Condorcet (Arago)/6

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 183-200).
◄  V
VII  ►



CONDORCET HOMME POLITIQUE : MEMBRE DE LA MUNICIPALITÉ DE PARIS ; COMMISSAIRE DE LA TRÉSORERIE NATIONALE ; MEMBRE DE L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE ; MEMBRE DE LA CONVENTION. — SON VOTE DANS LE PROCÈS DE LOUIS XVI.


Nous allons maintenant entrer dans une série de considérations et d’événements d’une tout autre nature. Condorcet va jouer un rôle dans les événements les plus graves de notre révolution.

S’il est vrai, comme le disait un diplomate célèbre, que la parole serve souvent à déguiser la pensée, on peut ajouter qu’en certaines circonstances le silence est un moyen fort peu équivoque pour la faire deviner. Supposons, par exemple, que je me taise aujourd’hui sur la vie politique de Condorcet ; qui ne croira qu’elle s’est exclusivement composée d’actes blâmables ? Dieu me préserve de donner lieu volontairement à une conjecture si contraire à la vérité. Je ne puis consentir à devenir tacitement l’auxiliaire des pamphlétaires nombreux qui se ruèrent jadis avec une sorte de fureur contre l’ancien secrétaire de cette Académie. Chacun, dans sa propre cause, est assurément le maître de répondre par le mépris à de méprisables adversaires ; mais le mépris implicite ne suffit pas à celui dont la mission est de défendre un citoyen honorable, un confrère illustre, victime des plus basses calomnies.

Dans la société de Turgot, notre confrère était devenu un homme de progrès, non-seulement en économie sociale, mais aussi en politique. Placé très-près du pouvoir pendant dix-huit mois, il vit, jusque dans les détails les plus secrets, le jeu des rouages vermoulus de l’ancienne monarchie. Condorcet apprécia leur insuffisance, et quoique des changements dussent lui être personnellement préjudiciables, il ne laissa jamais échapper l’occasion d’en proclamer la nécessité. Je ne sais si ce noble désintéressement est aujourd’hui commun ; il ne l’était pas, du moins, au temps dont je parle : témoin le fermier général jouissant à ce titre de deux ou trois cent mille livres de rente, lequel, s’adressant à Condorcet, lui disait naïvement : Pourquoi donc innover, Monsieur ? Est-ce que nous ne sommes pas bien ?

Non, assurément, les honnêtes gens n’étaient pas bien dans un temps où Turgot, ministre, mandait à notre confrère : « Vous avez grand tort de m’écrire par la poste ; vous nuirez ainsi à vous et à vos amis. Ne m’écrivez donc rien, je vous en prie, que par des occasions ou par mes courriers. »

Le cabinet noir décachetant les lettres adressées à un ministre ! En faut-il davantage pour caractériser une époque ?

Pour connaître les améliorations dont la France était avide, Condorcet n’eut pas besoin, en 1789, de consulter les instructions que les membres de l’Assemblée constituante apportaient de tous les points du royaume. Son programme, parfaitement conforme d’ailleurs aux cahiers les mieux conçus des assemblées provinciales, était rédigé d’avance ; il en avait trouvé les éléments dans une étude philosophique et approfondie des droits naturels dont une société bien organisée ne doit pas, ne peut pas priver le plus humble citoyen. Les idées, les vœux, les espérances de notre confrère formaient le couronnement de la Vie de Turgot, publiée en 1786. Aujourd’hui même que la plupart des institutions réclamées par Condorcet, au nom de la raison et de l’humanité, ont été définitivement conquises, les publicistes pourront encore beaucoup apprendre en usant le travail de notre confrère. Ils y verront avec étonnement peut-être, mais aussi avec une entière évidence, que le principe vague du plus grand bien de la société a souvent été une source féconde de mauvaises lois, tandis qu’on arriverait sur toute question à des règlements, à des prescriptions dont la raison publique proclamerait hautement la nécessité et la justice, en visant sans relâche au maintien de la jouissance des droits naturels.

