Confessions d’un ex-libre-penseur/XII

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Letouzey et Ané (p. 343--).

XII

MA CONVERSION



un sacrifice. — projet d’un livre sur jeanne d’arc. — mon ouvrage et le dossier du procès de rouen. — les affiches contre pie ix. — ma dernière condamnation. — le bal du vendredi-saint. — le 23 avril 1885. — lumière de la foi. — une nuit de prières. — ma première lettre de converti. — le vicaire de saint-merri. — ma démission de membre de la ligue et de rédacteur en chef de la république anti-cléricale. — je me décide à rétracter purement et simplement mes anciens écrits et à demeurer neutre ensuite. — liquidation du congrès de rome. — attaques violentes de la presse républicaine. — conversion complète. — mon expulsion de la ligue. — visite au nonce du saint-siège. — retraite : je me confesse. — je renouvelle ma première communion.


Cependant, tandis que je multipliais mes scandales et que je mettais tous mes efforts à arracher des âmes à l’Église, une femme priait.

Joséphine Jogand, sœur de mon père, m’avait tenu sur les fonts baptismaux. Elle m’aimait comme si elle eût été ma mère. Elle avait eu pour moi, pendant mon enfance, toutes les tendresses ; elle me combla des soins les plus affectueux.

Lorsque je fus enfermé à Mettray, à la suite des incartades que j’ai racontées, elle eut le cœur déchiré. Ah ! certes, elle ne se crut pas le droit de juger ceux qui avaient conseillé mon père ; mais, au fond de son âme, elle déplorait la mesure qui avait été prise à mon encontre. Elle se disait que les enfants prodigues ne reviennent que par la grâce de Dieu, et que cette grâce, c’est la prière qui l’obtient.

Elle pleura donc et pria.

Quand je revins, surexcité par la haine, quand je me lançai à corps perdu dans cette guerre insensée dont les assauts étaient dirigés contre Dieu lui-même, elle fut navrée et pria encore.

Sa pensée ne me quittait pas. Elle me suivit au milieu de mes luttes folles, à travers mes dangers, ne se rebutant pas de mes blasphèmes. Il était écrit que mon impiété n’épouvanterait pas sa foi, ne lasserait pas son espérance, n’éteindrait pas sa charité. Elle pria, pria toujours.

Un jour, pourtant, la mesure fut comble.

Je venais d’entreprendre la campagne calomniatrice contre la mémoire vénérée de Pie IX. Non content de mentir moi-même, je faisais mentir les autres. Ivre d’une rage extravagante, je recrutais des complices et les lançais contre la papauté.

Ma marraine prit une résolution héroïque.

— Puisque mes prières ne suffisent pas, dit-elle, je me sacrifierai tout entière.

Seule, dans ma famille, elle possédait une certaine fortune, fruit de son travail et de ses économies.

Souvent, elle avait secouru bien des misères. Cette fois, elle se dépouilla de tout. Elle distribua ses biens aux pauvres, avec le stoïcisme d’une chrétienne qui se dévoue pour forcer la miséricorde divine.

Son sacrifice fut tel, que je ne puis l’exposer dans toute sa splendeur, elle vivante. J’ai à compter avec l’humilité de cette sainte fille, qui éprouverait du chagrin si je divulguais aujourd’hui les délicatesses de son abnégation.

Bref, elle abandonna le monde, ne se réservant pas un centime, et entra en religion. Ses amis durent se cotiser pour lui fournir un trousseau.

Elle se voua à la prière jusqu’à la dernière minute de son existence. Le couvent dans lequel elle se cloîtra, est celui de Notre-Dame de la Réparation, à Lyon. Le nom qu’elle adopta, en prenant le voile, est celui-ci : sœur Marie des Sept-Douleurs.

Ah ! soyez mille fois bénie, vous qui vous êtes offerte en holocauste au Seigneur pour l’expiation de mes crimes !

Dieu, que je bravais, ne devait pas demeurer sourd à un aussi sublime appel.

Ce sacrifice, je l’ignorais. Depuis longtemps je n’avais plus aucune relation avec ma famille. Jamais ma chère marraine ne m’avait adressé le moindre reproche. Elle priait pour moi, dans le silence, sans me faire savoir qu’elle priait.

Je n’ai appris et constaté ces admirables choses qu’au lendemain de ma conversion.

Donc, rien ne pouvait me laisser supposer qu’un pieux héroïsme s’était jeté dans la balance de la justice céleste pour servir de contrepoids à mes infamies et m’obtenir grâce et lumière.

Je poursuivais ma triste carrière, semant partout l’ivraie, soufflant à tous les vents la haine du Christ, portant chaque jour des défis à la patience de Dieu.

En août 1884, je formai le projet d’écrire l’histoire de Jeanne d’Arc, en me plaçant exclusivement au point de vue irréligieux. Le procès de la glorieuse Pucelle ayant été dirigé par l’évêque Cauchon, je me dis qu’il serait facile de tirer parti de cette situation pour incriminer toute l’Église.

