Comment nous ferons la Révolution/7

La bibliothèque libre.

Chapitre VII

LA GRÈVE OFFENSIVE COMMENCE


Maintenant, il n’y a plus d’espoir que la crise s’atténue, ni qu’elle soit conjurée, grâce à des palliatifs ou des demi-mesures. Toute conciliation est devenue impossible. La guerre de classes est déclarée et elle s’annonce farouche, implacable. Les ennemis sont face à face et nulle paix n’est à prévoir, hormis quand l’un des deux adversaires sera terrassé, écrasé, broyé.

Ce n’est pas à coups de canon que la classe ouvrière a ouvert le feu contre la Bourgeoisie. C’est par un acte formidable et simple : en se croisant les bras. Or, à peine ce geste est-il esquissé que voici le capitalisme secoué par les spasmes symptomatiques de l’agonie. C’est preuve qu’il en est du corps social comme du corps humain : tout arrêt de fonctionnement, de circulation lui est préjudiciable et néfaste.

Heureux présage pour les grève-généralistes ! c’est l’encouragement à persévérer, la certitude du triomphe proche…


Tandis que les travailleurs puisaient élan et réconfort dans les événements qui se déroulaient, les privilégiés n’y trouvaient qu’émotions d’un ordre opposé : leur affolement atteignait des proportions stupéfiantes.

Dès les premières convulsions révolutionnaires, une panique irraisonnée avait empoigné la minorité parasitaire dont la vie, artificielle et superficielle, était faite de snobisme et de préoccupations puériles, stupides, luxueuses. Ces inutiles furent, de suite, désemparés, décentrés, effondrés. La peur du peuple leur donnait la petite mort.

Dans les quartiers aristocratiques, ce fut une débandade folle et une fuite éperdue. Les fin-de-race croyaient venue la fin du monde. Ils abandonnèrent leurs demeures princières et beaucoup filèrent se terrer dans les châteaux de province où, naïvement, ils se crurent à l’abri de la bourrasque.

Le vide se fit aussi dans les grands caravansérails internationaux, les hôtels somptueux, les restaurants selects, dans tous les lieux, — mauvais et autres, — où affluaient les étrangers de marque, où se désœuvraient les mondains et les gros sacs.

La bourgeoisie moyenne, qui vivait du parasitisme de ces grands parasites, — les commerçants et les fournisseurs de haut luxe, — ne fut pas moins affectée qu’eux. Elle jérémiait sur les difficultés de vivre et par dessus tout, pleurait sur le marasme des affaires, supputant le manque à gagner que lui occasionnait la grève.

À la Bourse des valeurs, ce fut d’abord le tohu-bohu des jours de krak. Les cours dégringolèrent avec une promptitude d’autant plus échevelée que la cohue des financiers, des joueurs, vautours et caïmans, était déjà moins épaisse. Les tenaces, les obstinés affairistes, qui caressaient le rêve de rafler des millions dans l’effondrement de la rente, étaient solides au poste, — quoique leur anxiété perçât au coup de gosier moins claironnant : les voix s’enrouaient, les braillements s’assourdissaient.

Cependant, dans le monde des possédants, les gens de finance faisaient, relativement, la moins mauvaise figure. Plus habitués aux brusques coups du sort, bronzés par les montées fantasques et les déconfitures rapides, ils avaient l’intuition de flairer le profit qui se peut récolter dans une catastrophe. Dans les circonstances présentes, ils se laissaient moins facilement terrasser par la fièvre d’épouvante : ils savaient plastronner devant un péril, — et tenter d’y faire face. C’est pourquoi les grands maîtres des établissements financiers, dispensateurs du crédit et régulateurs de la circulation de l’or, — ce sang de la société capitaliste, — se mirent à la disposition du gouvernement, décidés à faire des sacrifices, à l’aider sous toutes formes.

Certains, encore, parmi les bourgeois, conservaient leur lucidité d’esprit, n’avaient pas l’âme veule et peureuse et étaient disposés à se défendre. Ceux-ci devaient ce ressort à l’éducation nouvelle qui, en exaltant la culture physique, en les orientant vers la pratique des sports, les avait dotés de muscles. À faire de l’auto, à s’engouer pour l’aviation, ils avaient acquis l’esprit de décision, un mépris du danger et une énergie qui ne s’effarait pas au moindre heurt. Ils se comparèrent aux prolétaires, se constatèrent aussi musclés que les mieux râblés d’entre eux, — et ils avisèrent à leur tenir tête. Leur attitude s’expliquait, — fût-elle même un peu fanfaronne : en défendant leur classe, leurs privilèges, ils essayaient de conserver leur situation ; ils combattaient pour que durât leur vie de plaisir et d’oisiveté.