Je ne sais si, dans la disposition actuelle des esprits, mon appréciation de l’œuvre de l’illustre philosophe aurait l’assentiment général ; j’ose affirmer, du moins, que tout homme loyal n’éprouverait qu’un sentiment de respect, en voyant avec quelle vigueur, dès l’année 1786, le marquis Caritat de Condorcet attaquait les privilèges nobiliaires.

Condorcet, après de fortes études, avait écrit, sous la dictée de sa conscience, le mandat impératif qu’il s’imposerait si jamais les circonstances lui donnaient quelque pouvoir politique. J’aperçois, dans ce programme, divers points sur lesquels notre confrère ne croyait pouvoir admettre aucune transaction, et qui cependant n’ont été résolus conformément à ses vues, ni en fait par la plupart de nos assemblées, ni théoriquement par la majorité des publicistes.

Condorcet ne voulait pas deux chambres ; mais ce qu’il demandait surtout, ce qui lui semblait devoir être la base d’une organisation sociale bien entendue, c’était un moyen légal et périodique de reviser la Constitution, d’en modifier pacifiquement les parties défectueuses.

La combinaison de deux chambres paraissait à notre confrère une complication inutile, et qui, dans certains cas, devait conduire à des décisions évidemment contraires au vœu de la majorité. Il croyait avoir prouvé qu’on peut trouver, « dans la forme des délibérations d’une seule assemblée, tout ce qui est nécessaire pour donner à ses décisions la lenteur, la maturité qui répondraient de leur vérité, de leur sagesse. » Franklin, partisan décidé d’une seule chambre, fortifia Condorcet dans ses idées. L’éloge de ce grand homme fournit plus tard à notre confrère une occasion naturelle, dont il se saisit avec empressement, de les développer devant l’Académie.

Déjà aussi, dans ce même éloge, le savant secrétaire signalait, comme une source inévitable de désordres et de maux, toute Constitution prétendue éternelle, toute Constitution qui n’aurait rien prévu sur les moyens de changer celles de ses dispositions qui cesseraient d’être en harmonie avec l’état de la société.

Chez Condorcet, simple citoyen ou membre de nos assemblées, l’homme politique s’est réellement concentré dans ces deux idées : il est des droits naturels, des droits imprescriptibles, qu’aucune loi ne peut enfreindre sans injustice ; les Constitutions politiques doivent renfermer en elles-mêmes un moyen légal d’en réformer les abus. C’était là son Évangile. Partout où ses principes favoris sont combattus ou simplement mis en question, il accourt. Son langage alors se colore, s’anime, se passionne ; lisez, par exemple, ce passage d’une lettre que Condorcet écrivit le 30 août 1789, au moment où l’Assemblée constituante venait de repousser la proposition faite par Mathieu de Montmorency, d’aviser, à l’aide d’une disposition expresse, aux perfectionnements futurs du pacte fondamental :

« Si nos législateurs prétendent travailler pour l’éternité, il faut faire descendre la Constitution du ciel, auquel on a seul accordé jusqu’ici le droit de donner des lois immuables ; or, nous avons perdu cet art des anciens législateurs d’opérer des prodiges et de faire parler des oracles. La Pythie de Delphes et les tonnerres du Sinaï sont depuis longtemps réduits au silence. Les législateurs d’aujourd’hui ne sont que des hommes qui ne peuvent donner à des hommes, leurs égaux, que des lois passagères comme eux. »

Les premières fonctions que Condorcet ait remplies dans l’ordre politique, sont celles de membre de la municipalité de Paris. À ce titre, il fut le rédacteur de l’adresse célèbre que la ville présenta à l’Assemblée constituante pour demander la réforme d’une loi très-importante, de la loi qu’on venait de voter, et qui faisait dépendre le droit de cité et les autres droits politiques de la quotité des contributions. Les réclamations de Condorcet et de ses collègues ne restèrent pas sans effet.

