Confessions d’un ex-libre-penseur/VII

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Letouzey et Ané (p. 185--).

VII

GUERRE À DIEU !



plan de campagne. — origine de mes brochures impies. — l’anti-clérical et l’avant-garde. — à bas la calotte ! — m. paul de cassagnac. — seconde comparution en cour d’assises. — les finesses de le royer. — à propos de mgr guibert. — la librairie anti-cléricale. — nouveaux procès. — les bons confrères. — candidature à narbonne. — la franc-maçonnerie. — premier congrès parisien de la libre-pensée.


La grande et sacrilège lutte allait donc commencer. J’étais à Paris. Jusqu’alors je n’avais livré à la religion que de simples escarmouches. Il s’agissait à présent d’entreprendre une campagne décisive.

Mon plan était celui-ci :

Créer, à côté du Frondeur, un organe spécialement destiné aux attaques contre l’Église, ses dogmes, son culte et ses ministres ; avec l’appui de ce journal, répandre dans le peuple des brochures à bon marché, vulgariser les idées anti-cléricales ; une fois l’élan donné, provoquer sur toute la surface de la France la fondation de nombreuses sociétés de libre-pensée, les liguer entre elles, organiser, en un mot, les anti-cléricaux en parti politique militant.

Pendant mon séjour en Suisse, j’avais beaucoup correspondu avec Garibaldi, qui avait conservé un bon souvenir de son accueil triomphal à Marseille, au milieu de l’escorte de la Jeune Légion Urbaine. Je lui avais soumis mon plan ; il l’avait pleinement approuvé, tout en me prévenant que je me heurterais à d’innombrables difficultés.

Mais les obstacles ne m’effrayaient point.

Pour mettre à exécution mon projet, je commençai par renoncer à toute préférence en matière de coterie républicaine. « Ni intransigeant, ni opportuniste, mais anti-clérical en tout et toujours », telle fut ma devise. La guerre au catholicisme était, à mon avis, le terrain sur lequel devait se faire l’union de tous les démocrates d’action.

Gambetta venait de prononcer, à Romans, cette parole, qui eut un si grand retentissement : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi ! » Ces mots contenaient tout un programme.

Je voyais bien que Gambetta n’avait poussé ce cri, dont mon cœur était tout joyeux, que pour se rallier les radicaux, inquiets de sa popularité. Mais, que ce fût par artifice politique ou non, les hostilités n’en avaient pas moins été déclarées. Je prenais, quant à moi, le programme de Romans au sérieux.

La première difficulté que je rencontrai me vint des propriétaires du Frondeur.

Dans ma pensée, ce journal devait être conservé. C’était un organe précieux pour traiter par la satire les questions purement politiques ; il était de grand format, à 15 centimes, et tirait à 30,000 exemplaires. Mais il allait devenir secondaire auprès de l’autre ; celui-ci s’appellerait l’Anti-Clérical, titre qui ne prêtait à aucune équivoque.

Les propriétaires du Frondeur se méprirent sur mes intentions. Ils ne virent que le côté commercial de l’affaire et s’imaginèrent que, si l’Anti-Clérical venait à paraître, je négligerais l’autre journal ou l’abandonnerais. Ils avaient une feuille qui marchait très bien, qui était d’un excellent rapport ; pourquoi risquer, pensaient-ils, une nouvelle fondation ? Au surplus, ils n’avaient peut-être pas grande confiance dans le succès de l’Anti-Clérical.

Ils me répondirent donc par une fin de non-recevoir. Comme j’insistai, ils me mirent en demeure de renoncer à mon projet ou de donner ma démission du Frondeur.

La situation était fort embarrassante. Le Frondeur m’assurait mon pain de chaque jour, et je venais à peine de me fixer à Paris. Démissionner, c’était me mettre bénévolement sur le pavé.

Ayant tout bien pesé, je sacrifiai ma place.

À ce moment, une brochure que je venais de publier commençait à faire un certain tapage. Voici quelle était l’origine de ce pamphlet :

Lorsque je me trouvais encore à Montpellier, bataillant pour les radicaux contre les opportunistes, ceux-ci trouvèrent moyen de se venger de moi. Toutes mes anciennes condamnations, dont l’écrasant total m’avait obligé en 1876 à prendre le train de Genève, n’avaient pas été levées par l’amnistie ; la loi, en effet, réserva le délit de diffamation envers les particuliers et celui d’outrage à la morale publique et religieuse. Ce dernier délit devait plus tard être supprimé par les Chambres ; mais, en 1878, il existait encore.

Or, le 19 mars 1876, j’avais fait paraître, à Marseille, un numéro de la Fronde entièrement consacré à bafouer, de la façon la plus impie et la plus grossière, la fête de saint Joseph. Poursuivi à raison de ce fait, j’avais été acquitté par le tribunal de première instance ; puis, le procureur avait interjeté appel, et la Cour d’Aix m’avait condamné à huit jours de prison.

Cette condamnation n’avait pas été levée par l’amnistie. Toutefois, comme elle était fort minime, le parquet de Montpellier m’avait déclaré que, sans un ordre spécial du garde des sceaux, il ne me demanderait pas de la purger. Il y avait encore deux raisons à cela : le jugement était de date par trop éloignée ; d’autre part, il était à ce moment question de codifier les lois sur la presse, et l’outrage à la morale religieuse devait cesser d’être considéré comme un délit.