Les clubs et les cercles, dont ces bourgeois à tempérament faisaient partie, délibérèrent et convinrent de s’aboucher avec le gouvernement, offrant de se constituer en corps de francs-bourgeois qui batailleraient contre le peuple.

Le gouvernement s’effara de la proposition ; il craignait que cette offre cachât une manœuvre des partis dynastiques dont les compétitions et les espoirs s’éveillaient.. Pour ne pas donner à leurs partisans un certain relief, il n’accepta pas ce projet. Il eut une seconde raison pour décliner cette offre : il appréhendait que son acceptation dénotât une gravité de l’heure, qu’il ne voulait pas laisser supposer. Il remercia, prolixe en paroles réconfortantes, affirmant que l’armée suffirait à surmonter la crise.

Cette confiance qu’il simulait et voulait faire partager, les événements la démentaient brutalement. L’armée avait beau camper dans Paris, y patrouiller à fureur et s’évertuer à supplanter les grévistes, le résultat ne répondait pas à l’effort, — la grève déferlait, toujours plus impétueuse. Et la nervosité ambiante, qui ne faisait que croître, était accentuée par le manque de nouvelles. Des rumeurs inquiétantes circulaient et l’anxiété et l’angoisse grandissaient à ces racontars qu’il n’était guère possible de vérifier.

Les journaux paraissaient moins que jamais. Les plus puissants, par les moyens financiers, arrivaient avec peine à faire sortir des feuilles rudimentaires, intermittentes.

La ville avait perdu son décor de luxe et de joie. Elle n’était plus la cité affairée, commerciale, manufacturière. Elle prenait des patines de nécropole — et en avait aussi les relents. Les frémissements qui l’animaient évoquaient le grouillement d’une décomposition interne. L’occupation militaire, qui lui donnait certains aspects de camp, n’effaçait pas cette impression de chose qui meurt. Ses rues étaient mornes et vides. Il ne persistait de circulation que dans les grandes artères, où déambulait une foule bigarrée d’ouvriers et d’employés désœuvrés, de bourgeois effarés.

Le va-et-vient des voitures était excessivement réduit : quelques fiacres, la plupart conduits par des cochers qui, en temps normal, maraudaient la nuit autour des gares et proche des établissements de plaisir ; quelques autos ayant au volant, non des professionnels, mais des amateurs, — jeunes bourgeois robustes qui, fiers de leurs biceps, portaient crâne.

La plupart des boutiques avaient baissé leurs devantures ; faisaient exception, restant entr’ouverts, cafés et marchands de vins, où patrons et personnel familial assuraient le service.

La vie, — réduite aux nécessités matérielles, — devenait de plus en plus pénible. Les difficultés d’approvisionnement croissaient. Malgré qu’il s’y efforçât, le gouvernement ne parvenait pas à assurer le ravitaillement.


Aux premiers jours, tous ceux qui en avaient eu les moyens, s’étaient précipités aux magasins de victuailles, se constituant des réserves alimentaires. Seulement, si la population bourgeoise avait réussi à s’approvisionner, rares étaient, dans le peuple, ceux qui — peu ou prou, — avaient eu chance de le pouvoir.

Beaucoup d’ouvriers, n’ayant d’autres ressources que leurs salaires, avaient été pris au dépourvu. En travaillant dur, ils parvenaient à peine à joindre les deux bouts. Avec quoi, quand vint la grève, auraient-ils acheté des provisions ?… Et, maintenant que s’éclipsait leur salaire, maintenant que les denrées, plus rares, allaient se vendre à des prix excessifs, comment se tireraient-ils d’affaire ?… S’ils restaient les bras croisés, nulle autre perspective n’apparaissait, hormis, à délai bref, la détresse, la famine.

Au moins aussi mal lotis qu’eux étaient les camarades, depuis longtemps en conflit avec leurs patrons et qui, déjà, ne vivotaient que grâce aux secours syndicaux, grâce aux cuisines communistes.

Il était impossible aux syndicats avec les ressources de leurs caisses, d’assurer — même très peu de temps, — la pitance aux grévistes qui, désormais, allaient être des milliers et des milliers.

