Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/02

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CHAPITRE II

Zanzibar.


Zanzibar est l’une des îles les plus riches de l’océan Indien. Je m’en faisais une idée toute différente ; je me la représentais comme un banc de sable, moucheté d’une ou deux petites oasis ; comme un lambeau du Sahara entouré d’eau de mer, couvant la fièvre, le choléra, des maux sans nombre et sans nom, peuplé d’hommes noirs, ignorants et lippus, dont l’aspect rappelait le gorille, et gouvernés par un Arabe despotique et brutal.

Comment l’avais-je ainsi défigurée dans mon esprit ? Je ne puis le comprendre. J’avais lu sur cette île des articles et des livres qui ne lui étaient nullement défavorables ; cependant elle flottait dans mon cerveau comme un point du globe, dont la disparition eût été pour le monde un bénéfice réel. Je n’en suis pas sûr, mais je crois avoir puisé cette impression, ainsi que beaucoup d’autres idées bizarres, dans le Voyage aux grands lacs du capitaine Burton.

Bien que parfaitement fait et très-véridique, ce livre est empreint d’une certaine amertume ; et je pense qu’il y eut en moi un rejaillissement de la bile qu’il renferme ; car, en le lisant, je me vis entraîné par un courant funeste vers la région des fièvres éternelles, région qu’un pressentiment sinistre me disait être sans retour. Mais salut à l’aurore qui dissipe l’effroi d’une nuit de cauchemar ! Salut au doux message, qui apporte de bonnes nouvelles ! Salut au rivage fertile qui me dit : « Espère : les choses sont rarement aussi mauvaises qu’on les dépeint.

Nous traversions le canal qui sépare l’île du continent ; c’était au point du jour. Les hautes terres de la côte africaine apparaissaient, dans l’aube grisâtre, comme une ombre allongée. Zanzibar, que nous avions à notre gauche, à un mille de distance, sortit peu à peu de son voile de brume, et finit par se montrer clairement à nos yeux, aussi belle que la plus belle des perles océanes. Une terre basse, mais non plate. Çà et là des collines, aux doux contours, s’élevant au-dessus du panache des cocotiers qui bordent la rive ; et à d’heureux intervalles, des plis ombreux indiquant où ceux qui fuient le soleil peuvent trouver de la fraîcheur. Excepté la bande de sable, où l’eau d’un vert jaunâtre se roule en murmurant, l’île entière paraît ensevelie sous un manteau de verdure.

Plusieurs daous, les voiles gonflées, vont et viennent dans le canal. Au-dessus de l’horizon, vers le sud, apparaissent les mâts de quelques vaisseaux ; tandis qu’au levant se groupent des maisons blanches, au toit plat. C’est la capitale de l’île ; cité compacté et assez grande, offrant tous les caractères de l’architecture arabe.

Sur quelques-unes des plus grandes maisons du quai, flottent le drapeau rouge du sultan, et ceux des divers consulats. Dans le port se trouvent cinq vaisseaux de guerre : un anglais et quatre zanzibarites. Il y a en outre huit bâtiments de commerce : deux américains, un français, un portugais, deux anglais et deux allemands. Enfin de nombreuses daous, venant de Johanna, de Mayotte, de Mascate et du Cotch, barques arabes servant de transports entre l’Inde, le golfe Persique et Zanzibar.

Le capitaine Francis R. Webb, officier de marine et consul des États-Unis, me fit l’accueil le plus cordial et m’offrit une hospitalité des plus complètes. S’il ne m’avait pas rendu cet éminent service, il m’aurait fallu consentir à prendre la table et le gîte dans la maison Charlet, ainsi nommée de son propriétaire, un Français à nez corbin et fort original, très-connu dans l’île pour héberger les allants et les venants qui n’ont pas le sou ; homme excentrique, dont l’active bonté se manifeste sans cesse, tout en se dissimulant sous un front très-rude. Autrement, j’en aurais été réduit à planter ma tente sur la grève de cette île tropicale, ce qui n’était nullement à désirer.

