et jusqu’aux détails de la tenue. La robe de Béatrice était d’un « rouge honnête. »

Honnête ! Cet éloge comprend des qualités si diverses qu’elles sembleraient aisément contradictoires. Une Laure, honnête entre toutes, était, nous dit-on, à la fois humble et altière, humble pour se faire aimer, altière pour se garder. Ce sont des couleurs de merveilleuse finesse. Outre humbles et altières, ces gentilles, courtoises, honnêtes dames, pouvaient encore être » lasses, » — oui, « honnêtement lasses. » C’est encore une attitude de suprême distinction, un certain abandon, — « langoureuses, » eût-on dit en d’autres temps.

Un mot encore nous pose une continuelle énigme. C’est cette épithète Leggiadro et les mots qui en viennent. Leggiadria n’est pas beauté : c’est autre chose. Pour Dante, les anges, créatures parfaites ont, outre la beauté, cet autre mérite qui complète la beauté. Qu’est-ce donc ? Qualité extérieure, car je la vois attribuer aux robes et aux bijoux. Mais elle s’applique aussi fort bien à une pensée très noble, à une action très vaillante. Leggiadro ne veut donc dire ni charmant, ni gracieux, ni élégant. Notre parler populaire dirait peut-être : joli, et l’appliquerait à une femme, à une parure, et aussi à une pensée et à un haut fait. Mais on ne pourrait pourtant pas l’appliquer aux anges !

Je répète : que faire ? Quand on le rencontre, s’en tirer comme on peut, mais ne jamais en perdre de vue la valeur. Les Toscans eux-mêmes, un peu après le grand siècle, devaient se mettre en peine pour l’expliquer. Le dictionnaire de la Crusca cite, d’un Toscan du XVIe siècle [7], ces lignes, que Pétrarque sans doute n’eût pas refusé d’appliquer à Madame Laure :


Leggiadria, — c’est l’observance d’une loi secrète, que la nature a décrétée à votre intention, — ô dames ! — afin de faire que vous puissiez mouvoir, porter, employer, aussi bien votre personne tout entière que chacun de vos membres en particulier, avec grâce, avec décence, avec noblesse, avec élégance, avec mesure,

Dira-t-on qu’il fut inutile au sujet qui m’occupe de définir ces mots, et par ces mots les qualités de la dame vivante ?

Il y a encore un mot essentiel qui sert de support à tous les adjectifs, un mot spécial pour indiquer les mouvements de l’être humain ; il s’appliquait aussi bien au mouvement de la forme physique qu’à celui de l’âme. C’est le mot : « atti. » Un mot bien gênant encore ! On ne peut traduire : actes, ni actions, ni gestes, — car chacun de ces termes a chez nous un sens divergent. Il faut employer chacun de ces mots-là tour à tour. Je dirai souvent aussi : façons.

Aimons ces rares façons, réglées par la vertu, la mesure, l’élégance, les mœurs d’une délicate civilisation, le raffinement d’une rare éducation. Ce sont les façons de Madame Laure ; je ne pouvais continuer à vous en donner une idée, sans vous faire distinguer quelques-unes des couleurs dont Pétrarque s’est servi pour les peindre.


VIII

Pour mieux montrer le délice de ces façons, Pétrarque a recherché souvent les circonstances de la vie quotidienne où il arrive que les attitudes et les gestes varient.

Madame chante. Quand le chant commence, il y a un effort généreux de tout l’être, qui donne à la beauté sa plénitude. Madame incline vers la terre ses beaux yeux, et, les deux mains sur sa poitrine, elle recueille tout son souffle comme « en un soupir. » Et puis elle commence. C’est alors l’émotion du timbre de la voix, le sens des paroles prononcées et de la mélodie. Pétrarque en défaille d’extase, et pour un peu se sentirait mourir. Mais la joie est si grande, qu’elle le rend à la vie.

Certains jours, la circonstance que le poète a notée est mince. Telle l’aventure du gant. Madame l’a laissé choir, et l’amant empressé l’a ramassé et le lui a rendu. Si précieux que fût l’objet, « tissé de soie et d’or, » il paraissait malaisé qu’il fournît la matière de trois sonnets. Mais c’est un objet si personnel et si intime ! Du gant on passe à la main. Et la main, pour qui sait voir, est une des parties les plus expressives de la beauté. La main était restée nue. aux yeux du poète, « ivoire pur et roses fraiches, » avec les doigts fuselés, et les ongles couleur d’aurore :


O, de ces cinq perles couleur orientale !
Vous qui n’êtes aigus et cruels qu’en mes plaies !


Le poète ne décrit pas toujours aussi exactement. Il tourne les épisodes en allégories. Elles autorisent ce vague et cette confusion, qui aident à nuancer. Nous sommes ici, il ne faut pas l’oublier, en un siècle où l’on professe que la poésie a toujours un sens caché. D’autres temps se sont plu aux mêmes artifices, et ce fut le principe de quelques-uns des plus raffinés poètes de nos jours. On sait ce que dit Verlaine dans son Art poétique :


Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise ;
Rien de plus cher que la chanson grise,
Où l’indécis au précis se joint.


Pétrarque a connu ces ruses, encore que sa chanson ne soit jamais « grise. » Mais combien il aime les « méprises ! » Les allégories ne sont pas toujours en évidence ; elles se glissent à chaque pas entre nous et la réalité, par les jeux de mots et les allitérations. Laure, c’est le Soleil lumineux, et donc c’est Apollon ; mais quel Apollon ? L’Apollon musagète sans doute, mais aussi l’Apollon guérisseur, et encore l’Apollon amant de Daphné. Laure est aussi le Laurier : voici un des jeux de mots usuels. Tel encore ce continuel quiproquo, difficile à rendre en français, entre le nom de Laura et le mot l’aura, qui veut dire la brise [8].

Mais souvent les allégories servent à composer des tableaux complets, dont quelques-uns sont parmi les meilleurs que le poète ait peints. Un jour l’amante belle et sauvage apparaît à ses yeux sous la forme de la légendaire biche blanche de César, que nul ne peut ni ne pourra jamais atteindre [9].


Une biche blanche, sur l’herbe
verte, — m’est apparue, avec deux cornes d’or,
entre deux rivières, à l’ombre d’un laurier,
au lever du soleil, en la saison précoce.


Le poète la suit, et l’approche assez près pour lire la devise écrite en pierres fines sur son collier : « Nul ne me touche !... »


Et le soleil était tourné sur le midi,
mes yeux las d’admirer, mais non rassasiés,
quand je tombai dans l’eau. Et elle disparut.