Condorcet exerçait encore ses fonctions municipales, lorsqu’il demanda, mais cette fois en son nom personnel, que le roi fût toujours tenu de prendre ses ministres dans une liste d’éligibles, dont la formation eût figuré parmi les principales prérogatives de l’Assemblée représentative. Une pareille méthode empêcherait-elle de mauvais choix ? En vérité, je n’oserais pas l’affirmer. Je suis plus certain que la liste de candidats serait très-difficile à faire, et qu’elle donnerait lieu à de laborieux scrutins.

Condorcet était beaucoup plus dans le monde réel quand il signalait les dangers attachés à la création des assignats, quand il indiquait des moyens à peu près infaillibles de parer à tous les inconvénients de ce papier monnaie.

La fuite du roi et les circonstances de son retour jetèrent le découragement dans l’esprit des partisans les plus décidés du système monarchique. Les La Rochefoucauld, les Dupont de Nemours, etc., tinrent même des réunions où les moyens d’établir la république sans de trop violentes secousses étaient très-sérieusement discutés. Ce projet fut ensuite complétement abandonné. Condorcet, membre actif de ces débats extra-parlementaires, ne se crut pas lié par les décisions de la majorité à garder le secret sur les opinions qu’il avait émises. Il laissa lire ses discours au Cercle social. Cette assemblée les fit imprimer. De ce moment date la malheureuse rupture qui, brusquement et sans retour, sépara notre confrère de ses meilleurs, de ses plus anciens amis, et en particulier du duc de La Rochefoucauld.

Quand les questions que l’arrestation de Varennes devait inévitablement soulever arrivèrent à la tribune nationale, Condorcet, quoiqu’il ne fût pas membre de l’Assemblée, y devint l’objet d’attaques, d’injures personnelles des plus violentes. L’illustre publiciste admettait sans difficulté que ses opinions pussent être entachées d’erreur ; mais en interrogeant la vie de ceux qui lui faisaient une guerre si acharnée, leurs superbes dédains excitaient sa surprise. « Il se demandait (je copie ici un passage manuscrit) s’il était excessivement ridicule qu’un géomètre de quarante-huit ans, qui depuis près d’un tiers de siècle cultivait les sciences politiques, qui le premier, peut-être, avait appliqué le calcul à ces sciences, se fût permis d’avoir une opinion personnelle sur les questions débattues à l’Assemblée constituante. »

Les mœurs parlementaires ne s’étaient pas encore développées. Condorcet ne pouvait deviner qu’un jour viendrait où, pour être admis à discourir sur toute chose, il faudrait impérieusement n’avoir fait ses preuves en aucun genre.

En 1791, après avoir quitté la municipalité de Paris, Condorcet devint un des six commissaires de la trésorerie nationale.

Les Mémoires qu’il publia à cette époque occuperaient une grande place dans l’Éloge d’un auteur moins fécond et moins célèbre. Pressé par le temps et par les matières, je ne puis pas même en faire connaître les titres.

Condorcet ayant renoncé, vers les derniers mois de 1791, à la place de commissaire de la trésorerie, se porta à Paris comme candidat pour l’Assemblée législative. Jamais candidature ne fut plus vivement combattue ; jamais la presse salariée n’enfanta plus de libelles. Il était de mon devoir de rechercher ces productions de l’esprit de parti et de les apprécier ; mais je ferais injure à l’auditoire qui m’écoute si j’entreprenais d’en donner ici l’analyse. Je l’avouerai, toutefois, au milieu d’un torrent d’accusations calomnieuses et absurdes, j’avais aperçu une assertion tellement nette, tellement catégorique, qu’en l’absence d’une dénégation également formelle, que je ne trouvais nulle part, le fait imputé à notre confrère m’inspirait un véritable malaise. Grâce au respectable M. Cardot, longtemps secrétaire de Condorcet, tous les nuages ont disparu. Condorcet, disait le pamphlétaire, fréquentait nuitamment la cour, et surtout Monsieur, à l’instant même où il les attaquait par ses écrits ; voici les noms des personnes qui témoigneront de la réalité de ces communications clandestines. « Oui ! oui ! s’est écrié, quand je l’ai consulté, le chef de notre secrétariat ; oui, j’ai eu connaissance de cette grave imputation ; mais je me souviens que, toute vérification faite, il fut constaté que le visiteur mystérieux était, non Condorcet, secrétaire perpétuel de l’Académie, mais le comte d’Orsay, premier maréchal des logis dans la maison de Monsieur, frère du roi. »

Vous le voyez, Messieurs, en temps de haines politiques, la réputation du plus honnête homme peut être compromise même par une équivoque.