Seulement, j’avais oublié mes bons amis les opportunistes. Ma polémique avec le maire de Cette les avait exaspérés ; ils sollicitèrent du garde des sceaux l’ordre spécial de me faire faire ces huit jours de prison oubliés.

Je me constituai donc prisonnier. Mais l’acte de mes adversaires parut à tout le monde une vengeance mesquine. M. Émile de Girardin, dans la France, voulut bien faire ressortir combien était à la fois ridicule et odieuse cette exécution d’un jugement vieux de plus de deux ans, alors que les catholiques, eux, m’avaient généreusement pardonné en renonçant au profit des condamnations prononcées contre moi.

Pendant mes huit jours de cellule, j’employai mes loisirs à réunir en brochure quelques-uns de mes articles du Frondeur, et l’ensemble parut, à ma sortie de prison, sous le titre d’Almanach anti-clérical pour 1879.

Cet almanach eut une certaine vogue. Je conçus, dès lors, la pensée de faire tous les trois mois un choix de mes articles et de les publier sous un titre général.

La première brochure de ce genre, éditée à Paris, eut pour titre : À bas la calotte !

C’est cette brochure-là qui venait de paraître au moment où, en désaccord avec les propriétaires du Frondeur, je quittai ce journal.

Les imprimeurs de l’almanach m’offrirent alors leur concours. La plupart de mes collaborateurs me suivirent, et ainsi furent fondés : l’Anti-Clérical, journal d’un genre spécial et entièrement nouveau ; et l’Avant-Garde, rédigé comme l’était le Frondeur.

Je ne m’étais pas trompé dans mes prévisions. L’Anti-Clérical fut, dès le début, très recherché par la masse populaire, si friande de scandales.

Au bout de dix mois, le journal, d’hebdomadaire qu’il était dans le principe, fut rendu bi-hebdomadaire, et, mes collaborateurs et moi, nous supprimâmes l’Avant-Garde pour nous consacrer entièrement à la feuille qui obtenait le plus les faveurs du public républicain. L’Anti-Clérical tira jusqu’à 60,000 exemplaires.

Quant à la brochure À bas la calotte, son tirage dépassa 130,000.

Je cite ces chiffres, dont aujourd’hui je suis honteux, afin que mes lecteurs connaissent bien l’étendue des ravages que mes impiétés ont accomplis, afin qu’ils aient toujours le droit de me reprocher le mal immense dont je me suis rendu coupable, afin que chacun sache bien que je dois une réparation sans limites.

Beaucoup de chrétiens comprirent immédiatement le danger de ces publications s’adressant au peuple ; un d’eux, Paul de Cassagnac, le dénonça le premier à la tribune de la Chambre.

J’envoyai, le 15 mai, au rédacteur du Pays une lettre d’insultes, dont il eut le bon sens de ne tenir aucun compte. M. de Cassagnac, ne se préoccupant pas de mes colères, continua à exprimer, dans son journal, sa façon de penser sur ce genre de propagande sauvage que je venais d’inaugurer à Paris.

Alors, je priai deux de mes amis, députés du Midi, l’un des Bouches-du-Rhône, l’autre du Var, de se rendre auprès de leur collègue conservateur et de lui demander en mon nom réparation par les armes.

J’aurais voulu avoir un duel avec M. Paul de Cassagnac ; mon orgueil en eut tiré vanité. Je ne pus obtenir cette satisfaction. Le député du Gers montra à mes témoins mon épître du 15 mai, en leur disant simplement ceci :

— Je ne comprends pas pourquoi M. Léo Taxil vient me demander raison d’une offense, lorsqu’il y a dix jours il m’a lui-même envoyé cette lettre d’insultes.

Force fut à mes amis de se retirer bredouille.

Ce duel manqué me causa un vif dépit.

Par contre, un procès qui m’était intenté par le parquet à propos de ma brochure, allait me combler de joie.

Mis en demeure de poursuivre ce pamphlet de libre-penseur épileptique, le garde des sceaux n’avait pu se soustraire à son devoir.

Je comparus, le 29 mai, devant la Cour d’assises de la Seine. J’avais pour défenseur un jeune avocat de beaucoup de talent, Me Albert Faivre, secrétaire de Floquet.

Néanmoins, je présentai moi-même un plaidoyer. J’eus l’aplomb de déclarer aux jurés, que j’attaquais, non pas Dieu et la religion, mais le culte et ses ministres. Le sens de toutes choses a été tellement défiguré, en notre siècle de mensonges, qu’il y a des gens qui admettent des subtilités de cette espèce. Le jury parisien avala cette couleuvre.

Au surplus, mon avocat, se bornant à traiter la question de droit, eut un argument qui produisit impression. Il insista sur ce fait, que la brochure se composait exclusivement d’articles déjà publiés dans mes divers journaux, lesquels articles n’avaient jamais été poursuivis. Or, ils n’avaient pu passer inaperçus, puisque j’avais eu d’autres procès pour ces mêmes journaux ; ce qui prouvait que ma prose était lue par messieurs du parquet. Donc, il était certain, disait Me Faivre, que j’avais considéré, de très bonne foi, ces articles, sinon comme inoffensifs, du moins comme restant dans les bornes de la discussion permise.