Ceci se passe à Vaucluse déjà, et la fontaine est proche. Mais pourquoi cette vision, la longue extase et la noyade fictive ? L’allégorie fut-elle suggérée par quelque circonstance réelle que nous ignorons ? J’en serais plus sûr pour celle qui fait le sujet du madrigal qu’on va lire. Un certain jour très chaud d’un été provençal, Madame Laure mit-elle ses bras à l’eau dans un ruisseau, et, sans façon, lava-t-elle son voile de lin ? Pourquoi pas ? C’est une châtelaine campagnarde, et nous l’avons déjà vue nu-pieds dans l’herbe. Mais le jour où il la surprit à l’ouvrage, le poète a vu la belle lavandière, comme Actéon jadis a vu Diane.


Non plus à son amant Diane ne sut plaire,
— lorsque, par aventure, toute nue
il la vit, au milieu des eaux glacées, —
qu’à moi la pastourelle montagnarde et cruelle.
occupée à laver un voile joliet,
qui défendra de l’aure les cheveux doux et blonds.
Aussi elle m’a fait, tandis que le ciel brûle,
tout trembler d’un gel amoureux !


Le poète tourne ainsi en allégories les scènes les plus réelles, épisodes de la vie de ville et de campagne dans le monde élégant et le cercle lettré d’Avignon. Les dames, amies de Laure, y jouent un grand rôle. Un jour, sur la Sorgue, une grande barque portait treize dames, et parmi elles, Laure. Les dames débarquées sont montées ensuite dans quelque grand chariot rustique, où Laure chanta. Cette vue jettera le poète dans un enthousiasme mythologique, où il mêlera les noms des fameux navigateurs de jadis, Jason et Paris, et le cocher d’Achille, Automédon, et le pilote des Argonautes. Voici le bateau :


Douze dames, noblement langoureuses
ou plutôt douze étoiles, et, au centre, un soleil !
— Je les ai vues, joyeuses, seules, dans une barque,
dont ne sais si pareille a jamais fendu l’onde.


Une autre scène, celle des deux roses, est plus délicate encore, et a quelque mystère. On voudrait savoir quel est le vieillard de légende, qui sut montrer par un geste si paternel, et de si chaudes paroles, aux deux fameux amants qu’il savait leur secret.


Deux roses fraîches, et cueillies en Paradis,
l’autre hier, quand naissait le premier jour de mai !
Un beau présent ! — et dont un amant vieux et sage
à deux amants plus jeunes fit un égal partage,
avec des mots très doux, et avec un sourire
à faire énamourer un homme des forêts !
— et puis, par un rayon d’amour, étincelant,
à tous les deux, il fit changer visage : —
« Le soleil ne voit pas telle paire d’amants ! » —
disait-il, soupirant et riant tout ensemble ;
et, les tenant tous deux, tournait de l’un à l’autre,
et leur distribuait ses roses et ses paroles.
Mon cœur las resta plein d’allégresse et de crainte.
heureuse éloquence ! joyeuse journée !


Une autre fois Avignon vit un plus rare spectacle. La cour était réunie en un jour solennel pour la venue d’un très grand personnage, l’Empereur, dit-on. Autour d’un trône se pressaient toutes les grandes dames de la ville. Et Pétrarque vit, non sans joie ni sans envie, une main souveraine qui les écartait toutes, pour faire signe à la plus belle. Laure s’approcha alors et reçut, d’une faveur royale trois baisers sur le front et les yeux. L’histoire est belle ; mais le poème qui la perpétue n’égale pas celui du vieillard aux deux roses.


IX

Si la vie sociale a fourni à Pétrarque des tableaux pour y faire paraître sa dame de beauté, plus encore lui en donne la nature, l’admirable campagne du Comtat, qui s’élève par degrés, de la plaine fertile vers les escarpements des Alpes. « Fleurs, feuilles, herbes, ombres, grottes, eaux, vents suaves, vallées closes, hautes collines, coteaux ensoleillés ! »

Quelles peintures il en a faites ! C’est parmi ces campagnes, nous l’avons déjà vu, que Laure passa devant ses yeux le plus souvent et dans les attitudes les plus familières. Nous savons qu’elle est une dame de la campagne. Il est arrivé au poète de s’étonner que le soleil du monde se fût levé dans un humble village. Un jour est venu où il s’est fait campagnard lui-même, et voisin de campagne de sa dame. A partir de 1337, et pendant dix ans, il passe à Vaucluse le meilleur de son temps.

Que dire de Vaucluse, de la fontaine aux eaux profondes, d’où naît toute formée une rivière, du grand rocher qui clôt le vallon, des jardins, des lauriers, de la demeure agreste ? Qui ne connaît ces lieux, jadis sans pareils, et que l’industrie moderne n’a pas tout à fait défigurés ?

Pour qui veut aimer le poète Pétrarque, c’est là qu’il faut toujours revenir. C’est là que prend racine la plus forte pousse de son lyrisme. Avant lui, la fontaine était renommée comme une merveille de la nature. Il y a ajouté ce sceau divin que les mythes antiques donnaient aux lieux aimés des Muses. Il a fait d’elle une Castalie ou une Aréthuse, comme les solitudes qu’il a choisies sont devenues ses Hélicons.

C’est près de la fontaine qu’il devient poète de la nature, ce qui est un de ses mérites les plus rares. Si je dis « poète de la nature, » ce n’est pas parce qu’il a su jouir, comme tant d’autres avant lui, des champs, des bois, des ruisseaux, des montagnes ; mais parce qu’il a mêlé le sentiment de la nature au drame intime de l’âme, il y a pris l’expression même de la joie et de la douleur. En cela il devançait notre lyrisme moderne, qui a fait sans cesse, suivant le mot d’Amiel, de la nature « un état de l’âme. » Pétrarque fut-il le premier dans cette voie ? C’est beaucoup dire. On n’est jamais le premier. Mais assurément bien peu l’avaient devancé, et bien peu l’ont dépassé depuis.

C’est à Vaucluse que Pétrarque a confondu son amour avec la nature. Sa dame est l’astre, la lumière et l’ombre, un arbre symbolique, un zéphir, la voix du rossignol, un résumé de toute beauté. Quand elle est loin de lui, il l’imagine présente, et la voit transparaître dans toutes les formes inanimées, qui pour lui s’animent.

Madame Laure est venue en personne à Vaucluse. Cela n’est pas douteux. Toute une lumineuse chanson y célèbre sa venue, celle qui commence par ces jolis mots :


Claires, fraîches et douces eaux !