Douze heures de séjour à Zanzibar me firent voir l’entière ignorance où j’étais des hommes et des choses du monde africain. J’avais lu Burton et Speke d’un bout à l’autre, je me figurais les avoir compris, et par suite m’être pénétré de la grandeur et des difficultés de l’œuvre que j’allais entreprendre. Mais tout ce que j’avais conçu d’après les livres était simplement ridicule. Idées fantaisistes, plaisirs rêvés, attractions africaines, furent bientôt évanouis, et le réel m’apparut dans toute sa crudité.


Vues de Zanzibar.

Je me promenai dans la ville, et j’en rapportai une impression générale d’allées tortueuses, de maisons blanches, de rues crépies au mortier, dans le quartier propre ; d’alcôves, avec des retraites profondes, ayant un premier plan d’hommes enturbannés de rouge et un fond de piètres cotonnades : calicots blancs, calicots écrus, étoffes unies, rayées, quadrillées ; des planchers encombrés de dents énormes ; des coins obscurs remplis de coton brut, de poterie, de clous, d’outils, de marchandises communes et de tout genre, dans le quartier des Banians.

Un souvenir de têtes laineuses, avec des corps fumants, noirs ou jaunes, assis aux portes de misérables huttes, et riant, babillant, marchandant, se querellant, dans une atmosphère affreusement odorante : un composé d’effluves de cuir, de goudron, de crasse, de débris de végétaux et autres, d’immondices de toute sorte, dans le quartier des nègres.

Je me rappelais de grandes demeures à l’air solide, aux toits plats, avec de grandes portes sculptées, à grands marteaux d’airain, et des créatures assises, les jambes croisées, guettant la sombre entrée de la maison du maître ; un bras de mer peu profond, avec des canots, des barques, des daous, un étrange remorqueur à vapeur, couché dans la vase que la marée avait laissée derrière elle ; une place nommée Nazi-Moya, où les Européens se traînent le soir d’un pas languissant, pour respirer la brise ; quelques tombes de marins, qui sont venus mourir là ; un grand logis habité par le docteur Tozer, évêque de l’Afrique centrale ; son école et mille autres choses ; — images confuses et mouvantes, où je distinguais à peine les Arabes des Africains, les Africains des Banians, les Banians des Hindis, les Hindis des Européens.

Zanzibar est le Bagdad, l’Ispahan, le Stamboul de l’Afrique orientale. C’est le grand marché qui attire l’ivoire et le copal, l’orseille, les peaux, les bois précieux, les esclaves de cette région. C’est là qu’on amène, pour y être vendues au dehors, les noires beautés de l’Ouhiyou, de l’Ougindo, de l’Ougogo, de la Terre de la Lune et du pays des Gallas.

Tout le commerce est entre les mains de trois sortes d’individus : Arabes de Mascate, Banians, et Hindous sectateurs de Mahomet. Il se fait ici comme dans tous les pays musulmans, que dis-je ! comme il se faisait longtemps avant que Moïse fût né. L’Arabe ne change rien ; il garde partout les usages de ses pères. Il n’est pas moins Arabe à Zanzibar qu’à Mascate ou à Bagdad. Quel que soit l’endroit où il aille vivre, il y porte son harem, sa religion, sa longue robe, sa tunique, ses babouches et son yatagan. Toutes les railleries des indigènes n’ont pu le faire changer de coutumes. À son tour, il a peu influé sur le milieu où je le rencontre ; le pays n’est pas devenu oriental, ainsi que nous l’entendons ; l’aspect en est à demi africain, la ville n’est qu’à moitié arabe.

Pour le nouveau débarqué, les Omanis qu’il trouve à Zanzibar forment un sujet digne d’étude. Il y a dans leurs actes un certain empressement que j’admire. Presque tous sont voyageurs ; ce sont eux qui vont à la recherche de l’ivoire. On ferait, avec leurs aventures, de gros volumes de récits palpitants ; et ils doivent aux obstacles vaincus, aux périls surmontés, un air de résolution et de confiance en eux-mêmes qui n’est pas dépourvu de grandeur, quelque chose de fier et de hardi qui inspire le respect.

