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Conférences/Nécessité de la poésie

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NÉCESSITÉ DE LA POÉSIE
Œuvres de Paul ValeryNrfVol 11 (p. 87-103).


NÉCESSITÉ
  DE LA POÉSIE[1]


Avant de vous parler de poésie, permettez-moi de vous dire quelques mots d’un poète qui vient de mourir, grand poète, et mon ami depuis quarante ans ; enfin, poète français par sa volonté, quoique originaire et citoyen des États-Unis. Il s’agit de Francis Vielé-Griffin, mort ces jours-ci à Bergerac, et dont la disparition est une grande perte. Si je vous en parle ce soir, c’est qu’il y a une justice à lui rendre. Ce poète, qui, depuis des années, vivait très retiré, d’abord en Touraine, ensuite en Périgord, avait choisi la France pour patrie d’élection ; il figure le plus honorablement du monde dans la liste si honorable des poètes étrangers qui ont écrit notre langue et s’y sont distingués par leurs vers.

Vous n’ignorez pas que la poésie française, depuis Baudelaire, a exercé une action singulièrement forte et glorieuse sur la poésie universelle, et que cette influence ne s’est pas bornée à créer des lecteurs et des admirateurs pour nos auteurs, elle a engendré des poètes. La France s’est enrichie d’auteurs de haut vol, dont quelques-uns n’ont pas été sans exercer à leur tour une réelle influence sur notre art. Swinburne, grand poète anglais qui a écrit plusieurs poèmes en français, fut l’un des premiers que je citerai.

De Swinburne à Rainer Maria Rilke, poète de langue allemande, la liste est belle de ceux qui ont rendu à notre langue l’hommage de lui soumettre leur talent. Je ne parle que pour mémoire d’hommes aussi célèbres que Gabriele d’Annunzio, pour citer ceux qui ont, d’une façon suivie et presque exclusive, écrit en français et sont devenus des poètes tout français. A côté des Flamands, des Van Lerberghe, des Maeterlinck, des Verhaeren, je nommerai Jean Moréas, Stuart Merrill, mon vieux camarade, et, enfin, Francis Vielé-Griffin.

Vielé-Griffin était né aux Etats-Unis. Son père, général de l’armée du Nord, pendant la guerre de Sécession, était au siège de Charlestown au moment de sa naissance. Francis Vielé-Griffin vint en France de très bonne heure pour y faire ses études ; il fut l’ami très intime d’Henri de Régnier, et nous l’avons connu, parmi les fidèles de Mallarmé, dans le milieu si ardent et si intéressant du Symbolisme, poursuivant la recherche poétique qui était si variée en ce temps-là. Il s’essayait alors à combiner certaines qualités de la poésie anglo-saxonne, qui sont rares dans la nôtre, avec les modes de celle-ci. Après avoir fait, comme il sied, des vers réguliers, il a trouvé dans les vers libres des accents délicieux.

Le souvenir que je viens d’évoquer nous conduit à méditer un peu sur cette nécessité de la poésie. Il faut que je vous dise d’abord quel sens je donne à cette formule.

Vous avez entendu souvent, c’est une expression qui date du romantisme, traiter les gens de bourgeois. Ce terme, jadis assez honorable, a été, vers 1830, transformé en épithète méprisante à l’adresse de toute personne soupçonnée de ne rien comprendre aux arts. Puis la politique l’a adopté et en a fait ce que vous savez. Mais cela n’est pas notre affaire.