C’est le souvenir d’un jour de printemps. Laure s’était assise sur l’herbe. Dans le rayonnement du soleil, et par une brise légère, les pétales qui s’enlevaient d’un arbre fleuri, voletaient tout autour d’elle en une auréole d’or, comme un « nimbe amoureux. » Elle était « tout humble, au milieu d’une si grande gloire. » Une fleur tombait sur sa robe, une sur ses cheveux ; d’autres par terre auprès d’elle : d’autres flottaient sur l’eau. Celles qui tournoyaient par les airs semblaient annoncer : « Ici règne Amour ! »

Dans cette fête non pareille, le poète perd la notion du lieu et du temps, car, à la joie des fleurs et de la lumière, Madame ajoute celle de ses grâces.


L’attitude divine
Et les paroles, et le doux rire
m’avaient éloigné tellement
de la figure vraie des choses,
que je disais, en soupirant :
« Ici comment suis-je venu, et quand ? »


Mais tout passe ! Après que Madame est partie, il semble au poète que le lieu est sanctifié. Dans la suite de ses jours, il ne retrouvera jamais la paix, que sur le « gazon » de Vaucluse.


Herbe verdelette, fleurs de mille couleurs,
éparses sous l’yeuse antique et noire,
réclament un beau pied qui les touche et les foule !
Et le ciel, de légères, luisantes étincelles
s’allume alentour, et semble plein d’allégresse
d’avoir reçu, des beaux yeux, sa sérénité.


Tout, et jusqu’au moindre brin de fleur, a appris à palpiter de sa joie : les arbrisseaux minces et sveltes, avec leurs premières feuilles tendres ; les violettes « amoureuses et pâles. »

Toute la nature, sous toutes ses formes, est unie à ses sentiments, parfois joyeux, dans le printemps et la lumière, plus souvent douloureux. Alors ils s’exhalent en lamentations dont retentissent les monts et les vaux. Il n’est pas, dit-il,


... un roc, qui par coutume
n’ait appris à brûler par l’effet de ma flamme.


X

Cette flamme, qui consume tout, mène aux images de ruine et de mort. Dans la Chanson même des « claires, fraîches et douces eaux, » nous apparaissent déjà les funèbres pensées ; et nous voyons que la vallée close du Comtat est déjà, comme sera le Vallon de Lamartine,


Un asile d’un jour pour attendre la mort !


L’amour de Pétrarque n’est pas le sentiment factice que l’on rencontre souvent dans la poésie amoureuse, l’usuelle plainte courtoise. C’est une passion qui possède tout l’être. C’est l’amour vaincu. C’est le désir ardent, l’élan de l’âme, des sens, de la vie vers un bonheur impossible. Le seul résultat, c’est la douleur, une douleur sans cesse renouvelée, puisque, dans cet état, le bonheur d’aimer ne peut consister qu’en joies fugitives, dérobées, en espoirs courts que la raison dément. L’état normal de cette vie, c’est la séparation des amants.

La séparation, c’est le sujet poignant des poèmes que Pétrarque écrivait à l’occasion de ses voyages. Il fut, comme on sait, un grand voyageur, en France, en Italie, en Germanie, aux Pays-Bas. Partout où il va, Laure est avec lui. Il l’évoque partout et partout elle apparaît. Un jour il la reconnaît, et même, avec elle, les dames de sa compagnie, dans la Forêt des Ardennes, dont il traverse seul les sombres et redoutables halliers. Il marche et, en marchant, il chante. Que chante-t-il ? — « Ah ! mes pensers peu sages ! » — Jamais sa Dame ne peut être loin de lui. Au fond des taillis, des formes paraissent ; quoi ? des hêtres ? des pins ? Non, des Dames, et parmi elles. Madame ! Il écoute :


Je crois l’entendre, — j’entends les rameaux et l’aure,
et les branches se plaindre, et les oiseaux ; les sources
s’enfuir en murmurant sur l’herbe verte !


Un jour, à Lyon, voyant couler le Rhône en sa force précipitée, il parle au fleuve et lui donne un message : qu’il aille en Avignon, où la présence sacrée du soleil d’amour rend l’herbe plus verte et le ciel plus serein : il trouvera Madame et lui baisera le pied.

Un autre jour, l’image est inverse. Un autre fleuve, aussi rapide, le Pô emporte le poète vers l’Occident, l’éloignant de ses amours. Mais l’esprit de l’amant, plus fort que le fleuve « orgueilleux et superbe, » s’envole en arrière :


Il force l’eau, le vent et la voile, et la rame.


Il nargue la divinité du fleuve. Son corps, et ce qu’il y a en lui de mortel, peut bien suivre par force le courant sans merci,


Mais le reste, couvert, de plumes amoureuses,
s’en retourne, en volant, vers le plus doux séjour !


Cependant, ses voyages sont l’image de l’infortune de sa vie et de l’impossibilité de ses désirs. Les vers des départs sont toujours douloureux. Il ne peut se décider à poursuivre sa route. A chaque pas, il se retourne :


Et, pensant au doux bien que je laisse en arrière,
à la route si longue, et si courte ma vie,
tout pâle et tout confus, j’arrête encor mes pieds,
et baisse vers le sol mes yeux mouillés de larmes.


Ce qu’il laisse en arrière, c’est bien toujours la fière et sévère beauté. Mais au moment des départs, il lui semble qu’elle se laisse un peu attendrir. Il y a de courtes minutes, où la haute vertu laisse germer intérieurement une pitié chaste et tendre. C’est un jour de départ que Pétrarque a vu,


cette pâleur charmante, par quoi le doux sourire,
comme d’un amoureux nuage, fut voilé.


Et il analyse ainsi cette pâleur charmante, quel vago impallidir, ce sourire voilé, ce silence :


Elle baissait à terre le beau regard gentil,
et, se taisant, disait (du moins il me semblait) :
« Oui donc éloigne ainsi de moi l’ami fidèle ? »


Et cependant, il partait !


XI

Autant que les pays lointains, Vaucluse connaît les peines de son cœur. Quand il est à Vaucluse, c’est pour fuir les humains, se plonger dans la nature, chercher la solitude. Bien des siècles avant d’autres songeurs fameux, il connut les rêveries d’un promeneur solitaire. Il va, court les champs, les forêts, escalade les pentes, recherche les cols et les sommets écartés. Il y retrouve partout sa douleur et ses visions :


Et je crois désormais que les monts, les coteaux,
les fleuves, les forêts savent de quelle sorte
est ma vie, aux hommes cachée.


Mais s’il fuit toute compagnie, il en est une pourtant qu’il ne peut fuir : aux lieux les plus sauvages, Amour est avec lui.