D’autre part, mon attitude à l’audience me concilia la sympathie du jury.

Je n’étais pas seul accusé. À côté de moi était assis le libraire, principal vendeur de la brochure. Son avocat, pour le faire acquitter, manqua de générosité envers moi ; au lieu de défendre son client purement et simplement, il me chargea presque autant que le ministère public. Au contraire, dans le discours que j’adressai aux jurés, je revendiquai hautement la responsabilité de mes écrits ; je déclarai que, si quelqu’un était coupable, c’était moi, et non le libraire, et que, seul, je devais être condamné.

Je disais, en outre :

— Ou la liberté de la presse doit exister complète, quiconque tient une plume a le droit d’exprimer ses opinions, même en tournant en dérision les idées de ses adversaires, et alors je suis innocent, vous devez m’acquitter ; ou bien il est juste qu’une manière de penser soit placée au-dessus de toutes les autres, chacun doit s’incliner devant elle et la respecter, et alors, comme j’ai outragé les croyances religieuses des catholiques, en attaquant violemment le culte, je suis un grand coupable, je ne mérite aucune pitié, rien ne saurait pallier mon crime, et du reste, ne regrettant pas une ligne, pas un mot de mes articles, je refuse les circonstances atténuantes.

Enfin, s’il me faut en croire ce que me raconta ensuite un juré, voici une considération qui motiva mon acquittement :

J’avais, dans mon allocution au jury, prononcé des paroles très vives : je m’étais montré anti-clérical forcené. Le président et les membres de la Cour, à plusieurs reprises, n’avaient pas su maîtriser leur indignation.

Or, une fois dans la salle des délibérations, les jurés s’étaient dits :

— Il est certain que les articles de ce jeune homme sont blâmables et punissables ; mais nous avons affaire à un exalté, et il faudrait pouvoir lui donner seulement une bonne leçon. Si par exemple nous étions sûrs que sa brochure lui valût trois ou six mois de prison, nous le déclarerions coupable. Mais le ministère public nous demande l’application d’un article de loi qui permet d’infliger au délinquant jusqu’à cinq années d’emprisonnement. Ce n’est pas nous, jurés, qui fixons la peine ; notre rôle consiste seulement à dire si l’accusé est coupable ou innocent ; c’est la Cour qui applique la loi dans la mesure qu’elle juge utile, à la suite de notre verdict. Eh bien, d’après ce que nous avons pu voir, la Cour est dans les plus mauvaises dispositions envers ce jeune homme, et, si nous le déclarons punissable, il ne s’en tirera pas à moins de trois ou quatre ans de prison. Or, cela serait trop.

C’est pourquoi, le jury, bien qu’en majorité convaincu de ma culpabilité, rendit en ma faveur un verdict d’acquittement.

Cette journée fut donc un triomphe pour mon impiété, et les libres-penseurs parisiens ne me ménagèrent pas leurs ovations.

En outre, il importe de dire que mon procès n’avait été qu’une manœuvre gouvernementale.

À cette époque, les républicains venaient d’arriver définitivement au pouvoir. Grévy avait été élu président au commencement de l’année. Le garde des sceaux, qui avait ordonné les poursuites, était Le Royer, aujourd’hui président du Sénat ; ce n’était donc pas par devoir envers la religion, qui ne l’intéressait guère, que le ministre de la justice me déférait à la Cour d’assises.

Le but était celui-ci :

À ce même moment, le gouvernement avait besoin d’obtenir une condamnation contre Paul de Cassagnac, qui, en tête de la presse conservatrice, se distinguait par son ardeur à attaquer la République. Le député journaliste devait comparaître, lui aussi, devant le même jury, pendant la même session, quelques jours après moi. Le garde des sceaux croyait donc faire acte d’habileté en assignant un brochurier jusqu’alors obscur, et cela à la suite de la dénonciation publique du directeur du Pays. J’étais sacrifié. Une fois une forte condamnation prononcée contre moi, le représentant du garde des sceaux aurait dit aux jurés : « Vous avez frappé un violent de notre parti ; vous ne pouvez moins faire maintenant que de frapper à son tour un conservateur dont le gouvernement subit depuis trop longtemps les violences. »

Le verdict du jury de la Seine souffla sur ce château de cartes ministériel. Les finesses de Le Royer se retournèrent contre lui. Ayant acquitté Léo Taxil, les jurés, à plus forte raison, devaient acquitter Paul de Cassagnac. C’est ce qui arriva.

Il me reste encore un mot à dire au sujet de cette brochure : À bas la calotte !

Sa préface avait été assez remarquée. L’avocat général en donna lecture en Cour d’assises ; c’était un morceau à sensation. J’y rappelais Mettray, mettant en scène Mgr Guibert, qui, en 1868, était archevêque de Tours.

Je fus, en effet, à cette époque, visité dans ma cellule par un ecclésiastique appartenant à l’administration de ce diocèse ; mais qui était-ce ? Je ne m’en souviens guère. Peut-être fut-ce un grand vicaire, peut-être et très probablement un simple curé. La scène rapportée par moi était exacte ; mais, en tout cas, mon interlocuteur ne fut pas Mgr Guibert. Je ne l’avais fait figurer dans mon dialogue, que pour donner plus de piquant au récit.

Ayant commis par vanité cette substitution de personne, je considère aujourd’hui comme un devoir et un honneur de m’humilier en rétablissant la vérité du fait.