Eh bien, je crois que l’idée que les romantiques se faisaient de cet affreux bourgeois n’était pas tout à fait exacte. Le bourgeois n’est pas le moins du monde un homme insensible aux arts. Il n’est pas fermé aux lettres, ni à la musique, ni à aucune valeur de la culture. Il est des bourgeois fort cultivés : il en est de très raffinés ; la plupart aiment la musique, la peinture, et même il en est d’étonnamment avancés, et qui se piquent de l’être. Il n’est pas nécessairement ce qu’on appelait, au temps classique, un Béotien. Le bourgeois vous le reconnaîtrez facilement, (en admettant qu’il en existe encore, ce qui n’est pas dit…) à ce fait que cet homme, (ou cette femme), qui peut être très instruit, plein de goût, sachant très bien admirer les œuvres qu’il faut admirer, n’a pas, cependant, un besoin essentiel de poésie ou d’art… Il pourrait, à la rigueur, s’en passer ; il peut vivre sans cela. Sa vie est parfaitement organisée en dehors de cet étrange besoin. Son esprit goûte l’art : il n’en vit pas. Il n’a pas pour aliment essentiel et immédiat cet aliment particulier qu’est la poésie.

Tel est le bourgeois ; mais, vous le voyez, il n’est pas du tout l’homme qu’on nous disait, l’homme sans yeux et sans oreilles. Il n’est que l’homme que ne tourmente point ce qui n’existe que dans l’oubli de ce qui existe, que ne harcèle point un désir assez fou de vivre comme si le luxe de l’esprit était une nécessité de la vie même.

En vous disant cela, je pense à ma jeunesse. J’ai vécu dans un milieu de jeunes gens pour lesquels l’art et la poésie étaient une sorte de nourriture essentielle dont il fût impossible de se passer ; et même quelque chose de plus : un aliment surnaturel. A cette époque, nous avons eu, — quelques-uns, qui vivent encore, s’en souviennent, — la sensation immédiate qu’il s’en fallait de fort peu qu’une sorte de culte, de religion d’espèce nouvelle, naquît et donnât forme à tel état d’esprit, quasi mystique, qui régnait alors et qui nous était inspiré ou communiqué par notre sentiment très intense de la valeur universelle des émotions de l’Art.

Quand on se reporte à la jeunesse de l’époque, à ce temps plus chargé d’esprit que le présent et à la manière dont nous avons abordé la vie et la connaissance de la vie, on observe que toutes les conditions d’une formation, d’une création presque religieuse, étaient alors absolument réunies. En effet, à ce moment-là, régnait une sorte de désenchantement des théories philosophiques, un dédain des promesses de la science, qui avaient été fort mal interprétées par nos prédécesseurs et aînés, qui étaient les écrivains réalistes et naturalistes. Les religions avaient subi les assauts de la critique philologique et philosophique. La métaphysique semblait exterminée par les analyses de Kant. Il y avait devant nous une sorte de page blanche et vide, et nous ne pouvions y inscrire qu’une seule affirmation. Celle-ci nous paraissait inébranlable, n’étant fondée ni sur une tradition qu’on peut toujours contester, ni sur une science dont on peut toujours critiquer les généralisations, ni sur des textes qui s’interprètent comme l’on veut, ni sur des raisonnements philosophiques qui ne vivent que d’hypothèses. Notre certitude, c’était notre émotion et notre sensation de la beauté ; et quand nous nous retrouvions, le dimanche, aux concerts Lamoureux, où les jeunes et leurs maîtres se rencontraient, quand nous écoutions toute la série des symphonies de Beethoven, des fragments éblouissants des drames de Wagner, une atmosphère extraordinaire se composait. Nous sortions du cirque en fanatiques, en dévots, en prosélytes de l’art ; car là, aucun subterfuge, aucun doute, aucune interposition entre nous et notre lumière. Nous avions senti ; et ce que nous avions senti nous donnait la force de résister à toutes les occasions de dispersion et à toutes les niaiseries et maléfices de la vie… Nous nous retrouvions avec une âme illuminée et une intelligence chargée de foi, tant ce que nous avions entendu nous paraissait une sorte de révélation personnelle et de vérité essentiellement nôtre.

Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui. Je connais, sans doute, des jeunes gens ; mais on ne connaît jamais le fond de l’être chez les jeunes gens, même chez ceux qu’on connaît le mieux. On ne peut connaître des hommes que ce qu’ils connaissent eux-mêmes, et ils ne se connaissent enfin qu’achevés.

Quel est donc, aujourd’hui, le point brûlant, l’aiguillon qui irrite la substance profonde de nos jeunes hommes et les excite à surmonter ce qu’ils sont ? Je ne sais…

Sans doute, les préoccupations matérielles, les divisions politiques jouent malheureusement, aujourd’hui, un rôle principal dans les esprits, de sorte que le sérieux, la valeur absolue que l’on attachait jadis aux mystères et aux promesses de l’art, se reportent, nécessairement, hélas ! sur des soucis d’un tout autre ordre, et, en tout premier lieu, sur les problèmes de la vie.

Mais on peut dire aussi, (j’ai déjà parlé sur ce thème, dans cette même place), que notre époque manifeste un abaissement indéniable de l’esprit, une diminution des besoins de poésie. Pourquoi ? Pourquoi s’affaiblissent le besoin et la puissance du beau qui ont existé jusque dans le peuple, qui ont tellement existé dans ce peuple, que ce peuple a produit, au cours des âges, des œuvres admirables ? Les métiers étaient créateurs.

Je vous conseille, quand vous vous promènerez dans Paris, de vous attarder dans nos vieilles rues, la rue Mazarine ou la rue Dauphine, ou bien telle rue du Marais ; là, vous remarquerez les petits balcons de fer forgé qui sont accrochés aux vieilles maisons du XVIe et du XVIIIe siècles. Chacun de ces fers forme un dessin simple et original, qui ne se reproduit jamais ; le serrurier qui savait faire ces ouvrages, était un créateur, et dans un genre assez difficile.

Les artisans se sentaient maîtres et se faisaient originaux dans leur domaine, sans prétendre en sortir. Dans ce temps-là, il n’y avait pas d’Exposition ; mais il y avait des artisans artistes, ce qui vaut bien une exposition.

Le peuple produisait, ce qu’il ne produit plus depuis un bon siècle et demi, des poèmes, des chansons, toute une invention qui a entièrement disparu. La poésie et la mélodie populaires sont choses qui ne se font plus. Il y a stérilité totale de ce côté.

Et enfin, dégradation de la création verbale. Certes, le peuple invente encore des mots ; mais ces mots sont généralement laids et mal venus ; ils empruntent des termes aux nombreuses techniques de l’époque. Il en est quelquefois d’assez pittoresques ; mais ils n’ont pas cette saveur particulière dont le langage des métiers de jadis était imprégné.

A ce propos, je puis vous citer des faits précis, que j’ai constatés, et je ne suis pas le seul, d’une façon presque officielle : il faut bien noter, auprès des naissances de termes plus ou moins heureux, la mort de mots délicieux qui existaient dans notre langue, et qui sont d’origine toute populaire.

L’Académie, comme vous le savez, est une sorte de bureau d’état civil, où nous enregistrons sans hâte les naissances, et avec mélancolie les décès des vocables. Il arrive à chaque instant, dans notre travail du Dictionnaire, que nous examinions des mots qu’il faut bien rayer, quelles que soient leur forme charmante et leur physionomie poétiquement populaire, car personne d’entre nous ne les a jamais entendus ! Or, l’édition sur laquelle porte notre examen est à peine vieille de quarante ou cinquante ans. Voilà donc des mots qui, il y a quarante ou cinquante ans, étaient bien vivants, des mots… parlants, des mots faits pour la poésie, et qui sont morts, tout à fait morts, aujourd’hui !

