Comment les Dogmes finissent et comment ils renaissent

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Comment les Dogmes finissent et comment ils renaissent
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 481-520).

COMMENT LES DOGMES FINISSENT
ET
COMMENT ILS RENAISSENT

Plus d’un demi-siècle s’est écoulé depuis le jour où l’un des maîtres les plus aimés de la philosophie française, Jouffroy, se demandait Comment les dogmes finissent. C’était vers les dernières années de la Restauration : l’église et la royauté tendaient alors à se rapprocher dans une alliance trop étroite, funeste à l’une comme à l’autre. Jouffroy n’entendait parler que des dogmes religieux, qui semblaient menaçans pour la société civile, et il répondit à la question posée avec la sincérité dramatique d’une conscience qui avait connu ces dogmes, qui en avait vécu, qui s’en était détachée, un jour, par un douloureux effort, et qui, en combattant contre eux, croyait combattre pour la raison et la liberté.

La prophétie philosophique du Globe a reçu plus d’un démenti. Depuis ce temps, la vie religieuse a reconquis dans le domaine des âmes, sinon dans le domaine temporel, une grande portion du terrain perdu. D’autre part, les doctrines auxquelles l’auteur avait attaché sa foi philosophique sont à leur tour menacées. À l’heure qu’il est, si les dogmes sont en péril, cela doit s’entendre des dogmes spiritualistes aussi bien que des autres ; et c’est d’eux particulièrement que nous devons nous occuper ici. En traçant les pages célèbres que nous rappelons aux nouvelles générations comme le manifeste hautain et mélancolique d’une école, Jouffroy ne prévoyait pas assurément que la critique continuerait son œuvre, d’un mouvement irrésistible, qu’un jour viendrait où elle s’attaquerait aux racines de la philosophie, où le libre examen, sous le nom de positivisme, prendrait à tâche d’établir entre la science expérimentale et la raison pure le même conflit qu’on avait élevé, en d’autres temps, entre la raison et la foi.

C’est cette dernière période de la lutte qui se développe devant nous ; c’est à cette entreprise suprême que nous assistons ; elle est même assez avancée pour qu’il nous soit permis, sans trop de hardiesse, de supposer un instant qu’elle est accomplie et de nous demander ce que deviendra le monde intellectuel et moral quand tous les dogmes auront disparu. Quel sera le lendemain de l’humanité après cette grande crise des croyances ? C’est une sorte de libre enquête que nous voudrions faire sur la conscience contemporaine, sur les causes diverses qui l’ont si profondément troublée, sans nous abstenir de quelques inductions sur les suites de cette crise que tous les esprits réfléchis constatent, dont les uns s’inquiètent, dont les autres se félicitent comme d’un signe d’affranchissement et de progrès.


I.

Il y a, en effet, des dogmes en philosophie comme il y en a en religion, et, bien que n’émanant pas d’un concile de Nicée et n’étant pas strictement définis dans un symbole, ils peuvent prétendre, eux aussi, au gouvernement des consciences. Ce sont quelques idées essentielles, sorties du travail en commun des esprits les plus distingués d’une race et d’un temps ; il y entre, pour une certaine part, un élément de croyance, un choix non arbitraire sans doute, mais personnel, une préférence d’opinion, ce qui n’exclut ni l’emploi des procédés scientifiques, ni le raisonnement, ni la raison dans ses intuitions les plus hautes et les plus libres. Le caractère de ces dogmes, dès qu’ils sont constitués, est d’aspirer à la domination des esprits. Quand ils y sont arrivés et pendant que dure leur empire, ils composent une sorte de foi philosophique analogue à la foi religieuse ; ils passent insensiblement dans les habitudes intellectuelles d’une ou de plusieurs générations ; ils forment une partie de leur substance morale ; ils deviennent objet de conscience autant que de science ; ils se revêtent d’une autorité qui s’impose à la diversité infinie et à la liberté individuelle des opinions. Il faut de bien fortes secousses pour les déraciner dans les âmes et pour les dissoudre quand ils ont pris, par le temps et l’habitude, la consistance d’un corps de doctrine.

Voici les principaux dogmes, qui, avant cette grande perturbation des trente dernières années, formaient le fonds de croyance philosophique d’un Français instruit et représentaient la moyenne du monde intellectuel. À travers bien des interprétations diverses qui portaient sur les mots plus que sur les choses, on croyait à la réalité d’une cause première, d’une pensée suprême, ayant créé le monde et le dirigeant, l’ayant créé parce qu’il était mieux que le monde fût que de ne pas être, le dirigeant vers un but en partie ignoré, mais certain, Providence mystérieuse par les détails et les moyens d’action, se confondant avec l’idée du bien, seul principe assignable à l’univers. — On croyait que, de même que le monde, l’homme a son explication dans cette idée du bien, que sa nature définie par la raison, c’est-à-dire par la conception du parfait et de l’idéal, le marque pour une destinée supérieure, qu’il a une personnalité à constituer par l’effort et que cet effort lui confère le droit de ne pas la perdre après l’avoir créée. — On croyait qu’il est libre, non absolument, non sans conditions et sans limites, mais d’une liberté qui pouvait s’affranchir du déterminisme universel, insérer son acte dans la chaîne des phénomènes, porter enfin le poids de la responsabilité. — On croyait à une morale absolue, soit avec Kant enseignant le devoir qui s’identifie à la volonté droite ou la raison, qui s’impose parce qu’il est, sans donner ses motifs, qui édicté sa loi sans appel, soit avec d’autres philosophes, avec Jouffroy lui-même, tirant de la nature humaine la loi morale, imposant à l’homme la nécessité rationnelle, l’obligation de remplir toute la perfection que ce nom comporte. — On croyait enfin que, de même qu’il y a de l’absolu dans le bien, il y en a dans le beau, qu’au-dessus des fantaisies et des inventions, la raison conçoit un idéal d’après lequel peuvent être jugées et la réalité elle-même et les œuvres d’art qui l’interprètent et s’en inspirent. Tel était le bilan de ce patrimoine intellectuel, qui semblait appartenir alors au monde civilisé, — non pas que l’on prétendit faire tenir dans un cadre immobile ni ces conceptions elles-mêmes, ni les démonstrations dont elles dépendent. On ne croyait pas sans doute avoir fixé à tout jamais les formules qui traduisaient ces hautes vérités, ni la manière de s’en convaincre. On savait qu’il était possible de s’approcher de l’idéal entrevu et de donner des approximations de plus en plus savantes et précises de la vérité infinie. D’ailleurs, on n’ignorait pas qu’il y avait bien des dissidences d’écoles sur ces principes et même des négations radicales. Mais ces dissidences et ces négations ne s’étendaient pas au-delà de certains groupes qui n’étaient que des minorités ; elles faisaient l’effet de schismes ou d’hérésies de la raison ; c’était à la raison qu’on en appelait contre ses aberrations ou ses écarts. On invoquait la discussion contre les dissidens ; on concevait le fier espoir de les réduire à force de bonne foi, de libéralisme pratique, de raisonnemens, et, grâce à des formules plus larges, plus compréhensives, ou de méthodes plus précises, d’arriver à un accord général sur les principes essentiels d’où il semblait que la vie humaine et l’ordre social dussent dépendre. Et cet accord espéré devait être le signe du progrès accompli, le principe des progrès futurs, une base d’élan pour le triomphe universel et définitif de la raison. L’ensemble de ces dogmes, dieu, justice, liberté, vie future, s’appelait le spiritualisme. Ce spiritualisme ne datait pas d’hier ; la prétention et l’orgueil de l’école était d’en retrouver les titres à tous les âges de l’humanité ; on en recueillait la substance éparse dans les anciennes doctrines ; on interrogeait l’écho des vieux sanctuaires ; on reconstituait pièces par pièces ce platonisme éternel qui était l’inspiration de toutes les nobles philosophies, comme elle était l’âme de toutes les religions. Par l’histoire, on conquérait le passé à ces idées, et, d’avance, par des affirmations hardies, on disposait de l’avenir pour elles.

Beaux rêves ! À l’heure qu’il est, à ne considérer que les apparences, les rôles sont renversés : ces doctrines, auxquelles tant d’espoirs étaient attachés, ne figurent plus, dans le monde intellectuel et scientifique, qu’à l’état de minorité, tandis que le grand nombre, ou du moins le bruit et la faveur publique, ont passé de l’autre côté de l’opinion. Les mêmes symptômes signalés par Jouffroy reparaissent de toutes parts aujourd’hui et trahissent, dans la région de la philosophie, une situation analogue à celle qu’il retraçait alors dans la région de la foi. À peine serait-il besoin de changer quelques mots pour appliquer le même diagnostic à la ruine des dogmes philosophiques, que l’on juge inévitable et prochaine.

S’il est, en effet, un caractère saillant du monde intellectuel à l’heure où nous vivons, c’est l’absence de tout dogmatisme, plus encore, la haine de tout dogme, la guerre déclarée, au nom de l’expérience positive, à toute affirmation, quelle qu’elle soit, qui dépasse la sphère de la certitude sensible, vérifiée et contrôlée. Ce n’est pas là, d’ailleurs, un trait propre à la France. Le même spectacle s’offre à nous dans un pays voisin, où s’est opéré, depuis une vingtaine d’années, un travail analogue à celui auquel nous assistons, sous l’influence combinée de Stuart Mill, de Darwin, d’Herbert Spencer, ces grands agitateurs de la pensée moderne. Là aussi, comme en France, à la suite d’un mouvement scientifique et philosophique d’une portée considérable, le même problème a été posé : celui du principe des choses, de la cause première, et ce problème a été résolu par un nombre toujours croissant d’adeptes dans un sens tout négatif. Il est curieux de confronter à cette occasion l’état des esprits en Angleterre et en France sur cette question d’où toutes les autres dépendent. La crise est analogue et l’on peut y voir une marque de cette solidarité des consciences qui unit deux peuples très divers, d’ailleurs, lorsqu’ils sont arrivés au même degré de civilisation et de culture scientifique.

Un des plus exacts documens sur ce sujet est celui que nous fournissait, il y a quelques années, M. Gladstone en un jour de loisir politique et d’interrègne ministériel, quand il essayait de préciser et de décrire les courans de la pensée religieuse[1]. C’est l’originalité de l’esprit anglais, qui est resté fidèle à la méthode baconienne, de réduire toutes les divergences d’opinion en catégories distinctes, ce qui multiplie les sectes et les subdivisions de sectes à l’infini. Chacune d’elles y trouve sa place, son rang et son nom ; aucune n’échappe au génie de la classification. M. Gladstone partageait les esprits en deux catégories, suivant qu’ils admettent ou non un principe supérieur à la nature et distinct d’elle, avec toutes les conséquences qu’il comporte. Dans le premier de ces groupes il rangeait les partisans de l’infaillibilité papale, les chrétiens qui attribuent à leur église une institution divine (épiscopaux, vieux catholiques, etc.), les diverses sectes évangéliques, les universalistes, les unitaires, enfin la plupart des théistes. Dans le second groupe, qu’il qualifiait d’école négative, prenaient rang les sceptiques, les athées, les agnostiques, les sécularistes, les néo-païens (revived paganism), les panthéistes et les positivistes. Sur le terrain où nous nous sommes placés pour cette étude, nous ne retiendrons, pour nous en occuper un instant, que ces deux sectes, d’un caractère très particulier, qui se sont attribué à elles-mêmes les noms nouveaux de sécularistes et d’agnostiques.

L’agnosticisme est la théorie de l’abstention systématique et de la résignation volontaire à l’ignorance sur tout ce qui touche au supra-sensible. C’est ce qui reste après les luttes entreprises, au nom de la science expérimentale, contre le surnaturel et la métaphysique ; c’est le résidu des idées positivistes, mais débarrassé de tout ce qui tient à un système et à une école. Bien que cet état de conscience ait en des facteurs historiques en Angleterre, tels que les ouvrages issus du comtisme, ou bien encore l’Origine des espèces de Darwin, les Sermons laïques de Huxley, il se définit surtout par une idée négative, qu’on a formulée ainsi : « la doctrine de celui qui veut ignorer. » On assure que cette doctrine s’insinue peu à peu dans les classes supérieures et qu’elle s’accorde à merveille avec une culture très raffinée, qu’un grand nombre de penseurs, de savans, d’hommes d’état, d’écrivains acceptent ce nom ; on ajoute qu’il n’est pas rare de rencontrer des femmes de pasteurs qui se déclarent agnostiques. Un souvenir qui m’est personnel m’autorise à le croire facilement. Il m’est arrivé de rencontrer, en 1884, au jubilé de l’université d’Édimbourg, un homme très éclairé, agréable et brillant causeur, qui, s’il ne se décorait pas du nom, se parait volontiers de l’idée. Dans un long entretien que nous eûmes ensemble, il s’efforçait de me convaincre qu’en nous faisant l’un à l’autre quelques concessions de forme, nous finirions par nous entendre. Je ne fus pas médiocrement surpris quand je sus le nom et la profession de mon interlocuteur. C’était un ministre du culte, professeur de théologie dans une célèbre université anglaise. J’eus l’indiscrétion de lui demander comment, avec sa manière de concevoir ou plutôt de ne pas concevoir le principe des choses, il pouvait se tirer d’affaire avec les âmes dont il avait la tutelle : « Très facilement, me répondit-il, en proportionnant l’inconnaissable à la portée de chacun, en le désignant sous le nom que chaque intelligence connaît. » En me disant cela, il souriait finement. J’avais devant moi le type accompli de l’agnostique. « Un nom bien choisi, dit Mathew Arnold, le célèbre professeur d’Oxford, vaut à lui seul une armée. » Et, de fait, il n’en est pas de mieux choisi que celui-là, de moins compromettant, de plus inoffensif. L’athée, par son nom seul, fait du scandale ; le matérialiste est un dogmatique à sa manière, un métaphysicien à rebours ; le panthéiste est une sorte d’illuminé, ivre de l’infini. L’agnostique est modeste, il laisse dire. Ce nom honnête et décent le dérobe aux violences d’idée, aux enquêtes irrespectueuses des intolérans. On l’appelait libre penseur au dernier siècle, mais un terme pareil appelle la polémique, qu’il veut avant tout éviter. En attendant que la lumière se fasse (et il est bien convaincu qu’elle ne se fera jamais dans cet ordre de questions), il considère comme du temps perdu chaque jour, chaque heure consacrés à ces vaines curiosités. Pasteur ou industriel, membre du parlement ou grand propriétaire, il remplit ses fonctions dans l’état ou dans la science sans se distinguer au dehors de ceux qui pensent autrement que lui. Indifférent de parti-pris sur le fond des choses, il est dans une excellente posture pour faire de la conciliation entre la science et la religion. Il l’essaie souvent, et c’est à des tentatives de ce genre que répondait un jour M. Gladstone, en les comparant à la proposition d’un homme qui, voulant se délivrer d’un importun, lui dirait : « Ma maison a deux côtés, nous allons les partager. Voulez-vous prendre le dehors ? » Voilà comment procède l’agnostique : il prend toute la maison et offre le reste aux autres.

