Complice !

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Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 721-745).
COMPLICE !..

... Ce soir-là, le vent sifflait, gémissait, hurlait ; par soubresauts, il bondissait contre la maison, l’étreignait, la secouait furieusement ; puis, c’était un silence lassé, comme pour reprendre haleine, et après, une rage, avec des râles et de rauques gémissemens.

Dans la salle basse, l’horloge, une vieille horloge de famille, incrustée de cuivre, grinçant de tous ses ressorts selon son habitude chagrine, avait laissé tomber du haut de la corniche neuf fois les notes criardes de sa voix fêlée. Et, au même moment, ma gouvernante, Ludivine (quel nom, bonté céleste !), m’avait souhaité le bonsoir, après avoir placé à ma portée le thé, le sucre et le rhum, et elle s’était retirée dans sa mansarde pour y dormir jusqu’au matin, de son imperturbable sommeil de vierge quinquagénaire et immaculée. L’heure était venue, l’heure de prédilection, où seul près de mon feu, les pieds sur les chenets, j’allais savourer le silence de la maison assoupie, fumer un peu, rêver beaucoup. Rêver?., est-ce bien le mot? A quarante-sept ans, l’imagination a l’haleine courte et se prête mal à l’illusion infinie du rêve. Penser?.. Méditer? C’est trop solennel pour rendre ce va-et-vient d’impressions, de souvenirs, de réflexions brèves, d’idées indécises, à peine ébauchées, cette songerie molle, flottante, qui tourne sur elle-même, s’aventure ou s’arrête, s’élève et retombe en toute liberté et sincérité. C’est dans le domaine de la pensée quelque chose comme un « tour du propriétaire, » pacifique et nonchalant. J’y prenais, ce soir-là, un plaisir plus vif encore, au bruit de la tourmente, des branches rompues qui craquaient et s’abattaient lourdement, des tuiles dégringolant au long du toit, du crépitement de l’averse fouettée par l’ouragan. De larges gouttes d’eau et de grêle tombaient par la cheminée et grésillaient dans la flamme. Combien alors me pénétrait doucement l’atmosphère attiédie de mon humble logis, le calme caressant des objets familiers rangés en ordre autour de moi ! Un léger frisson de volupté paisible me chatouillait agréablement: — «Va! démène-toi... Rugis à ton aise, bête brute ! » pensais-je en écoutant au bas des portes, à toutes les fissures des volets, le souffle haletant de la bourrasque, comme si quelque mufle formidable poussait du dehors contre les clôtures ; fais ton sabbat ! je ne te crains pas. Ma maison vieillotte et décrépite en a vu bien d’autres... Et son maître aussi... Combien de fois t’avons-nous entendue rugir ainsi, ô tempête d’automne! rouler tes tourbillons à travers la lande et venir te briser ici, contre cette misérable bicoque!.. Combien de fois me suis-je endormi bercé par ta chanson d’enfer, depuis les lointaines années de mon enfance !.. Car, j’ai été enfant, moi aussi; j’ai porté des robes comme une fille et mangé des tartines de confitures qu’on m’obligeait de tenir à l’envers les jours où je n’avais pas été sage... Et je me revoyais, dans cette même salle, entre mon frère à peine plus âgé que moi et ma petite sœur Loulou, toujours blottie entre les jambes de mon père. Je le revoyais aussi, trait pour trait, le vieux marin, avec ses cheveux blancs frisés court, son visage hâlé, sa large poitrine bien ouverte, en avant, comme pour faire toujours face au danger, et cette manche repliée sur le bras gauche mutilé. Il nous contait ses voyages, ses combats, ses naufrages, tandis que ma mère travaillait à quelque ouvrage de couture, penchée vers la lampe... Elle était petite, avait l’air très jeune et craintif... Tout ce que j’ai pensé ce soir-là est resté ineffaçablement gravé dans ma mémoire. Jusqu’à Marengo, notre chat, et Laska, la grande chienne épagneule couleur canelle, je les revoyais tous !.. Et tous, maintenant, bêtes et gens, étaient morts... La douceur traîtresse de ces souvenirs m’avait attendri, et pour faire diversion, car je hais l’attendrissement, je me mis à préparer mon thé, à le doser méthodiquement selon ma coutume ; mais quand l’écluse aux souvenirs est ouverte, ne la referme pas qui veut... C’était comme un défilé de tableaux de jeunesse...

Je faisais mon droit, j’étais à Rennes, et... J’avais une maîtresse. Oui, moi, Charles Lambel, receveur de l’enregistrement en retraite et marguillier de ma paroisse, j’ai eu jadis une folle maîtresse. Oh ! cette Lolotte !.. Nous eûmes un jour une fameuse idée : nous décidâmes de donner une grande soirée dans ma chambre d’étudiant à nos amis des deux sexes, avec accompagnement de thé, de gâteaux et de tartines. Lolotte, dont le père était maçon, ne savait pas ce que c’était que du thé, mais elle se serait fait hacher menu comme chair à pâté plutôt que d’en convenir. Sans hésiter, elle se chargea de confectionner le régal, et je la vois encore, avec ses accroche-cœurs bien collés sur les tempes, son nez en l’air de jeune carlin effronté, la bouche pincée, les coudes en arrière, versant intrépidement, du bout de ses doigts gantés de mitaines en filet, l’abominable drogue sortie de son laboratoire. Il y avait de tout dans ce thé, surtout de la fumée et de la cendre, — un vrai coulis de lessive! Avons-nous ri, ce soir-là... Cette Lolotte! elle était vaine, têtue et bornée, mais quelle taille! quel teint! quelle fraîcheur!.. L’ai-je assez adorée ! Ai-je commis assez de sottises pour cette gueuse-là,.. qui me trompait, du reste; — et c’était bien fait!

Cependant que ma pauvre sainte mère, devenue veuve, s’épuisait en combinaisons, en prodiges d’économie pour m’envoyer quelque argent, ramassé centime par centime. Et ce fruit de ses privations me servait à festoyer avec une Lolotte ; ça ne faisait qu’un déjeuner pour ses petites dents blanches de jeune carnassier ! Chère adorable mère! pas un seul jour elle n’a douté de moi! pas une seule fois elle n’a soupçonné mon misérable égoïsme! Elle est morte pleine de foi et de tendresse. Mais, maintenant, dans cette terre inconnue où se déchirent tous les voiles, où les ombres se dissipent, maintenant elle connaît la vérité ; elle sait quel affreux polichinelle était alors son fils bien-aimé. Et cette pensée ne laissait pas que de me causer un certain malaise ; mais, bast !.. une mère!.. elle a dû me trouver mille excuses dont je n’ai pas la moindre idée...

Je commençais à m’attendrir encore, quand un vigoureux coup de cloche à ma porte coupa court subitement. Qui pouvait venir à pareille heure et par ce temps ? Toutes les impossibilités m’apparurent à la fois; La Mariette, — c’est le nom de ma demeure, — est assez éloignée de la grande route, assez humble et cachée dans les arbres pour échapper à la visite des vagabonds et des mendians. D’autre part, je n’ai pas de voisins, sauf un à quatre kilomètres, et encore ce voisin est une voisine. Or le moyen d’imaginer la noble demoiselle de Kerréan sonnant à ma porte, la nuit? Une pieuse et chaste demoiselle chez un célibataire ! Cela n’avait pas le sens commun. — « c’est le vent qui a poussé le battant de la cloche, » pensai-je; et, certes, il en était bien capable, je vous assure. La maison frémissait jusqu’au faîte, toutes les jointures craquaient.

J’avais repris ma tasse tranquillement et je commençais à déguster mon thé, quand un second appel plus net, plus impérieux, accompagné de coups précipités dans la porte, me dressa subitement debout... Ah çà ! qu’est-ce donc?.. Serait-il arrivé malheur à Tréminit, et Mlle de Kerréan envoie-t-elle quérir de l’aide : son cocher peut-être ou le jardinier? Je saisis la lampe et me précipitai vers l’antichambre. Mais, ô vanité! je pris le temps de revenir tout doucement sur la pointe du pied me planter devant le miroir et donner, à tout hasard, je ne sais quel mouvement agréable âmes cheveux, comme si... Enfin, c’était idiot; et cela sembla long à celui qui cognait au dehors, car les coups de cloche et de poing continuaient leur tintamarre, auquel Mahmoud, mon chien, répondait furieusement du haut de l’escalier.

— Qui est là? criai-je impatienté de ce tapage ; et, sans attendre une réponse que le bruit du vent m’eût empêché d’entendre, j’ouvris la porte. J’avais eu pourtant la précaution de ne pas détacher la chaîne qui l’assujettissait à l’intérieur, et bien m’en prit : la poussée du dehors fut si impétueuse que j’aurais été renversé. Ma lampe s’éteignit, et le vent me crachait au visage des flots d’eau glacée et de grêle; la nuit, d’un noir d’encre, ne me permettait de rien distinguer.