C’est ce qu’il nous raconte en tant de récits, si beaux, qu’avant lui, je pense, l’humanité n’en avait guère vu de semblables ; la nature et la pensée y sont sans cesse confondus.


De penser en penser, de montagne en montagne
me guide Amour. Car tout sentier frayé
me paraît ennemi de ma tranquillité.
S’il est sur un coteau désert, source, ruisseau,
ou bien entre deux monts une vallée ombreuse,
— là mon âme inquiète s’apaise,
et, selon qu’Amour l’invite,
tantôt rit, tantôt pleure, a peur ou se rassure.


Qui pourra dire quel monde d’images claires ou sombres la nature lui fournit en une incroyable abondance pour exprimer le flux et le reflux de son âme, où la douleur et la confusion chaque jour prennent le dessus ? Cette âme s’interroge et ne sait que répondre. Qu’est-ce donc que cet éternel désir sans but et sans espoir ? Est-ce un amour, et n’est-ce pas plutôt une maladie de l’âme ? — C’est la vaine mélancolie, l’ennui de vivre, ce « démon de midi, » des anciens solitaires, que le moyen âge nommait Acedia. Pour un peu, c’est le désespoir.


Si ce n’est pas Amour, qu’est-ce donc que je sens ?
Si c’est Amour, par Dieu ! quelle chose est-ce là ?
Si elle est bonne, — d’où l’effet âpre et mortel ?
Si mauvaise, — qui rend chaque tourment si doux ?
Si je brûle par ma volonté, d’où ces pleurs, ces plaintes ?
Et si c’est malgré moi, à quoi sert de gémir ?
mort vivante, ô mal délicieux,
comment as-tu sur moi tel pouvoir, si je n’y consens pas ?
Si j’y consens, j’ai grand tort de me plaindre !
Par des vents si contraires, sur une frôle barque,
je suis en haute mer, sans gouvernail.


Il arrive qu’il juge mieux son mal, et non content de s’interroger en vain, il s’adresse des reproches amers.


Volonté m’éperonne, Amour me guide et me dirige,
Plaisir m’attire, Habitude m’emporte,
Espérance me flatte ; elle me réconforte ;
elle tend sa main droite à mon cœur déjà las.
Le malheureux la prend, et ne s’aperçoit pas
qu’une escorte nous suit, aveugle et déloyale :
les sens sont rois, et la raison est morte ;
d’un désir vagabond un autre désir naît !


C’est un grand désarroi moral. Le poète se sent loin de tout ce qui avait fait sa jeunesse pure, calme, heureuse. L’oubli fatal a tout effacé. Sous l’illusion du rêve de beauté divine et angélique, de céleste idéal, l’amour l’a brûlé de désirs, a détruit sa vie, et risque de perdre son salut. Prenant une fois de plus, pour représenter son âme oublieuse et désemparée, l’allégorie du bateau sur la mer, où l’Amour tient le gouvernail, il la développe en noirs et magnifiques symboles, et écrit un sonnet tout romantique, un des plus beaux que l’on connaisse :


Il passe, mon navire, tout chargé d’oubli,
par âpre mer, à minuit, en hiver,
entre Scylla et Charybde. — À la barre
est assis mon seigneur, — non pas, — mon ennemi !
À chaque rame, un penser prompt, mauvais,
qui semble se railler de tempête et malheur.
La voile craque, sous un vent humide, éternel,
de soupirs, d’espoirs, de désirs.
Pluie de larmes, nuées de colère
baignent et relâchent les agrès déjà las,
qui sont d’erreur avec ignorance tordus.
Ils sont cachés, les deux signaux accoutumés, si doux !
et morts, parmi les eaux, la raison, le savoir !…
Je commence à désespérer du port !


XII

À cette maladie de l’âme, un remède s’est dès longtemps présenté : la pénitence, et le retour à la loi de l’enfance. C’est la « conversion, » telle que l’ont entendue en d’autres temps, et notamment en notre XVIIe siècle, tant de ; hautes âmes. Cette grande crise se présente à Pétrarque vers le « milieu du chemin de la vie. » Il en a donné, suivant son usage, une image allégorique : c’est le pèlerinage de la vie, le pèlerinage d’amour au travers de la forêt du monde.


Parce que d’Amour elle portait l’enseigne,
une pèlerine avait touché mon cœur vain, —
et toute autre, d’honneur me paraissait moins digne.
Et comme, par l’herbe verte, je la suivais,
j’entendis une voix dire d’en haut, au loin :
« Hélas ! combien de pas tu perds, par la forêt ! »
Lors, je me retirai à l’ombre d’un beau hêtre, —
Tout pensif. Et, regardant alentour,
je vis que mon voyage était très périlleux.
Et je m’en retournai, vers le milieu du jour.


S’il s’en retourna, comme il le dit ; s’il prit un grand parti, et un parti définitif, malgré quelques incertitudes et quelques reculs, ce ne fut pas sans de longues et douloureuses luttes. Un voyage qu’il fit à Rome, et, suivant son expression, « l’aspect sacré » de la Ville éternelle l’ébranlèrent profondément. Une bataille se livra dans son cœur entre le désir du salut et celui de l’amour :


Lequel l’emportera ? Je ne sais, — jusqu’ici
ils se sont combattus : et non pas une fois !


En ces heures-là, il lui arrive de rencontrer un ami, qui se trouve dans un état d’âme semblable au sien. Il lui donne de sages conseils de pénitence ; mais tout à coup, il s’arrête dans son discours, se rappelant, hélas ! où il en est lui-même :


On pourra bien me dire : « Ah ! frère, tu t’en vas,
« montrant aux gens une route, où souvent
« lu les perdu toi-même, — et l’es plus que jamais ! »


Tout près de lui, cependant, un grand coup fut frappé. Son frère Gherardo, compagnon longtemps de sa vie frivole, avait été enveloppé comme lui dans l’amour et la louange d’une dame. Cette dame, belle et pure, et, comme Laure, follement aimée, vint à mourir.


La belle dame que tu as tant aimée
soudainement s’est de nous départie,
et, — pour tant que j’espère, — elle est au ciel montée.


Dans la douleur profonde, la leçon amère de la mort pénètre les deux cœurs[10]. Et Pétrarque dit à son frère :


Bien tu vois désormais comme court à la mort
toute chose créée, et combien l’âme
doit s’en aller légère au périlleux passage !



S’il poussait ainsi les autres sur la route du salut, il mit du temps, quant à lui, à se sentir « l’âme légère. » Que de fois il se désole !


Je suis si las sous l’antique fardeau
de mes péchés et de l’habitude mauvaise,
que j’ai grand peur de fléchir sur la route.