Le séculariste est plus hardi dans son détachement de tout dogme, ou plutôt il n’en a qu’un, celui de la vie présente, de la vie dans le siècle et des devoirs qu’elle réclame pour s’améliorer. C’est, si je puis dire, l’agnosticisme pratique, converti en maximes de conduite, et même en une sorte de religion. On nous a raconté l’histoire et tracé le programme de la secte. Ce furent les deux frères Holyoake, qui, vers 1846, lui donnèrent un corps en fondant la National Secular Society, destinée à devenir un centre de propagande. Mais cette association, qui a pour organe le National Reformer de M. Bradlaugh, finit par se laisser compromettre dans la politique agitatrice du candidat perpétuel au parlement, si bien qu’après la mort d’Austin Holyoake, en 1874, les chefs les plus renommés de la secte s’en allèrent fonder une société rivale, la British Secular Union, sur des principes dont quelques-uns méritent d’être rappelés : « 1. La vie présente, étant la seule dont nous ayons une connaissance certaine, réclame notre principale attention. — 2. La poursuite de notre bonheur personnel, ainsi que du bonheur général dans ce monde, représente le plus haut degré de sagesse, et de suprême devoir. — 3. Le seul moyen d’atteindre cet objet est l’effort humain basé sur la science et l’expérience, etc… » Les sécularistes se sont donné un rituel intitulé : the Secularist’s Manuel of songs and ceremonies, en vue de toutes les circonstances solennelles de la vie, comme la nomination des enfans, le mariage, les funérailles, et qui peut faire pendant à l’institution et aux règlemens des sacremens positivistes dans la religion d’Auguste Comte. Les chants sont désignés pour chaque cérémonie, et l’on nous cite les versets destinés à remplacer l’ite, missa est du culte catholique[2].

Portez-vous bien, chers amis ! Adieu, adieu,
Réjouissez-vous d’une manière sensible ;
Alors le bonheur résidera avec vous :
Portez-vous bien, chers amis, adieu, adieu.

La religion comtiste a complètement échoué en France. Il paraît que le culte séculariste a rencontré un assez grand nombre d’adhérens en Angleterre ; ce qui est un trait bien particulier à la race. Même ceux qui s’établissent en dehors de tout sentiment religieux en gardent encore les habitudes et les formes extérieures. Chez nous, cette adaptation semble impossible : le culte tombe inévitablement avec les dogmes qui l’ont produit.

À part cette singularité de la religiosité persistante, nous pouvons reconnaître que le sécularisme a beaucoup d’adeptes sur les bords de la Seine, tous ceux qui veulent substituer l’idée de l’humanité « aux vieilles idoles d’un ciel imaginaire. » Il y a aussi, parmi nous, un grand nombre d’agnostiques. Mais ni les uns ni les autres ne consentiraient à se laisser enfermer dans des catégories trop précises ni à prendre des noms de sectes. Cela répugne à l’esprit français. On ne veut pas être, chez nous, enrégimenté, embrigadé par opinion. C’est une difficulté sérieuse dans l’enquête que nous voudrions faire ; des tendances d’esprit sont plus malaisées à saisir que des noms à définir.

Revenons donc en France et mettons à part les consciences que domine le sentiment religieux, bien plus nombreuses qu’on ne l’imagine. Mettons aussi, provisoirement, en dehors de nos observations quelques fidèles de la métaphysique, les dévots de la raison pure, les derniers adorateurs de l’idéal. Plaçons-nous en pleine réalité dans les livres, dans la presse, dans les manifestations multiples de la pensée, et surtout au centre de la jeunesse ardente et laborieuse, celle qui peuple les laboratoires et les amphithéâtres scientifiques, ou bien encore celle qui débute dans les lettres. Pour se rendre compte avec exactitude des phénomènes intellectuels d’une époque, pour noter avec précision les façons d’être et de sentir les plus naturelles à la fois et les plus révélatrices, rien ne vaut autant que de se mettre en communication intime et directe avec les jeunes gens, je parle de ceux qui réfléchissent et qui n’ont pas peur de penser. C’est une expérience que, pour mon compte, je n’ai jamais négligé de faire, et à mon plus grand profit. Les esprits jeunes livrent plus naïvement à l’investigation des témoins ou leurs perplexités et leurs agitations de pensée ou leurs négations dures et passionnées, mais parfaitement désintéressées. Ils sont sincères sans effort, étrangers par leur âge à toutes les complications d’opinion que peuvent créer plus tard l’ambition, le calcul, l’amour-propre ; ils n’ont fait de pacte qu’avec leur conscience et non avec un parti. Ils ont de plus l’incontestable avantage d’être absolument de leur temps, d’en exprimer les sympathies ou les antipathies à l’état spontané ; ils sont en plein dans les grands courans de l’opinion du moment, qui les emportent et dont eux-mêmes ils précipitent la vitesse en s’y mêlant avec leur fougue naturelle. Or, de toutes les sources diverses d’information résulte la preuve que c’est l’abandon et la défiance du dogmatisme qui domine, à l’heure qu’il est, dans cette région des esprits. Mais encore y a-t-il bien des distinctions à faire, bien des nuances à observer, sinon d’opinion, du moins de caractère et d’attitude ; chacun y met l’empreinte de sa personnalité. Une négation commune peut être sentie ou exprimée de mille manières différentes, selon qu’elle est acceptée avec résolution comme un défi aux vieilles erreurs, avec résignation comme la dernière concession à l’esprit nouveau, avec douleur ou avec joie quand elle éveille un sentiment de regret ou qu’elle répond à un instinct d’émancipation. Toutes ces variétés existent et se développent sous nos yeux ; il n’est pas sans intérêt de les démêler sans prétendre les ramener, comme on le fait en Angleterre, à des catégories précises qui, d’ailleurs, les dénatureraient en gênant leur libre jeu et leur naturelle expression.

Parmi les adversaires des vieux dogmes, nous devons faire une place, non pas certes à tous les savans (plusieurs et des plus illustres restent persuadés qu’il n’y a rien d’incompatible entre les croyances et la science positive), mais à un certain nombre d’entre eux, d’un tempérament belliqueux et d’humeur envahissante, prêts à déclarer que tout problème qui est en dehors de la science positive est en dehors de l’esprit humain. Ils saluent par des cris de triomphe, peut-être prématurés, la chute prochaine de ces doctrines, dont la persistance les inquiète sourdement. À toutes les questions qu’agitait de tout temps la curiosité spéculative, ils ne souffrent aucune réponse et se satisfont pleinement à n’en pas avoir ; ils se réjouissent de voir le monde intellectuel entrer de plus en plus dans les voies que lui ont ouvertes les Darwin et les Huxley. Pour leur compte, ils sont bien décidés à mettre la métaphysique et la théologie non pas seulement à la porte de leur laboratoire, ce qui est leur devoir, ou à la porte de leur vie, ce qui est leur droit, mais aussi et du même coup en dehors de la vie des autres, de la vie privée et publique de leurs concitoyens, ce qui est un droit moins évident. À peine délivrés du spectre de l’intolérance, qu’ils n’ont jamais cessé de dénoncer, quelques-uns d’entre eux deviennent les plus parfaits des intolérans. Contre ceux qui pensent autrement ils retournent leur certitude toute négative comme une arme meurtrière. La vérité ou ce qu’ils croient être la vérité leur confère le droit souverain d’expropriation sur les consciences ; ils ont une telle haine du dogmatisme, que cette haine devient un dogme à son tour, et le plus redoutable des dogmes.

Plus libres, plus calmes et dans une sphère plus haute, se placent les esprits qui pensent au fond de la même façon, mais qui ne se font pas un droit de cela seul qu’ils sont affranchis, pour imposer autour d’eux un affranchissement qui ressemblerait à une autre servitude. Ils laissent libre l’erreur, non sans quelque ironie. Ce sont des philosophes, bien qu’ils répudient toute philosophie dogmatique. Soumis à l’évidence scientifique, réfractaires à toute autre certitude, ils n’acceptent que le réel, c’est-à-dire le sensible dévoilé et démontré. Le monde est ce qu’il est ; pas d’autre question à faire. Il faut s’en contenter, ne rien chercher au-delà, ne plus se troubler par l’inaccessible et l’inutile. La nécessité des choses est la démonstration suprême : une fois reconnue, il reste simplement à s’y soumettre. La révolte serait non seulement un malheur, mais une absurdité. J’appellerais volontiers ce genre de philosophes fiers et calmes les stoïciens de la science. Cette attitude n’est certes pas sans grandeur. Les anciens stoïciens acceptaient l’ordre universel comme la loi de la vie, mais ils supposaient que l’ordre était toute raison et qu’il y avait une loi. Ceux-ci ne supposent rien ; ils n’osent pas affirmer que l’ordre apparent soit autre chose qu’une physique bien réglée par l’action et la réaction des phénomènes ; ils ne cherchent même pas s’il y a au fond de ce déterminisme universel un effet définitif, un résultat, sinon un but. Y croire, ce serait encore spéculer sur l’inconnaissable. S’identifier à la nécessité, la concevoir comme dernier terme de la pensée, s’en contenter théoriquement et pratiquement, c’est la démarche la plus haute de l’intelligence et l’acte raisonnable par excellence. Tout le reste est chimère ou volontaire piperie.

Ceux-là constatent et reconnaissent un tel état de choses ; ils en tirent l’austère avantage de se résigner et de ne pas se révolter inutilement contre la nature. D’autres, qu’on pourrait nommer par contraste les épicuriens de la contemplation, y trouvent la source d’une certaine joie et l’occasion d’un divertissement supérieur de l’esprit. Ils s’intéressent au train du monde comme à un spectacle ; ils n’y sont pas acteurs pour leur propre compte ; on dirait que la grande pièce se joue pour eux seuls, ils applaudissent ou sifflent aux bons endroits. Ce sont des dilettantes. D’ailleurs la comédie n’est pas seulement dans les choses qui, malgré toute la bonne volonté ou la bonne humeur qu’on veut y mettre, ne sont pas toujours gaies ; elle est aussi dans les idées. Dans le genre du comique supérieur, rien ne vaut le désarroi perpétuel des doctrines, la grande mystification des zélés et des convaincus, cette ironie suprême qui se joue des philosophies et des religions, les brisant les unes par les autres et rejetant leurs débris avec les espérances qui s’y attachaient au gouffre sans fond de l’inconnu. L’art est de jouir avec esprit de la sottise universelle et de se consoler de la nécessité de vivre par l’affranchissement de la pensée, qui juge cette vie et la nécessité qui l’impose, ne voulant à aucun prix en être ni l’esclave ni la dupe : on prétend bien ne pas être du parti des mystifiés. Je me souviens, à ce propos, d’un ami anonyme de Benjamin Constant, qui pourrait bien être Benjamin Constant lui-même, et qui en tout cas était, par anticipation, de l’école du dilettantisme, florissante parmi nous. Cet ami racontait un plaisant apologue : « Dieu est mort, disait-il, avant d’avoir fini son ouvrage. Il avait, à ce qu’il paraît, les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens pour les accomplir ; il avait mis déjà en œuvre plusieurs de ces moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir ; mais au milieu de son travail il est mort. Tout à présent se trouve fait pour un but qui n’existe plus. Nous, en particulier, nous nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils fussent usés, sans savoir pourquoi et redisant toujours : « Puisque je tourne, j’ai donc un but. » — Je ne sais trop où j’ai lu cette histoire ; mais j’estime que rien n’exprime mieux la prétention au déniaisement universel, qui est une des élégances de ce temps-ci, et qui fait fureur parmi les beaux esprits.