À peine nommé à l’Assemblée législative, Condorect en devint un des secrétaires. Plus tard, il fut élevé à la présidence. De la timidité, une grande faiblesse de poumons, l’impossibilité de garder du sang-froid, de la présence d’esprit au milieu du bruit, des agitations, des mouvements tumultueux d’une nombreuse réunion, le tinrent éloigné de la tribune ; il n’y monta que dans des circonstances fort rares : mais quand l’Assemblée voulait adresser au peuple français, aux armées, aux factions intérieures, aux nations étrangères, des paroles graves et nobles, c’était presque toujours Condorcet qui devenait son organe officiel.

Pendant sa carrière législative, Condorcet s’occupa de l’organisation de l’instruction publique avec une attention toute particulière. Le fruit de ses réflexions sur cet objet capital a été consigné dans cinq Mémoires qui furent publiés par la Bibliothèque de l’homme public, et dans l’exposé des motifs du projet de loi présenté plus tard à l’Assemblée législative.

Condorcet s’est écarté entièrement des routes battues ; il a soumis à un examen approfondi jusqu’à ces institutions, à ces méthodes, qui, par l’universalité de leur adoption, semblaient en dehors de tout débat ; il en a fait jaillir des lumières nouvelles, des points de vue séduisants, inattendus, dignes de l’attention du législateur ami éclairé de son pays. Quelle que soit l’opinion qu’on adopte sur le fond des choses, tout lecteur impartial sera forcé de rendre hommage à la sûreté de vues et à la largeur de conception dont Condorcet a fait preuve dans les diverses parties de son travail.

Ici vient se placer, par sa date, une motion de Condorcet dont je ne puis me dispenser de parler. Cette motion, je suis certain qu’on en a singulièrement exagéré la portée. De telles paroles, je ne les ai tracées qu’après y avoir mûrement réfléchi, car elles me mettent en opposition directe avec un des hommes les plus illustres de notre temps. Il faut une vive confiance dans la puissance de la vérité pour oser l’opposer toute nue à une erreur certainement involontaire, mais appuyée des prestiges de la plus haute éloquence.

L’histoire parlementaire n’offre peut-être rien de plus émouvant, de plus curieux, que l’analyse de la séance de l’Assemblée constituante du 19 juin 1790. Ce jour-là, pendant qu’Alexandre Lameth sollicitait la suppression de quatre figures enchaînées qui se voyaient alors, place des Victoires, aux pieds de la statue de Louis XIV, un obscur député du Rouergue, M. Lambel, s’écria de sa place : « C’est aujourd’hui le tombeau de la vanité ; je demande qu’il soit fait défense à toutes personnes de prendre les titres de duc, de marquis, de comte, de baron, etc. » Charles Lameth enchérit aussitôt sur la proposition de son collègue ; il veut que personne ne puisse à l’avenir s’appeler noble. Lafayette trouve les deux demandes tellement nécessaires, qu’il juge superflu de les appuyer par de longs développements. Alexis de Noailles vote comme les préopinants, mais il croit la suppression des livrées également urgente. M. de Saint-Fargeau désire qu’on ne porte plus d’autre nom que celui de sa famille, et signe incontinent sa motion : Michel-Louis le Pelletier. Enfin, Mathieu de Montmorency ne veut pas qu’on épargne une des marques les plus apparentes du système féodal, les armoiries ; il en réclame l’abolition immédiate.

Ces propositions sont présentées, discutées, adoptées presque en aussi peu de temps que j’en ai mis à les rappeler.