À ses yeux a déjà paru, dans sa bonté, souveraine, ineffable la figure du Sauveur, qu’il appelle le « Grand Ami. » Il l’a vu, il a entendu sa voix : il n’a pas su le retenir. L’ami s’est envolé hors de sa vue. Pourtant l’ami reviendra, si le pécheur sait l’appeler encore. Il lui faudrait pour cela une force nouvelle, une faveur du ciel, une prédestination :


Quel amour, quelle grâce, ou quelle destinée
me donnera comme à la colombe, des ailes ?


Nous le trouvons plongé aux abîmes de la prière. Il y a un sonnet du Vendredi saint qui commence par les mots : « Père du ciel. » Le pénitent déplore ses « jours perdus. » Il songe au retour de ces jours saints et bénis, en lesquels, jadis, frivole pèlerin, il avait fixé l’aurore de son amour coupable.


XIII

Entre tous les départs qui ont fait couler les larmes poétiques, un départ est plus plaintif que les autres, par une sorte de pressentiment : c’est celui qui justement précéda la mort de Laure. Ce départ, d’ailleurs, pouvait sembler définitif. Lorsque Pétrarque quitta la France en 1347, il y avait apparence qu’il n’y reviendrait pas de longtemps, si même il y revenait jamais.

Pendant les mois qui suivirent la séparation, il vécut dans la tristesse et fat assailli souvent de pensées funèbres. Dans son âme, que possède toujours l’amour, les craintes et les doutes se heurtent aux troubles du repentir et de la prière incertaine. De là sont sortis quelques-uns de ses poèmes les plus touchants. La critique en a naturellement contesté la sincérité. Il y a ici, dit-on, une construction postérieure, ‘une ingénieuse invention de circonstances factices. Car il est toujours difficile de croire que les pressentiments soient choses réelles !

Après tout, peu importe, puisque nous cherchons ici la vérité lyrique et non celle de l’histoire. Elle se suffit à elle-même pour l’instant. Certes je n’en voudrais aucunement à un poète d’art subtil, s’il avait imaginé des circonstances factices pour exprimer des sentiments vrais !

Mais ici, je suis tenté de croire qu’ils sont vrais absolument, et je me demande si ce n’est pas la critique qui imagine ! Les mois que Pétrarque passe dans l’Italie du Nord, après ce dernier départ, sont ceux, sachez-le bien, où éclate sur l’Europe ce mal, qui jette au tombeau des morts par milliers, la Peste noire.

En un pareil danger, est-il bien surprenant que la pensée du rêveur ait couru, pleine de crainte, vers celle qu’il avait laissée en arrière :


Toujours j’écoute, et je n’entends nouvelles
de ma douce, de ma bien-aimée ennemie !
Je ne sais plus que penser ni que dire.


Dans les jours d’inquiétude, il a dans l’âme, avec la pensée des beautés de Laure, celle surtout de ses vertus, — rares et sévères vertus, qu’il louait déjà, aux jours où elles lui arrachaient toute espérance I Laure est le modèle de l’honneur féminin, en même temps que de la beauté et du charme élégant. La noblesse de son sang n’ôte rien à sa simplicité modeste, ni sa haute intelligence à la limpidité de son cœur. Elle sait être à la fois jeune et sage, réfléchie et riante.

La dernière fois que Pétrarque l’a vue, avant de quitter la France, elle n’était pas telle que de coutume. Elle était vêtue de couleur sombre, on ne savait pourquoi. Ce n’étaient plus « les perles, les guirlandes, les étoffes gaies. » Elle était belle toujours, — certes, — mais avec une expression lointaine, énigmatique :


Je la revois : elle est debout, tout humblement
parmi les belles dames ; ainsi qu’est une rose
parmi de moindres fleurs ; — ni joyeuse, ni triste,
comme une qui a peur, mais n’a pas d’autre mal.


Ces sombres pensées d’amour, de vie, de mort, mènent le poète à une méditation grave, à une confession découragée. C’est la matière d’une longue et sublime Chanson, écrite pendant les jours d’attente inquiète, en face de la mort présente. On pourrait l’appeler la Chanson de la grande Peste.


Je vais pensant, et en pensant m’assaille
Une pitié de moi-même, si forte
qu’elle me conduit souvent
à d’autres pleurs que ceux dont j’eus coutume.


Ce ne sont plus de vains pleurs sur de vaines douleurs ; ce sont les pleurs du pécheur devant sa faute, dans l’attente du juge. La conscience lui parle et lui montre que le temps presse. Il médite pendant les veilles silencieuses de la nuit, par une belle nuit étoilée d’été. Songe, lui dit sa conscience, à contempler la béatitude, céleste, éternelle,


en contemplant le ciel qui tourne autour de toi
immortel et paré !


Mais l’appel ne peut pas encore vaincre sa volonté. Trop de chimères encombrent son esprit, et qu’il ne peut en chasser. Il y a d’abord l’amour de la gloire, fumée d’orgueil, nuée vaine, qu’un souffle emportera, alors même qu’après lui son nom serait encore, comme il dit, loué dans « le grec et le latin » ! — Il le sait bien ! mais, pour nuage, pour fumée que ce soit, il n’y peut renoncer. Il en est possédé : cet amour ne le quitte pas, ne l’a jamais quitté et ne le quittera jamais :


Depuis le temps où je m’endormais dans les langes,
il me suit, grandissant chaque jour avec moi.
Je crains qu’un seul tombeau nous enferme tous deux !


Cependant le désir de la gloire n’est pas son pire ennemi. Ce qui retient son cœur loin du bien et du pardon, c’est un autre amour que lui interdit la loi divine :


Aimer une chose mortelle, avec la foi
qui à Dieu seul est due, et à lui seul convient !


La raison, la conscience lui en montrent le mal. Il maudit cet amour. Dans un éclat de désespoir où il se laisse emporter, il en vient presque à maudire sa dame elle-même, « celle qui pour sa mort est née. » II nous laisse un instant supposer chez elle quelque orgueil ou quelque égoïsme. « Elle a trop plu à moi, et à elle-même. » Il maudit du moins les vers d’amour, ces fadaises, le soin inutile appliqué depuis tant d’années à combiner de vaines paroles ; il pleure sur le temps perdu.

La mort est devant lui. Il ne sait pas quel terme le ciel lui a fixé. Mais il sait que les jours passent et que vient l’âge :


Que blanchit mon poil,
je le vois bien, — et quo change en moi tout désir !