Quelques-uns, enfin, ne sont pas des irrésolus, ce sont des sectateurs déterminés des idées nouvelles, mais qui, au terme des concessions faites, deviennent tout d’un coup des révoltés, ils subissent toutes les exigences de la science, sauf une, la dernière. Leur erreur était de croire que la science leur rendrait tout ce qu’ils avaient sacrifié pour la suivre, la vie morale transformée sans doute, mais encore digne de l’homme, la vie esthétique, profondément modifiée, mais capable encore de nobles inspirations. La science ne leur devait rien de tout cela ; elle ne le leur a pas donné ; de là de cruelles désillusions. Au terme de ce long voyage scientifique, à travers ces espaces vides et ces grands silences, ils se sont étonnés ; ils n’ont pas trouvé ce qu’ils cherchaient, l’apaisement de la pensée, l’harmonie rêvée entre l’ordre de l’esprit et l’ordre des choses, là où elle devait être, si elle est quelque part, dans l’univers expliqué et démontré. Partout ils n’ont trouvé que l’enchaînement sans fin des phénomènes, réglés sous la loi du nombre, avec leur expression mathématique, excluant toute autre direction que celle de l’éternelle nécessité ; ils n’ont trouvé que des raisons mécaniques, non la raison. Les faits les ont trompés jusqu’au bout, nulle part ils n’ont saisi cet accord de la pensée avec le monde, qui semblait devoir être le prix et le fruit de leur subordination à la science. Faut-il s’étonner si, au terme de cette recherche, ils se sont rejetés en arrière, devant la vision formidable et claire du néant ? Car ce vide absolu de toute raison n’est-il pas l’équivalent du néant pur ? Donc, plus de vie spirituelle, plus de vie morale, qui puisse se régler sur quelque idée, s’appuyer sur un principe. Des faits, toujours des faits, monotones, même dans leur diversité d’apparence, par leur succession perpétuelle, par leur identité d’origine et de nature. Un fait contient autant de réalité qu’un million de faits. Le nombre n’y ajoute rien et l’infini numérique n’est qu’une grandeur d’illusion. En dehors des faits, les uns liés, là où la science a pénétré, les autres encore indociles à tous liens, incohérens ou ignorés, il n’y a rien, et les plus grandes découvertes ne feront qu’agrandir ce domaine des phénomènes mécaniques sans y ajouter un élément spirituel, une idée morale. Par un effet d’habitude et pour fuir ce vide, on se réfugie dans des formules, on invoque des mots : l’absolu, le divin, l’idéal. Mais l’absolu, qu’est-ce au point de vue de la science nouvelle ? La plus haute des abstractions. Le divin ? Une épithète décorative ; le divin est un être ou n’est qu’un mot. L’Idéal ? En dehors de toute réalité transcendante, qu’est-ce, sinon une conception purement subjective, arbitraire, l’œuvre personnelle de chaque cerveau ? D’où peut venir une conception pareille, en contradiction avec la réalité ? Des élémens inférieurs de la nature, des phénomènes physiques ou biologiques ? Évidemment non ; elle ne peut venir que de l’esprit. Mais l’esprit lui-même est-il autre chose que le produit d’une combinaison chimico-cérébrale ? Et nous voilà au rouet.

Si nous ne sommes plus, comme on nous l’a dit tant de fois, que des apparitions éphémères, flottant à la surface de l’illusion infinie, ou plutôt, ce qui est plus conforme au langage moderne, des états de conscience momentanés, éclos au point de jonction de certaines forces physiques et chimiques, dans quel laboratoire secret, dans quel creuset mystérieux a donc pu naître et se former cet idéal ? Et cependant ce fantôme d’idée, d’origine équivoque, sans état civil dans la société établie et régulière des notions scientifiques, sans raison d’être, c’est lui qui gouverne encore toute la partie supérieure de la vie et de l’humanité ; il est le principe de toute grande existence, de tout héroïsme, de tout grand art, de toute poésie. On ne conçoit rien de noble, rien de délicat sans lui, et que vaut de vivre si l’on retranche ce qui en fait le prix ? Voilà certainement une des sources de ce pessimisme, dont on a trop parlé, auquel l’Allemagne a imposé le cachet de son pédantisme, qui a désolé une partie de la jeunesse contemporaine, mais dont il faut bien indiquer l’origine en passant. Au-dessus des raisons passagères, politiques, sociales ou purement littéraires, qui expliquent ce qu’on a justement appelé « une végétation de mort, » il y a cette raison durable, aperçue par ceux-là qui en ont le plus souffert, que la science, en fermant toute issue à la curiosité des causes et des fins, a tranché du même coup « la racine de la vie morale. » De là des tristesses sans remède, des indignations sans objet, une souffrance d’esprit sans issue. La grande antinomie où se débat une partie de la jeunesse qui pense, à l’heure du siècle où nous sommes, est la nécessité et l’impossibilité de l’idéal, ou plutôt la double impossibilité de l’expliquer et de s’en passer. Ces tourmens sans but, ces aspirations trompées, ce grand avortement des plus belles espérances dans le triomphe de la science positive, voilà un mal très réel, sensible à tout observateur. Mais il faudrait un Goethe pour peindre, comme il convient, les souffrances intimes de ces nouveaux Werthers, les Werthers de l’idéal.

À ces groupes, que nous avons essayé de caractériser, est-il bien utile de joindre les esprits pratiques qui considèrent comme un gain positif pour leurs affaires et leurs plaisirs le temps dérobé à des préoccupations métaphysiques ou religieuses, et les indifférens, trop heureux de rencontrer une philosophie sans dogme qui les dispense du souci de penser et justifie leur paresse intellectuelle sous couleur d’une abstention raisonnée ? Marquons la place de ce dernier groupe, le plus nombreux pourtant, et passons.

Ce sont là les différentes attitudes d’âme, les états d’esprit qui nous apparaissent le plus clairement dans cette crise suprême des dogmes. Il importe maintenant de rechercher comment s’est opéré ce travail de désagrégation des idées, par quelles phases s’est préparée cette ruine continue sous laquelle il semble que le vieux monde va s’effondrer.


II.

C’est par la métaphysique que la destruction a commencé. Tout est suspendu à elle, la morale, la destinée humaine, l’art lui-même, par des liens presque invisibles qui n’en sont pas moins très forts. Si elle est ébranlée, l’ébranlement se propage jusqu’à l’extrémité de la chaîne des idées. Si elle fléchit ou cède, tout le reste, de proche en proche, fléchit et cède, comme il arrive pour la clé de voûte d’un monument, laquelle entraîne dans sa chute toutes les parties de l’édifice qui convergeaient vers elle et qu’elle tenait attachées à un centre immobile.

Donnons-nous le spectacle de cette ruine graduelle que rien ne semble plus devoir arrêter et qui s’est communiquée aux parties les plus solides et les plus résistantes du vieil édifice. À la haine des dogmes s’ajoute le règne absolu du fait ; c’est le double trait par lequel se définit le mouvement de l’esprit contemporain ; de ces deux formules, l’une est la conséquence de l’autre. Dans les dogmes philosophiques eux-mêmes, quelque bien établis qu’ils soient par la raison et le raisonnement, nous avons montré qu’il entre un élément de croyance, quelque chose comme un dernier mouvement d’âme qui détermine l’adhésion. Or, lorsqu’on a éliminé, comme on prétend le faire dans les philosophies nouvelles, cet élément sui generis, cette part laissée à la croyance et par où s’achève, dans un acte final, l’œuvre du raisonnement, lorsqu’on a détruit tous les dogmes, force est de s’en tenir rigoureusement aux faits, lesquels n’exigent rien de semblable pour être admis et ne demandent qu’un travail de perception exacte et vérifiée. Toute théorie, toute explication qui ne sera pas contenue dans les faits ou n’en découlera pas directement, devra être considérée comme un débris de dogme, écartée avec soin comme une cause de perturbation possible pour l’esprit, une occasion d’illusions nouvelles et de superstition renaissante. Par là se trouve supprimée la question métaphysique par excellence, la raison de l’univers ; ce n’est pas là une question de fait, mais d’interprétation de faits ; elle implique l’idée de finalité, qui est en dehors des phénomènes, et d’un autre ordre ; les phénomènes, conséquens et antécédens d’autres phénomènes, c’est là tout le cercle que peut et doit parcourir l’esprit humain, et ce cercle est inexorablement fermé.

Ainsi est née, chez les uns d’un coup de désespoir, chez les autres d’une exigence scientifique, la théorie de l’inconnaissable adoptée un peu aveuglément par une foule de sectateurs médiocrement renseignés sur le fond des choses, mais qui s’y rallient sur la simple promesse qu’elle tranchera le problème métaphysique. Par ce seul mot, en effet, on écarte du même coup ceux qui affirment qu’il y a un pourquoi de l’univers et qu’on peut l’atteindre, les panthéistes, les idéalistes, les spiritualistes, toutes les sectes des métaphysiciens, — et ceux qui nient avec assurance qu’il y ait une raison finale au terme des phénomènes, les matérialistes, les athées, les ennemis de toute métaphysique. On se borne ici à déclarer que, si ce but existe, il est et sera éternellement ignoré, le dernier, le plus impénétrable mystère, le plus inutile à sonder. Ce n’est pas une négation, ce qui serait encore un dogme, c’est une fin de non-recevoir absolue qu’on oppose à tout dogme, quel qu’il soit, à toute explication non contenue dans la teneur des faits.

L’Inconnaissable a sa généalogie. Dès le commencement du siècle, il se rencontre dans la théorie kantienne des noumènes : c’est l’exagération du mystère de la chose en soi qui a valu à Kant ce singulier honneur de préparer la voie aux agnostiques anglais. Hamilton, le profond penseur écossais, porte au plus haut degré la doctrine de notre impuissance originelle à concevoir l’absolu. Il s’en forge à lui-même un fantôme, qui, à force d’être logiquement épuisé, vide de tout élément réel et intelligible, serait l’absolu de rien. — L’Inconnaissable se retrouve au sommet de la philosophie positiviste ; il en est la dernière synthèse, la formule suprême. Chez Littré, il s’oppose à la région des faits, au connaissable, qui représente l’ensemble des choses dont on peut percevoir et prévoir l’apparition, saisir les relations, déterminer les lois. Chez Herbert Spencer, il est le mystère inévitable où toute science aboutit, le point d’arrêt de toute recherche, l’Ἀναγϰή στῆναι d’Aristote. L’Inconnaissable est l’inexpliqué ; il commence à la dernière généralisation des lois. À l’origine de son règne abstrait, il ne représente donc qu’un ensemble de notions négatives ; il exprime ce fait que nous ne pouvons rien connaître en dehors des phénomènes et de leur liaison ; or, les phénomènes, qui s’enchaînent entre eux, n’expliquent rien que leur conditionnement réciproque, qui n’est encore qu’un fait ; et les lois de ces phénomènes ne s’expliquent pas davantage elles-mêmes, même en se généralisant, en s’élevant le plus haut possible. « C’est une loi que tout événement dépende d’une loi. » Mais cette loi elle-même ne porte pas avec elle son explication et sa raison d’être ; remonter de lois en lois jusqu’aux plus abstraites et aux plus générales, ce n’est que reculer la borne de notre ignorance, c’est remonter toujours à un autre mystère. « Nous ne pouvons pas plus, dit Stuart Mill, assigner un pourquoi aux lois les plus générales qu’aux lois partielles. » Jamais on n’arrive à une loi dernière qui envelopperait et contiendrait toutes les autres, à cet axiome suprême dont M. Taine a parlé magnifiquement. Il est clair que celui qui mettrait la main sur cet axiome tiendrait la clé des mondes, celle des origines, celle des destinées. Mais, d’après les données mêmes du problème, tout porte à croire qu’il ne sera jamais résolu. La loi la plus haute reste aussi inexpliquée que la loi la plus élémentaire ; derrière cette généralisation recommence toujours le domaine illimité de l’inconnaissable, toujours fuyant, jamais atteint.

L’inconnaissable n’est donc pas une explication métaphysique, c’est l’impossibilité de toute explication de ce genre. Dès lors, il n’y a plus à chercher ni à prévoir de dessein, de plan ou de finalité dans la nature, puisque nulle part nous n’avons pu saisir, à l’origine de la série des phénomènes, autre chose qu’une série de phénomènes qui recommence sans cesse jusqu’au point où toute recherche s’arrête, puisque nulle part nous n’avons trouvé à l’origine la trace d’un principe intelligent, le vestige moral d’un dieu. L’univers se révèle à nous comme un grand phénomène diversifié à l’infini. La seule explication que l’on en pourra tenter sera donc une explication mécanique. C’est à quoi prétend pourvoir la théorie de l’évolution ; elle complète la théorie de l’Inconnaissable. On ne peut plus demander la raison du monde qu’à la nécessité mathématique qui exclut toute intention à l’origine, toute prévision, toute liberté, tout amour et toute bonté. Ainsi le veut la logique du déterminisme. Ainsi le veut la considération exclusive des faits, qui sont l’élément réel, la vraie substance des idées. C’est autour de cette théorie que se groupent, à l’heure qu’il est, les adhésions enthousiastes et les espérances confuses de cette foule ardente d’esprits inégalement cultivés qui rêvent l’émancipation définitive des anciens jougs de doctrine et l’abolition des idolâtries du passé. Ils acclament de confiance Herbert Spencer, sans l’avoir toujours compris, quelquefois sans l’avoir lu. Mais la pensée d’Herbert Spencer et de ses savans disciples n’en garde pas moins son prix, comme une vaste synthèse philosophique, malgré ces hommages compromettans, et c’est elle seule que nous devons considérer, sans tenir compte de ce qui pourrait la discréditer par les emplois vulgaires qu’on en fait ou les ambitions très positives, d’ordre politique plutôt que scientifique, qu’elle provoque.