L’idée m’avait été suggérée par M. Pierre Vésinier, qui fut un des secrétaires d’Eugène Sue.

— Eugène Sue, me dit un jour M. Vésinier, a traité d’une façon incomplète l’histoire de la libératrice d’Orléans. Il a passé sous silence certains détails qui figurent dans diverses dépositions faites au cours de l’enquête sur la captivité de Jeanne d’Arc à Rouen. Le dossier de cette enquête existe. Trouvez-le, et vous pourrez vous en faire une arme terrible contre le clergé.

Le conseil me parut bon.

Je mandai un homme compétent, expert dans les recherches de ce genre, habitué des bibliothèques de Paris, fouilleur de vieilles archives, un de ces spécialistes, en un mot, pour qui les parchemins les plus antiques n’ont pas de secrets.

— Savez-vous, lui demandai-je, si le dossier du procès de Jeanne d’Arc par l’évêque Cauchon existe encore et où il se trouve ?

— Parfaitement, me répondit-il. Cauchon fit faire cinq copies de ce dossier. L’une était destinée au roi d’Angleterre et se trouve à la bibliothèque du Palais-Bourbon. La seconde, envoyée au pape, doit être dans les archives du Vatican. La troisième copie, conservée à l’Officialité de Rouen, est celle qui a été déchirée par sentence, lors de la réhabilitation de Jeanne d’Arc. Les deux dernières copies, que Cauchon avait fait transcrire, l’une pour lui, l’autre pour un de ses complices, nommé Jean Lemaistre, ont été retrouvées et sont déposées toutes deux à la Bibliothèque Nationale… Au surplus, Jules Quicherat, l’ancien directeur de l’École des Chartes, a déchiffré ces manuscrits latins et les a publiés tels quels dans la collection de la Société de l’Histoire de France, collection qui est à la Bibliothèque Nationale.

— Fort bien. Vous allez parcourir ces documents et vous aurez soin de m’en extraire tout ce qui pourra être exploité contre le clergé. Vous ne vous préoccuperez nullement des laïques qui ont été mêlés au procès de Jeanne d’Arc ; vous ne me recopierez que ce qui concerne les ecclésiastiques. Est-ce compris ?

— C’est compris.

L’homme, à qui je parlais ainsi, ne se livrait pas pour la première fois à des recherches de ce genre en mon nom. Il savait fort bien qu’il n’aurait plus à compter sur moi, s’il m’apportait un travail impartial.

Je lui dis encore :

— Duruy, dans son Histoire Populaire de France, raconte que Jeanne d’Arc, au fond de son cachot de Rouen, fut en butte aux outrages de ses geôliers et eut même à repousser un lord anglais. Y aurait-il moyen de démontrer que les bourreaux de la vierge lorraine, non seulement l’ont brûlée vive, mais encore l’ont livrée au bûcher après l’avoir déshonorée ?… Vous comprenez, sans doute, l’importance que j’attache à ce fait. Je veux faire retomber la responsabilité de l’assassinat de Jeanne d’Arc sur le clergé en général, sur l’Église elle-même. Par conséquent, j’ai à cœur de présenter ce crime au public comme ayant été accompli dans les conditions les plus atroces possibles.

— Je chercherai, me répondit M. R*** ; mais, sur ce point, il sera bien difficile de faire la lumière. Vous ne pourrez guère vous livrer qu’à des suppositions. Le Saint-Siège vous ne l’ignorez pas, a fait réviser, en 1456, le procès de la Pucelle et prononcer la réhabilitation de la victime de Cauchon. Or, il n’est pas probable que les témoins du procès de révision aient déposé sur la question spéciale qui vous intéresse. Enfin, je chercherai.

Quelques jours après, je reçus la visite de M. R***. Il n’avait rien trouvé qui établît que Jeanne d’Arc avait été déshonorée ; mais trois témoins du procès de révision, Isambart de la Pierre, Martin Ladvenu et Guillaume Manchon, avaient déposé que la captive dut, le 27 mai 1431, reprendre le costume masculin qu’elle avait quitté et qu’elle le reprit « pour se défendre contre les outrages de ses geôliers ».

Ces trois témoignages n’affirmaient rien de plus. N’importe, je m’en contentai. En les présentant habilement, en les commentant, je pouvais leur donner la signification qu’ils n’avaient pas.

M. R*** me remit aussi quelques extraits du procès dirigé par Cauchon et diverses études médicales sur les cas d’hallucination.

Muni de ce bagage, je partis pour la campagne, afin d’écrire, en toute tranquillité, mon livre projeté sur Jeanne d’Arc, victime des prêtres.

Ayant complètement perdu la foi, je ne voyais en Jeanne qu’une héroïne française, que l’ardeur de son patriotisme avait rendue hallucinée. Je l’admirais comme patriote, je la plaignais comme victime de Cauchon et des Anglais ; mais je n’apercevais, dans son cas, aucune mission surnaturelle.