Mgr Guibert est mort sans avoir jamais daigné protester contre ma mauvaise foi de libre-penseur ; c’est une raison de plus pour que, redevenu chrétien, je fasse amende honorable à la vénérée mémoire du défunt cardinal-archevêque de Paris.

La détestable brochure qui m’avait conduit pour la seconde fois en Cour d’assises, fut suivie bientôt de plusieurs autres, ayant toutes des titres violents.

Seulement, avec le genre de littérature que j’avais adopté, il m’était tout à fait impossible de songer à avoir un éditeur. La vente de mes publications se trouvait exclusivement entre les mains de mes imprimeurs et de quelques vendeurs en gros.

Ce fut alors que ma femme, qui s’était laissé gagner à mes idées de la façon la plus complète, conçut le projet, qu’elle réalisa, de s’établir l’éditeur et le principal vendeur de mes œuvres. Dans les premiers jours de juin 1880, elle fit donc au ministère de l’intérieur la déclaration, exigée alors par la loi, d’ouverture d’une librairie. La Librairie Anti-Cléricale était créée.

On n’a pas oublié cette maison de la rue des Écoles, d’où sortaient chaque jour par milliers, pour se répandre en France et à l’étranger, volumes, opuscules, images, chansons, livraisons populaires, en un mot, tout ce qui était de nature à exciter la haine du peuple contre la religion et le clergé.

Le mal, qu’a accompli cette maison d’édition satanique, ne saurait se mesurer. Mais, devant Dieu, je le déclare, je suis seul responsable de tout ce mal.

Responsable je suis aussi de la plupart des sociétés de libre-pensée qui se sont fondées, de 1880 à 1885, en France et en Algérie. Mes publications irréligieuses n’étaient pour moi qu’un moyen d’action. Sitôt que, par le registre des abonnés de l’Anti-Clérical, je constatais, dans un canton, la présence de cinq ou six personnes zélées pour l’impiété, je m’efforçais de les mettre en relation les unes avec les autres et de les constituer en groupe militant. Chaque groupe s’employait dès lors à recruter des adhérents, et bientôt de nouvelles sociétés de libre-pensée se créaient par ce moyen.

Tandis que je procédais à cette organisation, j’étais harcelé par les réclamations des ecclésiastiques que l’Anti-Clérical attaquait sans cesse, réclamations souvent compliquées d’une assignation.

Les principaux jugements qui, pendant cette période, furent obtenus contre moi, furent les suivants :

Tribunal correctionnel d’Auch, 15 novembre 1879 ; diffamation envers l’abbé Duc, directeur de la Semaine Religieuse d’Auch ; 50 fr. d’amende ; 500 fr. de dommages-intérêts ; 350 fr. d’insertions du jugement dans les journaux.

Cour d’appel d’Angers, 3 mai 1880 ; diffamation envers les Frères des Écoles Chrétiennes de cette ville ; 300 fr. d’amende ; 3,000 fr. de dommages-intérêts ; 800 fr. d’insertions.

Tribunal civil de Montpellier, 29 décembre 1881 ; diffamation envers la mémoire de Pie IX, procès intenté par M. le comte Girolamo Mastaï, neveu du souverain pontife défunt ; 60,000 fr. de dommages-intérêts ; 5,000 fr. d’insertions du jugement dans 60 journaux.

Tribunal civil de Paris, 13 avril 1883 ; diffamation envers six congrégations religieuses enseignantes ; 12,000 fr. de dommages-intérêts.

Plusieurs de ces amendes et dommages-intérêts furent payés par la caisse de l’Anti-Clérical'. On paya, notamment, 1,000 fr. environ pour l’affaire d’Auch ; 200 fr. pour un petit procès intenté par un desservant du Var. L’affaire d’Angers, avec tous les frais qu’elle entraîna, coûta au journal plus de 5,000 fr.

En 1881, on récolta aussi une condamnation à 4,000 fr de dommages-intérêts pour attaques réitérées contre le séminaire de Dinan. Il y eut, néanmoins, transaction, et le journal s’en tira, je crois, avec 2,000 fr.

Mais le procès, qui eut le plus de retentissement, fut celui intenté par le neveu de Pie IX. Toutefois, le journal, n’eut jamais à payer, pour cette affaire, que les frais et honoraires d’avocats et d’avoués, lesquels dépassèrent 4,000 fr.

La condamnation du 29 décembre 1881 avait été prononcée par défaut, contre les imprimeurs et moi. Nous fîmes opposition au jugement, espérant d’abord faire traîner l’affaire et ensuite obtenir une diminution des dommages-Intérêts.

Quand nous vînmes donc devant le tribunal civil de Montpellier pour engager le vrai procès, le procès contradictoire, nous commençâmes par plaider l’incompétence de la juridiction civile.

Le 13 mai 1882, les juges se déclarèrent compétents. Nous fîmes appel. La Cour, statuant sur la question de droit, nous renvoya devant le Tribunal civil de Montpellier pour plaider sur le fond de l’affaire.

Aux termes de la loi, M. le comte Girolamo Mastaï avait un délai pour nous signifier l’arrêt de la Cour. Lassé sans doute et prévoyant que, grâce à mille artifices de procédure, le procès était destiné à se perpétuer, il abandonna la poursuite, et l’arrêt fixant la compétence du tribunal civil ne nous fut jamais signifié.