L’évolution représente le plus grand effort de généralisation scientifique et philosophique qui ait été fait dans ce siècle, depuis Hegel. Elle a rempli ces vingt-cinq dernières années du bruit de son orageuse naissance, des controverses qu’elle a soulevées, de sa popularité croissante et de son active propagande, de sa fortune, enfin, arrivée à ce point où, selon la loi de l’évolution retournée contre elle-même, elle devrait décroître. Elle n’en est pas là pourtant, il s’en faut. Nous l’avons vue naître sous la forme restreinte de la doctrine de la variabilité des espèces et des lois de la sélection, dans les premiers ouvrages de Darwin et de Wallace, puis se développer sous la forme de la théorie de la Descendance de l’homme, dans les derniers ouvrages du grand naturaliste anglais, enfin s’élargir à la taille d’une vaste spéculation, hypothétique et synthétique à l’excès, dans les Premiers Principes de Spencer, qui a recueilli toutes ces théories, qui en a déduit les dernières conséquences et les a poussées jusqu’à leur terme. Enrichie de ces larges et puissantes alluvions, accrue chaque jour par les études les plus diverses et la collaboration passionnée d’un certain nombre de savans, cette grande hypothèse descend maintenant le cours du siècle comme un grand fleuve qui entraîne les intelligences rebelles à la dérive et dont il semble bien qu’aucun obstacle ne pourrait briser aujourd’hui la vitesse acquise ou détourner le flot irrésistible.

Ce qui fait l’attrait dominant et spécieux de cette théorie, c’est l’apparente simplicité de son principe et l’étendue sans limites de ses applications. Son principe, c’est la loi du mouvement transformé ; le domaine de ses applications, c’est l’existence universelle et son histoire. L’évolution, comme son nom l’indique, c’est le mode de développement des choses, un processus identique, appliqué à tous les ordres de phénomènes, le progrès (à condition que l’on écarte le sens téléologique du mot) s’accomplissant par un mouvement constant et d’infiniment petites différences, passant d’une série d’êtres à une autre série d’êtres, et dans le même être d’une forme primitive à l’achèvement de cet être. Le progrès du simple au complexe à travers les différenciations successives, telle est la formule fatidique, celle qui répond à tout depuis les premiers changemens de la matière cosmique jusqu’à la formule actuelle ; formule vérifiée, dit-on ; par l’évolution géologique et météorologique de la terre et de chacun des organismes qui en peuplent la surface, — par le progrès continu de l’humanité, soit qu’on le considère chez l’individu civilisé, soit dans les groupemens de race et de peuple ; enfin par le développement de la société, au triple point de vue de ses institutions politiques, religieuses et économiques. Le monde entier, dans son passé et dans son avenir, tient dans cette large et puissante formule. Depuis la première concentration de la matière cosmique jusqu’aux nouveautés d’hier et d’aujourd’hui, le trait essentiel de tous ces changemens, c’est le passage presque insensible et continu du simple au complexe, de l’indéterminé au déterminé. Tout se déduit actuellement ou se déduira un jour de la même loi de causalité. Les forces physiques, les forces vitales, les forces sociales sont les manifestations diverses, à nous connues, d’une même force toujours agissante ; elles en représentent, pour ainsi dire, les divers degrés d’intensité actuelle, sans que ces degrés épuisent jamais le possible, qui reste infini. Une multitude de systèmes se forment et se décomposent selon des rythmes déterminés. La naissance et la mort individuelles ne sont que des accidens insignifians dans ce jeu grandiose du mécanisme universel, mais chaque naissance et chaque mort nous peignent dans un moment infinitésimal la formation et la décomposition d’un monde. L’histoire d’un corps vivant nous raconte en raccourci celle d’un univers. Des mouvemens qui s’intègrent ou se désintègrent, nulle part il n’y a ni plus ni autre chose. Partout, c’est la même force régie par la même loi, dans des circonstances variées qui expliquent la diversité des êtres. À ce prix, que de précieux avantages pour la pensée scientifique ! Le triomphe de l’unité absolue dans la variété des phénomènes et des formes, la répudiation définitive des causes finales, l’explication du monde et de son histoire par le simple jeu des lois mécaniques et des forces existantes, sans autre destinée que celle de dérouler, dans l’absence complète de tout autre spectateur que l’homme, la trame du phénomène universel, jusqu’à épuisement ou métamorphose de ces forces ; la possibilité, obtenue enfin après tant d’efforts, de reléguer bien loin, per inania regna, l’idée d’un Dieu, de faire cesser l’obsession d’une pensée suprême qui veut sans raison suffisante s’imposer à nous comme cause de l’univers ; la substitution d’une origine mécanique à une origine incompréhensible, l’élimination du dogme de la création remplacé par l’axiome de la permanence de la force ; tout cela ne vaut-il pas la rançon de quelques hypothèses ? « Des pas infiniment petits et des périodes infiniment longues, a dit Strauss, tels sont les deux passe-partout qui ouvrent les portes accessibles naguère au seul miracle. » C’est toute la philosophie de l’évolution.

Voilà donc la nouvelle conception du monde d’après ces théories, filles de la science positive et dominatrices des esprits : une loi et une force, une loi unique qui règle les manifestations d’une force unique. Cette force identique à elle-même sous ses métamorphoses apparentes exclut toute idée de commencement et de fin ; elle ne peut ni avoir commencé ni cesser d’être ; qu’elle ait pu commencer ou qu’elle doive finir, qu’on place le néant avant ou après, la contradiction est la même ; le rien ne peut devenir le tout, le tout ne peut devenir le rien. La nature est le cercle immense dans lequel s’agitent éternellement ces diverses manifestations de la force, se transformant et se transmettant les unes dans les autres. Qu’est-ce donc que la vie universelle ? Une succession de formes déterminées par les actions et les réactions du mouvement. Qu’est-ce qu’une vie individuelle ? Un moment insignifiant dans ces variétés de combinaisons inépuisables comme la force qui s’y joue, infinies en nombre dans le temps et dans l’espace infinis. Qu’est-ce que l’humanité ? Une collection de ces momens comprise dans un intervalle très court de la cosmologie. La vie individuelle, l’histoire tout entière, ne sont que des épisodes imperceptibles perdus dans l’œuvre de la nature, des accidens sans avenir et sans portée, des quantités négligeables dans la production universelle. De toutes parts l’incommensurable nous déborde, l’incommensurable silencieux, vide de toute pensée, l’infini muet.

Dans cette doctrine qui simplifie si prodigieusement l’existence et qui réduit la vie humaine elle-même à un cas particulier de la mécanique universelle, que devient la morale et quelle place peut-elle garder dans le monde ? Une place bien restreinte et subordonnée. Elle tombera du même coup et de la même ruine que la métaphysique. Lorsqu’on en aura soustrait tout élément rationnel, elle ne sera plus cette science souveraine qui imposait sa loi aux faits, et qui, lorsque les événemens semblaient la démentir, donnait à l’homme le droit de les juger et de les mépriser. Elle descendra de la sphère des principes, où elle régnait, dans le domaine égalitaire des faits, où chaque phénomène, issu de la même origine, en vaut un autre. Elle ne peut plus être qu’une physique des mœurs, elle l’est déjà.

La première condition manque à cette morale des nouvelles écoles, pour être une morale : la liberté. Malgré les dédains de certains esprits qui estiment cette manière de penser trop élémentaire, le bon sens, celui des philosophes non engagés d’avance comme celui de l’homme simplement réfléchi, se refuse à comprendre qu’il y ait une morale possible pour un agent qui ne serait pas libre, qu’il y ait « un devoir sans pouvoir. » Kant n’est que l’interprète de la raison quand, s’affranchissant du despotisme de la causalité, il établit une identité absolue entre ces deux termes, la liberté, la moralité. On aura beau argumenter subtilement contre lui, soutenir qu’il s’est engagé dans un cercle vicieux en fondant la loi morale sur la liberté et prouvant la liberté par la morale, le cercle vicieux n’existe que dans la forme : au fond, Kant ne dit pas autre chose que ceci, à savoir que la loi morale, qui est le tout de l’homme, postule la liberté et que, par là même que cette loi est la raison d’être de l’homme, tous les nuages dialectiques amassés sur la question de la liberté se dissipent devant l’évidence souveraine du devoir, qui est le fait humain par excellence et qui entraîne tout le reste à sa suite, comme condition ou conséquence. Condition, antécédent psychologique de la moralité, pour la rendre possible, et en même temps conséquence logique, dès que le devoir est posé : voilà ce qu’est la liberté. En vérité, il n’y a là de cercle vicieux que pour ceux qui veulent confondre les deux points de vue.

Cette liberté, condition de la moralité et par conséquent de la science morale elle-même, elle est aujourd’hui submergée dans ce flot du déterminisme universel qui a tout envahi : la philosophie scientifique, l’art, la littérature, la vie elle-même. Et comment pourrait-il en être autrement dans une doctrine où tout se résout dans l’équivalence et la transformation des forces ? Quel plus grand scandale scientifique pourrait-on imaginer, en ce temps d’évolution, que celui d’une force qui ne serait pas du même ordre que les autres, qui ne serait pas la conversion mécanique d’une autre, qui aurait l’inexplicable privilège de rompre en quelques points la chaîne tendue de l’extrémité des phénomènes à l’autre en y insérant du nouveau et de l’imprévu, un commencement de mouvement qui ne serait pas contenu dans les mouvemens précédens et qui changerait quelque chose ou à la suite réglée, ou à la vitesse, ou à la direction des phénomènes ? Donc, a priori, la liberté est condamnée d’abord, comme une contradiction manifeste à la loi de la causalité mécanique, mère de l’évolution ; puis, comme un démenti aux faits qui prouvent que cette liberté n’est qu’une illusion. La volonté n’est pas une cause, c’est une résultante ; l’analyse la réduit à sa plus simple expression, celle d’un total qui se prend pour une réalité. Les facteurs de ce total sont les forces aveugles du tempérament, les influences occultes de l’hérédité, les circonstances du milieu ambiant, les habitudes, les maladies surtout, qui occupent une si grande place dans le vivant, qu’on ne considère plus la santé physique et morale que comme la réussite bien rare d’une combinaison. Ainsi, l’on démonte cette espèce de mécanisme, la volonté, comme on le fait d’une montre, qui, elle aussi, si elle avait quelque degré de conscience, se prendrait pour un organisme autonome, bien que la marche régulière de son aiguille ne soit que le résultat des mouvemens communiqués du dehors, dirigés et réglés. Elle aussi, cette volonté, qui se croit maîtresse de son mouvement et libre, on la résout par l’analyse, on la décompose en ses ressorts les plus délicats, et l’on montre chacun d’eux fonctionnant, à sa place et à son rang, pour un résultat commun, jusqu’au premier qui a reçu le choc du dehors et l’a transmis au dedans. La volonté réduite à un mécanisme, la personnalité, avec ses troubles intellectuels et affectifs et sa dissolution finale, n’est plus que l’écho des variations du corps ; le moi est identique à l’organisme, dont il représente exactement les perturbations et la confuse unité. Tous ces grands mystères de la vie morale s’évanouissent ; il ne reste devant nous que la conscience de la vie physique, la conscience collective des mille petites consciences nerveuses, émergée par accident et pour un instant du fond obscur où plongent les racines de ce moi éphémère ; un intervalle de clarté relative entre deux masses de ténèbres impénétrables, ou bien encore, comme disent les adeptes, un phénomène fortuit surajouté à l’activité cérébrale.

Il y a longtemps déjà qu’en présence de ces théories qui commençaient à naître et qui semblaient déposséder l’homme de lui-même pour le livrer à un fatalisme d’un nouveau genre, un grand artiste, grand historien à ses heures, Michelet, jetait ce cri de désespoir : « Qu’on me rende mon moi ! » Il sentait d’instinct que cet obscur sentiment de la fatalité universelle, qui se répandait de proche en proche sous couleur scientifique, menaçait à la fois l’art et la vie. Qu’aurait-il dit devant les aveux de nos contemporains, en présence de cette littérature nouvelle qui se vante elle-même d’être « une pathologie des énervés ? » Les problèmes moraux sont devenus problèmes de clinique ; la seule psychologie reconnue est la psychologie morbide ; la névrose joue dans la vie actuelle le rôle de la fatalité antique.