J’écrivis donc mon livre, en demeurant terre à terre.

Pour moi, la vierge lorraine, surexcitée par les horreurs de l’invasion, avait cru entendre ce qu’elle appelait ses voix, — je ne mettais pas sa bonne foi en doute, — et avait pris ses désirs pour la réalité. C’était, à mon avis, une hallucination pure et simple.

Elle s’était vaillamment battue, et, à ce point de vue, mon admiration pour la Pucelle était sans bornes.

Trahie, elle avait été livrée aux Anglais. Son procès avait été instruit par des ecclésiastiques vendus à l’ennemi envahisseur. En ne pas parlant du vrai clergé de France, qui, lui, ne trempa pas dans l’abominable crime, en représentant la réhabilitation ordonnée par le Saint-Siège comme un acte de diplomatie, je jetais à la face de l’Église entière l’infamie personnelle de Cauchon et de ses complices.

En outre, je rendais les bourreaux de Jeanne plus odieux encore qu’ils ne sont, en transformant leurs outrages de soldats grossiers en violences immorales ayant abouti.

Sur ce thème, j’écrivis douze chapitres ; mon manuscrit donnait la matière d’un petit volume in-18, de 200 à 250 pages. Mon but était de répandre, parmi le peuple, un livre de propagande facile, qui devait, grâce à la sympathie attachée à mon héroïne, attiser les haines contre le clergé.

Des circonstances indépendantes de ma volonté m’empêchèrent de mettre ce premier projet à exécution. La Librairie Anti-Cléricale avait obtenu d’assez grands succès avec divers ouvrages en livraisons illustrées. Ma femme me conseilla d’adopter pour Jeanne d’Arc ce mode important de publication.

Je lui fis observer que le sujet ne comportait aucun développement ; mon manuscrit ne pouvait fournir que 16 ou 17 livraisons. Ce n’était vraiment pas la peine de se mettre en frais pour si peu.

Elle insista. Les clients de la librairie demandaient alors qu’on publiât quelque grand ouvrage illustré.

Après avoir bien réfléchi, je dis un jour à ma femme :

— Voici ce qui est possible, relativement à mon ouvrage sur Jeanne d’Arc à mettre en livraisons : on publierait mon manuscrit tel qu’il est, et on le ferait suivre du compte-rendu in-extenso du procès de Rouen ; je n’aurais pour cela qu’à traduire le dossier latin, qui est à la Bibliothèque Nationale. Le procès donnerait environ de 30 à 35 livraisons. On aurait ainsi un grand ouvrage que l’on remplirait d’illustrations.

Tel fut le projet définitif de la publication.

Les premières livraisons furent donc composées avec les douze chapitres destinés d’abord à former un petit volume de propagande populaire, c’est-à-dire avec les chapitres rédigés d’après mes notes personnelles et les quelques pages d’extraits que M. R*** m’avait fournis. Puis, lorsque le manuscrit fut épuisé, je me mis à traduire le dossier latin déchiffré par Quicherat ; c’était là le procès complet et authentique de Jeanne d’Arc.

Il ne me fallut pas longtemps pour constater que j’avais souvent commis des erreurs en basant mes appréciations sur des passages tronqués. L’in-extenso contredisait parfois ma dissertation partiale à l’excès. En publiant, après mes chapitres, la traduction fidèle et complète des documents latins, j’allais passer pour un imbécile aux yeux du lecteur. Aussi, sans vergogne, je m’empressai de retrancher tout ce qui me gênait.

Néanmoins, j’étais ennuyé d’agir ainsi, et, si la publication n’avait pas été commencée, je n’eus pas peut-être mutilé ainsi le dossier. Mais, mes chapitres avaient paru, le public attendait la suite, je ne pouvais reculer. Traduire tout avec exactitude, c’eût été avouer le parti-pris de ma rédaction personnelle et le faire constater. Je livrai donc aux lecteurs une oeuvre de mauvaise foi.

À ce même moment, la Librairie Anti-Cléricale avait, d’autre part, publié de nouveau, à grand renfort d’affiches illustrées, le roman absurde sur les prétendues débauches de Pie IX. Ces affiches avaient causé grand émoi, et la presse catholique éclatait en articles indignés.

Que représentaient ces affiches ? Une série de médaillons, la tête de Pie IX et de nombreuses têtes de femmes.

Le dessin n’avait par lui-même rien d’indécent, du moins pour les libres-penseurs aux yeux de qui le pape est un homme comme un autre ; mais les chrétiens, par contre, avaient le droit de trouver ces placards nettement immoraux, puisqu’ils outrageaient le souverain pontife dans sa vertu de célibataire en quelque sorte sacré.

Enfin, par ces affiches, la Librairie Anti-Cléricale attaquait le Saint-Siège, qui a un nonce à Paris et auprès duquel la France a un ambassadeur.

Le gouvernement, mis en demeure d’agir, fit déchirer les placards. Le conseil des ministres délibéra à ce sujet, et il fut décidé, au dire du Temps, que je serais déféré aux tribunaux.