Quant à leurs métis, je n’ai pour eux que du mépris. Ils ne sont ni blancs ni noirs, ni bons ni mauvais. Gens sans caractère, ne méritant ni l’admiration, ni la haine ; gens à double face, rampant devant ceux qui les dominent, cruels pour les malheureux qu’ils tiennent sous leur joug. Chaque fois que j’ai vu un misérable nègre, à demi mort de faim, on m’a toujours dit que c’était l’esclave d’un métis. Souple et hypocrite, lâche et bas, fourbé et servile, cet homme, toujours prêt à tomber à genoux devant un riche, est sans pitié pour le pauvre. Plus son serment est solennel, plus il vous fait de mensonges ; et cette race d’Arabes africanisés, race d’avortons syphilitiques, aux yeux chassieux, au teint pâle, est fort nombreuse.

Le Banian est trafiquant de naissance ; c’est le bénef incarné ; l’argent afflue dans ses poches aussi naturellement que l’eau suit une pente rapide. Nulle conscience, nul remords ne l’empêcha de tromper son semblable ; il surpasse le Juif et n’a de rival que le Parsi ; auprès de lui, l’Arabe est un enfant.

Il faut le voir travailler de toutes ses forces, de tout son corps, de toute son âme pour extorquer à un indigène la plus petite fraction d’une piécette. La dent qui lui est offerte semble peser deux frasilahs (trente-cinq kiles), c’est au moins ce qu’indique la balance. Le vendeur déclare qu’elle pèse davantage ; notre Banian affirme que l’autre n’y entend rien, et jure que la balance est fausse. Il fait appel à toute son énergie, et soulève la défense : « Mais c’est une plume ! à peine une frasilah ! » L’indigène se récrie : « Voyons ! dit le Banian, il faut en finir ; prends ton


Arabes noirs de Zanzibar



argent et sauve-toi. » Si l’indigène hésite, le Banian s’emporte, devient furieux, met l’autre dehors, repousse l’ivoire d’un air méprisant. Jamais tant de bruit ne s’est fait pour rien ; car s’il renvoie son homme, l’aigrefin n’entend pas laisser partir l’ivoire.

De tous les trafiquants de cette région, c’est le Banian qui possède le plus d’influence. À l’exception d’un très-petit nombre d’Arabes, tous les autres sont obligés de subir les pénalités de l’usure, et c’est lui qui les impose. Un traitant, par exemple, veut-il se rendre dans l’intérieur pour y acheter de l’ivoire ou des esclaves, de l’orseille ou du copal ; il demande à un Banian de lui avancer les fonds nécessaires et les obtient à 50, 60 ou 70 pour 100. Quel que soit le résultat de la spéculation, le préteur est sûr de retrouver sa mise. Il est rare qu’un homme expérimenté ne réussisse pas dans ce genre de commerce. A-t-il été malheureux, sans qu’il y ait eu de sa faute, le Banian le remet à flot et se dédommage amplement.

Citons des chiffres. Un Arabe est parti avec une cargaison de cinq mille dollars, qu’il emprunte. Arrivées dans l’Ounyanyembé, ses marchandises ont doublé de prix, soit dix mille dollars ; à Oujiji, elles en valent quinze mille. La frasilah d’ivoire s’y achète vingt dollars ; notre marchand la revendra soixante. Pour ses frais de route, aller et retour, il lui faut quinze cents dollars ; avec les trois mille cinq cents qui lui restent, il rapporte donc cent soixante-quinze frasilahs d’ivoire, qui, à raison de quarante dollars de bénéfice, lui en font empocher sept mille, sur quoi le Banian est remboursé..

Si l’affaire a lieu en esclaves, elle est encore meilleure. Dans l’Oujiji, pour vingt mètres de cotonnade, représentant là-bas sept dollars et demi, notre Arabe peut avoir un homme qui lui sera payé trente dollars. Avec les trois mille cinq cents qui lui restent, défalcation faite de ses dépenses, il achète quatre cent soixante-quatre esclaves, qu’il revend treize mille neuf cent vingt dollars, bénéfice net dix mille quatre cent vingt, plus de cinquante-deux mille francs. Les Arabes font souvent mieux que cela.