— Qui est là? demandai-je de nouveau.

La voix d’un homme, tout près de moi, collé contre la porte, répondit :

— Des voyageurs en détresse, qui demandent un abri pour la nuit.

— Ma maison n’est pas une auberge.

— Je le sais... Je vous supplie de ne pas me repousser; j’ai avec moi une jeune femme à demi morte de fatigue et de froid. Où aller si vous nous fermez votre porte?.. Ne nous laissez pas périr sur votre seuil.

Je ne suis pas un capitaliste et j’ai peu de chose à craindre des rôdeurs de grand chemin. Je détachai la chaîne et livrai passage ; une masse noire, informe, se précipita dans le vestibule avec un tourbillon de pluie, de graviers et de feuilles jaunies maculées de boue. Après avoir refermé à grand’peine, je m’étais empressé de rallumer la lampe, et je vis alors un homme de taille moyenne qui, de ses doigts raidis, s’efforçait de détacher un lourd manteau tout ruisselant d’eau ; des plis de ce manteau sortit alors une petite créature mince, fluette, toute frissonnante. Avec des mouvemens d’oiseau qui secoue ses plumes, elle souleva du bout des doigts les plis de sa robe, lissa ses cheveux, cambra sa taille en y appuyant les deux mains pour rajuster sa ceinture; puis, sans attendre d’y être invitée, elle courut dans le salon s’agenouiller devant la flamme du foyer. Je l’avais suivie, et, à la clarté de cette flamme qui jetait sur son visage des reflets roses, je pouvais voir qu’elle était fort jolie et très jeune, quinze ans, — peut-être moins. — Une pointe de dentelle blanche mousseuse et légère, tombée en arrière, découvrait ses cheveux noirs, noués simplement sur la nuque, à la grecque; des sourcils très déliés s’ouvraient, avec le mouvement de deux ailes, sur des yeux sombres, étroits et longs. Elle avait, dans toute sa personne, la svelte délicatesse de l’extrême jeunesse; ses attitudes étaient d’une élégance, d’une précision gracieuse qui faisaient songer à certaines statuettes de Tanagra. Je lui offris du thé, qu’elle accepta avec une vivacité si joyeuse, que je la soupçonnai de n’avoir pas dîné. Son compagnon en convint et m’avoua qu’ils mouraient de faim autant que de fatigue. Je courus à l’office, où j’eus la satisfaction de trouver un perdreau rôti et un morceau de jambon, et j’apportai le tout triomphalement, en même temps qu’une miche de pain de ménage. J’y ajoutai du beurre frais et une bouteille d’excellent vin de Saint-George. La jolie petite inconnue jeta des cris de joie à la vue de ces trésors, et sa gaîté me fit tant de plaisir que je me précipitai de nouveau dans l’office; et, sans souci du désespoir où ce pillage jetterait Ludivine, j’ouvris l’armoire aux provisions et je m’emparai d’un pot de confitures, d’une boîte de bonbons à la fleur d’oranger réservés pour les solennités et d’un immense bocal où je crus voir des prunes à l’eau-de-vie. Il se trouva par malheur que c’étaient des cornichons au vinaigre... Au moment où je rapportais en courant mon butin, j’aperçus, par l’entre-bâillement de la porte, la jeune étrangère tendrement appuyée sur la poitrine de son compagnon, et tous les deux se becquetaient comme des colombes... Il l’enlaçait de son bras et l’embrassait, l’embrassait si longuement, que je fus obligé de tousser en manière d’avertissement, moins par discrétion que pour m’épargner un embarras tant soit peu ridicule. Je déposai mon fardeau sur la table et commençai gauchement à tout disposer pour me donner une contenance ; la tendresse de ces tourtereaux m’avait assombri... Ils auraient bien pu attendre, que diable !

— Voici votre souper, dis-je de l’air le plus gracieux que je pus prendre ; c’est bien peu, mais c’est tout, hélas !

— Que vous êtes bon ! s’écria-t-elle avec un doux rire enfantin... C’est un vrai festin !

— Ceci prouve, dit l’autre sentencieusement, qu’il ne faut jamais désespérer : on croit tout perdu, un secours arrive... Nous n’avions tout à l’heure ni gîte ni souper, voici maintenant tous les biens à la fois... Aller,.. aller devant soi, toujours, à tous risques,.. et oser, oser!.. C’est le secret de la vie, n’est-il pas vrai, monsieur?

Il s’était tourné vers moi, et alors seulement je l’observai ; je m’étais jusqu’alors laissé absorber par sa jeune compagne. L’examen ne lui fut pas favorable : robuste, trapu, les épaules épaisses, la tête carrée, un teint brun, un front large et bas, marqué vers le milieu par une dépression singulière qui ajoutait à l’expression rembrunie et méditative de sa figure, tel il me parut. Placé comme il était, le dos à la lumière, je ne pouvais voir ses yeux, que je devinais perçans, sous des sourcils touffus, croisés à la racine du nez. Il portait la moustache en brosse. Ses vêtemens, d’étoffe et de coupe communes, lui donnaient l’aspect assez vulgaire ; je l’aurais pris pour un subalterne chargé de veiller aux difficultés matérielles du voyage, mais le baiser,.. le tendre baiser de la jeune belle ?..

Il demeurait tourné vers moi :

— Oui, la fortune est aux braves. Audaces fortuna… Vous vous rappelez, n’est-ce pas ?

— Vous savez le latin ? demandai-je avec un étonnement assez maladroit.

Il répondit d’un ton sec : « Évidemment ! » Comme s’il voulait dire : « Pour qui me prenez-vous ? »

J’avais placé devant lui le perdreau et le couteau à découper ; mais il s’y prenait avec tant de maladresse, que je dus lui venir en aide.

— Je suis confus de vous donner cette peine, dit-il alors ; je n’ai jamais su faire œuvre de mes dix doigts… Il faudra bien m’y mettre,.. et pour des besognes plus rebutantes,.. autrement difficiles, probablement, que de découper un oiseau.

Il soupira ; et, après un silence :

— Nous allons en Amérique chercher fortune, — cette fortune qui rit aux audacieux.

— Et vous ne craignez pas la fatigue et les dangers d’un si long voyage,.. madame ?

Je m’étais arrêté sur ce mot avec une hésitation interrogative ; elle paraissait si jeune !.. Bien que je me fusse tourné vers elle et que j’attendisse une réponse, elle n’en fit aucune. Et ce fut son compagnon qui parla pour elle :

— Rose est courageuse,. Et puis, nous n’avons pas le choix, ajouta-t-il avec un rire nerveux.

Il mangea quelques instans en silence, le front bas, agité de contractions involontaires. Il réfléchissait, en proie, à ce qu’il me parut, à quelques perplexités pénibles… Ne sachant trop que dire, je fis plusieurs questions sur les incidens qui les avaient amenés chez moi.

— Rien n’est plus simple, répondit-il : nous voyageons à petites journées, en voiture particulière, et nous comptions coucher ce soir à Vannes ; notre cocher, aveuglé par la pluie, étourdi par le vent, nous a menés de travers et versés dans un fossé…. Les brancards se sont brisés, et nous nous sommes trouvés, cette pauvre enfant et moi, au milieu de la route » en rase campagne, à longue distance, nous a-t-on dit, de tout village et de toute hôtellerie… Et vous savez par quel ouragan ! L’homme qui nous conduisait connaît un peu le pays,.. il nous a conseillé de venir frapper à votre porte et nous a indiqué le chemin-.. Nous n’y serions pas arrivés si l’on n’avait eu la bonne idée de découper un trèfle dans vos volets, et c’est la faible lumière filtrant par cette ouverture qui nous a guidés… Je peux dire aussi que c’est notre bonne étoile.

— Et votre voiture ?

— Elle est dans le fossé avec nos bagages… Le garçon est parti sur le cheval pour chercher un charron quelque part… On travaillera cette nuit, et demain, à la première heure du jour, la voiture restaurée nous attendra sur la route…

— Et, jusque-là, nous sommes obligés de vous demander l’hospitalité, monsieur, murmura la jeune Rose avec un gentil sourire un peu confus.

— J’y compte bien ;,.. mais, si votre cocher connaît le pays, comment ne vous a-t-il pas adressés de préférence au château de Tréminit, chez Mlle de Kerréan ?.. La société d’une demoiselle eût été plus convenable, plus agréable aussi pour une jeune dame, que celle d’un vieux célibataire morose tel que je suis,.. sans parler du confort…

— Permettez-nous de ne rien regretter, reprit-elle avec grâce.