Alors ce qui se passa dans la presse républicaine fut inouï. Chaque journal déclara que les affiches étaient absolument inoffensives et que le ministre de l’intérieur, en les faisant arracher, commettait un acte d’arbitraire. Seulement, les écrivains du parti, sauf de rares exceptions, ajoutaient, comme s’ils eussent obéi à un mot d’ordre, qu’ils étaient désolés d’avoir à plaider, en cette occasion, la cause d’un infâme personnage, etc., etc. Toutes les vieilles calomnies furent rééditées dans cette circonstance ; ce fut un déchaînement général.

J’avoue que je ne m’attendais pas à ce coup-là. La Franc-Maçonnerie, qui ne me pardonnait pas mon indépendance, avait bien manœuvré.

Un désespoir profond m’envahit.

Je trouvais toute naturelle l’explosion de colère des catholiques : c’étaient des adversaires ; de leur part, toute récrimination était légitime. Mais, être en butte aux attaques des miens, et cela pour la millième fois, oh ! cela m’écœurait ; j’étais découragé, anéanti.

Pourtant, je luttai encore contre le dégoût dont j’étais abreuvé. Le jeudi 23 avril, j’écrivis, pour mon journal, un article en réponse aux diverses calomnies des confrères républicains. J’y disais que la poursuite, dont j’étais menacé et qui avait été rendue possible par les diffamations incessantes de la bohème littéraire, ne me lasserait pas.

Je concluais en ces termes :


« Allons, qu’on la commette, cette monstruosité ! Je n’ai jamais reculé d’un pas dans la lutte que j’ai entreprise. Je le jure bien, la condamnation, tant désirée par mes ennemis, redoublera mes forces. »


Cette journée du 23 avril ayant décidé de mon avenir, il importe, pour que le lecteur comprenne toutes mes émotions, que je fasse ici un court retour en arrière.

J’étais fatigué depuis longtemps de la haine que je sentais peser sur moi dans mon propre parti. Quelques mois auparavant, j’avais eu à comparaître devant le Tribunal correctionnel au sujet de dessins dont je n’étais pas l’auteur, mais dont le parquet me rendait responsable, attendu qu’ils étaient intercalés dans un de mes livres. Le Tribunal, présidé par un conseiller général radical de la Seine, m’avait condamné, sans vouloir m’entendre, à quinze jours de prison et deux mille francs d’amende. En appel, j’avais trouvé, au contraire, des juges impartiaux, désireux de s’éclairer ; ils m’écoutèrent ; le président, d’abord très mal disposé pour moi, me laissa donner toutes les explications que je voulus ; il prit la peine de lire l’ouvrage dont les dessins incriminés étaient l’accompagnement. Bref il reconnut que le livre, par lui-même, n’avait rien de délictueux, et la Cour, réduisant la mesure de ma responsabilité dans la publication des gravures, m’enleva la peine de la prison, diminua l’amende de moitié et supprima les considérants du jugement de première instance, qui furent reconnus « manifestement exagérés ». La Cour se composait de magistrats conservateurs. Cette différence de conduite à mon égard m’avait beaucoup frappé. J’avais toujours été traité au vinaigre ; je fus tout surpris de me voir appliquer, pour la première fois, le régime du miel.

D’autre part, ma situation de secrétaire général de la Ligue Anti-Cléricale me permettait d’assister à de nombreuses défections. Je le voyais, bon nombre de nos libres-penseurs allaient à l’église dans les grandes circonstances de la vie ; leur anti-cléricalisme n’était qu’extérieur. J’étais pris pour confident par mes collègues. On m’apprenait qu’à raison de ceci ou de cela on était obligé soit de se marier religieusement, soit de faire baptiser son enfant, soit de lui faire faire la première communion, et l’on me suppliait de n’en rien dire. Je n’étais pas capable de trahir ces braves gens qui me confiaient leur secret et que je plaignais de tout mon cœur ; mais ces aveux multipliés me donnaient fort à réfléchir. C’était souvent des chefs des groupes qui se rendaient ainsi à l’église en cachette ; il y eut même un mariage religieux au sein de la Commission Centrale de la Ligue, mariage que je fus seul à connaître et dont je fus très contrarié.

— Ah ! ça, me disais-je, elle est donc plus forte que tout, cette vieille croyance, pour que ceux que je pensais les plus fermes y sacrifient malgré nos statuts, dans les moments solennels !

Et, afin de m’étourdir, je poussai mon impiété à l’extrême.

C’est ainsi que j’avais organisé, avec mes amis du Groupe Garibaldi, un bal anti-clérical pour le 3 avril, jour du Vendredi-Saint. Pour tourner en dérision les croyances catholiques, je m’étais travesti en « saint Nicolas », portant une auréole sur la tête, et, au côté, le saloir légendaire où paraissent les trois petits enfants ressuscités. Ce fut mon dernier sacrilège.