Comme puissance, les Hindis viennent après les Banians, mais je ne suis pas certain qu’en fait de ruse et de rapacité maligne ils ne soient pas égaux. Je me suis demandé bien des fois qui d’entre eux l’emportait ; et, avant de donner la palme aux Banians, j’ai beaucoup hésité. C’est par vingtaines que cette tribu hindostane produit les plus francs gredins. Cependant Tarya Topan, un homme loyal entre les plus loyaux de toute couleur, blancs ou noirs, jaunes ou rouges, est un Hindi. Son nom, parmi les Européens de Zanzibar, est synonyme de bonne foi, d’intégrité, de délicatesse. Il est puissamment riche ; il possède des daous[1], plusieurs navires, et occupe l’une des premières places dans le conseil du sultan. Sa famille est nombreuse ; deux de ses fils, parvenus à l’âge d’homme, ont été élevés dans les mêmes sentiments d’honneur ; mais Tarya Topan ne représente qu’une infime minorité.

Ces Arabes, les Banians et les Hindis constituent la classe supérieure et la classe moyenne de l’île. C’est à eux qu’appartiennent les terres, les magasins, les navires, la fortune et le pouvoir. C’est devant eux que s’inclinent les métis et le gros du peuple. Celui-ci est composé de nègres indigènes, auxquels s’ajoutent des natifs du Sahouahil, du Somal, des Comores, de l’Ounyamouézi, et des représentants d’une foule d’autres peuplades africaines.

Parcourir le quartier des Vouanyamouézi et des gens du Sahouahil est, pour le blanc qui se dispose à pénétrer en Afrique, une promenade des plus instructives. Il y reconnaît la nécessité d’admettre que les nègres, en dépit de la différence de couleur, sont des êtres comme lui ; qu’ils ont les passions, les sympathies, les préjugés, les goûts, les sentiments communs à tous les hommes. Plus vite il s’aperçoit du fait, et y conforme son esprit, plus aisé lui deviendra son voyage parmi les noires tribus avec lesquelles il va être en contact. Plus il est disposé, par nature, à se plier au milieu qui l’entoure, plus le voyageur a de chances de réussir…

Bien que j’aie vécu dans les États du Sud, mon éducation a été celle des gens du Nord ; et, en Amérique, il y a plus d’un nègre que je suis fier d’appeler mon ami. J’étais donc prêt à donner mon estime à n’importe quel noir ayant les vertus qui font l’honnête homme, à le reconnaitre pour frère, et, comme tel, à le respecter ni plus ni moins que s’il avait été de ma propre race. Ni sa couleur, ni les traits de son visage, ne pouvaient à mes yeux lui enlever les droits auxquels il devait prétendre. « Ces noirs Africains, me demandais-je en visitant leur quartier et en observant leurs actes, ces noirs ont-ils les qualités qui nous font aimer de nos semblables ? Savent-ils rendre un service ? Peuvent-ils, comme moi, être touchés d’un bienfait et ressentir une injure ? Je n’ai pas besoin de dire que l’observation la plus attentive ne m’a
Servantes de Zanzibar.
fait découvrir, à ce sujet, aucune différence entre leur nature et la mienne.

Les nègres forment probablement les deux tiers de la population de Zanzibar, dont ils composent la classe laborieuse, soit en qualité d’hommes libres, soit comme esclaves. Ces derniers cultivent les plantations, les jardins, les domaines des propriétaires du sol, ou bien font le métier de portefaix. Dans la campagne on les voit aller et venir, chargés d’énormes fardeaux qu’ils portent sur la tête. Leur figure est joyeuse ; non pas qu’ils soient bien traités ou que leur tâche soit légère, mais parce qu’il est dans leur nature d’être gais et insouciants ; parce qu’ils n’ont jamais rêvé d’autres joies que celles qu’ils pouvaient avoir, jamais caressé d’ambition qu’ils n’auraient pu satisfaire, et qu’ils ignorent l’amertume des espérances trompées.