En tout ceci, le nom de notre confrère n’a pas été prononcé, par la raison très-simple que Condorcet n’était pas membre de l’Assemblée constituante. Dans l’opinion, d’ailleurs très-problématique, où ce fût une faute de rompre ainsi brusquement toute liaison entre le passé et le présent, ce ne serait pas à notre ancien secrétaire qu’il faudrait l’imputer. On a même su depuis peu, par les Mémoires de Lafayette, que, sur la question des armoiries, le savant philosophe n’adoptait pas le système de Montmorency. Il lui eût paru plus conforme aux vrais principes de la liberté de permettre à chacun, ancien noble, roturier, artisan, prolétaire, de prendre des armes à sa fantaisie que de procéder par voie de suppression.

La loi sur l’abolition des titres nobiliaires n’avait rien spécifié concernant les peines qui seraient attachées aux infractions. Une pareille loi, une loi dépourvue de sanction, n’est observée dans aucun pays et tombe bientôt en désuétude. Ce fut sans doute pour rappeler son existence que le jour anniversaire de la séance où l’Assemblée constituante la vota, que le 19 juin 1792, l’Assemblée législative fit brûler à Paris une immense quantité de brevets ou diplômes de ducs, de marquis, de vidames, etc. La flamme pétillait encore au pied de la statue de Louis XIV ; le dernier aliment qu’on lui fournissait était peut-être le titre original des marquis Caritat de Condorcet, lorsqu’à la tribune nationale l’héritier de cette famille demanda qu’on étendît la même mesure à toute la France. La proposition fut adoptée à l’unanimité.

Cette proposition a été textuellement recueillie et insérée au Moniteur[1]. Elle n’est évidemment relative qu’aux titres nobiliaires. Partisan décidé de l’unité dans le pouvoir législatif, Condorcet espérait dérouter ses adversaires, ceux qui méditaient alors la création de deux chambres, en faisant disparaître les parchemins qu’ils semblaient vouloir consulter pour composer le personnel de leur sénat. L’artifice était peut-être mesquin, puéril ; toutefois, cela n’autorisait pas un écrivain illustre, l’honneur de notre littérature, à le présenter comme la cause immédiate de l’abandon de plusieurs travaux historiques, car ces travaux avaient entièrement cessé une année auparavant, en 1791. Cela autorisait encore moins un journal grave et d’une date récente, à nous dire que, nouvel Omar, Condorcet fit brûler les immenses travaux des congrégations savantes, car ces travaux ne furent point brûlés ; car, le discours est là, notre confrère n’avait absolument parlé que de titres, que de diplômes nobiliaires ; car, enfin, et cet argument moral est à mes yeux plus fort encore que des faits positifs et des dates, il n’a jamais pu exister une chambre française, produit du monopole ou du droit commun, avec des élections à un, à deux, à mille degrés, qui eût voulu sanctionner par un vote unanime la proposition barbare, antilittéraire, antihistorique, antinationale, si légèrement attribuée à l’ancien secrétaire de l’Académie.

C’est vers cette époque, et non postérieurement à la condamnation de Louis XVI, comme on l’a supposé par erreur, que, sur les ordres formels de Catherine et de Frédéric-Guillaume, le nom de Condorcet fut effacé de la liste des membres composant les Académies de Pétersbourg et de Berlin. Malgré toutes mes recherches, je n’ai pas pu découvrir si ces deux actes de mécontentement affligèrent beaucoup notre ancien secrétaire. Pas une ligne, pas un seul mot de ses nombreux manuscrits, de ses ouvrages imprimés, n’a trait à cet événement. Condorcet imagina, peut-être, que les confirmations impériales et royales ayant peu ajouté à la valeur réelle des titres littéraires dont on l’avait revêtu, il pouvait regarder le retrait de ces confirmations comme un fait sans portée et peu digne de son attention.

