Comment pourront arriver nos alliés d’outre-mer

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Comment pourront arriver nos alliés d’outre-mer
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 656-675).
COMMENT POURRONT ARRIVER
NOS ALLIÉS D’OUTRE-MER

Je n’entreprends pas ici, bien entendu, l’étude du traité d’alliance avec l’Angleterre et l’Amérique, de sa genèse, de sa rédaction, de son exacte signification. Cette étude a été faite déjà par une plume plus autorisée que la mienne. Il ne sera question dans ces quelques pages que des divers modes d’exécution des tractations nouvelles qui nous lient à nos deux grands alliés de la guerre mondiale et même, d’une manière plus particulière encore, des moyens qui se présentent à l’esprit pour amener sur la Meuse et sur le Rhin, dans le plus bref délai possible, les contingents américains et anglais.


I

Commençons par les Américains.

La première question qui se pose, mais qui, justement, ne rentre pas d’une manière expresse dans le cadre que je viens de tracer, c’est celle-ci : quelle force armée permanente les États-Unis d’Amérique vont-ils conserver, une fois leur démobilisation achevée ? Quelque perfection que nous pussions atteindre dans l’organisation des moyens de transport des troupes américaines, cette perfection ne nous donnerait que de faibles avantages, si le bénéfice ne nous eh était assuré, au moins pour les premiers mois des hostilités, que pour de faibles effectifs et pour un matériel restreint.

À ce sujet, nul doute pour personne, mais aussi aucun renseignement positif. En général, les traités d’alliance (« arrangements, » si l’on veut ; le nom importe peu) stipulent le minimum des forces de terre et de mer que chacun des contractants doit présenter en ligne. On peut légitimement observer, il est vrai, que les guerres modernes mettant en jeu, non plus seulement des armées de métier à effectifs limités, mais des peuples entiers qui jettent dans la balance tous leurs hommes valides de dix-huit à quarante-huit ou cinquante ans, cette stipulation perd de son intérêt.

Ce n’est pas tout à fait mon avis. Un peu de précision n’est jamais inutile ; mais je reconnais que ce qu’il faudrait surtout bien établir, c’est l’engagement pour les États-Unis d’amener sur notre sol, au cours de la première quinzaine de la guerre, — de « l’agression allemande, » pour parler net, — une armée composée de tels et tels éléments. J’ajoute que l’on peut d’ores et déjà considérer comme réalisable et par conséquent comme pouvant être inscrit dans une convention militaire annexée au traité, l’engagement de nous amener, au cours de la première semaine, les portions les plus mobiles, en personnel et en matériel, de cette armée d’opérations. Et par quels moyens ? Par la combinaison des appareils aériens et des grands transports à marche rapide.

La preuve est faite aujourd’hui de la possibilité de traverser l’Atlantique dans des dirigeables ou de grands aéroplanes. Ne nous arrêtons pas aux inutiles contestations qu’engendre chez nous, en présence de faits de cet ordre, un sens critique vraiment trop aiguisé.

Qu’il y ait encore bien des progrès à faire pour pouvoir confier aux appareils aériens le transport d’une fraction d’armée, d’une avant-garde, si l’on veut, nul doute là-dessus.. Mais ces progrès seront faits. Ils le seront surtout avant que l’Allemagne, plus ou moins unifiée (il s’y produit en ce moment et à cet égard, des remous surprenants d’opinion), soit en mesure de chercher la guerre de revanche à laquelle, dès maintenant, songent les éléments pangermanistes et impérialistes qui s’appuient sur la Prusse, à jamais irréconciliable.

Les progrès auxquels je viens de faire allusion sont de plusieurs ordres. En ce qui touche à la fois dirigeables et aéroplanes, il faut d’abord obtenir des moteurs à peu près aussi sûrs que les moteurs marins du type ordinaire. Le moteur dit « du type aviation, » à explosion, est encore assez loin de cet idéal [1]. Mais, outre qu’il fait constamment des progrès, il faut tenir compte de ce que les véhicules aériens grandissant tous les jours, les moteurs employés disposent de plus de place et de plus de poids, double condition favorable à un fonctionnement régulier. Au demeurant, si on ne trouve pas un suffisant avantage à leur donner, individuellement, plus de garanties de solidité, du moins l’augmentation de capacité du véhicule permet-elle d’employer plusieurs appareils, soit conjugués sur le même arbre d’hélice, soit mettant chacun en action un propulseur différent.

Il est inutile d’insister sur l’augmentation de puissance motrice résultant des progrès, — dans tous les sens du mot, — des moteurs aériens. Cela va de soi. Observons seulement que, pour le cas qui nous occupe, c’est, avant tout, à la régularité du fonctionnement qu’il se faut attacher. Dirigeables ou aéroplanes devront « naviguer » en groupes assez compacts, comme les convois de bâtiments de charge, à chacun desquels on demande une allure parfaitement régulière bien plus qu’une grande vitesse.

D’autres progrès doivent être faits aussi au point de vue de la solidité du véhicule lui-même, de sa stabilité, s’il s’agit du type aéroplane, de son incombustibilité, — relative, au moins, — s’il s’agit du type dirigeable. On doit enfin se préoccuper de faciliter l’atterrissage des très grands appareils dont il faut prévoir la mise en service : c’est là une question fort importante, mais qui ne saurait être traitée à fond, dans cette brève étude, pas plus en ce qui touche l’aménagement des vastes terrains nécessaires et de leurs hangars, qu’en ce qui concerne les dispositions spéciales et les manœuvres des appareils aériens eux-mêmes.

Je signalerai seulement qu’à cette question se rattache celle de la direction en pleine mer, ce que les marins appellent proprement « la navigation, » en donnant à ce mot son acception scientifique.