Dans la ville, vous les voyez par couples, transportant les sacs de girofle, les caisses, les ballots de marchandises de tel magasin à tel autre, où de celui-ci au rivage ; allant pieds nus, et chantant quelque phrase monotone pour s’encourager mutuellement et pour se marquer le pas. La constance avec laquelle ils répètent le refrain qu’ils ont adopté vous les fait bientôt reconnaître. J’entendais passer plusieurs fois par jour le même couple sous les fenêtres du consulat : ni les paroles, ni la musique n’ont jamais varié. Il est possible que d’autres personnes eussent trouvé ces chants stupides ; pour moi ils n’étaient pas sans charme ; ils me semblaient d’ailleurs atteindre parfaitement le but auquel ils étaient destinés.

La ville de Zanzibar renferme près de cent mille âmes. J’estime que l’île entière n’a pas plus de deux cent mille habitants, y compris toutes les races.

Des bâtiments de commerce qui visitent le port, le plus grand nombre arrivent des États-Unis, surtout de New-York et de Salem (État du Massachussets). Après les américains viennent les allemands ; ensuite les français, puis les anglais. Ils apportent des cotonnades, de l’eau-de-vie, des mousquets, de la poudre, des grains de verre, du fil de laiton, de la porcelaine et d’autres menus articles. Ils s’en vont chargés d’ivoire, de copal, de clous de girofle, de cuirs bruts, de cauris, de sésame, de poivre et d’huile de coco.

La valeur des exportations est estimée à quinze millions de francs ; celle des importations à dix-sept millions et demi.

Les Européens et les Américains, résidant à Zanzibar, sont des agents officiels de leurs gouvernements, des négociants, trafiquant pour leur compte, ou les représentants de quelques grandes maisons de commerce d’Europe et d’Amérique.

Parmi les consulats, le plus important est celui de la Grande-Bretagne. À l’époque de mon voyage, il était occupé par le docteur John Kirk. J’avais le plus vif désir de voir ce gentleman ; il avait été le compagnon de Livingstone, et je me figurais que si quelqu’un pouvait me donner des renseignements sur l’illustre voyageur, ce devait être son consul et son ami.

Le deuxième matin qui suivit mon arrivée, obéissant aux exigences de l’étiquette zanzibarite, je sortis avec M. Webb, consul des États-Unis. Peu d’instants après, je me vis en face d’un homme assez mince, simplement mis, légèrement voûté, ayant la figure un peu maigre, les cheveux et la barbe noirs, et auquel M. Webb adressa ces paroles : « Docteur Kirk, permettez que je vous présente M. Stanley, du New-York Herald. »

M. Kirk souleva ses paupières et me regarda avec étonnement. Pendant l’entretien, qui roula sur divers sujets, sa figure, — je ne la quittais pas des yeux, — ne s’anima que lorsqu’il vint à parler de ses exploits de chasse. Il ne fut pas dit un mot de ce qui me tenait au cœur, et je dus attendre une nouvelle occasion pour interroger le consul.

Les Zanzibarites sont informés que « le docteur Kirk et mistress Kirk restent chez eux tous les mardis soir. » Les civilisés du pays ignorent, en général, les plaisirs de ces réunions ; mais la colonie européenne visite le consulat. Ce soir-là, précisément, le salon fut émaillé des plus hauts personnages.

Arrivé de bonne heure, avec le groupe américain, je pus entendre comment tout ce beau monde entamait la conversation. Chacun, après les saluts d’usage, demanda avec un profond intérêt aux maîtres de la maison s’ils avaient été à Nazi-Moya, et reçut une réponse négative ; car, ce jour-là, le consul anglais et sa femme n’avaient pas poussé leur promenade jusqu’à ce terrain classique.

« Oh ! reprit chacun, d’un air ravi et triomphant, je pensais bien ne pas vous y avoir vus.

— Qu’est-ce que c’est que Nazi-Moya ? demandai-je à M. Webb.

— Nazi-Moya, me dit cet aimable railleur, signifie Le Cocotier. On appelle ainsi un endroit situé derrière le Ras Thangani ; c’est un lieu de rendez-vous où nous allons tous jouir de la brise de mer. « Êtes-vous allé à Nazi-Moya ? » est notre manière habituelle d’ouvrir la conversation, vu l’extrême pénurie où nous sommes de sujets d’entretien. »

Le capitaine disait vrai ; la pénurie était effroyable ; et j’eus bientôt la preuve, qu’en l’absence de matière légitime, les Européens de Zanzibar saisissaient le plus petit brin de médisance pour le faire servir au divertissement de leurs soirées.