— Le château de Tréminiti ? Une grande bâtisse séparée de la route par des quinconces de grands arbres ?.. C’est une espèce de vieille folle qui habite là, m’a-t-on dit.

— Une folle ?… Mlle de Kerréan ?… m’écriai-je indigné… C’est la personne la meilleure, la plus digne, la plus sensée du monde… Et je ne comprends pas…

— On nous l’a peinte comme une vieille dévote, entichée de noblesse,.. fort avare, uniquement occupée à entasser trésors sur trésors…

— C’est un tissu d’absurdités… d’abominables mensonges… Elle est la charité même, la providence du pays…

— Vous la connaissez ?

— j’ai cet honneur…

— j’aurais dû le penser… Entre voisins… Il y a une lieue à peine d’ici à Tréminit ?

— Cinq kilomètres,.. sans compter les quinconces…

— Alors rien n’est vrai de tout ce qu’on m’a dit ?

— Absolument rien, — sauf qu’elle est pieuse et de noble naissance.

— Et riche ? Est-il vrai qu’elle enfouisse son or dans des cachettes, sous la garde miraculeuse de je ne sais quel saint du cru, sans aucune autre protection moins surnaturelle ?

Je haussai les épaules. — Et qu’elle habite là, au milieu des bois, — seule, — presque sans domestiques? C’est là ce qu’on nous a conté.

— Cela est faux,.. ridiculement faux... Elle est, au contraire, fort craintive, et deux domestiques, la femme de charge et son mari, couchent dans une chambre qui défend la sienne et par où l’on doit nécessairement passer pour pénétrer chez elle.

— Diable !.. voilà qui ne serait pas commode pour les galans.

— Les galans, s’ils avaient la malencontreuse idée de s’y risquer, seraient mal reçus à Tréminit. Je vous l’assure... Mais, Mlle de Kerréan ne peut inspirer que les sentimens de la plus profonde vénération...

— Vieille et laide, alors?.. Et de plus dévote; c’est complet.

— Je ne sais ce que vous appelez vieille.... Mais, si je n’avais sous les yeux ici un modèle de grâce et de beauté, je dirais que Mlle de Kerréan est la plus charmante femme que j’aie jamais rencontrée...

J’avais répondu avec une certaine vivacité, car j’aimais d’une amitié très tendre ma voisine. Il se pencha vers moi, ses yeux perçans et gouailleurs fixés sur les miens :

— La plus charmante femme? Ah bah!.. vraiment? Mais, dites donc, eh? Voisins de campagne..-. Un célibataire,.. une demoiselle charmante,.. eh! eh!.. cela donne à penser...

— Bien à tort, monsieur le voyageur, m’écriai-je dans une protestation sincère. Je ne suis l’égal de Mlle de Kerréan ni par la naissance ni par la fortune, et je ne pourrais sans ridicule présomption aspirer à l’honneur d’une alliance...

— Oh ! je connais mieux que personne la force des préjugés qui séparent d’ordinaire les riches des pauvres... Je sais tout ce qui peut rompre l’élan légitime des cœurs. Mais enfin elle est libre, elle!..

Je secouai mélancoliquement la tête...

— Du reste, continua-t-il, il y a d’autres liens aussi forts, aussi doux...

— Monsieur!.. vous ne connaissez pas...

— Je ne connais pas Mlle de Kerréan... Mais je ne crois pas vous faire injure ni à elle en supposant que,.. bâti comme vous l’êtes... Un gaillard! vrai!

Je rougis d’avouer que cette grossière flatterie ne me trouva pas insensible... Malgré moi, je souris, et ce fut d’un ton moins gourmé que je répondis :

— Bâti comme je suis, je n’ai pourtant, hélas ! jamais reçu le moindre encouragement...

— Allons donc!

— Je vous le jure, dis-je avec solennité... — Et je soupirai.

— Dame!.. Si vous ne lui avez rien demandé? — Je m’en suis bien gardé.

Il se renversa en riant sur le dossier de son fauteuil, et je sentis son regard impertinent se promener ironiquement sur toute ma personne.

— Ah! mais... Vous êtes,.. vous êtes un bien brave homme ! Je ne puis rendre tout ce qu’il y avait d’ironie, de pitié méprsante dans ces quelques mots; ils me cinglèrent comme un coup de fouet et me piquèrent comme un aiguillon... Le sang me monta à la tête en même temps qu’une bouffée de dépit et de colère, quand je vis sur les lèvres de Rose errer un demi-sourire très gai...

— De quoi vous sert donc cet agréable voisinage? reprit l’indiscret personnage. Quel rôle jouez-vous près de cette chaste vierge?

— Monsieur, répondis-je avec beaucoup de dignité pour imposer silence à cet effronté,.. je ne joue aucun rôle. Je suis, en toute sincérité de cœur, un ami dévoué et plein de respect.

Il n’en continua pas moins de rire :

— C’est beau! dit-il, étonnamment beau!.. Je ne vous aurais pas cru homme à vivre dans un désert, — car ce pays est un vrai désert, — en tête à-tête avec une dame agréable,.. en qualité d’ami intime,.. sans obtenir quelques petites gratifications amicales... Voyons!.. en cherchant bien?.. A moins d’être un pur esprit... que diable?..

Il faisait une grimace si comique, si irritante en même temps, la vue de Rose aussi, le souvenir du baiser, m’avaient mis les nerfs dans un tel état que je n’y pus tenir; l’envie, l’amour-propre, me firent sortir de mon caractère, qui est d’ordinaire discret et modeste ; mon âme s’ouvrit toute grande au démon de la vanité, et je commençai à bavarder comme un pinson, sur toutes sortes de choses délicates, sur ma pauvre amie, notre longue amitié, j’énumérai tous les témoignages d’affection qu’elle m’avait donnés, entassant détails sur détails, aveux sur confidences, indiscrétions sur indiscrétions. A mesure que je parlais, une voix en moi criait : « Ce que tu fais est horrible ; mon ami Charles, tu te conduis comme un animal; » j’étais lancé,.. et il suffisait d’un sourire de l’inconnu, d’une syllabe jetée en l’air avec étonnement ou dédain, pour me faire repartir de plus belle... Ce que je n’aurais jamais dit à mon meilleur ami, je le confiai ce soir-là à cet étranger, à ce passant, un vagabond peut-être. Et, chose étrange ! c’était justement cette qualité de passant qui m’encourageait : — « Qu’importe tout ce que je peux dire? Cela ne tire pas à conséquence; il sera loin demain... » — J’allai jusqu’à conter que j’avais un jour embrassé Mlle de Kerréan, et cela, je n’en avais jamais ouvert la bouche à personne, pas même à mon confesseur, parce qu’en effet il n’y avait pas trop de quoi s’effaroucher ou se vanter... C’était à la fête patronale, au pardon, et je lui avais offert le bras pour ouvrir la danse, une de ces rondes bretonnes sur un chant mélancolique, où l’on se tient coude à coude et où l’on balance sur place en avançant d’un pas à chaque refrain… Elle fut vite lasse et voulut se retirer... — Pas avant le baiser, — lui dis-je en riant, car il est d’usage d’embrasser sa danseuse en. la reconduisant.

— Prenez-le; tout de suite, me répondit-elle; en me tendant la joue avec simplicité ; et je l’avais baisée très chastement devant l’assemblée entière... J’eus le triste courage de tirer vanité de ce baiser, et je fis et dis bien d’autres choses encore que j’ai oubliées, car j’étais à la lettre hors de moi. Je ne m’arrêtai qu’en voyant la tête de mon sardonique interlocuteur s’abaisser sur sa poitrine. Je crus qu’il s’était endormi. Je me tus… Le silence succédant brusquement au flot de mon intarissable bavardage le rappela à lui-même.

— Eh bien ! donc, dit-il en faisant effort comme pour secouer l’engourdissement du sommeil ou de quelque profonde méditation, il résulte de ces... discrètes confidences que vous partagez avec saint,.. comment nommez-vous ce saint dont le nom est si drôle?

— Saint Gobrien ?

— Oui ; vous partagez avec saint Gobrien la confiance de cette noble demoiselle..., Ne m’avez-vous. pas dit qu’elle lui a élevé un autel ?..

— Elle lui a consacré un oratoire... dans une petite tourelle attenante à sa chambre... C’est son lieu de prédilection... Elle s’y retire pour prier et méditer. La grossière imagination populaire en a conclu qu’elle s’y enferme pour compter son argent... De là cette absurde légende...