Névrose, tel est le nom médical de cette maladie ; déterminisme, pessimisme, nihilisme, en sont les expressions philosophiques et littéraires. Si ce mal du temps présent sortait des sphères, encore restreintes, où il exerce ses ravages, s’il s’attaquait à l’humanité, non pas dans ses exceptions, mais dans sa généralité, que deviendrait la vie, livrée à ces influences ? Il faut toujours prévoir le cas où la crise aboutirait à un triomphe de ces idées dans les masses, qu’elles assaillent sous toutes les formes de la propagande. Qu’arriverait-il alors ? On a peint souvent la vie antique, tremblant sous le joug mystérieux de la fatalité, redoutant tout de dieux vindicatifs et jaloux, terrifiée au sein de la prospérité par la vision de la Némésis, condamnée au crime, à l’inceste, par la Nécessité qui attirait l’homme prédestiné dans ses pièges inévitables, et en même temps aux expiations les plus terribles, en sorte que son innocence même ne l’absout pas et que des forfaits involontaires lui préparent de formidables châtimens, — jusqu’au jour où le sentiment redressé de la justice redresse l’image des dieux, où le sentiment de la liberté finit par dissiper le cauchemar du Fatum. C’est un cauchemar du même genre qui tomberait sur l’humanité, si l’idée de la fatalité physiologique venait à s’emparer pratiquement de son imagination et de sa raison. Cette fatalité nouvelle aurait les mêmes résultats que l’autre. La volonté, qui a déjà tant de peine à se maintenir à l’état normal, se considérerait comme déchargée de l’effort de vouloir toujours et du souci de vouloir en vain. Pour toutes les erreurs et les fautes de sa faiblesse, elle ne manquerait pas d’excuse ; elle n’aurait qu’à choisir entre les fatalités de l’impulsion, du tempérament, de l’hérédité ; assurée de l’indulgence scientifique des hommes éclairés et de la complicité de l’opinion, elle s’épargnerait du moins la peine d’agir et ferait, elle aussi, « son repos de sa stérilité. » — Ce sont là, je le sais, des conséquences théoriques ; pour passer dans la pratique, de pareilles doctrines rencontreront, à mesure qu’elles s’étendront, une résistance énergique dans l’illusion tenace de la liberté, qui restera longtemps indéracinable, et dans la nécessité de vivre, qui réclame l’action. Théoriques, ai-je dit ? Resteront-elles longtemps en cet état ? Déjà on signale une tendance marquée à s’accommoder à ces idées, à transporter la responsabilité des résolutions et des actes du dedans au dehors, du for intérieur, où l’on croyait autrefois qu’ils s’élaboraient, à la série des circonstances qui les suscitent ou les dirigent, et que l’on regarde volontiers comme les vraies maîtresses de notre existence. On se résigne, avec une facilité qu’on n’avait jamais connue, au fait accompli ; on ne discute plus avec l’événement ; on le subit, sans prétendre à le changer. N’y a-t-il pas un double symptôme de cette évolution des esprits dans l’affaiblissement des caractères, qui semblent s’abandonner à toute opinion qui passe, à tout vent de fortune et de succès, et dans l’affaiblissement parallèle de nos jugemens moraux, si complaisans à tout excuser, à tout absoudre ?

Cette tendance se caractérise fortement dans la critique contemporaine. Là aussi, il semble qu’il ne s’agisse plus de juger, mais seulement de comprendre. Y a-t-il du bien, du mal, dans les actes qui appartiennent à l’histoire ? Y a-t-il du laid ou du beau dans les œuvres qui relèvent de la littérature ou de l’art ? Qui le sait ? Le critique n’a qu’à observer ce qui se passe et ce qui se produit, et à tâcher de l’expliquer. Rien de plus. Il n’a pas d’autre ambition, il ne peut en avoir d’autre que de noter consciencieusement les formes d’esprit, les états d’âme d’où ces actes et ces œuvres dérivent, et sa tâche est accomplie quand il nous a fait toucher du doigt les différens ressorts de la machine historique ou littéraire qu’il met en scène. Il étudie ce qui est. De quel droit étudierait-il ce qui doit être ? Y a-t-il quelque chose qui doive être de préférence à autre chose ? Les diverses manifestations de la force ont toutes le même droit à l’existence ; chacune a son intensité et sa direction réglées par les circonstances qui l’ont produite ; chacune apparaît à son heure avec la régularité fixe des phénomènes que la science pourra un jour prévoir, mais que déjà elle peut expliquer dans le présent et dans le passé. C’est là son œuvre propre, sa vraie fonction dans l’ordre intellectuel et moral. J’ai grand’peur qu’il ne se cache un grand fonds d’indifférence sous l’apparence de cette sympathie trop compréhensive pour les hommes et les choses. En tout cas, il est trop clair que le critique qui part du déterminisme s’interdit le droit de juger. Pour juger et pour enseigner, il faut croire d’abord à la liberté, au bon ou au mauvais emploi que l’on en peut faire, à l’éducation personnelle, dont chaque esprit est responsable à l’égard de lui-même, à la direction, enfin, qu’il peut et qu’il doit donner à ses facultés. Hors de la liberté, il n’y a que des résultantes ; tout a sa raison d’être, sa justification, même le bas et le laid ; à quel titre discuterait-on la nécessité d’où procède chaque forme d’esprit, qui n’est qu’un mode de l’existence universelle ?

Il en est de la morale comme de la liberté. Si elle est pure illusion, qu’elle disparaisse à son tour. D’ailleurs, elle ne survivra pas, du moins dans sa forme actuelle et son contenu, à la liberté. Si elle n’est plus une morale d’êtres libres, qu’est-elle ? Ou bien une recette d’expédiens, un art des mœurs, ou bien une science théorique sans rapport avec la réalité, un ensemble de déductions géométriques ; elle peut être tout cela, elle ne sera plus la morale de la conscience et du devoir. Et, d’ailleurs, comment pourrait-on établir ou même concevoir quelque chose de tel dans ces philosophies nouvelles qui étendent, d’un bout à l’autre du monde, l’universelle dépendance des effets par rapport à la cause première, qui n’est elle-même qu’un premier mouvement ? Dès lors, il est clair qu’il ne peut pas y avoir de code du devoir inné, ni en puissance ni en acte, dans l’entendement humain, qui lui-même n’est qu’un fait de nature. Les vraies bases d’une théorie du bien devront être cherchées dans la biologie et la sociologie. Elle se constitue graduellement par les règles d’utilité, successivement reconnues dans toutes les nations civilisées comme les conditions de leur existence et répondant le mieux à l’instinct de conservation des individus et des groupes. Ainsi se développent une à une les lois de la conduite privée et publique, qui ne sont, dans leur humble origine, que des expériences généralisées d’hygiène personnelle et sociale. C’est l’hérédité qui a tout fait ; c’est elle qui a successivement enregistré, dans le cerveau humain, une infinité d’expériences de ce genre ; elle a créé, à l’aide d’un temps presque infini, l’homme moral, aussi bien que l’homme intellectuel et l’homme physique ; elle l’a tiré lentement, pas à pas, du presque néant où gisaient son misérable présent et son précaire avenir ; elle a constitué sa conscience historiquement, pièce par pièce, sans germe antérieur, comme le capital laborieux des âges, avec le résidu des efforts de chaque homme et de chaque génération. Le mystère apparent de la conscience morale est précisément dans sa longue élaboration à travers les siècles sans nombre ; son autorité vient de son ancienneté ; elle date de si loin, qu’on la croit d’origine sacrée. Mais si l’on en défait la trame, en apparence si solide et serrée, on n’y retrouve qu’une quantité de phénomènes accumulés, joints ensemble par un lien qui semble indissoluble, mais qui ne l’est pas plus que toute autre habitude. Sa seule raison de subsister est que ces règles empiriques ont réussi jusqu’ici à garantir, vaille que vaille, l’existence des groupes sociaux et aidé à leur évolution. Mais rien ne peut nous garantir que ces expériences ne seront pas condamnées à leur tour par des expériences nouvelles, et que la conscience qu’elles ont élaborée ne devra pas se dissoudre comme elles. D’ailleurs, elles n’ont plus d’autorité dès que le secret de leur formation est pénétré. L’origine connue de ce grand phénomène du sens moral lui enlève ce mystère même avec son prestige ; il n’est plus qu’un fait qui a réussi jusqu’ici ; qui peut dire qu’il doive réussir toujours ?

D’accord jusqu’ici, les partisans de la nouvelle doctrine se divisent. Les uns prétendent que la conception naturaliste de l’univers ne changera rien d’essentiel à la morale constituée par l’expérience des siècles ; qu’elle est, sinon d’établissement mystique, du moins de nécessité permanente ; qu’elle résulte « de la solidarité humaine organisée contre la nature des choses ; » qu’on ne trouvera vraisemblablement rien de mieux, pour combattre la puissance destructive de l’égoïsme, que les mobiles qu’on a suscités pour le contraindre et le restreindre, la pitié, l’honneur, la dignité, l’exemple, l’opinion publique ; qu’on ne peut rien faire de plus sage que se tenir à ces belles recettes inventées par le génie de l’humanité pour accroître son bien et diminuer son mal. — Les autres prétendent que tout est à changer ; que la morale actuelle n’est qu’un résidu de vieux préceptes tirés pêle-mêle de Platon, des stoïciens, de l’évangile, associés de gré ou de force dans un mélange sans nom, inapplicables au monde moderne ; que la conception positive de l’homme et du monde exige une morale nouvelle. Les fondemens doivent changer, les préceptes aussi, beaucoup plus que certains optimistes béats, certains endormeurs de l’opinion publique, ne l’imaginent. Il est faux que les honnêtes gens de toutes les opinions doivent, comme on le dit souvent, s’entendre sur toutes les questions ; c’est le contraire qui est le vrai. La morale, étant un art social, doit changer du tout au tout selon l’idée que l’on se fait d’une société. La morale d’une société radicale ne peut être ni une morale monarchique, ni une morale aristocratique, ni une morale bourgeoise ; elle sera radicale ou elle ne sera pas. On la mettra aux voix à la prochaine Convention, n’en doutez pas.

Il reste acquis « à la science » que la morale n’est qu’une hygiène sociale, qu’elle ne comporte ni obligation ni sanction, tout au plus quelques règlemens de police qui interviennent pour régler, de gré ou de force, les rapports des citoyens entre eux. Quant aux vieilles chimères de l’obligation mystique, il faut les réduire à ce qu’elles sont réellement, à des chimères, si respectables qu’elles paraissent encore à certaines personnes. Un trait échappé à l’un de ces moralistes, dans une discussion récente, résume sur ce point la question. Un naïf interlocuteur lui opposait, dans le cas d’un crime imaginaire, la certitude de ne pas échapper au remords. « Des remords ? vous n’en auriez pas, lui répondit-on, mais vous vous croiriez obligé d’en avoir. Réfléchissez, et cela vous passera. »

Ainsi, par une série d’intermédiaires, il arrive que la manière de concevoir le monde gouverne et modifie, du tout au tout, l’idée que l’on peut se faire de l’homme lui-même, de sa place et de son rôle. Le pourquoi de l’homme est entraîné dans la question du pourquoi de l’univers. On comprend qu’une tout autre destinée s’impose à nous, soit que nous concevions le Bien à l’origine et au terme des choses ou que nous placions aux deux extrémités de la chaîne des phénomènes l’Inconnaissable sans pensée, la Force aveugle. Dans cette dernière hypothèse, que vient faire cette créature d’un jour, fille du hasard et de la nécessité, cet atome pensant et souffrant, au milieu de ces actions et réactions du mouvement qui constituent le processus évolutif des mondes dans sa souveraine et implacable indifférence ? Du reste, il n’y a pas à l’expliquer ; on n’explique pas un phénomène, si ce n’est par ses antécédens, on n’a pas à en rechercher la raison, car cette raison suppose une pensée, et c’est le mécanisme seul qui règne ici. L’homme n’a plus à se demander pourquoi il a été mis au monde, quelle est sa fin, ce que le principe vague et mystérieux des choses a voulu obtenir de lui en lui imposant la dure tâche de vivre. Il est tenu de ne penser qu’à soi et de chercher son bonheur là où il croit le trouver ; personne n’a le droit ni de discuter ni de censurer sa manière d’interpréter la vie et de la comprendre. Il faut s’habituer à voir enfin sous son véritable aspect ce monde, d’où sont exclus la finalité qui présidait, dans les anciennes conceptions, à l’ensemble de l’univers et en réglait tous les détails, la pensée suprême qui l’expliquait, la bonté parfaite qui la faisait aimer. Maintenant qu’on voit clair, que doit-on à une nécessité sans conscience, et peut-on aimer un théorème mécanique ?

Comme compensation des biens perdus, on promet à l’homme l’émancipation de tout dogme servile, l’épanouissement de son être, de ses instincts en liberté, la dilatation de sa vie, comprimée jusqu’ici par des préjugés absurdes, et surtout la joie virile de ne plus trembler sous un maître ; lui seul sera désormais son maître, souverain irresponsable de sa conscience et de sa destinée ; aucun juge ne lui demandera plus de comptes ; aucune loi même ne le jugera, car il sera à lui-même son juge et sa loi. « Ni Dieu, ni maître, » telle est la formule de certaines écoles bien connues en politique. Qu’arrivera-t-il quand ces idées auront passé dans l’âme des générations ? Ce n’est pas sans étonnement qu’on voit la démocratie française entrer continûment et résolument dans le plein courant qui l’emporte vers de telles doctrines. On se demande avec effroi ce qui peut advenir de ces sociétés livrées à toutes les tentations du bien-être, que multipliera sans fin le progrès industriel, sans augmenter dans la même proportion ni les moyens de se les procurer, ni le nombre de ceux qui seront admis à en jouir, si ces sociétés, civilisées à l’excès et comme exaspérées de convoitise, n’admettent plus une loi supérieure et rejettent comme une superstition tout frein moral. Quelle voix mortelle sera capable de se faire entendre dans ce tumulte des imaginations affolées et des appétits déchaînés ? Où sera le principe directeur qui puisse garantir chacun et tous des pires excès ? On se trompe et l’on trompe cruellement le peuple quand on croit que sa cause est intéressée au succès de ces expériences de la morale sans obligation et de la société sans dieu. Les seules démocraties durables sont celles qui font la part de l’idéal dans leur conscience et dans leur vie.