Le cas est assez fréquent. Ce n’est pas le fait de la disparition même et de la substitution des termes qui est grave. Cela est la vie même d’une langue. Mais c’est la qualité des disparus, et celle des nouveau-nés qui ne peuvent se comparer qu’avec peine. Nous avons, l’année dernière, malgré quelques oppositions, admis le mot « mentalité », qui n’est pas très séduisant, et le mot « mondial ». Mais comment faire ?…

Cet exemple, entre beaucoup d’autres, montre que la substance de la poésie et de la langue subit une altération qui n’est pas favorable à l’art du poète. Autre remarque, et plus profonde, plus grave peut-être : on constate l’évanouissement croissant des légendes ; les légendes perdent leur force, perdent leur charme, et même à la campagne, où on les trouvait naguère encore vivantes, elles dépérissent et se fixent dans les herbiers du folklore[2]. Mauvais signe !… Dans un recueil aussi riche, aussi curieusement riche que Les Mille et Une Nuits, dont il n’y a point de texte unique, mais un texte et mille textes, selon chaque conteur, la variation est presque la règle. Chaque conteur donne son expression, ajoute et transforme, introduit des allusions locales, des incidents nouveaux, des images à lui. C’est la vie d’une œuvre qui évolue de bouche en bouche. Mais, ici, tout se fige ; nous voyons disparaître la valeur poétique des légendes, elles appartiennent de plus en plus au domaine des études de Sorbonne, et passent de la vigueur de la vie à l’état inerte de documents.

Voilà bien des signes assez graves. En échange de ces créations, en compensation de ces pertes, que trouve-t-on, puisque les gens ne savent plus tirer leurs enchantements d’eux-mêmes, jouir de leur propre langage, prendre plaisir à le parler ? Aujourd’hui, ce plaisir le cède à la hâte ; notre parole ne consiste guère que dans une rapide signification aussi nue et prompte que possible. Pour un peu, nous parlerions par initiales. D’ailleurs, le travail de rédaction d’un télégramme est bien instructif sur ce point, et le téléphone n’est pas non plus un instrument de beau langage.

Donc, de ce côté-là, une perte évidente. Nous ne pouvons enfin que nous demander comment et pourquoi tant d’impuissance est venue abolir tant d’ornements du loisir de la vie ?

Les métiers d’art ne sont plus guère que des luxes, soutenus çà et là, par les États ou par de généreux mécènes. Ils n’apportent plus au langage ces mots et ces tours savoureux qu’ont remplacés les termes baroques ou laidement abstraits, que la politique et la technique nous infligent tous les jours. Je dirai même que ce n’est pas la poésie seule qui est ici en jeu ; l’intégrité même de l’esprit est en cause ; car tous ces mots de notre temps, toutes ces abstractions de qualité inférieure, (puisqu’elles ne sont pas définies), s’accommodent d’une logique en ruine…

Nous entendons à chaque instant des raisonnements qui n’en sont pas ; l’esprit critique tend à s’affaiblir. Dans la plupart des articles que nous lisons, l’armature logique, la solidité des raisons qu’on vous apporte, la valeur des faits, tout est apparence ; serrez ces textes et vous serez étonnés du peu qui restera dans votre main... Tout cela concourt à une dégradation générale du langage ; mais, en particulier, l’altère dans ses fonctions poétiques naturelles.

Eh bien, il faut chercher ce qui les remplace. Qu’est-ce qui remplace cette poésie innée, naturelle, populaire, qui était dans notre langue et dans bien des êtres, il y a un siècle et demi ? Voyons ce qui amuse les gens, quels sont leurs désirs et plaisirs. 11 faut bien reconnaître que, sous ce rapport, nous avons fait d’immenses progrès. Les moyens modernes fabriquent dans des proportions industrielles, (c’est le cas de le dire), à haute tension, une sorte de poésie qui ne demande aucun effort, aucune création de valeur chez celui qui la reçoit ; aucune participation directe, mais un minimum de lui-même ; et cette forme de poésie se réduit à la sensation plus ou moins forte que l’on peut aujourd’hui assener par les moyens que la physique et la technique mettent à la disposition du moderne... Nous avons des spectacles extraordinaires, des orchestres qu’un geste appelle. Chacun de nous vaut un Méphistophélès. Nous pourrons, dès demain, susciter à volonté la vision de ce qui se passe aux extrémités du monde. L’excitation intellectuelle, l’excitation des sentiments sont emportées par la griserie de la vitesse : les gens vont si vite qu’ils brûlent au passage et la pensée et le plaisir.