Condorcet avait vu naître, dans l’Assemblée législative, les dissensions personnelles qui, après s’être envenimées, devaient ensanglanter la Convention et conduire le pays sur le bord d’un abîme. Il ne voulut jamais prendre part à tous ces combats, lorsqu’ils semblaient se donner pour des noms propres. Si ses amis lui dépeignaient l’exaltation frénétique de quelques députés de la Montagne, « Il vaudrait mieux, répondait-il, essayer de les modérer que de se brouiller avec eux. » Plusieurs fois il fit retentir aux oreilles des factions ces paroles pleines de sagesse : « Occupez-vous un peu moins de vous-mêmes, et un peu plus de la chose publique. »

En temps d’agitations révolutionnaires, celui que les principes seuls passionnent, est bientôt accusé de faiblesse par tous les partis. Tel fut le sort de Condorcet. Voyez, d’une part, ce passage de madame Roland : à On peut dire de l’intelligence de Condorcet, en rapport avec sa personne, que c’est une liqueur fine imbibée dans du coton. » Voyez, de l’autre, le corps électoral de Paris, alors complétement jacobin, appelé à nommer ses représentants à la Convention ; il retire à Condorcet le mandat dont il l’avait investi pour l’Assemblée législative.

Bientôt, dans cette même Convention où cinq départements, à défaut de celui de la Seine, appelèrent Condorcet, nous verrons si on ne peut pas être à la fois de coton, pour les questions de personnes, et de bronze pour les questions de principes.

Condorcet figura parmi les juges de Louis XVI. Je sais que, par une sorte de convention tacite, il est d’usage de considérer cette période de notre histoire comme un terrain brûlant sur lequel on ne saurait s’arrêter sans imprudence. Je crois une pareille réserve fâcheuse. Le mystère dans lequel on s’enveloppe tend à faire penser qu’à l’éternelle honte du caractère national, aucune vue patriotique, aucun acte de courage, aucune idée élevée, aucun sentiment de justice, ne se firent jour pendant la longue durée du drame lugubre.

La portion nombreuse du public à qui le Moniteur et les autres sources officielles sont interdits, à cause de leur haut prix ou de leur rareté, ne connaît déjà plus cette partie de nos annales que par quelques phrases barbares, dont plusieurs vont se répétant de génération en génération, sans être pour cela moins contraires à la vérité. La pruderie, qui, en pareilles circonstances, détournerait l’historien d’attribuer à chaque personnage sa part réelle de responsabilité, serait, suivant moi, inexcusable. Je vous dirai donc fidèlement, et sans réticence, ce que fut Condorcet dans le célèbre procès.

Le roi pouvait-il être jugé ? Son inviolabilité n’était-elle pas absolue, aux termes de la Constitution ? La liberté serait-elle possible dans un pays où la loi positive cesserait d’être la règle des jugements ? Ne violerait-on pas un axiome éternel, fondé sur l’humanité et sur la raison, en poursuivant des actes qu’aucune loi antérieure à leur perpétration n’aurait qualifiés de délit ou de crime ? Ne serait-il pas aussi d’une stricte justice que le mode de jugement eût été réglé avant l’époque du crime ou du délit ? Devait-on espérer qu’un souverain déchu trouverait des juges impartiaux parmi ceux qu’il appelait naguère ses sujets ? Si Louis XVI n’avait pas compté sur une inviolabilité absolue, pouvait-on assurer qu’il aurait accepté la couronne ?

Voilà la série de questions, assurément bien naturelles, que Condorcet porta à la tribune de la Convention, et qu’il soumit à une discussion sévère avant le commencement du procès de Louis XVI. Ne devais-je pas les énumérer, ne fût-ce que pour montrer à quel point se trompent ceux à qui l’histoire de notre révolution étant seulement connue par une sorte de tradition orale, se représentent tous les conventionnels comme des tigres altérés de sang, ne prenant même aucun souci de couvrir leurs fureurs des simples apparences du droit ou de la légalité.

Condorcet reconnaissait que le roi était inviolable, que le pacte constitutionnel le couvrait sans réserve pour tous les actes du pouvoir qui lui était délégué.