L’observation des astres n’est assurément pas impossible sur un appareil aérien ; les difficultés, toutefois, en sont grandes et ne semblent pas avoir été vaincues complètement jusqu’ici. D’ailleurs, celle qui résulte de l’apparition de la brume, — une brume qui peut s’étendre sur de très vastes espaces, — reste insoluble, dans les limites de nos connaissances actuelles. En revanche, on peut, dans ce cas, utiliser avec succès le procédé du recoupement des ondes hertziennes émises par des stations suffisamment éloignées les unes des autres et recueillies par les radio-goniomètres que l’on commence à employer dans la Marine.

Et, en définitive, nous sommes en droit de considérer tous ces problèmes comme étant en très bonne voie de solution satisfaisante.

Peut-on envisager, en revanche, pour un avenir prochain, le transport de poids très lourds, — artillerie de très gros calibre, par exemple, — par appareils aériens, par dirigeables géants, pour préciser ?

Le R.-34, qui vient de traverser deux fois l’Atlantique, peut porter 10 tonnes. C’est peu, si l’on songe au poids d’une seule pièce de 305 mm., qui, à elle seule, pèse 61 000 kilog.

Ne nous attardons pas à rechercher quelles dimensions il conviendrait de donner à un nouvel appareil de ce type pour qu’il put se prêter à une telle besogne. En réalité, et « pratiquement, » on peut se passer des navires de l’air pour ce genre de transport, et puisqu’aussi bien l’emploi de la très grosse artillerie se trouvera toujours remis à une phase des opérations relativement éloignée de l’entrée en campagne et des premiers combats, il n’est que de faire état, pour amener en France les canons ou obusiers américains très lourds, des véhicules de la mer.

Parlons donc de ces derniers, non sans avoir fait remarquer qu’il y aurait une solution particulièrement élégante, parce que fort simple, de la question qui nous occupe : ce serait que les États-Unis nous laissassent en dépôt, dans un vaste parc aménagé ad hoc, l’artillerie de très gros calibre considérée comme nécessaire dans une guerre européenne. Nous nous chargerions au besoin de l’entretien de ce matériel, qui serait d’ailleurs peu à peu renouvelé en raison des progrès réalisés.

La même solution serait applicable aux munitions, non pas seulement à celles de ladite artillerie de très gros calibre, mais, partiellement, au moins, à toutes les munitions utilisées dans les armes à feu américaines. Et quel avantage, par parenthèse, si les deux nations avaient le même fusil ou, au moins, des fusils employant la même cartouche ! Il ne semble pas que ce soit là pure utopie.

Mais revenons aux bâtiments de charge.

J’ai qualifié plus haut, déjà, ces bâtiments de « transports rapides. » Il ne peut cependant pas être question de leur donner, même approximativement, la vitesse, je ne dis pas, d’un avion ou hydravion, mais seulement d’un dirigeable du type actuel. Celui-ci fait du 110 kilomètres à l’heure, en moyenne, et l’on ne peut raisonnablement demander à un véhicule marin, à notre époque, que 25 nœuds au maximum, lorsqu’il ne s’agit pas expressément d’un engin de combat, d’un croiseur, par exemple. Or 25 nœuds ou milles marins, cela ne représente que 46 kilomètres.

Le groupe ou les groupes de dirigeables-transports précéderont par conséquent de beaucoup les groupes de bâtiments de charge, de même qu’ils seront précédés par les groupes d’aéroplanes. Et ceci ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des dirigeables attachés aux bâtiments de charge ni des aéroplanes attachés aux groupes de dirigeables. Nous verrons au contraire, tout à l’heure, l’intérêt de cette distribution.

Quoi qu’il en soit, l’avantage est certain d’avoir des navires de transport pourvus d’une bonne vitesse, puisque, portant le 3e échelon du corps d’avant-garde dont nous partions plus haut, ils doivent arriver sur nos côtes, — mettons à Brest, — assez tôt pour que les deux premiers échelons ne soient pas longtemps paralysés ou réduits à un rôle de second plan.

La vitesse de 25 nœuds que j’indiquais tout à l’heure per- met de traverser l’Atlantique, de New-York à Brest (2 700 milles marins, environ), en 110 heures ou 4 jours et demi. Le retard sur les dirigeables ne dépassera guère deux jours. Je crois que c’est acceptable.

Il est d’ailleurs bien entendu que nous faisons, ici, abstraction des incidents et accidents. Il y en aura toujours, mais il y en aura partout, donc des deux côtés, et qui se balanceront.

Mais cette vitesse de route de 25 nœuds à l’heure, qu’on ne s’imagine pas qu’elle soit si facile à atteindre. Vitesse de route, viens-je d’écrire, c’est-à-dire vitesse régulière, sans à-coups, sans fatigue trop grande pour les appareils, non plus que pour le personnel mécanicien. Or, pour obtenir à peu près sûrement cette allure pendant plus de quatre jours, il faut que la vitesse maxima donnée aux essais soit au moins de 27 à 28 nœuds. Si vous ajoutez à cela que l’approvisionnement de combustible, — solide ou liquide, — doit être considérable et que d’ailleurs il y a un évident intérêt à ce que le même véhicule transporte le plus de monde possible, avec le matériel, les voitures, les animaux correspondants, vous êtes conduit à donner aux transports considérés un tonnage très élevé, un tonnage dépassant celui des deux mastodontes allemands, l’Imperator et le Vaterland, tombés aux mains des États-Unis, justement.