Et alors, n’y avait-il pas à craindre que les uns et les autres, — grévistes d’hier et grévistes d’aujourd’hui, — tenaillés par la faim, ne soient acculés à la cruelle obligation de reprendre le chemin de l’usine, de l’atelier ?

Puis, ne fallait-il pas compter avec d’autres, plus pitoyables encore, plus affreusement malheureux : les perpétuels grévistes, les sans-travail ? Multitudes à bout de tout, lamentables épaves ! Ayant englouti au Mont-de-Piété leurs dernières hardes, ces misérables végétaient, vivaient on ne sait comme, ou mieux, mouraient à petit feu. Or, l’espoir de manger n’allait-il pas dresser ces réserves de chair à travail contre les grévistes ?

Et alors, la guerre de classes ne risquerait-elle pas de dériver en guerre fratricide, — pauvres diables contre pauvres diables : chômeurs contre grévistes ?


C’est dire que la question alimentaire dominait tout. Elle était l’énigme du nouveau sphinx. Si le prolétariat trouvait la solution, la voie lui était ouverte, — large et belle, — sinon, il serait dévoré !… Il retomberait sous le joug, plus lourdement que jamais !

Dès la déclaration de grève, les grandes coopératives de consommation s’étaient mises en mesure de fournir du pain, — non seulement à leurs adhérents, mais aussi aux non-coopérateurs.

Il était bien évident que, tant que le mécanisme commercial enserrerait ces coopératives, elles ne pourraient procéder à des distributions gratuites de pain et des aliments dont elles disposaient, que dans une trop modeste proportion. Il faut ajouter même, que si elles eussent pu faire davantage, c’eut été encore insuffisant pour rassasier une multitude aussi énorme.


À cette heure psychologique, qui allait décider de l’avenir du mouvement, le peuple eut l’intuition des nécessités inéluctables. Fut-ce simple instinct de conservation, ou réminiscence des théories sociales qui avaient pu être semées dans les cerveaux, y sommeiller et s’y épanouir brusquement, au moment fatidique ?

En tous les cas, il se produisit dans la classe ouvrière les mêmes phénomènes d’inspiration spontanée et d’audace féconde qui marquèrent l’aurore de la révolution de 1789 à 1793. Cette révolution, dont on a surtout exalté les aspirations politiques, fut illustrée d’actes qui dénotaient de profondes tendances sociales. Avant de se préoccuper de la forme du gouvernement, le peuple songeait à vivre. — et il s’en prenait aux riches, aux accapareurs. Dans les villes, dans les campagnes, incalculables furent les soulèvements sociaux : ici, des bandes prenaient d’assaut les magasins de blé et partageaient les approvisionnements qui s’y trouvaient ; là, d’autres bandes s’emparaient de la farine, la portaient au boulanger et, la cuisson faite, procédaient à la distribution du pain ; ailleurs, la foule exigeait que, sur le marché, les provisions soient vendues à bas prix, afin que tous puissent s’approvisionner. Partout, le premier mobile du mouvement était le pain, — puis, l’entraînement venant, les révoltés saccageaient les maisons des percepteurs d’impôts, pillaient les châteaux, brûlaient les papiers concernant les droits féodaux, les impôts…


Un identique état d’âme se révéla dans la classe ouvrière, à la proclamation de la grève générale ; sur les malheureux sans-travail, jusque-là si veules, si incapables d’énergie, passa un souffle de révolte. Ils ne pensèrent pas à remplacer les grévistes, — ils songèrent à vivre ! Eux, et tous les inconscients qui, la veille encore, courbaient l’échine, trimaient sans espoir, entrevirent le salut, l’évasion de la misère. En eux, jaillirent les mêmes préoccupations que celles qui soulevaient le peuple de 1789 : s’assurer le pain, les subsistances !

Des bandes se formèrent qui — ici, là, partout ! — assaillirent boulangeries, épiceries, boucheries. Aux commerçants lésés qui, naturellement, récriminaient, les révoltés avec un flegme superbe signaient des bons de réquisition qui, assuraient-ils, seraient remboursés à la Bourse du travail. Après quoi, ils procédaient à la distribution gratuite.