C’est ainsi que cette affaire, après avoir fait grand bruit, tomba dans l’eau.

Mais les conséquences possibles d’un tel procès me donnèrent à réfléchir. L’Anti-Clérical, qui avait été fondé un an avant la librairie de propagande, était devenu ma propriété personnelle ; j’avais peu à peu acquis les parts de mes co-associés. Continuer le journal était cependant impossible ; indépendamment du procès Mastaï, j’avais alors contre moi la poursuite des six congrégations religieuses enseignantes. L’Anti-Clérical, c’était forcé, ne pouvait que succomber sous les condamnations, dans un avenir plus ou moins prochain. Je supprimai donc cette feuille dont l’existence était si menacée, et elle fut immédiatement remplacée par une autre, lui ressemblant du reste comme une goutte d’eau ressemble à une goutte d’eau. Le nouvel organe s’appela la République Anti-Cléricale et fut la propriété de la librairie ; toutefois, pour éviter les désagréments judiciaires, on fut désormais plus circonspect dans les attaques contre les personnes ; nous augmentâmes la somme des blasphèmes en diminuant celle des diffamations.

Quant aux anciens procès (du comte Mastaï et des Frères), je ne m’en souciai plus guère, puisque, l’Anti-Clérical ayant été supprimé, je n’avais plus aucune propriété personnelle garantissant à mes adversaires le paiement des dommages-intérêts auxquels je pouvais être ultérieurement condamné.

Cette manière d’agir ne me causait alors aucune honte ; de tels procédés me paraissaient de très bonne guerre et étaient approuvés par tous mes amis. Dans le monde que je fréquentais, on trouvait même que j’étais bien naïf de n’avoir pas usé plus tôt de ces subterfuges. Diffamer des religieux, jeter la boue à pleines mains sur la mémoire d’un pape, c’était charmant ; mais pour être parfait, il eût fallu prodiguer les outrages après s’être assuré une complète impunité.

Pendant cette période, il me fut donné, à plusieurs reprises, de constater qu’à Paris comme en province la fraternité républicaine est un affreux mensonge.

Le succès obtenu par mes publications me valait pas mal d’envieux. La plupart de nos écrivassiers de la presse radicale, surtout, voyaient de mauvais œil ce jeune méridional qui, sans appui, était rapidement arrivé à se faire lire du public. Les basses jalousies de la bohème littéraire couvaient depuis mon acquittement en Cour d’assises ; elles éclatèrent à l’occasion d’un procès, purement civil, que j’ai raconté tout au long dans mon premier chapitre des Frères Trois-Points.

Je veux parler de l’affaire Roussel, de Méry.

Une similitude absolue de noms avait fait croire aux journalistes libres-penseurs qu’un des principaux rédacteurs de l’Univers était un transfuge de l’anti-cléricalisme. Cette opinion était générale dans le monde où je vivais. Un négociant républicain, que je n’avais aucun motif de suspecter, m’apporta un recueil de poésies attribuées à M. Auguste Roussel ; il n’y eut qu’une voix pour me conseiller de rééditer l’ouvrage ; c’était, croyait-on, le plus vilain tour à jouer au collaborateur de M. Louis Veuillot.

La librairie de la rue des Écoles fit donc paraître le recueil dans un de ces fascicules trimestriels à bon marché, dont l’ensemble avait pour titre : Bibliothèque Anti-Cléricale J’étais le gérant de cette publication périodique. Le fascicule en question fut mis en vente le 29 juin 1880, c’est-à-dire le jour même de l’expulsion des Pères jésuites.

Quelque temps après, un Auguste Roussel, autre que le rédacteur de l’Univers, intervint et réclama. C’était le véritable auteur des poésies. Homme déjà fort âgé, il mourut peu après, et sa réclamation fut reprise par ses héritiers, sous forme de procès commercial.

J’étais, évidemment, dans mon tort ; la méchanceté que j’avais voulu faire à un écrivain catholique se retournait contre moi. Mais, en somme, ce n’était pas à la presse radicale, dont j’avais partagé l’erreur, ce n’était pas aux « bons confrères », qui avaient cru jusqu’alors comme moi à un seul et même Auguste Roussel, à me reprocher d’avoir été victime d’une confusion de personne.

Le tribunal me condamna donc à des dommages-intérêts. De fait, il ne pouvait en être autrement. J’eus le malheur d’avoir pour juge un magistrat républicain, M. Cartier, le même qui, se portant candidat au Sénat, déclara que « la propriété, la famille et la religion n’étaient que des balançoires ». M. Cartier, à qui ma figure déplaisait sans doute, ne se contenta pas de me juger et condamner ; il envoya le texte de son jugement à quelques journaux amis. Les « bons confrères » s’empressèrent de le reproduire en l’agrémentant de mille réflexions malveillantes pour moi. Cependant, ils savaient tous quelle avait été mon erreur, cause première de cette mésaventure ; à l’audience, ils avaient entendu la déposition du négociant libre-penseur qui m’avait lui-même apporté les poésies, en m’affirmant que leur auteur était le collaborateur de M. Louis Veuillot, et qui, sous la foi du serment, témoigna l’avoir cru lui-même.