Or, ces bâtiments déplacent déjà 50 000 tonnes et ne filent que 22 nœuds. Admettons donc que l’on sera obligé de pousser jusqu’à 60 000 ou 65 000 tonnes, avec des dimensions qui ne laissent pas d’être gênantes, — pour les ports actuels, — et un tirant d’eau que l’on ne peut guère satisfaire chez nous que dans la rade de Brest, ce qui suffit à justifier la désignation que je faisais tout à l’heure.

Du moins avec seulement quatre de ces géants partant ensemble de leur port américain, pourrait-on transporter assez facilement 45 000 hommes, peut-être 50 000. Et c’est un fort beau résultat.

Mais, puisque nous en sommes à ce point, que peut-on attendre, pratiquement, de la capacité de transport des dirigeables et des avions ? Quelle sera la force, par conséquent, des deux premiers échelons de ce corps d’avant-garde qui, en somme, aura probablement l’effectif d’une petite armée ?

Il est clair qu’il y a là surtout une question de nombre d’appareils ; car, à moins de progrès dans le colossal que l’on ne peut pas prévoir, — il faut que l’imagination soit réglée par quelque prudence... — on ne doit pas s’attendre à ce que les appareils aériens, pris dans leur ensemble, puissent porter individuellement plus de cent hommes équipés [2]. Comptons donc sur 120 ou 130 appareils pour porter 10 000 hommes et près de 300 pour en porter 20 000, une assez sérieuse pointe d’avant-garde, après tout, même pour une grande armée.

Quel sera le prix de revient de cette « force aérienne, » prix de revient dans lequel il faut équitablement faire entrer celui de toutes les installations indispensables, à terre, des approvisionnements, outillage, engins et machines de rechange, sans parler d’un assez coûteux entretien et des éventualités de remplacement résultant de progrès rapides dans l’aéronautique générale ?

Une évaluation, même approximative, n’est pas aisée. Je crois qu’on dépassera le milliard. Mais qui sait jusqu’où s’élèveront, dans la période que nous traversons, les salaires d’un personnel ouvrier aussi spécialisé que celui dont il s’agit ici ?

Je disais tout à l’heure que, de 10 à 20 000 hommes, cela pouvait passer pour une assez sérieuse pointe d’avant-garde, même pour une grande armée. Je pourrais ajouter que la « grande tactique » a beaucoup changé, depuis cinq ans, notamment en ce qui concerne l’éclairage et le service de sûreté des grandes masses de troupes.

Mais il y a autre chose à dire de plus important encore, qui est que la guerre future, — je m’excuse d’être obligé d’employer cette expression ; mais quoi ! il faut s’y faire... — ne ressemblera probablement pas à celle qui vient de finir par la mise en jeu d’effectifs considérables. Si l’on en peut juger par les indications qui nous parviennent dès à présent, les Allemands s’attacheront surtout, au moins dans la première phase du conflit, à détruire nos forces organisées ou en voie d’organisation par des moyens empruntés à la science, à la chimie, par exemple. Et il est certain qu’un large champ leur demeure encore ouvert à cet égard, après l’emploi des explosifs violents et des gaz asphyxiants.

Il n’en restera pas moins la nécessité d’en venir aux mains, comme en toute guerre ; mais peut-être ne sera-t-il pas indispensable, — ni possible, — d’employer à la lutte directe de l’homme contre l’homme des effectifs aussi forts que ceux qui ont figuré de 1914 à 1919.

Et ceci nous conduit naturellement à rechercher par quels moyens nos adversaires éventuels s’opposeront à la réalisation de l’opération dont nous étudions la physionomie essentielle, l’opération du transport rapide, au travers de l’Atlantique, des premiers contingents américains.

Il faut, je crois, partir de cette idée que l’Allemagne, — l’Allemagne que nous avons si imprudemment laissée s’unifier plus étroitement que jamais sous l’hégémonie prussienne, un instant compromise, — s’attachera cette fois encore à agir par surprise et avec une rapidité foudroyante, Opposera-t-on à ceci que l’avantage de cette méthode (qu’elle n’avait d’ailleurs pas inventée) ne lui paraîtra pas confirmé par l’expérience de cette guerre ? Je répondrai que la défaite finale ne prouve rien, ici, et que d’ailleurs, l’emploi de coups de surprise et de violence odieuse comme celui de l’invasion de la Belgique met en cause une question de psychologie, de « mentalité, » et non pas le principe, évidemment recommandable en soi, de la stratégie de tous les temps, de tous les maîtres dans l’art de la guerre.

Et, en définitive, il y a, il n’y a même que « la manière. » Supposons un instant, — il ne s’agit que de faire bien comprendre ce que je veux dire, — que les corps d’armée allemands qui ont violé la neutralité belge et suivi la Meuse eussent pu être transportés par appareils aériens en longeant, voire en survolant un peu la frontière. La 5e  armée française n’en eût pas moins été compromise ; elle eût été bien plus compromise, même, et l’animadversion du monde entier n’aurait pas atteint l’Allemagne.

Donc, je le répète encore, car c’est essentiel, l’Allemagne ne changera pas de système, parce que ce système est logique et d’ailleurs consacré par une foule d’exemples favorables. Or, on sait combien l’Allemand est sensible à de telles raisons. Mais si la méthode est immuable, ou lui paraît telle, les applications peuvent en être très variées, et à quelques-unes de ces applications nouvelles il ne sera peut-être pas possible de reprocher une flagrante violation des principes du droit des gens.

Illustrons encore ceci par un exemple. Commettre un acte hostile, quel qu’il soit, contre son adversaire avant la déclaration officielle de l’état de guerre est sans aucun doute une de ces flagrantes violations du droit. La violation n’existe plus, évidemment (en droit strict, insistons là-dessus), si l’acte hostile est commis immédiatement après la déclaration de guerre. Or c’est un des principaux caractères de l’efficacité de la force navale que de permettre de fructueux et quelquefois décisifs coups de surprise au prime début des hostilités, grâce à la rapidité de sa marche et au secret que l’on peut garder jusqu’au dernier moment sur ses mouvements, sur sa destination finale surtout.