Il nous fut présenté, en guise de rafraîchissements, des cigares et une espèce de vin affaibli. Non pas que le thé et les gâteaux manquassent dans la maison, mais parce que, je suppose, c’est l’habitude d’un Européen zanzibarisé de mettre dans son vin un peu d’eau de Seltz, comme stimulant aux fins caquetages que, sous cette piquante influence, il débite à ses auditeurs.

Tout cela était fort distingué, j’en conviens. Cependant jamais soirée ne m’avait paru plus triste, lorsque ayant pitié de moi, le docteur Kirk m’appela pour me faire admirer une superbe carabine à éléphant que lui avait donnée le gouverneur de Bombay. J’eus alors à écouter l’éloge de cette arme précieuse, de sa justesse, de sa puissance ; enfin des récits de chasse, et divers épisodes du voyage au Zambèse, fait avec Livingstone.

« À propos de ce dernier, dis-je à M. Kirk, où pensez-vous qu’il soit maintenant ?

— Difficile de vous répondre. Il est peut-être mort ; vous savez qu’on l’a dit ; mais à cet égard on n’a rien de positif. Tout ce que je peux affirmer, c’est qu’il y a plus de deux ans qu’on n’a eu de ses nouvelles. Je crois cependant qu’il vit toujours. Nous lui envoyons continuellement différentes choses ; une petite caravane est même pour lui en ce moment à Bagamoyo. Il devrait bien revenir ; le voilà qui vieillit, et s’il mourait, ses découvertes seraient perdues. Il ne tient pas de journal, ne prend pas d’observations, ou très-rarement ; il se borne à mettre sur une carte une note ou un signe que personne ne connaît. Assurément, s’il vit encore, il devrait bien revenir, et céder la place à quelqu’un de plus jeune.

« Quel homme est-il ? demandai-je, profondément intéressé.

— En général très-difficile à vivre. Je n’ai jamais eu à me plaindre de lui ; mais que de fois je l’ai vu s’emporter contre les autres ! Cela vient, je présume, de ce qu’il déteste avoir des compagnons.

— J’ai oui dire qu’il était fort modeste, repris-je. Est-ce vrai ?

— Oh ! il sait parfaitement ce que valent ses découvertes ; personne ne le sait mieux que lui. Ce n’est pas un ange, pas tout à fait, ajouta le consul en riant.

— Mais supposez que je le rencontre dans mes voyages, ce qui, après tout, ne serait pas impossible, quelle pourrait être sa conduite à mon égard ?

— À vous dira vrai, — si vous la rencontriez, je doute qu’il en fût content. Je sais bien que si Burton, ou Grant, ou Baker allaient le rejoindre, et qu’il en eût connaissance, il mettrait bien vite une centaine de milles impraticables, marais et fondrières, entre eux et lui ; quant à cela j’en suis certain. »

Le consul passait pour bien connaître celui dont il parlait ; je devais croire ses renseignements exacts ; et ils n’étaient pas de nature à augmenter mon zèle. Ai-je besoin de dire l’effet qu’ils produisirent sur moi ? Je me sentais abattu ; j’aurais volontiers résigné ma commission, n’était l’ordre formel qui m’avait été donné.

Mais lorsque j’avais consenti à chercher Livingstone, je savais bien que le sentier que j’aurais à suivre n’était pas jonché de roses. L’ordre était péremptoire ; je l’avais accepté. Qu’importait que je fusse repoussé comme un intrus, comme un rival interlope, un homme qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, et dont on fuit la présence ? Je n’en devais pas moins chercher le docteur, le trouver s’il était encore vivant, ou rapporter la preuve qu’il avait cessé de vivre. Mon devoir était là, ma volonté avec lui.