Le temps du départ ne peut pas être bien éloigné. Il ne l’ignore pas : pourtant sa volonté fléchit et ne peut se résoudre à secouer sa chaîne. Il remet de jour en jour, il discute avec lui-même. Il a cette témérité folle de « marchander » avec la mort ! Car il va caressant sans cesse quelque nouveau dessein pour la vie, alors que la mort est à son côté.


XIV

Tandis qu’il « marchande » avec elle, au loin la mort a frappé. Madame Laure est au tombeau.

Nous voici venus à la seconde partie du recueil, que plusieurs tiennent la plus belle. Ce qui nous importe c’est qu’elle poursuit, par la volonté du poète, la grande histoire de son âme. Le lecteur verra se développer un plan que Pétrarque prolongera et complétera encore dans ses Triomphes. L’Amour triomphe, puis la Pudeur, puis la Mort. Et l’on va voir que la Mort fait triompher l’Amour, en le sanctifiant. Ces nouvelles pensées s’expriment en une poésie toute pareille, aussi riche que jamais d’images, de couleur et de vie.

On suppose bien cependant que ces dernières phases de l’histoire doivent différer des premières. Elles n’ont plus le même imprévu. Il y a bien moins de vers de circonstance ! Maintenant la circonstance est toujours la même. Le poète sait mieux où il veut aller. Mais son art est tel, que la différence se sent peu. i\ous nous retrouvons à chaque pas, dans la seconde partie, sous l’impression des images de la première. On ne les sépare pas l’une de, l’autre. Il y a une incroyable unité, dans ce recueil de fragments, qui devraient être disparates.

Pour commencer, l’amant désolé ne pouvait que gémir. Les premières pièces de la seconde partie ne sont que de deuil. Quand il finit l’une de ces pièces-là, et qu’il prend « congé, » suivant la coutume, de sa Chanson, en lui parlant comme à une personne vivante, il lui dit :


Fuis le ciel clair et la verdure ;
n’approche pas les lieux où l’on rit et l’on chante,
O ma Chanson ! — ou plutôt, non, — ma plainte !
O veuve inconsolée, en robe noire !


Mais il lui reste un autre devoir. En discours lumineux, il ne cesse de rappeler, de vanter mille fois, les beautés, et les vertus, disparues à jamais.


Où est le front qui, par le moindre signe,
tournait mon cœur d’un côté et d’un autre ?
Où les beaux cils, et l’une et l’autre étoile,
qui au cours de ma vie ont donné la lumière ?
Où la vertu, le savoir, la sagesse,
la parole avisée, honnête et humble et douce ?
où les beautés en Elle réunies,
qui si longtemps ont fait leur volonté de moi ?
Où est l’ombre gentille du bienveillant visage,
qui donnait repos, loisir, à mon âme lasse,
et en quoi tous mes pensers étaient écrits ?
Où est celle-là qui tint en sa main ma vie ?
Ah ! qu’elle manque à ce pauvre monde ! Elle manque
à mes yeux qui jamais ne se sécheront plus !


Un jour, un peu plus de trois ans après la mort de Laure, des circonstances involontaires ont ramené Pétrarque au delà des Alpes. Il revoit Vaucluse. Les souvenirs chers l’y entourent : tout ce qu’il voit lui parle des anciens jours. C’est la source, le fleuve, le grand rocher, les coteaux, la campagne. Ce sont les fleurs, les arbres fruitiers, les lauriers, le grand chêne sombre, le gazon qu’ont foulé les pieds délicats, l’herbe où Madame s’est assise, où sur elle ont neigé les fleurs. En cette solitude peuplée de souvenirs, un nouveau flot de poésie déborde du cœur et des lèvres :


 O vallée, qui de mes soupirs est pleine,
ô fleuve, que souvent mes larmes ont enflé,
bêtes des bois, oiseaux errants, poissons,
qu’enferment l’une et l’autre rive,
Air, que mes soupirs ont rendu chaud et serein,
doux sentier qui me semblés si amer,
colline qui m’as plu, mais aujourd’hui m’affliges,
où encore l’Amour me conduit par coutume ! —
En vous je reconnais les formes familières ! —
mais en moi-même, non !


Il retrouve le miracle de son imagination d’autrefois, alors qu’elle faisait apparaître sa chère ennemie sous toutes les formes de la nature, rochers, arbres et ondes. Laure revient encore, aussi belle, plus clémente. Un jour, c’est une Nymphe qui surgit en nageant des eaux claires de la Sorgue. Plus souvent c’est la dame réelle, ressuscitée, qui revient fouler les fleurs, comme autrefois.


XV

Les visions de Laure se multiplient à partir de ce moment, et jusqu’à la fin. Quand Madame est là, bientôt il arrive qu’elle parle. Sa parole toujours aussi douce et sage, n’est plus sévère. L’espoir qu’elle donne à son ami n’est pas celui des chimères de jadis, mais celui des joies éternelles, auxquelles il croit, en son cœur de chrétien. Elle lui dit comment elle est venue à la possession de cette lumière absolue, que l’homme, sur la terre, ne peut connaître que par le regard intérieur de l’âme.


Ne pleure pas sur moi ! Mes jours sont devenus
éternels par la mort. Et, vers la lumière intérieure
quand j’ai semblé fermer les yeux, je les ouvrais !


Désormais tous les efforts de l’idéal amant devront tendre vers la vertu. Ainsi seulement il peut avoir l’espoir de retrouver sa Dame dans les cercles du ciel. Il la re verra aujourd’hui sous sa forme spirituelle. Mais dans les âges futurs, joie parfaite ! il la reverra tout entière, après que la résurrection de la chair lui aura rendu, transfigurées, les formes qui ont charmé la terre : les yeux, les cheveux, le sourire, la voix. le pas, les angéliques façons ! Dès à présent il la supplie de conclure avec lui, entre ciel et terre, un traité. Madame priera pour lui, et puis, quand son tour viendra, quand Dieu l’appellera, elle veillera, attentive, à son passage au monde meilleur. Elle ira au-devant de lui, elle l’appellera par son nom, et lui tendra la main.

Le poète pour sa part, tant qu’il sera sur la terre, aura une mission à accomplir : il célébrera sans cesse le nom, la gloire de madame Laure, pour la défendre de l’oubli auprès du monde aveugle et ingrat qui « ne l’a pas connue, tant qu’il l’a eue ! »

« Allez, rimes dolentes, » dit-il à ses vers, qu’il envoie, comme des messagers, vers la Dame, la Laure du Laurier :


Dites-lui que déjà je suis lassé de vivre,
de naviguer par ces ondes affreuses,
mais que, ramassant d’Elle les feuilles éparses,
je marche ainsi, pas à pas, par derrière.
Je ne parle jamais que d’Elle, vive ou morte, —
d’Elle vive vraiment, d’Elle faite immortelle !