Supposons, — encore une fois je m’excuse d’être obligé de procéder par hypothèses portant sur des faits concrets ; il n’en sera ni plus ni moins... — supposons l’Allemagne décidée a recourir aux armes pour se soustraire à quelque conséquence plus ou moins lointaine, en tout cas trop gênante à son gré, du traité du 28 juin ; ou, tout simplement, supposons-la résolue à revivre son rêve de domination sur le monde, lorsque, dans quelques années, elle aura repris toutes ses forces. La nécessité, cette nécessité qui n’avait pas de loi, en 1914, pour M. de Bethmann-Hollweg et qui n’en aura peut-être pas beaucoup plus pour ses successeurs, lui imposera de s’opposer immédiatement et par tous les moyens possibles à l’afflux en Europe des troupes américaines. Se bornera-t-elle, cette fois encore, comme en 1917-1918, à faire intervenir ses sous-marins ? Si perfectionnés que soient ceux-ci, en 19...., et ils léseront, certainement, les maigres succès qu’ils ont pu obtenir dans la dernière guerre contre les convois partis du Nouveau Monde ne les recommanderont pas suffisamment aux stratèges de Berlin, successeurs des Tirpitz, des Capelle, des Hindenburg et des Ludendorff [3]. D’ailleurs, les états-majors allemands sauront fort bien, à ce moment-là, quelle part considérable les appareils aériens devront jouer dans le transport, tout au moins des premiers éléments de l’armée d’outre-Atlantique et avec quelle promptitude cette opération préalable sera effectuée. Ils sentiront par conséquent la double nécessité, d’abord d’agir avec une force aéro-navale puissamment constituée, ensuite de procurer immédiatement à cette force un point d’appui très voisin, le plus voisin qu’il se pourra, de la route suivie par les convois américains. C’est ce qui leur a manqué dans tout le cours de l’année 1918.

Je ne dis rien, en ce moment, — cela nous entraînerait trop loin, — de la force aéro-navale que pourront avoir alors nos adversaires. Que l’on soit bien assuré qu’ils auront su faire le nécessaire. Quant au point d’appui, il suffit de jeter les yeux sur une carte de l’Atlantique Nord ou sur un planisphère pour reconnaître immédiatement la haute valeur stratégique, envisagée surtout du point de vue qui nous occupe, de certain archipel appartenant à une vaillante petite nation, l’une de nos plus fidèles alliées.

Il est fort à désirer que la défense de ce précieux groupe d’iles soit organisée en permanence et d’une manière rationnelle, sans quoi l’on verrait brusquement tomber l’une des îles entre les mains de la force aéro-navale en question, dont l’attaque se serait produite immédiatement après une déclaration de guerre, précédée d’une courte tension diplomatique et motivée par les prétextes spécieux que les Allemands savent si bien découvrir, — quand ils ne les inventent pas de toutes pièces.

Mais laissons là cette spéculation purement théorique (à laquelle, toutefois, il serait imprudent de n’attacher point d’importance) et recherchons, d’une manière générale, comment on peut comprendre la défense des convois américains composés comme je le disais tout à l’heure, c’est-à-dire de trois échelons différenciés par leur rapidité, avions d’abord, dirigeables ensuite, enfin transports rapides.

Observons d’abord qu’en principe les avions, — ou hydravions [4], — se suffisent. Les dirigeables ont, au contraire, besoin d’eux et les transports rapides ont besoin de l’un et de l’autre type d’appareils aériens.

Il n’y a donc à prévoir, en ce qui touche le premier échelon, que la défense individuelle de chaque unité. La défense collective du groupe sera naturellement assurée par le nombre même des aéroplanes mis en jeu et par des manœuvres de groupes et de sous-groupes qu’il est aisé d’imaginer pour des techniciens et praticiens excellents, comme ceux que nous avons déjà. Je crois d’ailleurs qu’une tactique générale des combats de l’air a déjà été ébauchée.

Peut-être, à propos de la défense, — ou de l’armement, — de chaque unité, peut-on se demander s’il n’y aurait pas lieu de faire une distinction nette entre l’aéroplane-transport et l’aéroplane de combat, celui-ci plus particulièrement destiné à protéger celui-là. N’entrons pas dans ce détail et passons aux dirigeables.

Nul doute, en ce moment-ci, du moins, sur la nécessité de protéger le « mastodonte » de l’air contre le « microbe », tant il est vrai que l’on retrouve toujours et partout, avec les mêmes phénomènes, l’inévitable balance qui en régularise les effets et les rend justiciables des principes généraux de l’attaque et de la défense...

S’élevant dans l’air beaucoup plus facilement et plus rapidement que le dirigeable-transport, l’avion peut le survoler et, d’une seule bombe, lancée avec justesse, le détruire sans miséricorde. Et sans doute le gros navire aérien, le « dreadnought » de l’atmosphère n’est pas complètement désarmé contre son minuscule, mais bien dangereux adversaire. On peut même prévoir pour le dirigeable de très grande taille un sérieux armement de « plateforme, » un armement « anti- aérien, » pour employer l’expression consacrée, malgré sa parfaite impropriété. Mais quoi qu’on fasse, il est fort probable, — ne disons jamais certain, — que l’avantage restera à l’avion, à moins que le dirigeable transport ne confie la défense de ce que j’appellerai son « œuvre vive, » — c’est le dos pour lui, si c’est le ventre pour le navire de mer, — justement à des aéroplanes qui, plafonnant à son zénith, écarteront les appareils ennemis. Voilà donc qui ne laisse guère d’incertitude : le deuxième échelon doit être mixte, composé à la fois de dirigeables de transport, d’ailleurs bien armés, et d’avions de combat.