Un des journaux, qui, dans cette circonstance, furent des plus durs pour moi, est l’Intransigeant. Or, le secrétaire de l’Intransigeant, M. Robert Charlie, avait lui-même commis le même quiproquo et publié, sans accident, une partie des mêmes poésies en les attribuant, lui aussi, à M. Auguste Roussel, de l’Univers.

Au surplus, l’affaire se termina à mon honneur. Devant la Cour de Cassation, il y eut désistement ; mon adversaire reconnut qu’à l’égard de son défunt ami j’avais été de la plus complète bonne foi ; la poursuite fut abandonnée, et la Librairie Anti-Cléricale fut autorisée, par le mandataire des héritiers Roussel (de Méry), à éditer de nouveau le recueil de vers qui avait fait l’objet du procès. Cette seconde édition a paru, avec toutes les explications nécessaires.

Eh bien, croyez-vous que les « bons confrères » de la presse républicaine, qui s’étaient fait une joie d’annoncer ma condamnation, publièrent ensuite une rectification quelconque ? croyez-vous qu’ils informèrent leurs lecteurs de l’issue de cette affaire ? Non, pas un ne rectifia, pas un ne souffla mot du désistement final.

Aujourd’hui, quand je songe à ces vilenies, je me dis que ce fut bien fait pour moi. J’avais rompu les liens de sincères et cordiales amitiés, j’avais mis sous pied l’affection de mes parents, pour aller à ces hommes dont le cœur n’est rempli que de fiel. Je n’ai eu que ce que j’avais mérité.

Il fallait que je fusse bien aveugle pour n’avoir pas les yeux ouverts par ce déchaînement de haines mesquines.

Au lieu de comprendre que je m’étais engagé dans une mauvaise voie, que j’avais fait fausse route, je m’obstinai, je surmontai mes écœurements, et je continuai, quoique avec amertume, mon œuvre impie.

Je pensai pouvoir imposer silence aux rivalités étroites, aux jalousies venimeuses ; et, d’autre part, pour être en mesure de lutter plus efficacement encore contre le catholicisme, j’eus la sottise de songer un moment à la députation.

Nous étions alors en 1881. Le mandat de la Chambre fut déclaré accompli, au moment où personne ne s’y attendait ; et le gouvernement, pour enlever les élections, publia tout à coup, le 31 juillet, le décret de convocation fixant le vote au 21 août.

La candidature me fut offerte dans quatre arrondissements. Je me décidai pour celui de Narbonne.

Le temps pressait. Je partis de Paris le 12 août. J’avais juste huit jours à moi.

Voici quel fut mon programme électoral :


COMITÉ CENTRAL DE L’ALLIANCE RADICALE
de l’arrondissement de narbonne




PROGRAMME DU CITOYEN LÉO TAXIL




Politique et Administration


Suppression du Sénat.

Suppression de la Présidence de la République ; la promulgation et l’exécution des lois confiées au président du Conseil des ministres ; les ministres nommés par la Chambre.

Révision de la Constitution dans le sens le plus démocratique.

Séparation de l’État et des Églises ; suppression de l’ambassade auprès du Pape ; rentrée complète du clergé dans le droit commun ; abolition du Concordat.

Décentralisation gouvernementale et départementale ; indépendance administrative des communes.

Gratuité, obligation et laïcité de l’instruction primaire et de l’instruction secondaire ; instruction supérieure donnée gratuitement par l’État aux meilleurs élèves, après concours.

En cas de complications diplomatiques, droit exclusif pour la nation, consultée dans les huit jours, de décider la guerre ; en cas de guerre, droit exclusif pour la nation, consultée pendant l’armistice, de décider la paix.

Service militaire obligatoire pour tous les hommes valides sans aucune exception et réduit à trois ans.

Participation du peuple à la confection de la Constitution et des lois constitutionnelles au moyen de cahiers élaborés dans les circonscriptions ; droit de pétition garanti à tous les citoyens, et obligation pour le gouvernement de soumettre les lois à la consécration populaire (comme cela se pratique en Suisse), lorsque les pétitions dûment légalisées ont atteint un chiffre fixé.

Suppression de l’inamovibilité de la magistrature ; application du jury (tiré au sort) à toutes les affaires civiles, criminelles et correctionnelles ; jury pour l’instruction des affaires ; élection, par le suffrage universel et avec mandat limité, des juges chargés de diriger les débats et d’appliquer la loi suivant le verdict des jurés.

Dissolution de toutes les congrégations religieuses ; expulsion hors du territoire français de tous les étrangers actuellement membres de congrégations quelconques.

Liberté complète de réunion pour tous les citoyens, avec cette garantie pour l’État : la conspiration contre la République et les intérêts nationaux sévèrement punie.

Liberté complète de la presse avec cette garantie pour les fonctionnaires et les particuliers : punition sévère de la calomnie ; droit, en conséquence, pour l’écrivain de faire la preuve des faits imputés par lui au plaignant, sauf au jury à apprécier.

Responsabilité des agents et des fonctionnaires.

Révocation de tous les fonctionnaires hostiles à la République à quelque degré qu’ils soient et dans n’importe quelle administration.


Finances


Suppression du budget des cultes et de toutes les subventions quelconques accordées aux divers clergés par l’État, les départements et les communes ; paiement, par ceux qui s’en servent, du loyer des locaux affectés au culte.