Puis il se retourne vers le monde, pour lui montrer tout ce qu’il a perdu, lorsqu’à disparu d’entre les hommes ce plus bel exemplaire de notre humanité, une femme belle, sage et pure, une « semeuse de vertu. »


Tu as laissé, ô Mort, le monde sans soleil,
obscur et froid, l’Amour aveugle et désarmé,
la grâce toute nue, la beauté sans puissance,
moi sans consolation, et sur moi, un poids lourd !


Quand il a montré le deuil de la terre, il veut chanter aussi la joie du ciel, et la fête d’en haut pour l’arrivée de la Dame sans pareille :


Les anges élus, et les âmes bienheureuses,
citoyennes du ciel, le premier jour
que Madame passa, se pressèrent près d’Elle,
pleins de surprise et de révérence.
« Quelle lumière est celle-ci, quelle beauté nouvelle ? »
— disaient-ils entre eux, — « car, parure si ornée
« du bas monde pécheur en ce très haut séjour
« jamais, en tout le temps du siècle, n’est montée ! »


Laure est heureuse parmi les âmes qui lui font fête. Mais pourtant, de moment en moment, elle se tourne. C’est pour voir si son ami la suit.


XVI

Maintenant qu’elle est parmi les anges, près de Dieu, il ne suffit plus qu’il loue ses beautés, la lumière dont sa mort a dépouillé la terre. Maintenant qu’il sait tout, que la pleine vérité lui est révélée, il jette les yeux sur les tourments de sa vie passée. Il se rappelle ses plaintes sur les rigueurs de Madame, plaintes qui ont tourné parfois en cris de colère :


Apre cœur et sauvage, et volonté cruelle !


Il lui faut désormais se repentir de ses injustices passées, et louer les cruautés mêmes qui jadis ont fait sa torture.


O douces duretés, ô refus bienveillants,
tout pleins de chaste amour, et de pitié !
Gentil parler, en qui brillait avec éclat
la plus haute bonté, et l’honneur le plus haut !
Fleurs de vertu, fontaine de beauté
qui m’ont ôté du cœur toute basse pensée !


Pourtant le cœur du vieil amant eu deuil reste saignant. Il se sent seul et abandonné, à de certaines heures de détresse. La force de la résignation lui manque. C’est alors qu’il voit Laure descendre du ciel près de lui, dans un rêve de miséricorde. Il en a fait la plus douce Chanson du monde, en y donnant la plus parfaite apparence de réalité.

Tandis qu’il dort, la consolatrice est debout au côté gauche de son lit. Elle tient entre ses doigts deux petits rameaux, un de laurier, l’autre de palme. Il frémit. — D’où vient-elle ? Pourquoi est-elle venue ? — Pour le consoler. — Mais comment donc a-t-elle appris sa peine ? Elle répond :


« Les tristes ondes
des larmes, dont jamais tu n’es rassasié,
et le vent des soupirs, à travers les espaces,
passent jusques au ciel, et y troublent ma paix ! »


Elle a pour lui tant d’amour que la seule pensée de sa peine empêche qu’elle puisse jouir de l’éternelle béatitude. Mais elle s’étonne : pourquoi tant pleurer ? Si vraiment il l’aime, comment peut-il s’affliger qu’elle soit au Paradis ? Pétrarque se défend : il n’a pas l’âme aussi mauvaise. Il ne pleure que sur lui-même. Il sait que Laure est au ciel.

Mais à lui, comment la vie peut-elle rester tolérable ? Plût à Dieu qu’il eût pu mourir,


à la mamelle et au berceau,
pour n’avoir point connu les tortures d’amour !


La Dame bienfaisante veut guérir ses maux, et elle lui fait connaître le remède. Il lui faudra cueillir des rameaux, semblables à ceux qu’elle tient entre ses doigts. Mais « que signifient ces deux feuillages ? » Laure sourit : Pétrarque aurait certes pu rendre lui-même la réponse ! Un des deux feuillages, pour le moins, lui est bien connu ! Indulgente à son poète, la Dame poétique lui rappelle gentiment le jour solennel, où le laurier a couronné ses tempes. Mais encore, elle doit lui expliquer pourquoi elle tient elle-même dans sa main les deux rameaux. C’est d’abord parce qu’elle a mérité la palme de victoire : elle est victorieuse dans la lutte de la vie : elle a vaincu le monde, et elle s’est vaincue elle-même.

Et par cette victoire aussi, elle a gagné le laurier triomphal. C’est la grâce de Dieu qui, seule, lui a permis de le cueillir. Que Pétrarque soit soutenu par cette grâce, qu’il l’implore, qu’il l’obtienne, et alors, lui aussi, il remportera victoire et triomphe. Et ainsi exaucé, tenant en mains la palme et le laurier, lorsqu’il sera « au terme de la course, » — il pourra rejoindre sa Dame, pour l’Eternité.

Il l’entend. Pourtant, avant qu’elle le quitte, il veut encore lui demander, une chose. Le dialogue devient plus intime. Pétrarque s’étonne ; il ne comprend pas. Il voit sa Dame du ciel, et elle est, par l’aspect, toute semblable à celle qu’il voyait jadis sur la terre, dans le temps


que les cheveux d’or fin se déroulaient à l’aure !


Il veut savoir et il interroge. Ces cheveux blonds qu’il voit là devant lui, ces yeux qui brillent à ses yeux, — sont-ce les mêmes qu’il voyait sur la terre ? Est-ce le nœud d’or qui a étreint son cœur ? Est-ce le soleil de sa vie ?

Elle sourit de nouveau et lui reproche de parler comme le font « les sots. » Ces beautés mortelles qu’il cherche, sont ensevelies dans la terre depuis bien des ans. Mais Dieu a bien voulu permettre qu’elle reprit, pour venir consoler en songe son ami, l’apparence de ses formes périssables. Elles n’ont pas péri pour toujours. Un jour viendra où réellement elle les reprendra. Alors il la reverra, telle qu’aux jours de la terre, toujours la même, plus que jamais belle, plus que jamais chaste, et pleine de pitié.

Elle se fait douce, aimable, presque coquette. Le cœur de l’amant qui l’écoute s’est un peu apaisé. Pourtant, il ne se sent pas encore au delà des larmes. Il pleure. Elle s’approche, et elle essuie son visage. Elle soupire de le voir si triste encore ; et même elle se fâche un peu ; et elle lui dit des mots « qui fendraient des pierres ! »

Ainsi finit cette Chanson qui est une pure merveille [11]. C’est un dernier dialogue d’amour humain, mais transporté au ciel, et transfiguré, ainsi qu’aux yeux de la foi, le sera pour les siècles des siècles, notre humanité.