Tel était donc mon état mental, à l’époque où je devais recevoir le coup de grâce : affliction ressentie par suite de ce que je nommais les « défaillances » de mes collègues libres-penseurs ; exaltation d’esprit irréligieux poussée à son paroxysme ; violent chagrin causé par l’incessante constatation des basses rivalités et des haines lâches qui déchiraient mon parti ; et, par dessus tout, profond dégoût des républicains et de moi-même.

Ne croyant plus à rien, je n’avais dès lors qu’une chose à faire, en ma qualité de sceptique incrédule, pour en finir avec tous ces écœurements : me suicider. C’eût été me conformer à la logique libre-penseuse.

Dans quelle crise suprême la foi allait-elle me revenir ?

Chaque semaine, je consacrais deux journées à la traduction du procès de Jeanne d’Arc. Ce travail m’était très pénible : il mettait sans cesse sous mes yeux ma partialité, qui, s’aggravant par la suppression des passages qui me gênaient, devenait de plus en plus de la mauvaise foi.

Je ne pouvais me résoudre à donner au public les documents tels quels ; leur reproduction fidèle et complète eût été, je l’ai expliqué, la condamnation de ce que j’avais d’abord écrit, alors que je n’étais pas en possession du dossier in-extenso. Mais, en accomplissant cette besogne déloyale, je me disais, seul à seul avec ma conscience :

— Ce que je fais là n’est pas honnête.

Et puis, il faut bien le déclarer, je me sentais d’autant plus honteux que j’admirais le caractère sublime de Jeanne d’Arc.

Les passages que je retranchais du procès étaient ceux qui avaient trait à ses visions. Je maintenais intact, au contraire, tout ce qui faisait resplendir le patriotisme de la vierge lorraine ; en supprimant le surnaturel auquel je ne croyais pas, je transformais la Pucelle en « héroïne laïque ».

Je n’avais parlé des « voix » de Jeanne que lorsqu’il s’était agi de représenter la vaillante fille à Domremy. C’était à ce propos que j’avais formulé ma théorie sur les hallucinations.

Mais la suite de cette merveilleuse histoire m’embarrassait.

Jeanne d’Arc, en effet, n’a pas affirmé ses « voix » seulement avant d’entrer en campagne. Elle persista toujours à dire qu’elle les entendait sans cesse : pendant la guerre, à Orléans, lors du sacre de Charles VII, dans la période de ses dernières expéditions, à Compiègne, à Beaurevoir, enfin, à Rouen, durant le procès, et même à la veille de sa mort.

Or, la manière admirable dont la Pucelle conduisit la campagne contre les Anglais prouve nettement qu’elle n’était point une hallucinée ; le moindre de ses plans de bataille ferait honneur à nos meilleurs capitaines. Son attitude, devant les juges, démontre aussi qu’elle était en possession de tout son bon sens ; il est évident même, pour quiconque prend la peine de lire le dossier, que Jeanne, au cours de ces débats extraordinaires, fut d’une supériorité hors ligne, et que, elle qui n’avait jamais appris à lire, confondit les théologiens les plus experts et les juristes les plus habiles.

Tout en elle tient du prodige, et le prodige, je ne l’admettais pas.

Mais j’avais beau couper les alinéas qui contrariaient mon incrédulité, je ne les en avais pas moins devant les yeux. Ils me poursuivaient au milieu de mes loisirs. Je les revoyais, comme s’ils eussent été écrits dans l’air en lettres de feu.

Et je ne pouvais mettre en doute l’authenticité des documents, puisque la grosse du procès, rédigée par Cauchon et son complice Thomas de Courcelles, ne comportait pas des appréciations favorables à Jeanne.

D’un bout à l’autre, le dossier s’exprime ainsi : « Jeanne prétend ceci et cela ; donc, elle est coupable d’imposture ».

Le tout était de savoir si réellement Jeanne mentait dans ses affirmations.

— Mentir ? me disais-je ; elle, la loyauté incarnée ! elle, la bravoure personnifiée ! elle, qui serait morte de honte, si elle eût été contrainte à une minute de dissimulation !

Mais, alors, si elle ne mentait pas ?…

Étant donnée la teneur du dossier, je me trouvais, moi, incrédule, réduit à revenir à cette conclusion :

— Non, Jeanne est sincère ; l’admirable héroïne française est incapable d’un mensonge. Donc, elle est hallucinée.

Mais, aussitôt, la direction imprimée par son génie à la guerre contre l’Anglais, ses étonnants plans de bataille, sa magnifique défense si pleine d’intelligence, si éclatante de raison, devant le tribunal de Rouen, tout cela se dressait en face de mes objections.

Le 23 avril, j’avais écrit l’article dont j’ai parlé tout à l’heure, article où je jurais que rien ne me ferait renoncer à la lutte contre la religion.

Après avoir envoyé les feuillets à l’imprimerie, je me remis, pour terminer la journée, à ma traduction du procès de Jeanne d’Arc.