— Oui, dit-il toujours rêveur... Toutes les légendes; ont, sans aucun doute, pour point de départ quelque fait réel, quelque circonstance fort simple parfois... Il s’agit de démêler le faux d’avec le vrai... Il parlait languissamment comme s’il pensait à autre chose et qu’il voulût pourtant prolonger la conversation. — Ainsi, reprit-il, vous la voyez souvent,.. et vous êtes son conseil,.. en même temps que son ami?.. C’est un poste fort doux à remplir....

— Délicat,.. infiniment délicat, lorsqu’il s’agit d’administrer une grosse fortune, placer des capitaux assumer des responsabilités...

Il s’était levé et se promenait de long en large, et s’arrêtait par instans devant les gravures et les tableaux ; mais je crois qu’il ne les regardait pas. Rose s’était endormie, la tête penchée sur l’épaule, dans une attitude pleine de grâce et d’innocence.

— Alors, c’est vous qui la guidez dans ses placemens?

— Depuis longtemps déjà elle ne prend pas d’autre avis que les miens, et vous comprenez quel souci pour moi... Autrefois, c’était bien simple... On achetait de la terre,.. ou de la rente. Mais la terre ne rapporte plus rien, et la rente ?.. Par ce temps de conversions et de révolutions!... cela ne vaut pas mieux qu’autre chose... Je le lui disais encore dimanche : « Attendez une occasion,.. un emprunt, par exemple! Le gouvernement ne manquera pas d’en faire un d’ici à peu de temps... C’est plus avantageux et guère moins sûr... »

Il s’était arrêté et me regardait fixement... Je ne sais pourquoi ce regard étincelant et sombre coupa subitement mon bavardage. Il s’en aperçut et reprit :

— Guère moins sûr... Vous avez raison... Le tout est de saisir les occasions...

Je crus qu’il allait m’en indiquer quelqu’une, et j’étais déjà sur mes gardes, l’oreille ouverte ; mais il recommença à se promener quelques instans en silence. Puis il dit de ce même ton distrait et machinal qu’il avait pris déjà plusieurs fois : — Donc, vous êtes le conseiller intime,.. C’est vous qui indiquez les bons placemens,.. — Et c’est saint Gobrien qui tient les clés de la caisse?..

— Comment le savez-vous? m’écriai-je étourdiment.

— C’est une façon de parler : je ne sais rien... Ah! décidément,.. vous êtes un bien brave homme !

Il s’était planté devant moi, et riait, et me couvrait de son inexprimable mépris... — C’est possible, dis-je d’un ton piqué; mais ce sont de ces qualités dont on n’aime pas à s’entendre louer... par le premier venu. — j’étais fort rouge, et je me levai pour faire entendre que je désirais mettre fin à un entretien où j’avais joué un médiocre personnage. Il ne sembla remarquer ni mon intention ni mon humeur :

— Vous avez été soldat? dit-il en s’arrêtant devant une modeste panoplie qui ornait un des panneaux de mon petit salon.

— Pas du tout... J’ai servi dans l’enregistrement,.. une morne et pacifique carrière d’où je me suis évadé dès que je l’ai pu.

— Vous avez là des armes curieuses...

— Elles viennent de mon père, qui était marin et les avait rapportées de ses voyages.

— Voilà une fameuse lame ! Il avait détaché un beau couteau catalan dont le manche d’ivoire jauni était incrusté d’argent, et il en essaya la pointe sur son doigt. — Vous ne vous en êtes jamais servi, j’imagine?

— Pas jusqu’à présent... Mais je saurais le faire,.. et fort proprement,.. à l’occasion...

Il le replaça avec un geste de dégoût.

— Moi,.. J’ai des nerfs de femme... Je ne puis voir une lame sans un frémissement de toutes mes moelles... Et pourtant j’ai été soldat... Et... un homme comme moi devrait être prêt pour tous les métiers...

Je ne répondis pas et restai debout, avec le désir manifeste de terminer la conférence... J’étais blessé, irrité, mécontent de mon hôte et de moi-même...

— Décidément, vous n’êtes pas curieux! dit-il avec un rire forcé. Nous tombons chez vous comme des aérolithes, et vous ne vous informez ni d’où nous venons ni qui nous sommes.

— De quoi me servirait la curiosité? répliquai-je assez brutalement. Ne serais-je pas obligé de croire tout ce qu’il vous plairait de me dire?.. Je ne suis ni garde champêtre ni gendarme pour exiger vos papiers... Et le léger service que j’ai l’avantage de vous rendre me fait un devoir de respecter vos secrets... Du reste, ajoutai-je plus gracieusement, vous avez avec vous le plus sûr des passeports... Fussiez-vous le diable en personne, qui donc aurait le courage de refuser un abri à cette pauvre jeune femme écrasée de fatigue?..

— Cela fait honneur à votre humanité,.. et je ne veux pas rechercher s’il n’y a pas, sous cette délicatesse, beaucoup de dédain... Je ne suis pas en mesure de m’arrêter à des susceptibilités... Veuillez donc, je vous prie, monsieur, mettre le comble à vos bons procédés en consentant à m’écouter.

Ce disant, il s’assit, et je fus, avec assez de mauvaise grâce, contraint d’en faire autant. Il reprit : — j’ai des devoirs envers cette pauvre enfant, dont le sort est lié au mien... Monsieur, continua-t-il avec une exaltation vraie ou feinte, le scrupule de n’y pas manquer est le tourment de ma conscience,.. Qu’est-ce, selon vous, que le devoir, monsieur?.. Qu’est-ce, je vous prie?

Je me demandai si je n’avais pas affaire à un fou :

— Je ne suis pas très expert en formules, dis-je enfin ; il me serait, je crois, plus facile d’accomplir mon devoir à l’occasion que de le définir... Il me semble cependant que faire son devoir, c’est agir, en toutes choses, conformément à la loi, sans calcul des avantages ni souci des inconvéniens.

— A merveille !.. C’est cela même : agir en conformité avec la loi. Mais quelle loi, s’il vous plaît? Pensez-vous qu’il n’y ait qu’une seule loi sous le soleil, un absolu immuable s’appliquant indifféremment à tous les hommes, à tous les peuples, à tous les temps? Il serait absurde de le prétendre. L’histoire et le bon sens protestent. La loi est variable, sujette à d’infinies modifications... Et où trouver le code de cette loi souveraine et changeante, sinon dans notre conscience ? Chacun de nous le porte en soi, ce code suprême, chacun est son propre jugeât ne doit compte qu’à soi-même... Mais, monsieur, l’interprétation de cette loi à travers la dangereuse complexité des événemens?.. Mais le discernement de la conduite qu’il convient de tenir? Cela n’est point un jeu d’enfans... Quel sujet de préoccupations toujours renaissantes!.. — Vous vous expliquerez mieux, monsieur, les troubles, les inquiétudes dont mon esprit est harcelé, cette habitude d’analyser, de désarticuler, si je puis dire, mes impressions et mes mouvemens, même les plus spontanés, quand vous saurez que j’ai passé une longue partie de mon existence au séminaire, et qu’il s’en est fallu de peu que je ne sois prêtre à l’heure qu’il est !

Ce fut mon tour de rire, et je pris le ton badin pour répondre :

— « L’esprit est prompt, mais la chair est faible,» n’est-il pas vrai, mon cher monsieur?.. On ne saurait dire du moins, ajoutai-je avec un coup d’œil vers la jolie dormeuse, « que vous ayez jeté le froc aux orties. »

Il ne comprit pas tout d’abord ma plaisanterie ; quand il l’eut saisie : — Vous voulez dire que j’ai jeté ma soutane aux pieds de Rose? Il n’en est rien, monsieur. Un temps fort long, plusieurs années, se sont écoulées entre ma sortie du séminaire et ma première rencontre avec elle... Non, les séductions de la chair n’ont été pour rien dans mon affaire... Ce serait plutôt l’orgueil, l’orgueil de l’esprit, comme on dit en style ecclésiastique... En deux mots, voici mon histoire. J’avais trois ans quand un vieux prêtre me ramassa un soir d’automne dans la boue où m’avait laissé choir ma mère ivre-morte... J’ai un vague, très vague souvenir qu’elle avait été battue, rouée de coups par l’homme avec qui elle vivait, — mon père peut-être? — je ne sais. Il la frappait parce qu’elle avait bu... Il la jeta à la porte et moi avec elle... La pluie tombait à verse... Je me souvenais de cela ce soir, au milieu du clapotis sinistre de l’eau ruisselant de partout, dans cette humidité glacée qui réveillait une lointaine sensation de détresse. Ma mère me traîna, me porta tant qu’elle put, marchant au hasard, sans autre idée, j’imagine, que de fuir son bourreau, jusqu’à ce qu’enfin elle tomba sur le sol fangeux et y demeura inanimée... Un prêtre passa... Il vit cette femme, la fit porter à l’hôpital, où elle mourut dans le délire de la fièvre, sans avoir repris connaissance.