Il ne croyait pas, en thèse générale, que la même garantie dût s’étendre à des délits personnels, s’ils étaient sans liaison nécessaire avec les fonctions royales. Les codes les plus parfaits, disait encore Condorcet, renferment des lacunes. Celui de Solon, par exemple, ne faisait aucune mention du parricide. Le monstre coupable d’un tel crime serait-il resté impuni ? Non, sans doute ; on lui eût appliqué la peine des meurtriers.

En admettant des condamnations par analogie, Condorcet voulait, du moins, que le tribunal, constitué en dehors du droit commun, reposât sur des dispositions favorables à l’inculpé : ainsi, le droit de récusation plus étendu ; ainsi, la nécessité d’une plus grande majorité pour la condamnation, etc. Suivant lui, le jugement du roi devait être confié à un jury spécial, nommé dans la France entière, par les colléges électoraux.

Le droit de punir ne paraissait pas aussi incontestable à notre confrère que le droit de juger. L’idée d’une sentence, en quelque sorte morale, semblera peut-être bizarre. Condorcet y voyait l’occasion de montrer à l’Europe, par une discussion juridique et contradictoire, que le changement de la Constitution française n’avait pas été l’effet du simple caprice de quelques individus.

Après avoir développé les opinions vraies, fausses ou controversables que vous venez d’entendre, Condorcet déclarait, avec non moins de sincérité, que, sous peine de violer les premiers principes de la jurisprudence, la Convention ne pouvait pas juger le roi. La justice politique était à ses yeux une véritable chimère. Une même assemblée à la fois législatrice, accusatrice et juge, s’offrait à ses yeux comme une monstruosité de l’exemple le plus dangereux. Dans tous les temps, ajoutait-il, et dans tous les pays, on a regardé comme légitimement récusable le juge qui, d’avance, avait manifesté son opinion sur l’innocence ou sur la culpabilité d’un accusé. En effet, on ne peut pas attendre une bonne justice des hommes qui, forcés de renoncer à une opinion énoncée publiquement, encourraient, au moins, le reproche de légèreté ; or, disait Condorcet, dans une déclaration solennelle adressée à la nation suisse, la Convention s’est déjà prononcée sur la culpabilité du roi. Condorcet demandait, au reste, que dans le cas de la condamnation, on se réservât le droit d’atténuer la peine : « Pardonner au roi, disait-il, peut devenir un acte de prudence ; en conserver la possibilité sera un acte de sagesse. »

C’est dans le même discours que je lis ces paroles, dont la beauté dut être rehaussée par les circonstances solennelles où se trouvait l’orateur :

« Je crois la peine de mort injuste… La suppression de la peine de mort sera un des moyens les plus efficaces de perfectionner l’espèce humaine, en détruisant le penchant à la férocité qui l’a longtemps déshonorée… Des peines qui permettent la correction et le repentir, sont les seules qui puissent convenir à l’espèce humaine régénérée. »

La Convention dédaignant tous les scrupules que Condorcet avait soulevés, se constitua tribunal souverain pour le jugement de Louis XVI. Notre confrère ne se récusa point.

Était-ce là, cependant, je me le demande, un de ces cas où, dans les corps politiques, les minorités doivent se courber aveuglément sous le joug des majorités ? La plus criminelle des usurpations est, sans contredit, celle du pouvoir judiciaire ; elle blesse à la fois l’intelligence et le cœur ; sur un pareil sujet, le témoignage de sa propre conscience peut-il être mis en balance avec le résultat matériel d’un scrutin ?

Ne portons pas, toutefois, notre sévérité à l’extrême : songeons qu’en pleine mer, au milieu de la tourmente, le plus intrépide matelot est quelquefois saisi de vertiges que le citadin timide, assis sur le rivage, n’a jamais éprouvés. Il eût été certainement plus romain de refuser les fonctions de juge ; il était plus humain, dans les idées de Condorcet, de les accepter.

Condorcet refusa de voter la peine de mort. — Toute autre peine lui semblait pouvoir être appliquée. Il se prononça pour l’appel au peuple.



  1. Voir le discours de Condorcet, du 19 juin 1792.