C’est cependant là l’expérience qui se fait, à l’heure présente, sur une grande échelle, dans la société française. Il s’agit de savoir si l’on peut impunément élever les générations nouvelles en dehors de tout dogme philosophique ou religieux, à l’école exclusive des faits, sous la seule règle de l’hygiène publique. C’est peut-être la première fois que cette tentative est faite dans le monde, si l’on excepte quelques années de la révolution ; encore faut-il noter que les jacobins d’alors étaient, pour la plupart, des disciples de Rousseau, des spiritualistes exaltés, adorant la raison et proclamant, avec les droits de l’homme, la liberté morale que l’on nie aujourd’hui. Par quel subtil artifice d’enseignement ou de dialectique pourra-t-on combiner dans l’esprit de l’homme futur, de l’enfant, l’idée de cette souveraineté individuelle qu’on lui défère, avec le sentiment du fatalisme physiologique qu’on lui démontre ? D’une part, souverain dans le domaine illimité des idées ; d’autre part, esclave dans le domaine des faits, esclave de l’événement qui se produit, esclave de son organisme, esclave de tout le passé qu’il porte en lui, maître de tout, sauf de sa volonté, comment se tirerait-il de cette singulière contradiction ? Le voilà donc, l’homme nouveau, affranchi de Dieu, qu’on lui dénonce comme un maître odieux et ridicule, affranchi de la morale, que l’on réduit à une œuvre de police, affranchi de toute loi et de tout devoir ; et dans cet être émancipé, la psychologie de Darwin vient nous signaler les impulsions aveugles de l’égoïsme, l’hérédité redoutable des instincts sauvages, accumulés dans son système nerveux, peut-être même la férocité d’aïeux inconnus, toute prête à renaître au premier choc. Et voilà l’animal humain déchaîné avec ses passions aveugles, irresponsable à travers les monde, sans qu’on prenne d’autre souci officiel que de le délivrer des chaînes que la raison ou la religion lui avait forgées et dont on rejette avec mépris les inutiles contraintes ! C’est, en effet, une formidable aventure, dans laquelle on s’est engagé avec des haines plutôt qu’avec des idées. Un des curieux les plus avisés de ce temps, qui cette fois poussait un peu loin le dilettantisme, disait en souriant : « La France en mourra peut-être, mais ce sera une expérience scientifique pour l’humanité. »


III.

L’humanité civilisée va-t-elle rompre définitivement, sur la sommation d’une école, avec tout son passé, avec tout cet ensemble d’idées et de traditions, fixées, pour ainsi dire, consolidées à travers tant de générations, consacrées par tant d’espérances et de souvenirs et qui semblaient former comme une patrie morale, un refuge inviolable pour l’esprit humain ? L’enjeu, dans le conflit engagé, c’est toute la conscience de l’homme, c’est toute sa destinée. Grande et tragique partie qui se joue autour de nous et en nous et dans laquelle, si nous perdons, tout ce que nous croyons, tout ce que nous espérons est à jamais perdu.

À mesure que nous tracions ce sombre tableau, quelques réflexions consolantes s’offraient à notre esprit ; nous les avons recueillies presque au hasard ; il nous semble qu’il peut y avoir quelque intérêt de réconfort à les réunir. De cette façon, en dehors de tout programme d’école et de toute argumentation savante, viennent se ranger d’eux-mêmes nos motifs de penser que cette cause, qui est celle des idées, si violemment battue en brèche par les partisans exclusifs des faits, n’est pas désespérée. Si nous considérons la France, que nous connaissons mieux que les autres pays, notre premier motif se tire de la résistance plus ou moins inconsciente que rencontrent ces nouveautés d’opinion, de la stabilité acquise au profit des idées contraires, de la possession d’état où on les trouve et qu’il n’est pas aisé de leur faire perdre. Par goût, par habitude, ou même par paresse d’esprit, un très grand nombre d’intelligences tiennent à rester en dehors de ces controverses passionnées ; elles se font un point d’honneur de leur immobilité ou, si l’on veut être juste, de leur fidélité aux convictions qui ont fait la vie morale de leurs pères et qui est pour elles comme un passé toujours vivant. Ce n’est pas là, dira-t-on, une situation d’esprit ni très haute, ni très raffinée, ni très scientifique. — Il ne faudrait pas cependant montrer trop de dédain pour ces parties considérables de l’humanité, qui, après tout, ne restent si fidèlement attachées à ce fonds de croyances que parce qu’elles en sentent l’affinité naturelle, l’accord avec leurs plus vivaces et leurs plus profonds instincts : âmes élémentaires, fort maltraitées par ces aventuriers de la pensée ; âmes un peu lourdes peut-être, mais substantielles et saines, sur lesquelles la superstition de la nouveauté et le respect humain n’ont pas de prise, mais qui, du moins, ne se laissent pas facilement dissoudre par l’ironie ou entraîner par des raisonnemens spécieux. D’ailleurs, et, pour voir les choses de plus haut, il est bon, pour le gouvernement et l’ordre des choses de l’intelligence, qu’il y ait une certaine masse de bon sens solide, qui fasse contre-poids aux entraînemens de système ou de passion, qui maintienne le monde moral sur son axe, l’y ramène quand il en a été brusquement écarté par quelque choc violent et compense par des oscillations en sens contraire les mouvemens excessifs imprimés à la machine. Par là se conserve, pendant un certain temps, l’harmonie des choses et des idées.

Dans cet ordre de compensations nécessaires, je ne dois pas omettre le groupe, si petit qu’il soit, des esprits d’élite qui croient encore à la métaphysique et ne se laisseront pas ébranler dans leur croyance par des mépris affectés. Quelle que soit, d’ailleurs, la secte métaphysique à laquelle ils se rattachent, idéalistes, spiritualistes, disciples de Kant, ils ont goûté à l’ivresse pure des idées ; ils n’en perdront plus l’immortelle saveur, l’ardente et délicate curiosité. Ce petit groupe, si humble, si caché qu’il soit, si peu remuant dans le monde, pense et travaille ; s’il n’agit pas à distance, ne croyez pas pour cela qu’il soit inefficace et inactif ; si cette vertu cachée de la méditation ne se fait pas sentir aux masses, elle se répand dans certaines intelligences d’élite, qui, par elle, deviennent à leur tour des foyers ardens, bien que voilés au monde. Je les ai vus de près, ces méditatifs, ces laborieux, et quelle estime j’ai conçue pour eux ! Étrangers à tout ce qui brille ou fait du bruit, attentifs à la voix intérieure qui parle en eux dans les grands silences du dehors, ils recueillent en quelques pages la substance d’une vie pensante, et cette substance engendre des âmes à son image. Ces temples de la science qu’ils habitent, à qui sont-ils consacrés ? Peu importe, le goût de la vérité et le travail pour l’atteindre sont les mêmes. Et, d’ailleurs, rien de plus libre et de plus large que ces temples. On y travaille avec la plus fière indépendance. Le public s’imagine que ce sont des écoles secrètes, parce qu’elles ont peu d’échos au dehors ; il croit que ce sont des sanctuaires fermés, parce que la foule n’y pénètre pas ; mais pourtant de discrètes paroles en sortent de temps en temps, et, dans la confusion ténébreuse du temps présent, ces paroles sont des clartés. Le trait commun de ces pieux ascètes de la pensée pure, leur originalité, au milieu d’un monde qui n’estime que le fait et la force, c’est de mépriser la force, de dédaigner le fait, tant qu’il n’est qu’un fait, d’honorer l’esprit, de respecter les idées et de croire à la raison. Ce n’est pas qu’ils ne tiennent aussi en grande estime les sciences de la nature ; ils en suivent avec avidité les explorations nouvelles et les progrès ; ils s’enchantent des perspectives ouvertes chaque jour sur l’inconnu des forces et l’inconnu des mondes ; mais ils ne trouvent, dans ces sciences mieux connues, rien qui offense ou qui gêne la raison dans ses intuitions les plus hautes ; ils n’admettent à aucun prix ce prétendu conflit de la métaphysique et de la science, autour duquel les faux savans mènent si grand tapage ; et, sûrs de l’accord final, en attendant qu’il se réalise, ils n’abandonnent pas pour le monde des faits, si large, si incommensurable qu’il soit, le monde des idées, où brille une plus pure lumière. Ils sont les gardiens incorruptibles de la vraie science, celle des principes et des causes, celle qui donne à toutes les autres sciences leur achèvement naturel dans la contemplation de l’ordre, dont chacune d’elles nous livre des révélations partielles. Tant qu’il restera de ces convaincus, les grandes idées ne sont pas près de mourir.

Du reste, à bien examiner le tissu des nouvelles théories, il semble qu’il ne soit pas aussi solide et serré qu’il en a l’air d’abord ; sur plusieurs points il est singulièrement lâche ; plus d’une maille se rompt sous la main de l’explorateur. Ce serait un travail utile, à divers points de vue, d’extraire de l’exposé de ces théories mêmes des moyens de réfutation au moins partielle. Nous ne pouvons entreprendre un si grand travail en ce moment, nous nous bornerons à indiquer quelques lacunes et quelques contradictions qui sont comme des fissures au système et qui offrent une chance de retour possible à des idées prématurément proscrites. J’en donnerai quelques exemples ; un des cas les plus frappans se rapporte au problème métaphysique par excellence, l’absolu.

Dans l’évolution du positivisme, l’idée de l’absolu semblait avoir définitivement succombé. C’était même le premier dogme de l’école (car toute école, même négative, est condamnée à être dogmatique) de répudier et la chose et le mot. L’absolu s’est vengé. Il s’est relevé de cette proscription sous le nom de l’inconnaissable, d’abord avec des prétentions modestes, se distinguant à peine du néant ; puis l’ambition lui est venue, même l’ambition d’exister ; il travaille pour devenir une réalité. Il a poussé plus loin encore son audace renaissante : il a usurpé une sorte de personnalité, métaphorique évidemment, mais, en pareille matière, les métaphores sont graves ; l’esprit humain risque de s’y tromper et de les prendre au mot. Comment cela s’est-il fait ? Comment l’absolu, l’inconnaissable, qui n’étaient d’abord qu’une conception négative, sont-ils devenus graduellement quelque chose de plus et d’autre qu’une négation ? M. Littré, à la fin de sa vie, tout en croyant s’affranchir de tout dogme, appliquait à cette apparition de l’inconnaissable des paroles mystérieuses : « Il lui suffisait, dit-il, de le contempler sur le trône de sa sombre grandeur pour se dégager de tous les dogmatismes. » On a beau se dire que c’est là une belle figure, il y a quelque chose de plus, la vision de je ne sais quelle puissance nouvelle et formidable. Le progrès se marque dans Spencer, qui cependant ne fait que développer d’abord les prémisses du positivisme. Au terme de la science, il reconnaît un mystère ; il le reconnaît également au terme de la religion ou de la métaphysique ; il constate que le monde, avec tout ce qu’il contient et tout ce qui l’entoure, est une série de phénomènes qui veut une explication : des deux côtés, il arrive à la nécessité de l’affirmation d’un mystère. Au-delà de toute chose sentie ou connue on rencontre l’omnipotence et l’universalité de quelque chose qui passe l’intelligence. Ce mystère cache et révèle à la fois, sous le nom de l’absolu, une réalité transcendante. D’abord, force aveugle indifférente, sans relation avec nous, ce noumène mystérieux grandit ; il finit par laisser tomber quelques-uns de ses voiles, par laisser percer, si peu que ce soit, l’obscurité sacrée où il résidait comme le fantôme de l’abstraction. Dernier élément commun de la science et de la religion, on dit de lui qu’il est une force aveugle ; mais qu’en sait-on ? Au fond, nous ne savons ni si elle est aveugle, ni si elle est clairvoyante. C’est une réalité, mais incompréhensible. Ce n’est déjà plus l’absolu néant, c’est l’absolu impénétrable dans son essence, inaccessible à nos moyens d’investigation, à notre faculté de connaître. En lui se résument, comme dans une réalité suprême, les dernières idées de la métaphysique et de la science, autant de symboles révélateurs : la force, l’espace, le temps, lesquelles, expliquant tout le reste, demandent elles-mêmes une dernière explication. On a beau dire, dans le langage positiviste, que l’absolu est inconnaissable sous le côté logique, il ne l’est pas autant sous le côté psychologique : « Nous en admettons tacitement l’existence, dit Spencer ; ce seul fait prouve qu’il a été présent à notre esprit, non en tant que rien, mais en tant que quelque chose. » Nous sommes en face d’une double impossibilité : l’impossibilité logique du relatif tout seul pour exister et pour être conçu, s’il n’est pas en relation avec l’absolu qui le définit et, en même temps, le soutient ; l’impossibilité psychologique de nous défaire de la conscience d’une réalité, cachée sous les symboles. Au terme de ce raisonnement, par une sorte d’ascension dialectique, apparaît la nécessité de croire à un premier principe, à une première cause. Et ainsi se reconstruit, peu à peu, par un travail évolutif inverse, un ensemble de conceptions qui, bon gré mal gré, ressemble singulièrement à ces idées de l’ancienne métaphysique, tant de fois proscrites, si sévèrement condamnées.

Sachons profiter de ces concessions étonnantes, que la vérité, pressant de tout son poids sur une grande intelligence, lui arrache, comme un témoignage inattendu. J’y vois deux conséquences de grande portée : la première, c’est une indéracinable croyance à la réalité objective d’une cause, ce qui enlève, malgré les apparences contraires, cet esprit si vigoureux à la tentation du phénoménisme. La seconde, c’est que cette cause se revêt peu à peu d’attributs qui la caractérisent singulièrement. Bien qu’on la traite encore d’inconnaissable, on la nomme, et à l’aide de désignations qui s’éloignent de plus en plus de la conception purement négative à l’origine. On l’appelle Être, Pouvoir ; on lui attribue l’unité, l’omniprésence, la persistance. Souvent on en parle comme un disciple de Spinoza parlerait de la nature naturante ; d’autres fois, presque comme un théiste. On n’ose pas lui attribuer la conscience et la personnalité comme à l’homme : « Mais, dit-on, ne peut-il y avoir un mode d’existence aussi supérieur à l’intelligence et à la volonté que ces modes sont supérieurs au mouvement mécanique ? De ce que nous ne pouvons concevoir ce mode supérieur d’existence, ce n’est pas une raison pour le révoquer en doute ; ce serait bien plutôt le contraire. » Ici, Spencer se rencontre avec Mathew Arnold, qui, après avoir déclaré, lui aussi, que notre intelligence ne peut saisir la réalité suprême, sinon à travers des symboles imparfaits, ajoute : Il faut bien pourtant en revenir « à un Pouvoir, autre que nous (a power, not ourselves), qui travaille pour le bien. » Rien n’est plus significatif que ce grand effort pour éviter Dieu, au terme duquel, sous d’autres noms, se retrouve toujours Dieu, voilé sans doute, mais reconnaissable à ce trait : une Cause première qui travaille pour le bien à travers la nature, instrument et symbole de son activité éternellement créatrice et bienfaisante.