Le prêtre se chargea de moi, me fit élever, m’instruisit, et plus tard me mit au séminaire, où j’ai appris le latin, le grec, la théologie... Les braves gens qui m’entouraient firent de leur mieux pour m’inspirer le goût du sacerdoce; de mon côté, je ne demandais qu’à entrer dans les ordres. Je fis, pendant longtemps, tous mes efforts pour leur persuader, pour me persuader à moi-même que j’avais la vocation. Peine inutile!.. L’indépendance de mon caractère, celle plus redoutable encore de mon esprit, opposèrent des obstacles invincibles. Je ne pouvais me plier à la discipline, mon intelligence résistait à la foi... Je discutais, j’argumentais, je poussais la logique à outrance ; j’avais des idées neuves, originales, hardies. J’ai dû, plus d’une fois, j’en conviens, épouvanter mes honorables maîtres... Et leur patience, à la fin, se lassa. Après bien des tentatives pour me ramener à l’humble obéissance de la foi, après des luttes, des tiraillemens sans nombre, je dus quitter le séminaire.

— C’était le meilleur parti à prendre.

— Probablement... Mais, monsieur, me trouver seul, à vingt ans, sur le grand chemin de la vie, sans ressources, sans famille, c’était une terrible aventure...

Le plus dur, c’est que je tombai immédiatement sous le coup de la loi militaire. Je fus incorporé dans l’infanterie. Peu importe le régiment et le nom de la ville où je fis garnison... J’y ai laissé de médiocres souvenirs, j’en ai emporté de pires... Il ne me fallut pas longtemps pour reconnaître que je n’avais rien gagné à changer le séminaire contre la caserne... Je n’avais guère plus de liberté qu’avec les curés et j’étais traité avec moins de douceur... Il ne s’agissait plus de controverses théologiques, mais d’obéissance passive ; on l’imposait avec brutalité, et mon indépendance, ma dignité, y souffrirent le martyre; constamment j’étais puni, emprisonné, bousculé, et finalement on m’expédia en Afrique, dans une compagnie disciplinaire... Je peux dire que j’ai connu l’adversité... Mon passage au régiment me valut, du moins, l’affranchissement moral; je me débarrassai une fois pour toutes des vieilles doctrines, des dogmes caducs dont on m’avait barbouillé l’esprit... Je fis des lectures qui m’éclaircirent les idées, m’ouvrirent des perspectives nouvelles... Je fis aussi l’apprentissage des passions et m’y lançai, l’esprit libre et dégagé du bagage écrasant des préjugés de la morale étroite, rédigée en formules.

— Vous êtes devenu libre-penseur... Etes-vous plus heureux?

— Je le serais sans nul doute, si l’élargissement de mes idées n’avait eu pour conséquence l’élargissement naturel de mes désirs. Il se fit en moi comme une dilatation soudaine de mes facultés, y compris celle de jouir... J’avais, vous le pensez bien, du temps perdu à compenser. Et je sortis du régiment avec une fureur de plaisir, une rage d’être heureux, et sans aucun moyen, bien entendu, de me procurer ni jouissance ni bonheur, pas même le nécessaire... Je n’entrerai pas dans le détail de mes misérables efforts, toujours trahis, des expédiens, plus ou moins humilians, auxquels je dus recourir, de divers accidens que j’eus à subir dans une société où la hautaine vertu, bien rentée, se fait juge de la conscience du pauvre... Je me sentais méprisé, et tout mon être s’insurgeait contre ce mépris, dont, malgré moi, je subissais le martyre. Oui, monsieur, j’ai souffert dans ma dignité, dans mon orgueil, si vous voulez, des tourmens inexprimables; j’y aurais succombé peut-être, si je n’avais eu à un degré supérieur le sentiment de ma valeur morale ; j’insiste sur ce mot... Seul, je la connaissais; pour le reste du monde, elle disparaissait sous les haillons de la misère, parmi tous les hasards de ma lamentable destinée... Moi, je pesais mes motifs et mes actes, je les examinais, les jugeais et je m’absolvais... J’avais contracté au séminaire l’habitude de l’examen consciencieux ; pour des esprits soumis aux prescriptions d’une morale fixe, d’une loi révélée, ce peut être une école d’humilité, d’abaissement. Affranchi comme je l’étais, seul juge de mes intentions et des circonstances, j’y puisais une force, un contentement, une assurance, une liberté inconnus à la plupart des hommes... Cependant, l’existence me devenait chaque jour plus difficile, impossible... J’étais harcelé, repoussé, je mourais de faim. .. Je me décidai à retourner au pays natal, et, non sans quelque répugnance, j’allai frapper à la porte du séminaire... Je dois avouer que j’y fus accueilli avec bonté; et comme j’avais, de tout temps, manifesté un goût vif pour la musique, le supérieur me recommanda à l’un de ses amis, organiste dans une petite ville voisine, et qui, par bonheur pour moi, était malade et demandait un auxiliaire... J’aspirais à une vie régulière, posée; je m’appliquai à ma tâche qui, d’ailleurs, me plaisait, et j’eus le bonheur de réussir... L’année suivante, l’organiste étant mort, je pris sa place, et personne, je puis le dire hautement, n’eut un reproche à me faire... Les appointemens étaient médiocres, mais peu à peu j’eus quelques leçons en ville... C’est ainsi que j’ai connu Rose...

Il s’arrêta et demeura un moment pensif:

— Ses parens, reprit-il, appartiennent à la bourgeoisie riche, l’étroite, guindée et bégueule bourgeoisie de petite ville... Elle avait à peine quinze ans, monsieur, et je l’aimai!.. Cet amour n’a pas besoin d’excuse, je suppose... Bientôt aussi elle me donna son cœur... Élevée sévèrement, seule, entre un père aveugle et une mère bigote, elle était affamée de gaîté, de tendresse.

Pendant des jours et des mois, notre attachement alla grandissant; notre vie était délicieuse. Je lui donnais chaque semaine deux leçons de piano, que je prolongeais comme vous pouvez le croire. On ne nous laissait jamais seuls. Le plus souvent, c’était l’aveugle qui demeurait près de nous, tandis que la mère vaquait à ses occupations, et vous ne sauriez croire, monsieur, avec quelle finesse de perception, quelle défiance maligne, cet infirme nous surveillait; la moindre interruption, le plus léger ralentissement, lui étaient suspects ; il en demandait les raisons et frappait de la main le bras de son fauteuil pour marquer la mesure. Les points d’orgue l’exaspéraient ; il les trouvait toujours trop longs… Malgré cela, nous passions des heures ravissantes l’un près de l’autre ; quelquefois je coulais mon bras autour de sa petite taille, je baisais ses cheveux ou ses doigts au vol, sans interrompre d’une note les exercices de Kalkbrenner. Elle riait, amusée par ces badinages, qui n’étaient pour elle que malices d’écolière. Peu à peu, elle devint plus craintive, elle riait moins ; son innocence se troublait. Elle essaya de s’opposer à mes furtives caresses ; mais il était trop tard… J’étais devenu le maître de son cœur, de sa volonté… Je l’adorais, monsieur…

Un jour, tandis qu’elle jouait la marche du Prophète, je fus saisi d’un tel délire d’amour que, perdant toute prudence, je la pris dans mes bras, et, mes lèvres sur les siennes, je la tins ainsi toute frémissante sur ma poitrine. Naturellement, la marche du Prophète n’avait pas résisté à cet emportement. Nous n’y prenions pas garde, perdus dans notre extase. Mais voilà le bonhomme qui s’alarme, qui gronde, qui demande l’explication de ce brusque silence. Rose s’était vite remise en place et s’évertuait à reprendre le rythme ; ses doigts tremblaient, son trouble était inexprimable… J’avais essayé d’expliquer l’incident en affirmant qu’elle s’était cassé un ongle entre deux touches… Le vieux restait morose, perplexe, et me pria sèchement d’abréger la leçon. Je pressentis que c’en était fait de nos beaux jours. J’eus la présence d’esprit d’écrire précipitamment au crayon quelques lignes où j’indiquais à mon amie le moyen de correspondre secrètement, car j’avais au plus haut point, monsieur, le sentiment de ma responsabilité envers cette pauvre enfanta.. Oh ! je devine votre secrète objection, monsieur: pourquoi m’étais-je fait aimer de cette enfant ? Tout est là, en effet… Avais-je le droit d’aimer,.. d’être aimé ?..