Et le troisième échelon ?

Ici, de nouvelles difficultés, je veux dire de nouvelles chances défavorables se présentent. Nos transports, vrais mastodontes, eux aussi, ont à craindre, non seulement les bombes des appareils aériens, non seulement les projectiles des navires de surface, mais aussi les torpilles ou les chapelets de mines des navires de plongée.

Il leur faut donc (et d’autant plus qu’ils représentent une capacité de transport considérable, avec des milliers de vies humaines !) user de toutes les méthodes de protection extérieure, de tous les engins de défense individuelle et de défense collective. Tout au plus pourrait-on douter qu’ils eussent besoin de dirigeables, se servant déjà largement d’aéroplanes, si l’on ne savait que certain dirigeable, — de dimensions et de vitesse moyennes, celui-là, — est excellent pour découvrir et pour détruire les sous-marins.

Mais je n’insiste pas sur des questions que l’expérience du transport des Américains de 1918 a déjà fort éclairées. Seulement, ne nous reposons pas trop sur le passé, si instructif, si récent, surtout, qu’il nous paraisse. Ne retombons pas dans Terreur de croire qu’à notre époque une guerre quelconque ressemblera à celle qui l’a immédiatement précédée. Efforçons-nous de prévoir ! Efforçons-nous de pénétrer les desseins de l’adversaire futur et, tant que cela sera possible, de contrôler sans relâche ses laboratoires, ses usines, ses arsenaux. La tâche sera malaisée. Il n’en faut pas moins s’en acquitter avec exactitude.


II

Arrivons aux Anglais.

Ici la difficulté change de nature. Il ne s’agit plus de traverser un Océan, mais de franchir un simple bras de mer et, si j’ose dire, d’enjamber un fossé.

Enjamber, oui ; et ce serait avantageux. Les appareils aériens s’en chargeraient.

Mais s’il s’agit de l’arrivée la plus prompte possible sur la Meuse de la « force expéditionnaire » britannique, — j’admets « a priori, » sans en être bien assuré, qu’on la conserve, — les appareils en question, très satisfaisants en ce qui touche la promptitude, le sont beaucoup moins en ce qui concerne l’abondance et la régularité du débit. Si, de plus, on considère que, d’une manière générale, nous avons le droit de compter, les Belges et nous, sur un concours immédiatement efficace de l’armée anglaise, il en résulte que cette armée doit se présenter à l’ennemi pourvue de tous ses moyens d’action, de tout son matériel, des plus essentiels, au moins, de ses services à l’arrière. Et l’on sait assez, aujourd’hui, ce que tout cela représente en poids et en « encombrement. »

Sans doute, dira-t-on, et pas plus maintenant que tout à l’heure, à propos des Américains, il ne peut être question de faire transporter par la voie aérienne le gros matériel, les lourds camions et la totalité des chevaux d’une armée. Mais il y a les bateaux ! Et c’est d’autant mieux leur rôle d’assurer ce service que la traversée du Pas-de-Calais est fort courte, entre une heure et demie et deux heures pour des transports, par « temps maniable »...

Oui, dirai-je à mon tour, mais cette solution qui a été naturellement celle du problème qui s’est posé pendant ces cinq dernières années, ne laisse pas de présenter de graves inconvénients et comme promptitude, — malgré la brièveté moyenne du trajet par mer, — et comme régularité, et comme sécurité ; de sorte qu’à y regarder de près ladite solution, la solution traditionnelle, apparaît singulièrement précaire.

La promptitude ?... Certes ! s’il ne s’agit que de la traversée pure et simple du détroit par beau temps. Malheureusement, il faut compter avec le double transbordement, du wagon au bateau à Douvres (ou dans tout autre port anglais), du bateau au wagon à Calais, Boulogne ou Dunkerque. Encore ne parlé-je pas du retard résultant, aux ports d’arrivée, de l’afflux extraordinaire des navires de transport exigeant, chacun, une place au quai ou au wharf, du subit encombrement des terre-pleins, de « l’embouteillement » des gares, etc.

La régularité du débit ?... Outre que cette condition dépend beaucoup des circonstances que je viens de mentionner, comment ne pas compter avec les mauvais temps, si fréquents dans le « channel, » et d’où résultent non seulement de grands retards, mais des pertes sensibles, des avaries de matériel et même des fatigues du personnel transporté dont les conséquences peuvent n’être pas négligeables au point de vue de la première prise de contact avec l’ennemi ?

Tout cela vaut d’être pesé.

La sécurité ?... Ah ! c’est ici surtout qu’il convient de s’arrêter. Et l’on pense bien que c’est pour examiner d’un peu près à quelles entreprises peut se livrer l’adversaire sur le chapelet à déroulement presque continu de véhicules marins, — de surface, — qui reliera, au moment de l’entrée en campagne, les deux rives française et anglaise du détroit.

De ces entreprises, ce qui s’est passé en 1914 et plus tard ne peut donner qu’une faible idée. On sait assez que les Allemands n’avaient pas compté sur l’entrée en ligne, contre eux, de la Grande-Bretagne ; et l’on sait aussi qu’ils n’aiment point qu’on les prenne de court ; c’est une des raisons, et non la moindre, encore qu’on en parle peu, de leur attachement à l’offensive brusquée. Qui attaque ainsi, en effet, surprend et n’est pas surpris. Ils le furent pourtant, cette fois, mais du moins pas par l’adversaire que visaient leurs savantes combinaisons.