J’espère qu’il n’y a pas d’architecte dans cette salle, parce que je ne voudrais pas me faire assassiner, mais je disais à un architecte de mes amis, il y a quelques jours :

— Vous avez des moyens puissants, ce que vous faites est paradoxe. Vous avez des ciments qui permettent des porte-à-faux de quarante mètres de saillie. Tout cela est très bien, et je vous en félicite. Vous édifiez des gratte-ciel extraordinaires ; mais, mon cher, je ne m’arrêterai jamais devant un gratte-ciel pour croquer quelque détail, tandis que je m’arrête devant une maison ancienne ou devant une église de village, parce qu’il y a là une pierre qui vaut une heure ; il y a une invention, une idée, une solution, çà et là, qui accroche l’œil et l’esprit. Mais je ne m’arrêterai jamais devant votre gratte-ciel de deux cents mètres, parce qu’avec un tire-ligne et un compas, j’en ferai autant dans ma chambre, et que ce gratte-ciel, je le verrai à Tokio et à Vancouver, comme à Honolulu, comme à Marseille, cela n’a aucune importance.

Je sais qu’il y a de la poésie dans ce gratte-ciel. Tout le monde admire l’arrivée à New-York. Mais, voyez-vous, les gratte-ciel, l’architecture puissante, sont faits pour être vus à cent vingt à l’heure, et, si vous vous arrêtez au pied de ces monuments, et voulez les étudier un peu, vous aurez beaucoup trop d’une heure pour y réfléchir.

Nous avons donc substitué des moyens très puissants aux puissances d’action que nous demandions autrefois à nous-mêmes, et il arrive, dans notre domaine, ce qui arrive dans le domaine de la vie physique. Il y a peut-être ici plusieurs personnes qui ne se servent jamais de leurs jambes, sous prétexte qu’il y a des autos et des ascenseurs... Peut-être avez-vous votre voiture, peut-être aurez-vous un instrument qui portera votre parapluie. Le muscle se fait inutile, et on est obligé de se livrer au sport, au golf, au tennis, pour ne pas le laisser tomber en désuétude. Il en est de même pour tous les besoins de l’esprit. On le comble d’amusements sans peine, et même d’enseignements sans larmes. On lui donne une poésie toute faite, puissante, certes ! trop puissante, et qui l’emporte sur notre poésie du temps des rimes ! laquelle ne disposait pas des paysages, des choses mêmes, de la vie même. Mais cette grande puissance, cette possession du monde sensible n’est pas sans nous coûter quelque chose... J’ai parfois l’impression que nous y perdons... Vais-je parler comme dans Faust ? Nous y perdons notre âme, en admettant que nous en ayons une, ce dont plus d’un me fait douter !

Eh bien, c’est contre cela qu’il faut peut-être réagir... Non, réagir n’est pas le mot. Réagir est trop peu. Il faut agir. Il suffirait de prendre conscience de ce que l’on devient et de faire les comptes de son esprit, avoir un petit carnet, y écrire : « Aujourd’hui, j’ai perdu tant... Un peu de poésie, un peu de puissance de mon esprit. J’ai subi. Je n’ai que subi ! »