J’oserais dire que ce procédé rappelle, de plus près qu’on ne l’imaginerait d’abord, si l’on n’avait les preuves sous les yeux, le procédé même de Descartes, qui consiste à retrouver l’infini (ce que Spencer appelle l’absolu) comme dernier terme et suprême appui du fini. Quand Spencer déclare que le relatif ne peut ni exister ni être conçu, sinon en relation avec l’absolu, que fait-il, sinon proclamer que toute la série des choses relatives aboutit, de toute nécessité, à un premier principe, qui, parce qu’il est premier dans l’ordre de l’être et de la pensée, est par essence inexplicable, principe qui se refuse à nos moyens de connaître tout en rendant la connaissance possible, principe qui échappe à l’évolution, bien que toute évolution procède de lui, un moteur immobile enfin, réalité suprême à laquelle sont suspendues à la fois la chaîne des idées et la chaîne des mondes ? Et, si j’osais presser de plus près encore certaines expressions de Spencer, en extraire toute la vertu substantielle et réparatrice, je montrerais que cet adversaire de la métaphysique nous fournit lui-même l’occasion et le moyen d’en reconstituer l’idée fondamentale. Ces grands critiques ne sont pas toujours si éloignés qu’ils le croient eux-mêmes de quelque tentation mystique, si par mysticisme on veut bien entendre simplement l’attraction sensible du dieu inconnu. Il se passe, en effet, quelque phénomène de ce genre dans la vie intellectuelle de ceux qui vivent très haut, dans le commerce des idées, avec une sincérité profonde et une probité incorruptible à tout autre intérêt que celui de la vérité. Spencer se montre à nous tellement préoccupé, obsédé de l’absolu, qu’on pourrait croire qu’il a la vision secrète de la réalité cherchée, en la cherchant toujours. C’est le mot du dieu de Pascal dans un admirable dialogue, quand Pascal s’inquiète et s’afflige de le poursuivre et de le perdre sans cesse : « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé. » — L’absolu, perdu d’abord, retrouvé ensuite, quel drame des idées ! C’est en vain que l’on espère, de temps en temps, à travers les âges, avoir exorcisé le spectre de l’absolu. Il est là, toujours là, ce revenant éternel. On le croit démasqué dans ses mensonges, flétri, banni à jamais. La science libératrice s’applaudit de son œuvre. Et voilà qu’au lendemain de ces éphémères triomphes, il revient troubler l’homme dans sa fausse et fragile sécurité, l’inquiéter dans son repos factice, le solliciter à monter encore vers les hauteurs mystérieuses, au-dessus de la région des faits et des lois qui ne peuvent le satisfaire ni remplir tout son esprit. Et le jeu de la dialectique éternelle recommence, à la grande surprise de ceux qui pensaient l’avoir anéantie.

On n’est donc plus d’accord sur ce point que l’Inconnaissable soit ce qu’il était d’abord, une conception négative. Il a grandi, il s’est développé ; il existe au moins à l’état d’une Force et d’une Cause suprême. Et, quant à sa manière d’agir dans le temps et l’espace, qu’il remplit de son activité, est-il certain que ce mode d’action soit purement mécanique, et l’évolution, entendue dans ce sens tout physique, est-elle démontrée ? Il faudrait bien en changer l’interprétation, si l’on admettait pour l’absolu cette existence supérieure à l’intelligence, à laquelle incline, de plus en plus, M. Spencer. Ce genre d’attribut exclurait du même coup le mécanisme, et si une pareille conception venait à triompher, ce ne serait plus le pur naturalisme que nous aurions en face de nous, ce serait une idée d’ordre tout métaphysique, étrangère à l’homme, parce qu’elle serait, non pas au-dessous, mais au-dessus des conditions de sa pensée.

D’ailleurs on est encore loin de s’entendre sur le sens de ce grand mot, l’évolution, invoqué comme une conception mystérieuse des origines plutôt qu’il n’est défini comme une raison exacte et suffisante de ces origines. Le transformisme lui-même, qui est à la base de l’évolution, peut-il être accepté comme définitivement établi, et quel savant peut le considérer comme intégré à la science positive ? Malgré tant d’observations ingénieuses et de recherches, il est l’objet de controverses aussi vives que le premier jour où Darwin a produit sa pensée. À force de travail patient et de hasards heureux, la doctrine transformiste parvient de temps en temps à conquérir quelques échelons dans la série des formes vivantes et des espèces, et quelques faibles apparences de transition possible ; puis une lacune se présente, que rien ne peut combler ; l’enchaînement des types se rompt d’une façon irréparable ; il semble que tout est à recommencer. Tant que les choses resteront en cet état, qui oserait dire que le transformisme est autre chose qu’une hypothèse ? et si cela est vrai des idées de Darwin, à plus forte raison peut-on le dire de l’évolution, qui est la synthèse de la nature tout entière.

Quel nombre effrayant de suppositions gratuites, de postulats arbitraires, d’assertions sans preuve exige ce processus universel, éternel, hors de toute proportion avec la pensée humaine, qui embrasse tous les phénomènes sans exception, depuis le mouvement des corps célestes jusqu’à la formation de la première cellule, depuis la cellule, berceau de la vie naissante, jusqu’à l’éclosion en pleine lumière de la conscience humaine ! Certes il y a de la force d’esprit à chercher dans la poussière cosmique et dans les lois du mouvement qui s’y appliquent la formule explicative du monde, de toutes les variétés de phénomènes et d’êtres qu’il contient, de toutes les transformations qu’il a subies jusqu’à ce jour et qu’il devra subir dans un avenir indéfini. Cela est bien tentant de substituer à la conception d’une cause intelligente le mouvement éternel, seul père de la nature. Mais combien d’objections se lèvent à chaque pas sur le chemin de cette hypothèse colossale ! Que d’intermédiaires inexplicables et d’obstacles à franchir à travers tous ces stades échelonnés le long de cette route immense ! L’existence absolue de la matière affirmée a priori, l’homogène immobile, inexplicable en soi ; l’hétérogène, non moins inexplicable, introduit dans cette substance primitive et en repos ; l’identité des forces physiques et vitales ; la genèse des formes spécifiques par une commutation réciproque ; l’équivalence et la corrélation des forces brutes et des forces mentales ; la transformation du mouvement moléculaire en sensation et en conscience, que l’on pose tout en la déclarant incompréhensible ; voilà bien des postulats, imposés comme la rançon obligatoire à chaque passage d’un ordre de phénomènes ou d’un système d’êtres à un autre. Mais une objection plus générale nous arrête, dès le commencement de cette vaste aventure d’idées : si l’évolution, malgré ses hésitations, ses retours, ses lacunes, est en somme une marche en avant, un passage du moins parfait au plus parfait, ce qu’on peut appeler très légitimement un progrès, n’est-on pas en droit d’établir qu’il ne peut y avoir progrès continu dans l’ensemble sans une direction du mouvement qui ne soit pas d’ordre mécanique ? Or, on a beau dire que l’évolution ne signifie pas nécessairement progrès ; au moins dans la première phase que décrit Spencer et qui embrasse des milliers de siècles, dans la phase qui dure encore et qui se développe sous nos yeux, où nous sommes à la fois témoins et acteurs, il y a progrès dans l’ensemble ; incontestablement il y a une marche suivie vers le mieux, de la matière diffuse au monde sidéral, du monde physico-chimique au monde organique, de la cellule à la plante, de la plante à l’animal, des protistes à l’homme, de l’homme barbare des premiers âges aux sociétés civilisées, de la brutalité élémentaire à la notion du droit et de la solidarité sociale. Partout se déroule devant nous la hiérarchie des formes marchant vers une complexité plus grande, vers un système de forces qui représente un ensemble croissant de parties solidaires et de fonctions distinctes. Or est-il concevable que cette transformation en mieux n’implique pas une direction et une coordination de mouvemens en dehors du mécanisme ? Les lois de Spencer sont insuffisantes dans le monde cosmologique, celles de Darwin le sont également dans le monde organique pour expliquer cette marche vers les formes plus élevées de l’être. Leur action est visiblement subordonnée à un but. La réussite d’un effet de hasard ne peut servir qu’une fois ; elle ne peut pas servir toujours. Le mécanisme peut rendre compte d’une combinaison de forces, non d’une série de combinaisons qui forment des systèmes réguliers. Ce que d’ailleurs la théorie n’explique pas, c’est pourquoi, dans le nombre illimité d’évolutions qui peuvent se produire, telle évolution s’accomplit plutôt que telle autre, et dans un sens déterminé de progrès. Pourquoi ce monde plutôt que tel autre ? Pourquoi pas aussi bien tout autre monde que celui-ci ? Ou bien, pourquoi pas le chaos éternel, l’anarchie des forces ? Quel intérêt peut avoir le mécanisme aveugle à en sortir ? Quelle nécessité d’ailleurs d’en sortir, s’il n’y a pas, sous une forme quelconque, une cause ou idée directrice qui régularise, discipline et coordonne ce tumulte de forces errantes et sans frein ? Une direction des degrés inférieurs vers chaque degré supérieur implique autre chose que le mécanisme ; un système de directions définies ne peut être qu’un synonyme scientifique de la finalité.

Voilà une contradiction que les théories nouvelles n’ont pas encore résolue. Nous pouvons attendre tranquillement qu’on la résolve. Ce n’est pas la résoudre, en effet, que d’insinuer comme on le fait, que la nature est une grande artiste qui ne se connaît pas elle-même, que l’évolution est un travail intelligent par ses résultats et non par ses intentions, bien qu’il s’exécute par des agens purement naturels et par des lois physiques. Ce ne sont là que des palliatifs de mots et des expédiens. Si la nature est autre chose que la nécessité aveugle, si elle est douée d’une force secrète qui tire du chaos informe des élémens primitifs la figure du monde actuel et la série des mondes futurs, à quoi bon maintenir ce nom vague et métaphorique, substituer la nature, un être de fantaisie, une pure idole, à une intelligence travaillant dans le monde avec conscience du but, se servant des lois pour atteindre ses fins, sachant ou va l’univers et développant son histoire comme une pensée vaste et continue qui se réalise ? Une pareille conception vaut bien celle du hasard et de la nécessité ; elle vaut bien aussi celle d’une nature intelligente et personnifiée.

Donc l’évolution demeure une hypothèse, et toute la destinée du naturalisme actuel en dépend ; car elle est l’explication mécanique du monde. Or, si cette explication ne se suffit pas à elle-même et ne s’établit qu’à grands renforts de postulats, on peut dire que l’ancienne métaphysique n’est pas détruite, puisqu’elle n’est pas remplacée. — Il se passe quelque chose d’analogue pour la morale, que l’on s’est efforcé de réduire à des groupes de sentimens ou d’habitudes utiles ou nuisibles. Des faits, si solidement liés qu’ils soient, peuvent-ils constituer une conscience morale et remplacer la raison ? On essaie de nous le persuader, mais à quel prix ! Encore une de ces surprises que nous réserve l’examen de ces doctrines et qui suscitent bien des doutes sur leur stabilité et leur avenir. On a tout détruit des fondemens et des données de l’ancienne morale, on a tranché les liens par lesquels elle se rattachait à des principes d’où lui venait l’autorité de ses prescriptions, la majesté de ses lois ; par quel étrange revirement d’idées voit-on ces théoriciens nouveaux s’efforcer de rendre à la doctrine empirique, arrivée à son terme, le caractère auguste et sacré qu’ils répudiaient pour elle à l’origine ? C’est un spectacle assurément édifiant de voir Stuart Mill, après avoir développé sa doctrine utilitaire et employé tant de ressources ingénieuses et d’habileté d’esprit à la dépouiller de tout a priori, reconstruire à son profit, d’une manière inattendue, ces idées d’obligation et de sanctions, les mettre à son usage et parler avec une sorte d’attendrissement de cette nouvelle religion du devoir qu’il a fondée ? N’est-ce pas là un fait bien significatif, que la nécessité des formes et des caractères de la morale rationnelle s’impose, de gré ou de force, à la morale positiviste, avec laquelle ces formes et ces caractères sont par définition incompatibles ? On a détruit les idoles métaphysiques de l’obligation, de l’impératif catégorique, du devoir rationnel, des sanctions de la conscience, et voilà qu’on les rétablit par de singuliers détours de raisonnement, après leur avoir fait subir une sorte de purification préliminaire et de baptême expérimental. Mais ne sent-on pas qu’on démontre par cela même l’inévitable nécessité de ces principes, l’impossibilité pratique de s’en passer ; et ne craint-on pas d’inspirer à la raison humaine la tentation de revenir tout simplement à la source supérieure d’où ils émanent ?