Suppression des gros traitements et du cumul des fonctions ; pour les ministres, en sus de leur traitement de député, rien de plus qu’une indemnité pour leurs frais de représentation.

Rétribution de toutes les fonctions électives.

Abolition de tous les impôts et leur remplacement par un seul : l’impôt proportionnel sur le revenu.


Socialisme Pratique


Droit au travail pour les hommes et femmes valides ; droit à l’assistance pour les invalides, les vieillards et les enfants.

Abolition des monopoles et du travail des prisons mis en concurrence avec celui des ouvriers ; abolition des ateliers religieux, dits ouvroirs.

Interdiction de la concurrence établie par les exploiteurs entre le travail de la femme et le travail de l’homme ; chaque sexe doit travailler conformément à ses aptitudes respectives ; augmentation du salaire de la femme.

Liberté complète d’association, c’est-à-dire le droit reconnu aux individus de grouper à volonté leurs intérêts particuliers (politiques ou commerciaux) pour leur donner plus de force au moyen de l’association. — Ne pas confondre association avec congrégation ; car la congrégation est formée par des individus qui, faisant abandon de leur volonté et de leurs intérêts entre les mains d’un seul, donnent ainsi à un chef, souvent étranger au pays, une force dont l’emploi est fatalement dirigé contre la nation.

Reconnaissance de la personnalité civile aux chambres syndicales ; suppression de l’intervention des patrons dans l’administration des caisses ouvrières ; révision de la loi sur les prud’hommes ; admission des groupes ouvriers aux adjudications des travaux publics.

Rétablissement du divorce.

Application immédiate des lois de la grande Révolution ; retour à la nation des biens ecclésiastiques ; transformation des couvents en établissements d’utilité publique ; affectation du produit des autres propriétés congréganistes à la création d’écoles d’apprentissage et de caisses de retraite pour les vieillards et les invalides du travail.


Mode de Scrutin


Le peuple étant seul souverain, c’est à lui qu’il appartient de décider de quelle manière il entend être consulté. D’autre part, on ne saurait établir un mode de scrutin définitif, les électeurs d’aujourd’hui n’ayant pas le droit d’enchaîner les électeurs de demain. En conséquence, six mois avant la fin de chaque législature, convocation du peuple dans ses comices, afin qu’il se prononce sur le mode de scrutin qu’il lui convient d’adopter pour le renouvellement de ses représentants.


Devoirs des Députés.


Mandat impératif.

Défense aux députés de figurer, en cette qualité et sous ce titre, dans les conseils d’administration des sociétés financières.

Mise à l’étude des problèmes sociaux, avec obligation pour la Chambre d’y consacrer une session spéciale chaque année.

Obligation, pour le député, de rendre compte de son mandat quatre fois par an, et de représenter les projets de réforme rejetés par la Chambre, chaque fois que le règlement le permettra.

Obligation, pour le député, à chaque reddition de compte de son mandat, de consulter ses électeurs sur les questions d’intérêt local ; en conséquence, obligation pour lui de porter à la Chambre et d’y soutenir dans les commissions et à la tribune les questions locales en faveur desquelles la majorité de ses électeurs se sera prononcée.


J’ai tenu à reproduire ce document. Il montre bien jusqu’où j’allais, treize ans après Mettray. C’était la pensée de vengeance qui me soutenait toujours.

Nous étions trois candidats républicains sur les rangs ; personne ne se présentait au nom des conservateurs.

J’avais le désavantage d’être étranger au pays et d’arriver quand mes concurrents avaient depuis longtemps préparé leur candidature.

Le candidat officiel, patronné par la Franc-Maçonnerie, était M. Malric, maire d’un chef-lieu de canton de l’arrondissement et conseiller général opportuniste. L’autre compétiteur, collectiviste ou anarchiste, était le citoyen Digeon, ancien président de la Commune Révolutionnaire de Narbonne ; il collaborait, à ce moment, avec Louise Michel, au journal la Révolution Sociale, qui, d’après les révélations ultérieures de M. Andrieux, était subventionné par la Préfecture de Police.

Dans mes huit jours de candidature, je ne pus visiter que quatorze communes, sur soixante-et-onze que compte l’arrondissement.

Je n’étais guère connu dans la région ; le bruit seul de mes récents procès m’y avait précédé ; et encore, la plupart de ces braves campagnards avaient vaguement entendu parler de mes démêlés avec la justice, beaucoup ne savaient pas au juste ce que pouvaient être des délits de diffamation.

Mes concurrents républicains tirèrent parti de l’ignorance des électeurs en faisant placarder, le matin du vote, dans tout l’arrondissement, des affiches ainsi conçues :


« Avis aux électeurs. — Il est inutile de voter pour le candidat Léo Taxil. Les suffrages à son nom ne pourront pas être comptés, attendu que M. Léo Taxil n’est pas éligible, ayant subi de nombreuses condamnations, dont plusieurs pour vol. »


Malgré ces manœuvres, bien dignes de mon cher parti démocratique, je recueillis 2.279 voix ; ce qui occasionna un ballottage.