Mais revenons à la vieille poésie, pour expliquer en quoi elle peut encore nous servir. Vous savez que ce nom : Poésie, a deux sens. Vous savez qu’on comprend sous le nom de poésie deux choses très différentes qui, cependant, se lient en un certain point. Poésie, c’est le premier sens du mot, c’est un art particulier fondé sur le langage. Poésie porte aussi un sens plus général, plus répandu, difficile à définir, parce qu’il est plus vague ; il désigne un certain état, état qui est à la fois réceptif et productif, comme j’ai essayé de vous l’expliquer tout à l’heure. Il est productif de fiction, et remarquez que la fiction c’est notre vie. Nous vivons continuellement en production de fictions… Vous pensez à présent au moment désirable où j’aurai fini de parler… C’est une fiction ! Nous ne vivons que de fictions, qui sont nos projets, nos espoirs, nos souvenirs, nos regrets, etc., et nous ne sommes qu’une invention perpétuelle. Remarquez bien, (j’y insiste), que toutes ces fictions se rapportent nécessairement a ce qui n’est pas, et s’opposent non moins nécessairement à ce qui est ; en outre, chose curieuse, c’est ce qui est qui engendre ce qui n’est pas, et c’est ce qui n’est pas qui répond constamment à ce qui est… Vous êtes ici, et tout à l’heure n’y serez plus, et le savez. Ce qui n’est pas répond dans votre esprit à ce qui est. C’est que la puissance sur vous de ce qui est, produit la puissance en vous de ce qui n’est pas ; et celle-ci se change en sensation d’impuissance au contact de ce qui est. Alors, nous nous révoltons contre le fait ; nous ne pouvons pas admettre un fait comme la mort. Nos espoirs, nos rancunes, tout cela est une production immédiate, instantanée, du conflit de ce qui est avec ce qui n’est pas.

Mais tout cela est en relation intime avec l’état profond de nos forces. Nous ne pouvons pas vivre, sans ces contrastes et ces variations, qui commandent toutes les fluctuations de la source intime de notre énergie, et en sont réciproquement commandés. De là naissent ou cessent nos actions. Mais, parmi ces actions, parmi les actions qui résultent de cette production constante de choses qui ne sont pas, ou y répondent, il en est qui se distinguent par leur intérêt immédiat et vital : ce sont celles qui tendent à modifier pour nos besoins les choses qui nous entourent. « J’ai soif, je prends un verre », j’agis… J’ai d’abord pensé que j’avais soif, puis j’agis en prenant de l’eau. Cela est une action utile, du moins, je le crois, ce qui suffit ! Je modifie la situation de mon verre et la mienne. Mais il y a, parmi ces actions, des actions qui naissent d’une autre forme de la sensibilité. Il y a des productions d’idées, d’actes qui ont pour objet, non pas de modifier les choses autour de nous, mais de nous modifier, nous, de dissiper une sorte de gêne intérieure, un mal qu’aucun acte ne soulage directement. Le rire, les larmes, les vociférations sont de ces actions sans objet extérieur… Elles se rangent alors dans la catégorie des expressions. Ces émissions constituent un langage élémentaire, car elles sont, ou contagieuses, comme le rire ou le bâillement ; ou sympathiquement ressenties, comme les larmes et les plaintes. Le langage articulé lui-même, quand il est spontané, est une explosion qui nous débarrasse du poids de quelque impression. Or ces propriétés des émotions et des impressions ont été exploitées par la culture, et des moyens ont été inventés, des actes ont été appliqués à quelque matière extérieure, pour en faire un objet qui se conserve et qui, comme un instrument, ou une machine, puisse servir à ranimer un état, à reconstituer une phase de notre émotion. Si j’écris une musique ou une danse, je fixe une certaine action qui sera reproduite à volonté. Le musicien écrit des actes pour un virtuose qui est prêt à les reproduire. Si j’écris un poème, une musique, si je fais un tableau, je tends à fixer, à décharger mon émotion, à faire une chose durable, et indéfiniment capable si elle est mise en action, de vous faire entendre le poème, entendre la musique, retrouver le tableau ; l’objet remplira son rôle et rendra ce qu’on lui a confié… s’il est fait pour rendre quelque chose !.. Mais l’émotion initiale, même si elle a été très puissante, extrêmement profonde, cette émotion ne sera pas identiquement restituée, même dans le cas le plus favorable : nous voulons rester les maîtres ; nous voulons bien pâtir par l’art, être émus, mais jusqu’à un certain point ; nous ne voulons que passer notre doigt dans la flamme de la bougie. C’est là une des caractéristiques les plus curieuses de l’art, qui nous rend un effet sensible, mais non du même ordre de sensibilité que celui de la sensation originelle. L’art nous donne, par conséquent, le moyen d’explorer à loisir la part de notre propre sensibilité, qui demeure limitée du côté du réel. Il nous ravive nos émotions, mais non toute leur précision individuelle en nous. Enfin, il nous offre aussi autre chose dans la recherche de ce moyen. Je fais allusion à de tout autres présents. L’art, poésie ou autre, est conduit à développer des données initiales que j’appellerai données brutes, qui sont les productions spontanées de la sensibilité. Il se prend à tourmenter quelque matière : le langage, s’il s’agit d’un poème ; les sons purs et leur organisation, s’il s’agit d’une œuvre musicale ; la glaise, la cire, la pierre, les couleurs dans les domaines de la vue. Mais alors toutes les techniques des métiers, les procédés qui servent aux fabrications utiles, viennent apporter à l’artiste leur secours. Il leur emprunte les moyens de dompter la matière et de la faire servir à ses fins non utiles. Mais encore l’action met en jeu, non plus les sensibilités toutes nues et toutes simples, non plus l’expression immédiate des émotions, mais bien ce qu’on nomme l’intelligence, c’est-à-dire la connaissance claire et distincte des moyens séparés, le calcul de prévision et de combinaison. Nous devenons les maîtres des actes qui opèrent sur la matière. Nous analysons, classons, définissons, et ceci nous permet d’atteindre des résultats, tels que la composition savante, que nous ne pouvions pas attendre de la seule sensibilité. Pourquoi ? Parce que la sensibilité est instantanée ; elle n’a ni durée utilisable ni possibilités de construction suivie ; nous sommes donc obligés de demander à nos facultés d’arrêt et de coordination d’intervenir, non pas pour dominer la sensibilité, mais pour lui faire rendre tout ce qu’elle contient.