Je fus assailli, plus violemment que jamais, par les raisonnements qui se heurtaient et se contredisaient dans mon esprit éperdu.

Tout à coup, j’éprouvai comme une secousse formidable dans tout mon être. Il me sembla qu’une voix intérieure me criait :

— Fou que tu es ! halluciné toi-même ! tu ne comprends donc pas que Jeanne est une sainte, et que, du moment qu’elle était incapable d’un mensonge, elle a réellement eu les visions qu’elle a affirmées ? tu ne comprends donc pas, malheureux, qu’elle accomplissait une mission surnaturelle ? tu ne comprends donc pas que le surnaturel existe, malgré ton scepticisme impie, malgré ton incrédulité ?

Je ne sais ce qui eut lieu alors.

En quelques secondes, je vis revivre tout mon passé : ma première bonne communion et ma première communion sacrilège ; Mongré, Saint-Louis et Mettray ; mon père, ma mère, ma sainte marraine ; les jours heureux de mon enfance et les amertumes de ma vie anti-cléricale ; les amitiés sincères de ceux dont je m’étais séparé et les implacables haines des sectaires auxquels je m’étais lié ; la bonté des uns et la méchanceté des autres ; mes mensonges, mes injustices, mes folies.

Et j’éclatai en sanglots.

— Pardon, mon Dieu ! murmurais-je à travers mes larmes ; pardon pour mes blasphèmes ! pardon pour tout le mal dont je me suis rendu coupable !

Je me renfermai avec soin dans mon bureau, pour ne pas être dérangé ; je me jetai à genoux, et, pour la première fois depuis dix-sept ans, je priai.

Le soir venu, je ne dis rien à ma femme du changement qui s’était opéré en moi. Je ne pus dîner et ne donnai aucune raison de mon manque d’appétit.

Je ne pus dormir, non plus. Ma femme ne s’en étonna nullement ; car il m’arrivait assez souvent d’avoir l’esprit préoccupé par un projet de travail et d’employer une nuit d’insomnie à écrire.

Je me retirai encore dans mon bureau. Je passai cette nuit en prières. Je me promis d’aller, dès le lendemain, me faire absoudre de mes crimes.

Aux premières lueurs du jour, je résolus de faire part de ma conversion à un catholique qui n’avait jamais désespéré de moi et qui m’avait toujours témoigné de l’amitié. Cet ami était M. Mercier, dont je fis la connaissance à Marseille en 1872.

Voici la lettre que je lui écrivis :


Paris, 24 avril 1885.


Cher Monsieur Mercier,


Cette lettre va vous apporter une surprise bien agréable. Depuis hier, je ne suis plus le même homme ; je suis transformé du tout au tout.

Votre cœur de catholique et d’ami a dû bien souffrir pendant ces dernières années, chaque fois que vous avez appris un de mes scandales anti-chrétiens ; mais, sans doute, vous avez prié pour moi, — car vous me portiez, je le sais, une réelle affection, — et vos prières ont été exaucées.

C’est hier, vers trois heures de l’après-midi, que j’ai entendu en moi-même comme une voix me reprochant toutes mes fautes. Cela a été plus fort que moi, j’ai pleuré. Mes impiétés m’ont fait horreur. Je me suis demandé si je pourrais jamais obtenir le pardon de mon Dieu que j’ai tant outragé.

Puis, j’ai considéré combien sa miséricorde est infinie, et j’ai pris espoir.

— Oui, me suis-je dit, que Dieu est bon d’avoir toléré des blasphèmes pareils à ceux que j’ai publiés, des sacrilèges pareils à ceux que j’ai commis !… Il aurait pu me foudroyer, et, avec justice, me plonger dans l’éternel abîme de la damnation. Il ne l’a point voulu ; au contraire, il a attendu que je me fusse enfoncé au plus profond de l’antre obscur de l’incrédulité, pour me donner tout à coup la lumière de sa grâce.

Je crois ! je crois !

Je vais, ce matin même, me confesser, moi qui ai tant dénigré la confession.

C’en est fait, l’esprit des ténèbres est à jamais chassé de mon âme. Je mettrai désormais tous mes efforts à réparer, s’il est possible, tout le mal que j’ai accompli.

Mon excellent père n’avait jamais désespéré de ma conversion ; lui aussi, il a beaucoup prié pour moi. Je me souviens qu’il me l’a dit souvent, et il ajoutait qu’il adressait à ce sujet des prières particulières à sainte Monique, qu’il la suppliait d’obtenir de Dieu ma conversion ainsi qu’elle avait obtenue celle de son propre enfant. Or, voici que, comme le fils de cette bienheureuse mère, comme saint Augustin, je me convertis dans ma trente-deuxième année.

Je vous prie de faire dire une messe d’actions de grâces, pour remercier Dieu de sa miséricorde à mon égard. Faites-la dire à Notre-Dame de la Garde, où j’irai avec vous à mon premier voyage à Marseille.