M. Kirk me dit obligeamment qu’il m’aiderait de tout son pouvoir et de toute l’expérience qu’il avait acquise ; mais je ne trouve ni dans mes notes, ni dans mes souvenirs, qu’il m’ait aidé en aucune manière. Disons qu’il ignorait le motif de mon voyage ; sans quoi je ne doute pas que sa promesse ne se fût réalisée. Il croyait que je n’avais d’autre intention que de remonter le Roufidji. Mais quel journal eût imaginé d’envoyer un de ses correspondants à la découverte des sources de cette rivière si peu intéressante ?

Peut-être faut-il en accuser le climat, qui, à Zanzibar, n’est pas le plus agréable du monde. Gens d’Europe et d’Amérique s’en plaignaient de tout leur cœur, et non sans motif : j’ai vu la moitié de la colonie blanche prise de maladie le même jour. Aux émanations putrides d’une lagune peu profonde, se joignent les ordures de toute sorte, abats d’animaux, débris de cuisine, poissons et mollusques, chats et chiens morts, restes humains non enterrés, charognes de toute espèce, qui font de cette ville l’endroit le plus insalubre. Quand on pense qu’il serait aisé de l’assainir, la nature en fournissant elle-même les moyens, on ne peut comprendre que le chef de l’État n’obéisse pas aux conseils de la raison.

Zanzibar est placée à l’extrémité sud-ouest d’une baie, qui forme un croissant ; elle est bornée à l’est par le canal pestilentiel que nous avons cité plus haut. Cette lagune méphitique, appelée Malagash, se termine au sud de la pointe Thangani, à deux cent trente mètres du rivage. Si l’on ouvrait un fossé de dix pieds dans ces deux cent trente mètres, et qu’on donnât au Malagash un peu plus de profondeur, Zanzibar deviendrait une île ; quels merveilleux effets sur la salubrité !

Les consuls, du moins à ce qu’il me semblait, auraient pu suggérer cette œuvre au sultan, et acquérir ainsi le mérite d’avoir concouru à faire de cette ville mortelle l’une des plus saines de la zone équatoriale. Mais, lorsque, peu de jours après mon arrivée, j’exprimai à M. Webb ma surprise de voir des hommes doués d’initiative, imbus des idées de progrès qui caractérisent la race blanche, n’opposer au fléau qu’inertie, le tenir pour incurable et s’abandonner jusqu’à n’être plus que des malades hypocondres, de pâles fantômes, conservant à peine un vestige de cet esprit d’audace qui régit les éléments, voici quelle fut sa réponse :

« Il vous est facile de parler de la sorte ; mais quatre ou cinq ans de séjour dans cette île, parmi ceux qui l’habitent, vous feraient sentir qu’on ne résiste pas à l’influence d’un pareil milieu, et qu’un peu plus tôt, un peu plus tard, les plus forts la subissent. Nous étions tous terriblement énergiques en arrivant ici ; chacun de nous voulait faire marcher les choses comme au pays natal, et s’y est bravement évertué, mais sans rien obtenir : c’était se frapper le front contra un mur. Parlez, expliquez, suppliez, maudissez, vous n’arriverez à rien. Tous ces hommes — Arabes, Banians et Hindis — n’en iront pas plus vite, et vous verrez bientôt que c’est folie de tenter l’impossible. Restez tranquille, ne vous tourmentez pas ; tel est mon conseil, ou vous ne vivrez pas longtemps ici. »

Il y avait malgré cela, dans la ville, trois ou quatre hommes excessivement actifs, qui allaient et venaient à toutes les heures du jour. L’un d’eux était Américain, et n’avait rien perdu de son énergie. Je crois encore entendre claquer son pas rapide sur le pavé qui bordait le consulat, et retentir les yambo qu’il jetait d’une voix vibrante à tous ceux qu’il rencontrait. Il habitait cependant Zanzibar depuis au moins douze ans.

J’en connaissais un autre, un robuste Écossais, aux manières pleines de charmes, simple et loyal en actions comme en paroles, il était là depuis des années, avait eu à subir les dégoûts d’affaires infructueuses, en surcroît de la malaria, et n’en luttait pas moins aussi fortement que jamais contre l’apathie des indigènes.