Je termine en vous disant qu’en somme, la poésie et les arts ont la sensibilité pour origine et pour terme, mais, entre ces extrêmes, l’intellect et toutes les ressources de la pensée, même la plus abstraite, comme toutes les ressources des techniques peuvent et doivent s’employer.

Souvent, on reproche au poète les recherches et les réflexions, la méditation de ses moyens ; mais qui songerait à reprocher au musicien les années qu’il consacre à étudier le contrepoint et l’orchestration ? Pourquoi veut-on que la poésie exige moins de préparation, moins d’artifices, moins de calcul, que la musique ? Peut-on reprocher à un peintre ses études d’anatomie, de dessin et de perspective ? Personne n’y songe… Quant aux poètes, il semble qu’ils doivent composer comme l’on respire… Ce n’est là qu’une erreur, qui n’est pas très ancienne et qui dérive d’une confusion entre la facilité immédiate qui nous livre les produits de l’instant, — le pire et le meilleur dans leur état désordonné, — avec cette autre facilité qui ne s’acquiert que par un exercice de l’esprit longuement soutenu… Vous l’observerez chez La Fontaine aussi bien que chez Victor Hugo.

D’ailleurs, ce n’est point à des dames qu’il est besoin de démontrer que la beauté elle-même exige quelque laborieuse assistance, des soins exquis, de longues consultations devant le miroir.

Le poète regarde son œuvre sur la page et retouche, çà et là, le premier visage de son poème…

  1. Conférence donnée à l’Université des Annales le 19 novembre 1937.
  2. J’emploie à regret ce terme étranger, trop facilement adopté en France.