Or, s’il est tout à fait injuste, — ils nous l’ont fait voir ! — de leur dénier la faculté inventive, il est bien certain qu’ils ne sont pas « débrouillards » et qu’ils n’improvisent pas. De là, sans doute, la faiblesse, l’incertitude de leur action, au prime début de la guerre, sur la précaire ligne de communications maritime de l’armée anglaise avec sa base essentielle, le sol même de l’Angleterre. Reconnaissons, au demeurant, que la couverture fournie, dans la Manche hollandaise, par la marine britannique était difficile à percer, pour qui n’avait encore que très peu de sous-marins, bateaux d’expériences et d’exercices, dont les meilleurs ne se révélèrent efficaces qu’à la fin de septembre pour les opérations de guerre.

On ne peut évidemment compter qu’il en serait ainsi dans un nouveau conflit. Tous les moyens possibles, tous les engins de destruction, ceux de l’air, ceux de la mer, en surface comme en plongée, seraient mis en œuvre sans aucun retard. Bien mieux, il est plus que probable que le détroit serait miné presque au moment même de la déclaration de guerre, — puisqu’aussi bien l’opération du mouillage des mines pourrait être commencée aussitôt par des sous-marins disposés ad hoc, déjà rendus sur les lieux et munis de la T. S. F.

Et en même temps, à quelques heures à peine d’intervalle, dirigeables et aéroplanes d’Emden, de Wilhelm’shaven, de Borkum, de Cüxhaven, se montreraient dans le ciel du Pas-de-Calais, tandis que sur la face des eaux se répandraient des flottilles de « destroyers » et d’autres bâtiments légers, — de tout nouveaux, construits en secret, peut-être, — armés de la redoutable torpille automobile, très perfectionnée comme vitesse, portée, justesse et puissance destructive.

Que la Grande-Bretagne, — et nous-mêmes, — nous fussions en mesure de venir promptement à la riposte, c’est ce que je suis tout disposé à croire, bien que l’expérience du passé n’incline pas à une parfaite confiance à cet égard ceux qui pensent que la « mentalité » fondamentale des peuples ne change guère plus que le tempérament moral des individus. Or, il est bien rare que les Anglais ne se soient pas laissé surprendre par les événements au début de celles de leurs grandes guerres qu’ils n’ont pas délibérément voulues. Encore, dans les autres, n’étaient-ils pas toujours absolument prêts à agir avec toutes leurs forces, l’histoire en fait foi.

Quant à la démocratie française, c’est une question de savoir si la terrible leçon de cette guerre victorieuse, mais bien sanglante et coûteuse, produira longtemps ses effets salutaires. Bornons-nous à l’espérer et revenons à nos considérations purement militaires.

De ces considérations, la conséquence essentielle est que, sans faire fî le moins du monde, dans cette grave affaire du rapide et sûr transport de l’armée anglaise, ni des appareils aériens, ni surtout des véhicules marins, — de surface ou de plongée [5], — il convient de chercher une voie de communication qui nous offre toutes les garanties que nous pouvons raisonnablement demander, puisqu’enfin la perfection n’est pas de ce monde...

Cette voie de communication, c’est, on le devine sans peine, le tunnel sous la Manche.

On sait par quelles vicissitudes sont passés les projets, élaborés depuis 1834 [6], de ce grand œuvre qui aurait dû appartenir au XIXe siècle. Malheureusement, lorsqu’il y a quarante ans ses derniers promoteurs, MM. Breton, Sartiaux (l’auteur des derniers plans) et Hawkshaw, se crurent assurés d’aboutir, une phase de différends anglo-français commença, qui fît tout rejeter, en bloc, par nos défiants, — ou au moins trop prudents, — alliés d’aujourd’hui.

Cette phase semblait toutefois bien close plusieurs années avant la guerre de 1914, — et cela grâce, surtout, au clairvoyant Edouard Vtî. On s’expliquerait difficilement pourquoi les plans de 1878 ne furent pas repris à partir de 1907, par exemple, si l’on ne savait que, chez nos amis d’Angleterre, il existe tout un parti qui, sans être assurément défavorable à la France, n’estime pas qu’il soit de l’intérêt moral de la vieille nation puritaine d’entretenir des relations trop faciles, trop continuelles, avec le continent. Ce parti, à la fois religieux et politique, est sans doute assez peu nombreux, aujourd’hui, après la décisive épreuve de la guerre ; mais qu’on ne s’y trompe pas : au cœur de tout bon Anglais, il y aura toujours, plus ou moins inavoué, le regret de l’insularité perdue, cette insularité qui est la meilleure garantie du maintien du tempérament national, si puissamment original, du peuple britannique.

Ce sentiment profond, — rarement exprimé devant des étrangers, devant des Français en particulier, — l’emportera-t-il encore, dans la période qui s’ouvre, sur de si évidents avantages, avantages qu’il est superflu d’exposer aux lecteurs de la Revue ? Les enseignements de cette guerre, auxquels je viens de faire allusion, suffiront-ils à vaincre des répugnances instinctives plus que raisonnées, mais qui n’en sont que plus fortes et qui demeurent, semble-t-il, puissantes ? N’allons-nous pas nous trouver en face de cet argument, tiré justement du succès final du terrible conflit : « Après tout, nous avons eu la victoire tout de même. Laissons donc les choses en l’état... »

A nous, à nos gouvernants, à toute notre élite de lutter par conséquent en faveur de la réalisation d’une entreprise à laquelle notre salut serait peut-être attaché en cas de nouvelle attaque de l’Allemagne, dans quelques années [7].