— C’est une question que votre conscience dut se poser avec angoisse en cette circonstance…

— Sans doute… Mais quelle est, je vous prie, la loi par excellence qui domine toutes les autres, la loi universelle, souveraine, celle qui ne relève d’aucun culte, d’aucune philosophie, d’aucun code politique ou social ?.. N’est-ce pas la grande loi d’amour ? Dépositaires des germes de la vie, enivrés de ses philtres, poussés l’un vers l’autre par toutes les forces de l’instinct, par tous les prestiges de la nature, les amans, en se donnant l’un à l’autre, ne font qu’accomplir la loi. Toutes les créatures y sont soumises, à cette loi, toutes en observent les rites ; quels que soient le temps, le pays, les coutumes ou les dogmes, la mode et les préjugés, les fils d’Adam aiment et aimeront les filles d’Eve… Que peut-on dire à cela ?.. Pourquoi, je vous prie, aurions-nous été, Rose et moi, déshérités du droit de tous, du droit de nous aimer?..

— Mais,.. si les parens l’avaient permis,.. rien à dire, en effet.

— La famille?.. les parens ?.. Comment ces bourgeois orgueilleux, égoïstes, se seraient-ils résignés à voir leur fille unique éprise d’un homme de rien, d’un pauvre diable sans le sou, sans famille, sans respectabilité apparente... Eh bien!.. morbleu! tant pis pour eux ! monsieur, tant pis vraiment ! La grande loi de l’amour les condamne ; elle foule aux pieds leurs misérables calculs de convenances, de fortune, leurs préjugés de caste... Nous étions jeunes, l’instinct primordial de la nature nous poussait l’un vers l’autre; notre droit, — je dirai mieux, — notre devoir, était d’y céder. Je sus le faire comprendre à Rose; je l’entraînai... Vous aussi, j’en suis sûr, vous auriez agi comme moi !

— Je ne le crois pas; je... je suis un vieux solitaire, élevé dans le culte de ce que vous appelez préjugés et superstitions; je suis de l’école du respect : respect des lois de mon pays, des droits de la famille, de la conscience, de la religion; et, je l’avoue, la séduction d’une enfant de quinze ans!.. Excusez ma franchise...

— Évidemment, nous ne pouvons nous entendre... Vous êtes un partisan de l’absolu !.. Vous croyez à un absolu qui légifère d’en haut et qu’on ne peut discuter... Moi, je ne crois qu’à la vie, à ses inspirations, à ses droits. Elle seule ne trompe pas... En dehors d’elle, tout n’est que rêveries et mensonges... Vivre, entretenir, élargir les conditions de l’existence, voilà l’unique devoir, clair, précis, sans nuages ni symboles, dont la voix par le dans nos instincts, dans nos appétits, dans nos désirs. C’est à nous de l’entendre, c’est à nous d’obéir...

— Vous parliez cependant tout à l’heure des perplexités de votre conscience ?

— Et vous avez cru à des scrupules, à des délicatesses, sur des pointes d’aiguille, sur les plaisirs permis et les voluptés défendues? Non, non, nous n’en sommes plus là... Le drame est autrement tragique et grandiose; il s’agit tout simplement, de développer la vie, non pas seulement par la durée, mais aussi par la jouissance, en long et en large, à tous risques... C’est la guerre, je le sais, l’état de guerre en permanence, la lutte pour le bonheur, pour l’amour, pour la fortune, la lutte toujours et partout. Contre la vieille société hypocrite et féroce cantonnée dernière ses bastilles caduques, codes de lois et de morale religieuse, philanthropie, que sais-je?..

J’étais à la lettre suffoqué, épouvanté... — Enfin, monsieur, repris-je, cette jeune femme... que vous semblez aimer?

— Je l’adore, s’exclama-t-il avec un accent passionné.

— Eh bien!.. N’a-t-elle pas des droits, elle aussi?.. Doit-elle les immoler aux vôtres ?..

— Rose m’appartient ; elle est mienne, la chair de ma chair, le sang de mon cœur... L’amour n’a fait qu’un de nous deux; elle se fond dans l’unité... La plaignez-vous, par hasard? reprit-il avec emportement. N’a-t-elle pas la part la plus belle? se laisser aimer, protéger, conduire. Toutes les angoisses, je les garde pour moi ; je lui cache nos dangers, les épouvantes de l’avenir... Pour elle, j’ai sacrifié ma position, si chèrement conquise, j’ai quitté tout ce que je possédais, renoncé au repos, abandonné mon port de salut pour me rejeter dans la hideuse mêlée... Je me suis aliéné à jamais mes protecteurs... Comment recourir à eux désormais?.. Détournement de mineure!.. Mon cas est grave... Je brave tout pour elle et ne lui demande en récompense que sa beauté... Regardez la dormir, paisible comme un enfant dans son berceau... Moi, je me ronge le cœur, je pense aux jours qui vont suivre, à cette lutte de géant qu’il me tant soutenir, seul, car tout m’est ennemi de tous côtés; toutes les forces de notre vieux monde sont liguées contre moi... Comme un cerf chassé par les chiens, je fuis devant la meute hurlante,.. cherchant, désespéré, un asile,.. une patrie,.. un moyen de défense... Car il faut que je la sauve, monsieur,.. il faut que je triomphe avec elle;., ou bien, il ne nous reste qu’à mourir, elle et moi !..

— La situation est terrible, j’en conviens... Pourquoi ne pas ramener, cette enfant à sa mère? Après l’esclandre de votre fuite, on ne saurait vous la refuser...

— Détrompez-vous, monsieur... Ah ! que vous les connaissez mal, ces bourgeois ambitieux, ces cervelles têtues... Ils aimeraient mieux voir leur fille morte que dans mes bras... Pour elle, le couvent, la prison pour moi : voilà ce qui nous attend chez eux. En tout cas,.. la séparation!..

Son visage s’était contracté et, malgré l’antipathie violente qu’il m’inspirait, j’étais attendri de pitié, surtout pour la jolie Rose, pour le sort qui l’attendait en des mains si dangereuses. Je ne pus me retenir de lui faire quelques offres de service. Son regard étincela :

— Vraiment! pourriez-vous m’aider?.. J’avais donc raison d’espérer en vous? Je suis sans le sou,.. je dois au voiturier qui nous mène depuis deux jours, par des voies détournées, une forte somme, quatre-vingts francs... Et il me faut gagner le littoral, Brest ou Saint-Nazaire, et me procurer sans retard l’argent de notre passage jusqu’à New-York...

— Je suis loin d’être riche, et je le regrette en ce moment, dis-je en ouvrant ma modeste caisse, où je découvris avec confusion qu’il ne restait que deux cents francs. Je les lui offris en m’excusant. Il les prit d’un air sombre :

— C’est beaucoup pour vous, qui ne nous devez rien, dit-il; malheureusement, c’est trop peu pour moi.

Il plia les billets pourtant et les serra dans son portefeuille avec un soupir; son visage avait une expression dure, avec je ne sais quoi de désespéré et de feu.

— Je vous devrai quelques heures de répit; merci... Plus tard,.. si je vis, je vous rendrai cet argent,.. si je réussis !.. Et je réussirai, à tout prix!.. Je veux qu’elle soit heureuse par moi,.. je veux être heureux avec elle... Faut-il que j’aie dans la poitrine un cœur brûlant de tendresse, un sang jeune et chaud dans les veines,.. des nerfs tout vibrans aux appels de la volupté, pour végéter eu paria parmi les joies de la terre? Non, non,.. J’en jure par cette créature charmante,.. adorée,.. nous serons heureux ensemble, ou je périrai !


Il avait, d’un geste violent, porté la main à son front et saisi ses cheveux dans une fort« étreinte, comme s’il voulait jeter sa tête en enjeu à la destinée.

Cette déclamation me laissa froid ; il me parut qu’il jouait un rôle, qu’il cherchait à m’en imposer par son altitude dramatique. Depuis, j’ai pensé qu’à ce moment il était sincère; mais ce ton exalté, ces sentimens excessifs étaient trop en dehors de mon caractère et de mes habitudes pour ne pas me paraître factices. Je fus plus touché quand je le vis effleurer d’un léger baiser, avec un soupir, le front de Rose, et la réveiller en lui murmurant des syllabes caressantes. Je crois qu’il l’aimait beaucoup.

La jeune femme s’efforçait de secouer la torpeur de fatigue et de sommeil où elle était plongée, elle semblait tout engourdie, brisée. Il la souleva dans ses bras; et, bien qu’il fût de moyenne stature, l’emporta avec une facilité qui me surprit. Plus grand que lui, aussi robuste en apparence, je ne l’aurais pas fait avec tant d’aisance. Je conduisis mes hôtes dans la chambre réservée aux étrangers, la seule qui fût en état de les recevoir.

— Nous ne vous reverrons pas, me dit alors mon hôte. Nous partirons demain ayant le jour; laissez-moi vous serrer la main et vous remercier de votre hospitalité et des preuves de bienveillance que vous m’avez si libéralement données.