Partout, c’est la même fureur logique de destruction et partout se produit, aussitôt après la ruine des vieilles idées, le sentiment des grandes lacunes qui s’ouvrent devant les théories nouvelles, partout le sentiment des insuffisances pratiques qui forcent leurs auteurs de recourir à des expédiens ou à des équivalens fort inefficaces, destinés à marquer la place vide plutôt qu’à la remplir. On nous dit, par exemple, que la liberté est condamnée et par la physiologie et par la doctrine de l’universel déterminisme. La science a parlé, il faut s’incliner ; il faut croire qu’elle a raison, à supposer qu’une pareille question soit de sa compétence. Mais aussitôt que le déterminisme a étendu son implacable niveau sur la vie humaine, chacun de ceux qui l’ont établi essaie d’y soustraire quelques portions de cette vie et de ramener, sous quelques déguisemens, la réalité pratique qui n’est pas impunément méconnue. C’est Stuart Mill, par exemple, qui oppose aux motifs déterminans, présens à la conscience, la possibilité de susciter des motifs nouveaux, par lesquels s’il n’est pas détruit, du moins le déterminisme intérieur est déplacé. Quels sont donc ces motifs et quelle en est la portée ? Ou bien, pour se réaliser en une volition, ils impliquent la liberté, ou bien, si l’adhésion à ces motifs n’implique pas un acte libre, si elle n’est qu’une autre forme du déterminisme, il ne peut être moral d’y adhérer, cette adhésion ne dépendant pas de nous. — N’y a-t-il pas là comme un retour indirect à l’ancienne et inévitable idée de la liberté ? Toujours d’après M. Stuart Mill, chaque homme est responsable de ses dispositions mentales, un amour insuffisant du bien et une aversion insuffisante du mal, responsable aussi de son caractère, qu’il n’a pas modifié dans le sens des bons sentimens, responsable encore, s’il a commis une faute grave, de n’avoir pas donné la prépondérance à la crainte du châtiment sur les motifs égoïstes, criminels ou bas. — Mais tout cela, il pouvait donc le faire ? Tant de choses dépendaient donc de lui ? Et quel autre sens peut-on donner raisonnablement à la liberté du choix ? — « Modifiez votre caractère, nous dit-on ; cela est toujours possible. » Eh quoi ! déplacer cette masse d’impulsions héréditaires, d’affections congénitales, d’influences de tout genre venues du dedans et du dehors, orienter son choix dans une autre direction que celles qu’indiquaient le tempérament, la nature donnée de l’individu, cela est donc possible, cela est facile même ? Pourquoi nier alors la liberté ? — Chez un autre philosophe, un dialecticien remarquable, qui semble incliner vers les théories naturalistes, du sein du déterminisme que nous portons en nous, surgit l’idée de la liberté possible, qui, une fois conçue, tend à se réaliser à travers mille obstacles, et finit par conquérir sa réalité, à se dégager de la fatalité ambiante, à se créer elle-même par la vertu et la force de la pensée. — Pour d’autres enfin, subtils raisonneurs qui accordent trop facilement que la science a raison, sans se défier suffisamment du mot science assez mal appliqué, il n’est pas prouvé que la vérité scientifique permette à l’âme humaine de vivre, et peut-être, nous dit-on, l’illusion de la liberté est-elle nécessaire pour que l’homme et la société existent.

Je retiens la théorie de ces illusions nécessaires, qui ne peuvent représenter que des formes constitutives de la pensée, et je me demande comment l’illusion de la liberté peut créer autre chose que l’illusion ou le rêve d’une vie morale. Tous ces moyens détournés pour ressaisir l’ombre de la liberté sont une preuve convaincante de sa nécessité et de sa réalité. Ce sont autant de repentirs psychologiques, assez mal dissimulés, d’une erreur grave que le système impose et que dément l’obligation salutaire de vivre. D’ailleurs, si l’on croyait au déterminisme, pratiquement et théoriquement, on devrait non-seulement prévoir le jour et l’heure où cette transformation des idées s’accomplira définitivement, on devrait presser ce jour, invoquer cette heure libératrice. Or, voici un fait singulier : la démonstration scientifique du déterminisme, nous dit-on, ne dispense pas de laisser enseigner la liberté morale ; il convient même de le faire officiellement, l’une de ces idées représentant une vérité de science, l’autre une illusion nécessaire de pratique. De pareils raisonnemens me jettent dans une sorte de perplexité. Si le déterminisme est la vérité, il vaut mieux que tout le monde connaisse la vérité. Veut-on qu’il y ait des erreurs et des mensonges nécessaires appropriés à l’enseignement et adaptés, je ne sais comment, à la pratique ? On nous répondra que toute vérité n’est pas bonne à savoir. Mais ici à quoi servirait de la dissimuler ? C’est comme si l’on voulait enseigner à un amputé l’usage du bras et du pied dont il ne peut plus disposer. À quoi bon apprendre aux enfans l’emploi de la liberté si elle n’existe pas ? Et n’est-ce pas se moquer du monde que de prétendre à discipliner ou à diriger des pouvoirs d’action purement imaginaires ? Il est plus digne de déterministes convaincus de proclamer bien haut, en face des vieux préjugés, la vérité nouvelle, fût-elle funeste au monde et à la vie tels qu’ils sont disposés par la routine. C’est à la vie de s’arranger autrement, si elle le peut ; c’est au monde à se tirer d’affaire et à se mettre d’accord avec les choses. Il ne faut ruser ni avec la vérité, ni avec les hommes : d’abord cela n’est pas honorable et puis cela ne sert à rien. Une leçon sort de tous ces artifices, de ces détours et retours inattendus, c’est que la libre énergie, qui est le fond de la personne humaine, ne se laisse pas si facilement détruire au nom d’une théorie d’automates ; elle jette le reflet de son évidence sur ses adversaires, qu’elle éclaire malgré eux et qu’elle inquiète.

Sur tous les points les mêmes déceptions se produisent, et, à la suite, les mêmes contradictions. On a voulu affranchir l’homme en le débarrassant des vieux jougs ; on l’a délivré de l’obsession de Dieu et de la vie future ; on l’a déchargé du poids de sa responsabilité ; on a fait ce que l’on a pu pour le détourner des troublantes chimères, pour fixer son rêve errant sur la terre, pour améliorer son séjour et sa condition présente. Il devrait être heureux, enfin, après tant de siècles de servitude et de misère. Et voici qu’on s’aperçoit qu’il ne l’est pas. Voyez plutôt ce singulier phénomène du pessimisme croissant en raison directe du progrès de la science, d’où devait sortir toute amélioration durable et toute lumière positive. Quelques-uns des penseurs qui ont travaillé avec le plus d’ardeur à cette émancipation sont pris de doute au terme de leur œuvre et se demandent si la vérité ne serait pas triste. Et comment ne le serait-elle pas, puisque ce prétendu affranchissement de l’homme le fait à la fois esclave des phénomènes et comme un étranger dans l’immensité de cet univers « qui ne le connaît pas, » seul, sans appui, sans passé, sans avenir ? À quoi s’attacher dès que l’inexorable loi du mécanisme est proclamée comme le dernier secret des choses ? Et pourquoi vivre alors, s’agiter, penser, souffrir ?

Je sais bien que ces mêmes penseurs ne veulent pas consentir à de telles ruines ; ils prétendent les relever malgré la logique, malgré la science. Ils font un appel désespéré à l’idéal ; ils affirment le progrès moral et religieux dans le monde ; ils invoquent la raison, qui ne peut avoir tort, malgré les apparences, malgré les démentis flagrans de la réalité. Ils ne se résignent pas à cette tristesse morne ; ils essaient d’y jeter quelque rayon ; ils appellent à leur aide je ne sais quelle justice supérieure, réparatrice de ce grand malentendu, vengeresse des consciences. Tout cela est fort beau et d’une poésie touchante. Mais qu’est-ce que cette vie spirituelle à laquelle on s’obstine à nous convier ? Qu’est-ce que cette certitude affirmée du progrès moral et religieux ? Et ce culte de l’idéal, tourment des plus nobles et des plus délicats esprits de ces nouvelles écoles ? Il faudrait pourtant s’entendre avec eux et savoir au juste ce qu’ils veulent dire. On ne peut accorder de pareilles rêveries, si généreuses qu’elles soient, avec ces affirmations solennelles, tant de fois répétées, que la seule vraie religion, c’est la science, que la science est l’unique maîtresse de la vérité, que la vérité est ce qui est prouvé scientifiquement, c’est-à-dire par l’expérience rigoureusement pratiquée. Qui croire et que croire dans une pareille discordance de mots et d’idées ?

Le dilemme est pressant, il faut choisir ; et bien des intelligences restent suspendues devant cette double et contraire affirmation. On nous parle du progrès et de l’humanité future, pour laquelle il est beau de travailler. Mais ce progrès aura-t-il le temps de se réaliser avant que la vie ait disparu de cette planète, et, d’ailleurs, à quoi bon, si ce progrès lui-même est destiné au néant ? On s’agite, et pourquoi ? Pour qu’à un jour plus ou moins lointain, un caprice des forces cosmiques retire du grand jeu qui se joue cette pièce qu’un autre caprice y a introduite par hasard ou par nécessité. Quant à l’humanité future, de quel droit prélèverait-elle une part si grande sur nos labeurs et nos sacrifices, s’il ne doit rien survivre, même un effet moral, à tous ces efforts, si ce capital immense de bonne volonté et de génie est la proie marquée d’avance pour le cataclysme final ? Ce tourbillon d’atomes employé à la composition du monde actuel entrera lui-même dans d’autres combinaisons qui se succéderont sans fin, sans relation avec celle-ci, dans une éternité vide de tout souvenir. Cette justice réparatrice qu’on invoque, de quel côté de l’horizon brillera-t-elle ? D’où peut-elle venir, puisque l’on a exclu la Raison suprême de l’explication des choses ? Que restera-t-il des pensées d’un Aristote ou de l’héroïsme pieux d’un saint Vincent de Paul ou des calculs révélateurs d’un Newton, quand le soleil qui a éclairé un instant ces fronts sublimes sera lui-même éteint ? Cette religion du progrès, ces espoirs sublimes, hypothéqués sur un infini sans pensée et sans moralité, ne serait-ce pas encore une dernière mystification imposée à l’homme, qu’il vaudrait mieux laisser tranquille dans la réalité positive que lui donne la science et ne pas agiter ainsi de rêves mille fois plus vains que ceux dont les anciens dogmes l’avaient bercé ?

Voyons cependant les choses à un point de vue plus humain et sans trop presser la logique. Que prouvent, après tout, ces appels à la vie spirituelle et ces protestations en faveur de l’idéal, sinon que l’âme ne se laisse pas enfermer dans l’horizon des faits sensibles, qu’elle ne pourra jamais s’acclimater dans le monde du mécanisme, qu’elle a besoin de respirer du côté des idées ? Et c’est pour cela qu’elle cherche obstinément son issue vers la lumière, vers la raison. Rassurons-nous donc, malgré tous les efforts conjurés de la science positive et de la critique, sur le lendemain de l’humanité, que l’on se représente si morne et si triste quand les dogmes auront disparu en philosophie comme ailleurs. Ces dogmes ne sont jamais plus près de renaître qu’au moment où l’on croit qu’ils finissent. Ils renaîtront, modifiés peut-être dans la lettre qui les exprime, non dans l’esprit qui fait leur vie impérissable. Ne laissons pas tomber à terre, sans les relever, ces espérances et ces paroles de foi échappées à quelques penseurs dont la science n’a pas rempli l’attente et qui cherchent au-delà, sans trop se soucier s’ils se contredisent. Recueillons ces promesses et ces gages. C’est un désaveu des théories désolées avec lesquelles ils semblaient avoir fait un pacte ; c’est le témoignage que la vie n’a de prix qu’à la condition qu’elle trouve dans l’idée du bien son principe et son terme ; c’est aussi la preuve que le divin console mal de Dieu. Et, quant à cette idée même du divin, si abstraite et si vague, qu’aurait-on à répondre à un physicien ou à un chimiste qui demanderait de quelle expérience on a tiré une pareille notion, introduite à l’improviste sur la scène ? Il faudrait bien avouer qu’elle vient d’ailleurs et de plus haut, et qu’elle se rattache à cette philosophie perpétuelle, la perennis quœdam philosophia que célébrait Leibniz.

Ainsi se manifestent, comme par le jeu d’une force régulière et fatale, des symptômes de réveil inattendu pour tout un ensemble de concepts et de sentimens que l’on croyait disparus dans le triomphe de la science. Ainsi se reconstitue peu à peu ce fonds de platonisme né avec l’homme et qui ne disparaîtra qu’avec lui : le culte de la vie spirituelle, l’irrésistible et obsédant amour de l’idéal, la foi à la raison, qui crée une parenté entre l’homme et Dieu, l’autorité et la beauté du devoir, le pressentiment de l’absolu, la croyance à une source supérieure d’être et de vérité, à un au-delà mystérieux qui enveloppe et dépasse la science. Quoi qu’on fasse, ces semences d’idées ne meurent pas ; même sur un sol ingrat, elles sont avides de renaître ; c’est comme une moisson toujours prête à se lever, après les jours de détresse, à l’appel pressant de l’âme humaine, avec la complicité de ceux-là même qui ont voulu s’attaquer à la racine de ces idées et qui, tout d’un coup, pris d’effroi devant leur œuvre, s’arrêtent et renoncent au triste honneur d’achever l’expérience commencée.

E. Caro
  1. The courses or religions thought. (Contemporary Review, juin 1870.) Voir aussi le livre très intéressant du comte Goblet d’Alviella, l’Évolution religieuse contemporaine, spécialement dans les chapitres relatifs à l’Angleterre.
  2. L’Évolution religieuse contemporaine, chap. VI.