Notre salut, dis-je, et je ne crois pas exagérer. Ce n’est pas que je n’aie la conviction que, cette fois encore, les puissances d’Occident finiraient par refouler l’envahisseur. Mais dans quel état serions-nous, à peine relevés de nos ruines .et toujours chargés d’un écrasant fardeau financier, si nous devions subir, les Belges et nous, un second et plus furieux assaut avant que l’action de nos alliés d’outre-mer eût pu se faire sentir ? Au sein même d’une nouvelle victoire, la puissance française, — sinon la France elle-même, en tant que nation, — ne s’effondrerait-elle pas ? Il est des successions de désastres économiques dont un peuple ne saurait se relever, comme il est des successions de maladies qui finissent par venir à bout du plus vigoureux organisme humain.

Mais de l’Angleterre elle-même, dans l’hypothèse où je me place, le salut ne serait-il pas compromis si, par suite de sa résistance au percement du tunnel, par suite, en conséquence, de la lenteur de l’afflux de ses contingents sur notre sol, l’ennemi acquérait et conservait l’avantage, qui lui a échappé dans cette guerre, de l’occupation de la côte française du Pas-de-Calais ?

Si quelqu’un pouvait douter de ce péril, ce ne serait assurément pas les Anglais qui, en 1914 et en 1918, se montrèrent si alarmés de la menace allemande contre ce littoral et qui. en 1916-1917, conservèrent si longtemps et si fâcheusement (en 1917, surtout) des forces considérables dans le Sud de la Grande-Bretagne pour se défendre contre un débarquement, d’ailleurs bien peu probable[8]

Mais, à ce sujet, il est nécessaire de répondre en quelques mots à une objection que pourraient faire les adversaires du tunnel : si l’ennemi atteignait la côte et qu’il s’emparât du débouché français du souterrain, l’invasion subite de l’Angleterre ou tout au moins, la prise de possession du débouché anglais du tunnel ne serait-elle pas à redouter ?

C’est précisément, appliquée cette fois à l’éventualité d’une invasion allemande, l’objection contre laquelle nous nous heurtions, de 1878 à 1907.

On ne peut que répéter que les précautions prévues sont tellement nombreuses et efficientes que toute crainte de succès de l’ennemi commun, dans cette entreprise, doit être nettement écartée. Outre que le débouché serait parfaitement défendu, le tunnel peut être instantanément détruit ou noyé, — on l’enfumerait au besoin avec des gaz asphyxiants, — et la progression des trains (à traction électrique) vers l’Angleterre est commandée de la seule côte anglaise. Enfin le tracé de la voie, immédiatement après le débouché, est tel que les trains, lancés sur un viaduc dominant la mer, pourraient être détruits eux-mêmes par les feux des navires de guerre. Cette dernière « sécurité, » de création assez récente dans le processus des plans du tunnel, avait donné pleine satisfaction à la commission militaire britannique chargée de l’examen du projet. Peut-on exiger davantage ?…

Il semble que ce qu’il y aurait à craindre, réellement, ce ne serait pas que les Allemands utilisassent le tunnel, mais, au contraire, qu’ils le détruisissent. Et comment ?

Supposons un sous-marin ennemi reposé sur le fond du détroit[9], en un point favorable et en tout cas reconnu, grâce à des repères pris sur la côte, comme étant exactement sur la ligne que suit le tunnel. Celui-ci est double, donc assez large, ce qui augmente sa vulnérabilité. Le sous-marin en question, sauf à réparer son atmosphère par des procédés connus et qui seront perfectionnés, emploiera pendant tout le temps qu’il voudra des scaphandriers à forer un puits de mine qui aboutira sans peine à la maçonnerie de voûte. Un explosif particulièrement violent, — comme on en recherche d’ores et déjà dans les laboratoires allemands, — fera le reste, grâce à l’inflammation électrique commandée à distance convenable, ou au moyen d’un détonateur à temps.

Tel est le schéma, à peine esquissé, d’une opération dont il est inutile de rechercher les modalités diverses. Il faut avoir la prudence de se borner dans les spéculations de ce genre. Soyons assurés seulement qu’il n’y a rien dans tout cela qui ne soit réalisable pour des esprits ingénieux et des tempéraments tenaces, qu’aucune difficulté ne rebute, qu’aucun échec ne décourage.

Par quels moyens, maintenant, pourrait-on faire obstacle aux entreprises de ce genre ?

Évidemment la projection de la ligne du tunnel sur la surface de la mer sera activement surveillée. Si le temps est calme, il est probable que quelque indice, — bulles affleurant à la surface, par exemple, — pourra déceler la présence du sous-marin. S’il y a de la mer, ou seulement un peu d’agitation, cette indication manquera. Peut-être se résoudra-t-on à faire garder la ligne du tunnel sur le fond même, au moyen de sous-marins progressant tant bien que mal avec des roues ou des chaînes analogues à celles des tanks. Que l’on ne crie pas ici au « Jules Verne ! » Il y a déjà d’assez longues années que le constructeur-ingénieur Rolland faisait expérimenter aux États-Unis un sous-marin roulant sur le fond et se rapprochant ainsi des champs de mines pour en faire couper les chaînes de retenue par ses scaphandriers. Les essais ne furent pas mauvais ; Lis furent encourageants, plutôt. L’affaire, cependant, en resta là, la routine et le défaut de vues profondes sur l’avenir l’ayant emporté, une fois de plus, sur l’imagination prévoyante et créatrice.

Remarquons en passant de quel poids eût pesé, dans la guerre maritime de 1914-1918, cette invention intéressante, si les expériences du « Holland » avaient été poussées à fond et que l’on eût perfectionné ce procédé de destruction des champs de mines qui paralysèrent, — affirme-t-on, — toutes les velléités d’action des forces navales alliées.