Je touchai sa main, qui était dure et sèche ; je ne puis dire que je l’aie serrée avec sympathie. En revanche, je ne reçus pas sans émotion les adieux et les timides remercîmens de Rose. Elle me regardait avec ces yeux agrandis, un peu effarouchés, d’un enfant endormi qui s’efforce de faire contenance. Elle s’était mise instinctivement devant le lit, comme pour m’en dérober la vue. Pauvre petite Rose ! sa pudeur souffrait en ma présence. Pour la mettre à l’aise, je me hâtai de sortir :

— Adieu ! dormez bien… Si vous aviez besoin de moi, ma chambre est là, en face, de l’autre côté du palier.

Il me tendit de nouveau la main, secoua la mienne deux fois avec force, comme s’il scellait un pacte. Je trouvais qu’il abusait un peu des effusions. Enfin, les poignées de main devaient être rares sur la route où il s’acheminait ; il faisait sans doute ses provisions de voyage.

Mahmoud m’attendait grondant sur le paillasson, devant ma porte. Il n’était pas plus que moi habitué à héberger des inconnus et n’en prenait pas aisément son parti.

De peur qu’il ne troublât le sommeil des voyageurs, je le fis entrer dans ma chambre. Il obéit, tête et queue basses, et se coucha sur le tapis, au pied de mon lit, non sans protester sourdement. Il est vrai que les sifflemens du vent et les craquemens des portes et des volets contribuaient à le rendre nerveux. Il s’était étendu la tête allongée sur les pattes, et je voyais ses prunelles luire d’instant en instant entre ses paupières inquiètes… Je n’avais guère non plus envie de dormir ; les aventures sont rares dans ma vie, et l’arrivée de ce jeune couple incorrect et fugitif en était une de premier ordre… J’essayai de lire, mais je pensais à Rose, à son jeune visage délicat, à sa fine taille ronde serrée par un ruban flottant. Tout en elle me plaisait, m’intéressait… J’eusse voulu la garder près de moi, la voir vivre à loisir, contente et paisible, la gâter… Ma folle cervelle s’évertuait à imaginer des hasards qui me la ramèneraient, — mais sans son déplaisant compagnon, — des événemens romanesques dont je savais toute l’absurdité, et qui pourtant m’amusaient. J’avais soufflé ma bougie depuis longtemps et je commençais à m’assoupir, quand un rauque aboiement de Mahmoud me réveilla. Il était sur ses pattes, allait et venait dans les ténèbres, grondant et aboyant… Je me dressai ; mais le moyen d’entendre quelque chose avec cette gémissante complainte du vent dans les branches flagellées et le clapotis de la pluie sur le sol saturé d’eau !.. J’allumai ma bougie. Je pensais que peut-être un de mes hôtes s’était trouvé indisposé et avait besoin d’aide… J’ouvris la porte ; rien ne bougeait… Tout semblait calme, en ordre. Je revins me coucher, et Mahmoud, remis de son alerte, reprit son somme interrompu.

Ce fut lui pourtant encore qui plus tard me réveilla, et ses aboiemens étaient, cette fois, si impérieux, si formels, que je sautai du lit et cherchai mes allumettes. Le diable s’en mêlait : je ne pouvais arriver à mettre la main dessus, et, tandis que je les cherchais, j’entendais distinctement des pas dans la maison, des portes ouvertes et fermées. Impatienté, je courus à la fenêtre et poussai les volets... Il me semblait que j’avais dû dormir longtemps, et je ne me trompais pas : le jour commençait à poindre ; il devait être environ cinq heures ou cinq heures et demie. La tempête avait cessé; la nature se reposait dans une sorte de stupeur lassée, avec cet aspect de désordre, de flétrissure qui suit les grandes orgies. Des branches brisées, des tuiles, des pierres arrachées jonchaient le sol, et, le long de la maison, ma belle bordure de chrysanthèmes était saccagée, les tiges hachées, les belles houppes roses et blanches traînaient dans la boue. Tout cela m’apparut dans une aube livide, à travers un brouillard humide qui voilait les lointains... En portant mes regards vers l’avenue, cependant, je distinguai, se mouvant dans l’épaisse brume, deux ombres noires, de tailles inégales, qui allaient s’éloignant, et bientôt s’effacèrent à mes yeux... C’étaient les deux amans qui s’en allaient vers leur destinée. — Adieu donc, pensai-je, quand disparut la légère et mince silhouette de Rose ; adieu, pauvre oiseau voyageur, folle hirondelle arrachée de ton nid !.. Que Dieu te bénisse, charmante créature!..

Le brouillard, qui s’épaississait en averse et m’éclaboussait le visage, m’obligea de refermer la fenêtre... J’allumai le feu, je pris ma pipe et je restai à rêvasser ainsi jusqu’au moment où Ludivine m’apporta mon café au lait. Je vis au premier regard qu’elle avait sa figure de bataille :

— Monsieur ne doit pas avoir faim, dit-elle d’un ton rogue,.. puisque monsieur a festiné cette nuit.

— Vous vous trompez, Ludivine, j’ai fort bon appétit.

— Après avoir saccagé le garde-manger... et l’armoire aux provisions?

— Vous exagérez, Ludivine...

— Enfin!.. Monsieur est bien libre de réveillonner avec ses amis, si cela lui plaît... Seulement, si monsieur m’avait prévenue, il n’y aurait pas eu tant de dégâts...

— Je n’ai pas réveillonné, Ludivine... J’ai ouvert ma porte à des voyageurs surpris par la bourrasque, et...

— Ah!.. très bien,.. si monsieur reçoit maintenant les vagabonds,.. les saltimbanques, il ne manquera pas de bouches pour dévorer ses provisions... Mais vous vous ferez arriver malheur, monsieur Charles,. vous vous ferez arriver malheur,.. C’est moi qui vous le dis !.. — Bast!.. On ne meurt qu’une fois...

Vers neuf heures, le temps se releva, et la pluie ayant cessé, je chaussai mes guêtres, pris mon fusil et sifflai Mahmoud... Sur la table du salon, bien en évidence, je trouvai un bouquet de chrysanthèmes roses, noués avec un long cheveu noir... Oserai-je avouer que je baisai avec une sorte d’attendrissement cet humble souvenir de la pauvre fugitive, et je le serrai dans un tiroir avec quelques menues reliques, moins innocentes peut-être que celle-là..

Instinctivement, Je suivis l’avenue, cherchant dans l’herbe mouillée la trace des petits pieds de Rose, et, au bout de l’avenue, je me mis à marcher le long de la route, sans trop m’avouer pourquoi… J’avais comme un pressentiment que j’entendrais parler de Rose,.. quelque passant aurait rencontré les voyageurs et pourrait m’en donner des nouvelles. Mais la route était déserte, et j’allais revenir sur mes pas, quand j’aperçus, dans un champ, un homme qui bêchait des pommes de terre. Je reconnus Gaspard, le jardinier de Mlle de Kerréan, et l’idée me vint d’aller déjeuner à Tréminit et faire ma confession à ma voisine, car j’avais sur le cœur toutes mes indiscrétions de la nuit. Je hêlai Gaspard et lui fis part de mon intention, en le chargeant d’en prévenir au château :

— Faites excuse, monsieur Charles, répondit-il; mademoiselle va déjeuner aujourd’hui chez M. le curé de Saint-Jean.

— Quoi?.. est-elle déjà partie?..

— Oh! que non!.. Mademoiselle est encore à dormir ou à ses dévotions... Elle ne descend jamais si matin... Mais elle a commandé la voiture pour onze heures.

J’étais désappointé; j’avais, je l’ai déjà dit, un sentiment Ires tendre pour Mlle de Kerréan... Ce n’était pas, si l’on veut, de l’amour, au sens où on l’entend quand on est jeune. Mlle Aimée de Kerréan n’était pas jolie; grande, maigre, le teint un peu couperosé, la figure ronde, les yeux ronds et doux, la bouche ronde avec des lèvres légèrement froncées par une expression habituelle de réserve pudique. Elle était bonne, indulgente, un peu craintive, avait de l’esprit et, par momens, des échappées de saillies qui attestaient un fonds de gaîté naturelle. Je lui avais voué une grande amitié, et si je n’avais été retenu par toutes les raisons que j’avais énumérées la veille à mon hôte improvisé, nul doute que je me fusse risqué à aspirer à sa main... Mais tout s’était borné à des relations de bon voisinage, et de ma part à une prédilection contenue par le respect. — Eh bien ! repris-je après un moment de déconvenue, j’irai alors dîner à Tréminit et j’amuserai mademoiselle d’une petite aventure qui m’est arrivée cette nuit. Dites-le-lui par avance.