XVIII

Le poète n’a pas fini sur ces mots. Il a voulu que son livre fût clos par des pensées et des paroles plus uniquement chrétiennes, par une grande effusion de pénitence et d’espérance. Comme notre Villon, comme en nos jours le pauvre Lélian, comme tous les pécheurs vraiment contrits, il s’est prosterné aux pieds de la Mère de miséricorde. La Chanson Vierge belle est une rare expression de pensées profondes, et mérite une lecture attentive et méditée. J’en cite ici tout juste assez pour donner à ce récit une conclusion.

La Chanson est une grande confession. Le pénitent considère que sa vie n’a été qu’une erreur pleine d’angoisse ; il dit :


Depuis que je suis né sur les bords de l’Arno,
j’ai marché d’un côté tantôt, tantôt d’un autre.


Il a perdu ses pas, ses paroles, ses larmes, son cœur, dans l’amour de beautés périssables. La Dame trop aimée ne fut pas la cause de sa faute ; si elle le devint parfois, ce fut malgré elle. Il ne l’accuse de rien :


Car de mes mille maux, elle n’en sut pas un !


C’est l’amour des choses mortelles qui l’a mené jour par jour au point de détresse où il est. Il veut, avant de mourir, s’en délier, et n’avoir plus de désir que pour l’éternité :


Que du moins ma dernière larme soit dévote,
et qu’elle soit sans terrestre limon !


Si la Vierge sainte l’aide en sa peine, et le sauve, il lui promet d’être, pour toujours, tout à elle ; jamais plus il ne chantera d’autre Dame qu’elle :


O Vierge ! je consacre alors, je purifie,
en ton nom, mes pensers, mon génie et mon style,
et ma langue, et mon cœur, mes soupirs et mes larmes !


Il implore la Vierge avec une confiance sans limites. Il sait, comme saint Bernard dans son immortelle invocation, que jamais Marie n’a été suppliée en vain. Il sait qu’elle tiendra u pour agréables, ses désirs transformés. » Il se remet entièrement dans ses mains maternelles. Elle est la Vierge unique, la Vierge sainte. Elle le recommandera à son Fils, « vrai Homme, vrai Dieu ! »


Qu’il reçoive mon dernier soupir : in pace !


Ainsi est clos ce livre, débordant de paroles et d’images, ce livre de joie et de vie, de désespoir et de mort, — dans le silence de l’éternelle Paix.

Voilà comment on aperçoit, en lisant Pétrarque, quelques lignes générales de l’histoire morale qu’il a voulu conter. C’est assez sans doute pour reconnaître en lui un poète du premier rang pour l’élan lyrique, la splendeur descriptive, la richesse des images et la profonde émotion humaine. Un regard plus critique ferait apercevoir des défauts ; qui en doute ? Ils appartiennent presque tous au genre littéraire, et sont communs à bien des poètes amoureux qui relèvent de la lyrique courtoise. En revanche, une lecture moins sommaire ferait apercevoir bien d’autres merveilles. Nous avons passé sans les voir près des poèmes magnifiques inspirés par l’amour de la Gloire,


Une dame bien plus belle que le soleil !


Enfin, nous avons volontairement laissé de côté les grandes chansons politiques sur la Croisade, les grandeurs romaines, la patrie italienne, poèmes considérables, uniques dans leur genre, riches d’incroyables beautés. J’ai voulu aujourd’hui isoler, en ses principaux aspects, l’histoire de l’amour, de la mélancolie, de la conversion.

Assurément un commentaire érudit ajouterait bien des choses à cette histoire morale ! L’exposition rapide que j’ai tentée ici, — la lecture si l’on veut, — diffère bien de l’analyse qui a été souvent faite, que j’ai fuite moi-même. Je sais ce que l’on peut découvrir de réalités en comparant les dires des Sonnets et des Chansons avec tant de documents, les lettres de Pétrarque et tous ses écrits. Mais on peut se forcer à oublier ce qu’on sait. C’est l’expérience que j’ai faite.

Pour bien lire les poètes, il ne faut pas trop savoir.

Mais encore une fois, tout cela est-il vrai ? s’approche-t-il du vrai ? Il faut le tenir pour tel ; je m’interdis pour l’instant d’en discuter un mot. Tout ce que je puis assurer, c’est que Pétrarque le tenait pour vrai, alors qu’il l’écrivait.

Et il suffit de croire cela pour lire un poète. Il faut être capable, à un certain moment, de n’ouvrir les yeux que sur ses poèmes. Si ce sincère regard ne nous apprend rien, et que seule l’analyse savante nous révèle la beauté, nous avons devant nous un poète mort. Pétrarque est un poète vivant. C’est ce que j’ai tâché de me montrer à moi-même.

Cela ne m’empêchera pas de retourner avant qu’il soit longtemps au patient travail de Pétrarcologie !


HENRY COCHIN.

  1. Mémoires pour la vie de François Pétrarque, 1764. T. I, p. LXXIII.
  2. Florence, Sansom, 1899 (en collaboration avec S. Ferrari).
  3. Elle le serait, si une mort héroïque ne nous avait dérobé un rare jeune travailleur, aussi savant qu’artiste, Robert André-Michel. Ses premiers travaux du moins vont être bientôt réunis.
    Il faut rappeler les beaux résultats déjà obtenus par l’éminent érudit italien F. Flamini.
  4. Dans l’Ion. — La comtesse de Noailles y a pris l’épigraphe d’un de ses livres.
  5. C’est ce qu’exprimait un jour ici M. Doumic (à propos d’Euripide) : « La manière la mieux intentionnée, mais aussi la plus sûre de fausser un texte est de le traduire littéralement. » (Voyez la Revue du 15 octobre 1917).
  6. Nous avons sur ce sujet une forte base d’études, depuis que M. Pierre de Nolhac a reconnu au Vatican le manuscrit établi définitivement par l’auteur.
  7. Agnolo Firenzuola.
  8. Je ne vois pas d’autre moyen que d’employer le vieux mot peu usité ; l’aure. Que le lecteur en soit averti !
  9. La légende de la biche de César fut longtemps à la mode. Charles VI la revit cent ans plus tard dans la forêt de Senlis.
  10. Pour Gherardo, la leçon fut si durable qu’un peu plus tard il entra, pour la fin de sa vie, à la Chartreuse. J’ai raconté tout cela jadis, dans un livre, que je ne veux pas entr’ouvrir plus que les autres.
  11. C’est une de celles que Giosuè Cantucci aimait le plus absolument.