Je ne saurais vous exprimer à quel point je suis heureux depuis hier. Je n’ai jamais ressenti une impression intérieure aussi douce. Je suis soulagé d’un poids qui m’écrasait.

Que Dieu est grand ! et que ses desseins sont vraiment impénétrables ! Je suis confondu d’éprouver un pareil bonheur, d’être l’objet d’une faveur dont je suis l’être au monde le plus indigne.

Je vous embrasse de tout mon cœur.


Gabriel Jogand-Pagès,
dit Léo Taxil,
35, rue des Écoles.
à Monsieur Mercier,
administrateur à l’Œuvre de l’Hospitalité de Nuit,
Asile de la rue Marengo,
à Marseille.


Quant à mon père, je n’osai pas lui faire connaître mon changement. La joie qu’il en devait ressentir eût pu lui porter un coup fatal ; telle était du moins ma crainte. Je pensai donc qu’il y avait nécessité à le préparer, et je me contentai de lui envoyer de mes nouvelles ; ce qui ne manqua pas de le surprendre agréablement, — il y avait si longtemps que je ne lui avais plus écrit !

Ce 24 avril donc, à huit heures du matin, je me rendis à une église. — Un jour, au retour d’un mariage civil, obligé de me garer de la pluie, j’étais entré dans une église de la rue Saint-Martin, et là un tableau représentant un sacrilège avait vivement attiré mon attention et m’avait même impressionné. C’était la paroisse de Saint-Merri. — Le souvenir de ce tableau me fit choisir cette église.

Je demandai un prêtre, n’importe lequel. On m’envoya le vicaire qui était, ce jour-là, de service.

Je m’agenouillai et voulus entamer une confession, sans me nommer, bien entendu. Mais bientôt le prêtre, comprenant qu’il n’était pas en présence d’un pénitent ordinaire, m’interrompit et me pria de revenir un autre jour, attendu que je me trouvais dans ce qu’on appelle un « cas réservé ».

Ce fut donc bien malgré moi que ma confession n’eut pas lieu ce jour-là.

Toutefois, pour alléger ma conscience, je me fis ensuite connaître du vicaire, et nous causâmes longuement, non comme confesseur et pénitent, mais comme deux amis.

Je n’ai pas besoin de dire la surprise du bon prêtre, quand il sut qui j’étais.

Trois jours après, à la réunion de la Commission Centrale de la Ligue Anti-Cléricale, je donnai ma démission.

Le Bulletin de la Ligue la relata en ces termes :


« Lundi 27 avril, réunion ordinaire mensuelle, etc. — Démission du Secrétaire. Le citoyen Léo Taxil expose qu’en présence des attaques incessantes auxquelles il est en butte de la part, non seulement des cléricaux qui le traitent avec raison en adversaire, mais aussi de la plus grande partie des républicains tant modérés que radicaux, il donne sa démission et de la Commission Centrale et de la Ligue. Il dit qu’il est, cette fois, arrivé à l’écœurement le plus absolu, en face de la mauvaise foi et du parti-pris manifestés sans cesse contre lui par ceux qui auraient dû au contraire le soutenir. Le citoyen M*** fait observer que toute la Ligue sait à quel point le citoyen Taxil s’est toujours sacrifié à la cause anti-cléricale. Le citoyen Taxil réplique que, s’étant sacrifié en effet et étant constamment représenté comme un homme indigne exploitant les libres-penseurs, il ne peut que se retirer, et il le fait de façon la plus complète. Toutefois, il s’offre à expédier, comme par la suite, les affaires courantes, jusqu’à son remplacement. »


À ce moment, mon intention était seulement de m’effacer et de disparaître. Le Congrès de Rome, dont j’avais été le principal organisateur, allait se tenir ; je me trouvais dans un grand embarras.

Divulguer mes résolutions ultérieures, c’était faire échouer le Congrès. Je tenais à m’en désintéresser désormais ; mais je ne voulais pas que l’on pût m’accuser, dans les groupes de la Ligue, de l’avoir empêché ; ces hommes, les seuls chez qui j’avais rencontré des sympathies, auraient eu le droit, pensais-je, de dire que j’avais agi avec déloyauté.

Lorsque, à l’âge de quatorze ans, je vins à la libre-pensée, j’étais zélateur de la Petite Œuvre de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Or, on l’a vu, je tins à liquider d’abord cette situation.

De même, en 1885, je considérais comme loyal de ne faire ma rétractation publique de mes mauvais écrits que lorsque la Ligue Anti-Cléricale aurait pourvu à mon remplacement.

Je sais que beaucoup de personnes, tant parmi les catholiques que parmi les libres-penseurs, ne comprendront pas ces scrupules ; mais, dans un ouvrage comme celui-ci, je ne dois rien cacher des phases par lesquelles j’ai passé avant d’arriver à une complète conversion. Tant pis pour moi si je suis jugé sous un jour défavorable ! Du reste, ces aveux délicats et difficiles seront les meilleurs garants de ma sincérité.