Je chassai tout le jour; j’eus la chance d’abattre quelques pièces, parmi lesquelles je choisis un lièvre et deux perdrix que Ludivine empaqueta proprement et, à la chute du jour, je m’acheminai vers Tréminit.

Il n’y avait autour de l’habitation ni murs ni grilles ; de simples lices de bois blanc séparaient le jardin des quinconces de chênes et de hêtres qui formaient une avenue de la route au château, un grand corps de logis carré, flanqué d’un haut pigeonnier et d’une petite tourelle en surplomb, à mi-hauteur de la façade ; c’est dans cette tourelle que Mlle de Kerréan avait fait son oratoire... Je poussai la barrière mobile et m’avançai par l’allée tournante, à la façon anglaise, que l’on avait récemment dessinée autour de la pelouse. J’étais étonné de ne pas voir accourir au-devant de moi le vieux Milord, qui, d’ordinaire, saluait mon arrivée par ses jappemens et ses cabrioles de bienvenue. C’était d’autant plus surprenant qu’il y avait réunion nombreuse à Tréminit. Deux voitures stationnaient devant le château, et dans la salle à manger éclairée, je voyais passer et repasser des figures dont les silhouettes se dessinaient sur les rideaux. J’hésitais à entrer, car j’étais venu en voisin de campagne et nullement en tenue de gala. Je me dirigeai donc vers la cuisine pour m’informer et, s’il y avait lieu, déposer mon lièvre et mes perdrix, puis me retirer discrètement.

La cuisine était déserte ; une petite lampe fumeuse y brillait solitairement, et la cheminée froidie et noire ne révélait point les préparatifs d’un festin. Saisi d’étonnement et d’inquiétude, je gravis le perron, traversai le vestibule et j’entrai d’ans la salle à manger. L’éclat subit des lumières m’éblouit, et sans distinguer aucun visage, je vis autour de la table huit ou dix personnes debout, groupées autour de trois personnages assis, dont l’un écrivait. Tous les regards s’étaient tournés vers moi ; j’étais sur le seuil, très troublé, cherchant une figure de connaissance. Une voix au bout de la salle prononça mon nom, et aussitôt, avec un sanglot, elle s’écria :

— Mademoiselle,.. notre bonne maîtresse, hélas! hélas !.. elle est morte, pauvre demoiselle !

— Morte?., dis-je tout saisi et balbutiant, mademoiselle?.. Comment?.. De quoi est-elle morte?

— De cela, dit une voix sèche ; — et l’un des hommes qui étaient assis jeta devant moi sur la table, où il résonna lugubrement, un objet que je reconnus sur-le-champ. Je jetai un cri d’horreur. — Mon couteau !.. mon couteau catalan ! — Et, chancelant en arrière, je m’évanouis. Mon Dieu! oui,.. je perdis connaissance comme une simple fillette, pas assez vite cependant pour ne pas entendre la même voix sèche dire : — Qu’on ne perde pas de vue cet homme.

Quand je revins à moi, j’étais entre deux gendarmes. A mes côtés, Manon et Marianne, la femme de chambre et la cuisinière de ma pauvre voisine, me frottaient les tempes de vinaigre, et, dans leur émotion, m’en emplissaient les yeux. — C’est donc vrai? demandai-je en gémissant. — A peine eus-je parlé que la voix sèche et désagréable cria : — Faites avancer cet homme.

Je me levai tout chancelant et m’approchai de la table. Je n’attendis pas les questions pour raconter, sans rien omettre, mon aventure de la nuit. Le cœur me saignait en me rappelant avec quelle effroyable imprudence, quelle inconcevable légèreté j’avais inconsciemment fourni à l’assassin des indications sur ma pauvre amie, sur ses habitudes et la disposition de sa demeure. Qui sait si je n’avais pas, sans m’en douter, suggéré l’idée du crime à ce misérable aventurier, sans ressources, prêt à toute besogne même la plus atroce, dans le désespoir où il était acculé. J’étais accablé de remords, comme d’une sorte de complicité abominable.

C’est par l’oratoire que s’était introduit le meurtrier, après s’être débarrassé du chien, dont le cadavre éventré fut trouvé caché sous un buisson de lauriers-cerise. Il avait atteint la tourelle à l’aide de deux échelles de jardinier liées ensemble avec un cordeau à étendre le linge, puis brisé l’étroite verrière et pénétré dans le petit sanctuaire, dont la lampe allumée lui servait de fanal ; le fracas de la tempête avait couvert le bruit de son escalade ; aucun des domestiques, ceux mêmes couchés dans la chambre contiguë à celle de Mlle de Kerréan, n’avaient rien entendu. Ce fut assez tard qu’on s’aperçut du crime, l’assassin ayant pris la précaution de reporter les échelles sous le hangar, et les dégâts qu’il avait faits se confondant avec ceux commis par le vent.

Mlle de Kerréan, de santé délicate, se levait tard; ses gens ne s’étaient point étonnés d’abord de ne pas la voir paraître. La femme de chambre avait frappé plusieurs fois doucement à sa porte et, ne recevant pas de réponse, elle avait conclu que sa maîtresse dormait.

Cependant la matinée s’avançait, la voiture attelée attendait pour la conduire à Saint-Jean ; on prit le parti de la réveiller. Mais le meurtrier avait eu soin de mettre le verrou à l’intérieur. Les domestiques, très alarmés, n’osèrent enfoncer la porte ; on envoya le cocher à la ville, distante de dix kilomètres, avec ordre de ramener un serrurier et un médecin. Ce ne fut donc que dans l’après-midi que l’on put pénétrer dans la chambre et constater le crime. Les bahuts étaient ouverts, le meurtrier avait, — grâce à moi, — su trouver la clé sous la statue de saint Gobrien ; la cassette de fer, une cassette à secret que j’avais donnée à Mlle de Kerréan et dans laquelle elle serrait ses valeurs, avait disparu avec tout ce qu’elle contenait. Le drame avait été accompli avec une force, un sang-froid vraiment extraordinaires. Il est probable que l’assassin avait quitté ma demeure vers une heure du matin, au moment où mon chien aboya la première fois ; j’avais alors regardé ma montre, elle marquait une heure moins cinq, et la pendule une heure quatre minutes. J’avais fait en moi-même la remarque qu’elles étaient rarement si près de s’accorder. Le chien resta tranquille jusqu’à cinq heures; c’est donc dans cet intervalle assez court que le crime s’était accompli : l’homme avait trouvé le temps de franchir les cinq kilomètres qui séparent La Mariette de Tréminit, de pénétrer dans le château, de faire sa besogne sanglante et de revenir en moins de quatre heures... Rose l’attendait-elle au dehors? Comment l’avait-elle rejoint?.. Quelle part avait-elle dans l’horrible événement? Tout en moi protestait de son innocence; j’aurais donné ma vie en gage... Mais le magistrat, je dois l’avouer, ne semblait pas partager absolument ma conviction, et ses soupçons me faisaient un mal affreux... Du reste, je lui étais moi-même suspect !.. L’ingénuité de ma déposition, la sincérité et la violence de mon chagrin, surtout mes antécédens immaculés et la considération dont je jouissais dans le pays, m’épargnèrent seuls la disgrâce d’être arrêté préventivement. Je fus cependant gardé à vue pendant quarante-huit heures, jusqu’à ce que le charron qui avait réparé la voiture des fugitifs et le voiturier qui les avait amenés de Rennes, ayant été retrouvés, confirmèrent mon récit. Le meurtrier et sa compagne, en sortant de chez moi, s’étaient fait conduire à Vannes, où leurs traces se perdaient...

Tous les efforts pour les retrouver ont été depuis lors inutiles. Qu’est devenu l’assassin? A-t-il emmené sa jeune compagne en Amérique, comme il en avait le projet? Vivent-ils paisiblement cachés dans un coin obscur de la France ou dans quelqu’une des îles anglaises?

Le même mystère plane sur le passé ; leur nom est demeuré inconnu. D’où venaient-ils? Comment le récit du crime, répété par tous les journaux, n’a-t-il pas pénétré dans la province qu’ils habitaient précédemment et provoqué des révélations? C’est un fait bien étrange... Sans doute, les parens de Rose avaient su garder le secret de sa fuite par crainte du scandale, et dans l’espoir de la retrouver, de la ramener un jour. S’ils furent instruits, comme il est probable, de l’abominable drame, ils ne purent se résoudre à mettre la justice sur les traces de leur fille et préférèrent l’abandonner à son affreux destin... Qui sait si la pauvre enfant, abusée, ne vit pas heureuse, sans défiance ni soupçon, près de ce monstre ?