Je ne maintins pas ma candidature au second tour de scrutin. J’étais profondément dégoûté. En toute sincérité, je le déclare, je fus moins contrarié de mon échec lui-même que sensible à la répulsion que m’inspirèrent les moeurs républicaines. On ne voit, en général, l’injustice, hélas ! que lorsqu’elle vous touche personnellement. J’avais, jusqu’alors, considéré que tout était permis contre la religion ; j’apprenais, à mes dépens, que la calomnie est la chose du monde la plus ignoble et la plus méprisable.

Quant aux violences, mes aimables concurrents ne les avaient pas ménagées. Ainsi, la veille du vote, j’avais donné une réunion électorale dans le théâtre de Narbonne : il s’y passa des scènes de pure sauvagerie ; les collectivistes essayèrent de faire sauter la salle en coupant et arrachant plusieurs tuyaux de gaz.

L’arrondissement de Narbonne, dans lequel j’avais tenté de planter le drapeau de l’anti-cléricalisme, est le berceau d’un saint qui appartient à ma famille : saint François de Régis est né, en effet, à Fontcouverte, près de Narbonne.

En cette année 1881, j’appartenais à la Franc-Maçonnerie, et je m’étais porté contre le F∴ Malric, candidat agréé par le Grand Orient. Cet acte d’indépendance me valut d’implacables rancunes au sein de la secte.

J’ai raconté ailleurs les tracasseries auxquelles je fus en butte de la part de mes collègues des Loges.

Quand j’avais été affilié à la secrète association, je connaissais d’avance la comédie des diverses épreuves. J’étais au courant de bien des choses dont on fait grand mystère ; mais je ne savais pas que l’initié accepte une chaîne si lourde à porter. La secte m’avait attiré par sa haine irréligieuse ; si j’avais pu me douter de l’esclavage auquel les adhérents se vouent, je n’aurais certes pas accepté l’initiation.

Aussi, dès l’instant où je manifestai ma volonté d’être libre, une véritable lutte s’engagea entre le Grand Orient et moi. On trouvera, dans le premier volume des Frères Trois-Points le récit de cette querelle, où l’on fit intervenir Victor Hugo et Louis Blanc. Ces deux vénérables personnages niaient avoir écrit certaines lettres (voir page 239) ; la vérité est que leur grand âge leur en avait fait perdre souvenance. Il me fallut reproduire les autographes même et montrer au public Victor Hugo et Louis Blanc pris en flagrant délit de manque de mémoire.

Ce camouflet infligé aux deux bonzes de la démocratie acheva de me perdre dans l’esprit des chefs de la Franc-Maçonnerie. Enfin, je sortis de l’intolérante secte, en octobre 1881.

Un mois auparavant, le premier Congrès général de la Libre-Pensée venait de se tenir à Paris.

J’assistai à ce congrès comme représentant de six sociétés de libre-pensée. On fit, dans cette assemblée, beaucoup de tapage et pas mal de mauvaise besogne. On vota l’écrasement du catholicisme à brève échéance, l’expulsion de Dieu des hôpitaux et des écoles, la dénonciation du concordat, la suppression du budget des cultes, etc. On s’engagea à entretenir dans le pays une grande agitation anti-cléricale, afin d’amener peu à peu les pouvoirs publics à réaliser les vœux du Congrès.

Enfin, on décida qu’un grand Congrès International Anti-Clérical serait tenu, l’année suivante même, à Rome, en haine de la papauté et comme affirmation suprême de la libre-pensée et du socialisme en face du Vatican. Une commission de quinze membres fut nommée pour organiser le dit Congrès de Rome.

Il y avait dans cette assemblée bon nombre de gens très honnêtes et irréprochables au point de vue de la vie privée, mais malheureusement égarés par le parti-pris le plus aveugle. Mais, à côté de ces exaltés sincères, se trouvaient d’effrontés bateleurs et même des personnages d’une moralité fort équivoque ; et ceux-ci étaient les plus habiles à flatter les passions irréligieuses de la multitude.

Les séances furent publiques. Je me rappelle un de mes confrères en journalisme et en libre-pensée, alors intransigeant et aujourd’hui opportuniste, qui fut un des orateurs les plus applaudis de ce congrès parisien. Il avait amené sa femme avec lui : pendant qu’il débitait ses boniments à la tribune, elle raccolait dans la salle les délégués de province ; c’était tout ce qu’on peut imaginer de plus ignoble et de plus honteux.

Comme il est juste de laisser à chacun la responsabilité qui lui incombe, je me hâte de dire que ce triste couple n’appartenait pas aux groupes de la fédération connue plus tard sous le nom de Ligue Anti-Cléricale ; le mari appartenait à la société de la Foi Laïque.

Du reste, la Ligue Anti-Cléricale venait à peine de naître, alors ; elle était encore au berceau. Je consacrerai plus loin un chapitre entier à cette Ligue qui a joué un rôle important, principalement dans la libre-pensée française.

À partir de maintenant, je ne suivrai plus l’ordre chronologique. Le lecteur connaît le plan de la campagne entreprise contre Dieu, la religion et ses ministres ; il a vu comment je fus amené, pour ma part, à m’enrôler parmi les soldats de cette guerre insensée ; il sait par quel enchaînement de circonstances je devins un des porte-drapeaux de l’impiété. Désormais, pour l’intelligence du récit, il est utile de classer, sans distinction d’époque, les faits sur lesquels il me reste à publier mes aveux. Je terminerai leur exposé en racontant comment, enfin, je fus tiré malgré moi de cet abîme de perdition.