Le capitaine Fraser, qui avait été dans la marine de l’Inde, n’aurait pu également être accusé d’inertie ; et je trouverais sans peine d’autres exemples d’un travail actif et soutenu.

Mais, si éprouvés qu’ils fussent par le climat, tous étaient mes amis, et tous pleins de courtoisie et de bonté. Américains, Anglais, Allemands et Français m’ont traité avec une bienveillance dont je ne perdrai pas le souvenir. Somme toute, on rencontrerait difficilement, dans n’importe quelle partie du globe, une réunion d’hommes plus généreux et plus hospitaliers.

Sur la pointe Thangani, se trouvait un édifice qui devait à son étendue quelque chose d’imposant, et que surmontait le plus bizarre de tous les clochers. Le révérend Tozer avait là une demeure excellente, où logeaient également ses disciples, ses choristes et ses ouailles. Il se donnait à lui-même le titre d’évêque-missionnaire de l’Afrique centrale, je n’ai jamais pu savoir pourquoi.

C’était l’un des hommes les plus polis que j’eusse jamais rencontrés ; ce qui n’empêchait pas qu’on l’eût surnommé le Pasteur Combattant ; — un plagiat, car Livingstone avait été qualifié de la sorte avant lui, par le duc de Wellington. Mais cette fois le mot combattant n’était pas pris au figuré. On racontait que le révérend Tozer ayant trouvé, sur le chemin de l’Église, un groupe de clabaudeurs qui lui barraient le passage, avait tombé le chef de ces insolents dans une lutte à coups de poing. Il avait offert aux compagnons du vaincu de les traiter de la même façon les uns après les autres, ce qui lui avait été refusé. C’était ce haut fait de pugiliste, qui, disait-on, après avoir changé ces loups en agneaux, avait gagné au révérend le titre d’évêque, et la douce sinécure où il se reposait alors.

Paré de ce titre et de la robe de pourpre, l’évêque de l’Afrique centrale n’ambitionnait plus rien, et jouissait d’une ineffable quiétude. Mais ce dignitaire de la Haute-Église, promenant dans les rues sa robe rouge et son bonnet de papier, ou débattant le prix d’un pot d’étain dans une échoppe, avec ce costume solennel, était bien ce que j’ai vu de plus grotesque, hors des tréteaux de la foire. Coiffé de ce bonnet drôlatique, et en habit sacerdotal dans le magasin d’un chaudronnier, c’était le roi de Dahomey, torse et jambes nus, se pavanant sous un chapeau à galons d’or.

Quelle que fût l’idée qu’il pût avoir de l’effet produit par sa toilette sur l’esprit des païens, je dois dire eu prélat-missionnaire qu’Arabes et Vouangouana le trouvaient d’un suprême ridicule.

Pauvre cher évêque ! Je l’aurais aimé volontiers sans cette exhibition de robe épiscopale dans les rues de Zanzibar[2].

Les missionnaires français, par contre, témoignaient d’un esprit éminemment pratique. Ils ne se bornaient pas à inculquer les dogmes religieux à de nombreux convertis ; ils leur enseignaient les métiers utiles, et formaient des agriculteurs, des forgerons, des charpentiers, des mécaniciens, des constructeurs de bateaux. Ils avaient pour tout cela des professeurs à la fois intelligents et laborieux ; et les magasins qu’ils avaient organisés dans la ville méritaient la visite d’un étranger.

Leur établissement, situé à Bagamoyo, était d’une grande importance. Le nombre des fidèles qu’ils avaient là, écoliers et néophytes, s’élevait à plus de deux cents. À la mission était joint un domaine, cultivé par les élèves, et qui était un modèle d’industrie agricole. Non-seulement il fournissait de quoi vivre à l’institution tout entière ; mais il donnait encore un excédant de produits.

  1. Barque arabe pontée à l’arriérè, la plus petite des embarcations maritimes.(Note du traducteur.)
  2. Voir dans Livingstone, Explorations du Zambèze et de ses affluents, Paris, Hachette, 1866, pages 528-630, les débuts de l’évêque Tozer en Afrique.
    (Note du traducteur.)