Contre ces bandes, qui surgissaient à l’improviste, opérant sur des points éloignés, sans que rien ait donné l’éveil, la police, la troupe était lancée. Vaine intervention ! La force armée arrivait souvent trop tard. Mais aux cas rares où elle survenait à propos pour disperser les pillards, elle ne rencontrait pas de résistance. La bande où, à côté des hommes étaient des femmes, des enfants, se laissait disperser sans efforts. Ceux qu’on s’avisait d’arrêter suivaient sans rébellion, avec d’autant plus de désinvolture que, sachant les prisons farcies, débordantes, ils prévoyaient ne faire qu’un court séjour au poste voisin. Une telle passivité dans la révolte rendait difficile l’emploi, contre ces bandes, des moyens violents. Et c’est ce qui fit que, pour nombreuses et toujours réitérées que fussent ces scènes de réquisition, elles furent rarement tragiques.

Cette non-résistance n’était d’ailleurs qu’une tactique, à laquelle la foule eut recours, en maintes occasions : elle avait la prudence de se refuser aux batailles inutiles et dangereuses, — qui eussent été pour elle des hécatombes. Mais, quand elle jugeait opportun de se dérober, sa reculade n’était pas une débandade. Après avoir lâché pied, cette même foule se reformait dans un autre quartier, — et tout était à recommencer pour les troupes de l’ordre.


D’ailleurs, les autorités purent constater combien le respect et la crainte qu’elles inspiraient auparavant s’évanouissaient vite chez les ouvriers.

Il devint promptement impossible aux sergents de ville de circuler isolément. La chasse leur fut faite, jusque dans les maisons où ils étaient domiciliés. Comme, en majeure partie, ils habitaient les quartiers populeux, — comme ils se trouvaient porte à porte avec les grévistes, — ils furent traqués, houspillés, pâtirent de représailles. Dans la quantité, il en était qui s’étaient embrigadés faute de mieux, poussés par la nécessité. Ceux-là n’avaient pas le feu sacré et, lorsqu’ils constatèrent que le métier devenait scabreux, qu’il y avait force coups à recevoir, ils négligèrent de prendre leur service et se terrèrent si bien qu’on ne les revit plus. Quant aux autres, — les zélés, — pour se soustraire aux rancunes populaires, ils demandèrent à être logés dans les postes ou encasernés.

La traque aux policiers de tous poils s’organisa aussi, vigoureuse, impitoyable. Des enquêtes rapides s’ouvrirent sur les suspects, menées à bien par leur entourage, les voisins, — et les quartiers où les travailleurs formaient l’essentiel de la population furent épurés.


De leur côté, les groupements antimilitaristes redoublaient d’audace. Ils ne bornaient plus leur activité à chapitrer les escouades de soldats, ils les attiraient aux réunions, leur donnaient en exemple les gardes-françaises de 1789, les fantassins du 18 mars 1871, et les incitaient à pareille attitude. Plus d’une fois, même, il advint aux antimilitaristes, de passer de la morale à l’action : de désarmer des factionnaires ou tous les soldats d’un poste. Plus d’une fois, également, il advint que ceux-ci se laissèrent doucement faire violence et mirent à être désarmés une complaisance bénévole.

L’inquiétude de l’armée et sa dépression morale s’accentuaient, — aggravées par les déplorables conditions matérielles auxquelles son campement dans Paris la soumettait. Elle aussi ressentait le contrecoup de la grève, — elle était mal approvisionnée, mal nourrie. Avec cela, surchargée de corvées et astreinte à une guerre qui lui répugnait de plus en plus ; aussi, le dégoût et la fatigue brisaient en elle tout ressort.

Quant aux troupes mobilisées pour faire le travail des grévistes, elles s’en acquittaient avec mollesse et indifférence. Les résultats en étaient piteux. Leur travail n’était guère qu’un sabotage inconscient.

L’armée n’obéissait donc qu’à regret et rechignait aux besognes qu’on attendait d’elle. Les chefs n’étaient pas dupes, — ils sentaient grandir la rancœur et le mécontentement des troupes ; mais ils évitaient de sévir, par crainte d’accentuer l’effritement de la discipline qu’ils constataient ; ils tâchaient de remonter leurs soldats en les haranguant et les encourageant, disant les mener à une entreprise glorieuse.

Ainsi, cette armée, — seule force réelle dont disposait le pouvoir, — menaçait de se dérober. En elle, les progrès de la prédication antimilitariste étaient encore latents ; mais un observateur attentif pouvait en constater l’empreinte profonde et prévoir qu’au moindre incident, — une consigne plus sévère, un ordre tenu pour rigoureux ou excessif, — ce serait la révolte.

On sentait les soldats frémissants, prêts à regimber, — plus enclins à faire cause commune avec le peuple qu’à marcher contre lui.