En tout cas, rappelons-nous toujours qu’il se produit inévitablement une balance entre les moyens d’attaque et ceux de défense. Inévitablement, oui, mais pas immédiatement ; et le degré de promptitude avec lequel l’équilibre s’établit dépend presque uniquement de la volonté du parti qui se trouve, momentanément ou définitivement, dans la position de défenseur, c’est-à-dire dans la nécessité de parer les coups.


Telles sont, en résumé, les conditions qui paraissent actuellement, — réservons l’avenir ! — de nature à donner à l’aide qui nous est promise, sauf ratifications indispensables des parlements anglais et américains, — les meilleures chances de prompte réalisation :

En ce qui touche l’Amérique : développement « intensif » de l’aérostation de transport militaire et de combat ; constitution d’une flotte de grands « cargos » rapides [10], autant que possible protégés par leur construction contre les coups des armes sous-marines ;

En ce qui touche la Grande-Bretagne : adoption définitive du projet de tunnel sous la Manche et conduite accélérée des travaux (cinq ans, probablement).

Puisque le chef du gouvernement français, d’après ses déclarations du 22 juillet, à la Chambre des députés, a préféré les garanties résultant de l’alliance dont il s’agit à celles que proposait M. le maréchal Foch. partisan d’un établissement militaire solide sur la ligne du Rhin, il lui appartient sans doute d’obtenir des deux gouvernements intéressés qu’ils entreprennent sans nul retard toutes études propres à résoudre le problème qui se pose inflexiblement de la manière suivante :

Présenter en temps utile aux armées allemandes parvenues sur la ligne de la basse Meuse et sur celle que marquent, d’une part la Semoy, de l’autre la Sarre et la Queich, des contingents assez nombreux et assez bien organisés pour que la bataille décisive, ainsi livrée à peu près en dehors du territoire Franco-belge, tourne en notre faveur.

Si, après cette rencontre, les opérations se stabilisent, du moins les tranchées, — à supposer que l’on en fasse encore, — seront creusées dans le sol allemand, et ainsi nous sera épargnée une nouvelle destruction des provinces les plus industrieuses de notre France, si éprouvée déjà.

Je me suis étroitement limité à l’examen de cette question du plus prompt afflux possible, sur notre sol et celui de la Belgique, des armées anglaise et américaine, et j’ai volontairement négligé l’exposé de l’influence considérable qu’aurait, dans cette phase initiale d’une nouvelle guerre, la mise en jeu immédiate de tous les moyens qui dépendent de la marine.. Mais la « force navale, » qu’on le veuille ou non, va subir partout, au cours des années qui suivront, une transformation profonde, que je me réserve d’étudier.

Remettons donc à plus tard l’exposé auquel je viens de faire allusion et où nous pourrons faire état de perfectionnements déjà entrevus, aussi bien que d’inventions qui sont aujourd’hui en germe dans beaucoup de cerveaux.


AMIRAL DEGOUY.

  1. Plus tard, peut-être, la turbine à gaz réalisera-t-elle cet idéal.
  2. Oserais-je suggérer que certains poids correspondant à l’effectif transporté pourraient être chargés sur, — ou plutôt dans, — un véhicule marin-étanche, de formes fines, ayant d’ailleurs quelque flottabilité et qui serait remorqué par l’aéronef au moyen d’un câble léger en acier, à enroulement et déroulement automatiques ?
  3. On se rappelle qu’après l’armistice et lorsqu’un contrôle sérieux put être exercé sur les chantiers navals allemands, on s’aperçut que le nombre des sous-marins de moyenne et forte taille en construction ou en achèvement à flot dépassait de beaucoup ce que l’on avait cru dans les deux dernières années de la guerre. L’Etat-Major naval allemand comptait donner en 1919 un effort considérable
  4. Je ne décide pas sur les mérites comparés des deux types. L’hydravion semblerait, en principe, mieux fait que le simple avion pour une traversée de l’Océan. Mais ce genre d’aéroplane, peu goûté des pilotes, en général, présente de graves inconvénients de manœuvre. Ajoutez à cela la lourdeur.
  5. Il peut y avoir intérêt (le tunnel dont il va être question étant mis à part à ce que certains éléments de l’armée transportée, certain outillage, certaines munitions ou matières spéciales bénéficient de garanties toutes particulières de sécurité. Un ingénieur français a déjà proposé des plans de transport sous-marin de 8 000 et même de 10 000 tonnes.
  6. Par l’ingénieur Thomé de Gamond, dont les plans présentent encore aujourd’hui un très vif intérêt.
  7. Je m’excuse une fois pour toutes ici de mon apparent scepticisme à l’endroit du maintien de la paix actuelle, et je répète qu’il ne s’agit ici que de prévisions purement théoriques. J’observe pourtant que si le gouvernement français s’est attaché à se procurer l’avantage des deux accords militaires, c’est qu’il avait de fortes raisons pour cela.
  8. Je prends la liberté de rappeler à ce sujet l’article que j’avais fait paraître ici même, le 15 mai 1916. Cet article prouvait, je l’espère du moins, l’inanité des craintes qui dominaient alors le gouvernement et l’opinion en Angleterre. C’était le G. Q. G. qui m’avait demandé cette étude.
  9. On sait que les Allemands ont déjà employé ce moyen de faire reposer leurs équipages et aussi de déjouer toute recherche. Mais, bien entendu, tout ceci ne peut s’appliquer qu’à des fonds médiocres, au plus, ceux de 45 à 50m. Sur le trajet du tunnel, il y en a naturellement de toutes sortes, mais qui ne dépassent pas 50m, sauf pour une « fosse » de largeur médiocre et parfaitement délimitée.
  10. J’apprends, au cours de l’impression de cet article, que quatre transports géants vont être construits en Amérique avec des caractéristiques très voisines de celles que j’indiquais tout à l’heure.