Au surplus, je le reconnais, j’étais et je suis encore plus qu’imparfait. J’avais retrouvé la foi, ce qui fut pour moi, dès le premier instant, un bien inappréciable ; mais j’avais encore grandement besoin de m’affermir dans mes bonnes résolutions. Sans la grâce divine qui me poursuivit et m’accabla, qui sait si je ne serais pas retombé dans l’abîme ? qui sait si ma tentative de retour au bien, demeurée sans résultat, ne serait pas restée un secret entre Dieu et l’humble prêtre de Saint-Merri ?

Organisateur du Congrès de Rome, je fus nommé délégué. Je prévins mes collègues que mon rôle se bornerait à un service purement matériel ; sous cette réserve expresse, j’acceptai la délégation. Mes collègues, qui ne pouvaient se passer de moi (pas un d’entre eux n’avait des relations en Italie), souscrivirent à cette condition. En somme, nul d’eux n’a le droit de prétendre que je n’ai pas été en tout strictement correct.

Et, maintenant qu’on peut juger l’état de mon âme, on comprendra que ce voyage à Rome, effectué dans ces conditions, fut pour moi la plus douloureuse des corvées.

Quand j’y songe, je me dis parfois que je n’aurais pas dû l’accomplir. Si j’avais, par impossible, trouvé là-bas un peu de fraternité, je serais peut-être retourné à mes erreurs, trompé par ce mirage. Heureusement pour mon salut, j’eus, en Italie, le spectacle des mêmes haines entre libres-penseurs, et, une fois dégagé de cette atmosphère de mal, je revis, plus lumineux que jamais, le phare qui m’avait éclairé dans la journée du 23 avril.

Ainsi, Dieu me voulait malgré moi-même.

J’avais, dès le premier instant, donné ma démission de rédacteur en chef de la République Anti-Cléricale.

Ma retraite de la Ligue provoqua quelques adresses de groupes. Plusieurs, pour me faire revenir sur ma détermination, m’élurent président d’honneur.

Je refusai cette distinction, cela va sans dire, et j’écrivis un dernier article qui aurait dû faire comprendre à mes lecteurs et amis la nature de mes résolutions.

Voici, entre autres choses, ce que j’écrivais, pour conclure, à la date du 16 mai (n° 316 du journal) :


…Je le déclare en toute franchise, je n’en veux nullement à ceux qui, pour faire œuvre d’adversaires à mon égard, ont ramassé dans la presse soit opportuniste, soit intransigeante, soit révolutionnaire, des mensonges qu’ils pouvaient croire être l’expression de la vérité. Je n’en veux qu’aux hommes de mauvaise foi qui ont inventé ces mensonges et qui les ont accrédités. Et encore, est-il bien exact de dire que je leur en veux ? Non, je ne ressens plus aucune haine, je n’ai qu’écœurement et dégoût.

Il devait venir, le moment de la lassitude ; il est venu. Mes yeux devaient enfin s’ouvrir ; ils sont ouverts. Et je vois qu’à part de rares exceptions, qui ne font que confirmer la règle, la fraternité républicaine est une fiction. Jamais elle n’entrera dans le domaine de la réalité ; elle ne le peut pas. 1793 en a donné le sinistre exemple ; les républicains sont condamnés à se dévorer les uns les autres.

Ceux qui me connaissent pour m’avoir fréquenté, ceux qui savent ce que j’ai souffert, ne me blâmeront pas. Quant à ceux qui se croient des rocs inébranlables pour avoir supporté quelques contrariétés sans conséquence, ceux-là me jetteront la pierre ; je leur pardonne dès à présent.

Au moins, la situation fausse, dans laquelle je me suis trouvé jusqu’à ce jour, cessera. Mais je ne prétends engager personne. La Ligue Anti-Cléricale, dans laquelle j’ai trouvé de sérieuses amitiés, n’est pas responsable de mon départ ; mes collaborateurs eux-mêmes ne sont pas solidaires de moi, et je leur laisse le champ libre. Mais, puisse mon exemple leur servir !

Tout ce que je demande aux groupes de la Ligue et aux amis dont je cesse d’être le collaborateur, ce n’est pas de me voter des présidences honoraires auxquelles je n’ai aucun droit et que je refuse ; ce n’est pas non plus de me plaindre, car c’est précisément aujourd’hui que je ne suis plus à plaindre. Ce que je leur demande, c’est de dire et répéter, chaque fois que l’occasion s’en présentera, ce qu’ils savent, c’est-à-dire que j’ai été, de la part de la grande majorité des républicains, l’objet des plus injustes attaques ; que, lorsqu’on a allégué que j’ai exploité les libres-penseurs, on a menti, puisque j’ai au contraire sacrifié à la propagande tout ce que j’ai gagné ; que, lorsqu’on a affirmé dans des réunions publiques que j’ai réalisé un capital me donnant vingt-cinq mille francs de rentes, on a menti, puisque je n’ai jamais possédé un placement d’un centime ; que, lorsqu’on m’a appelé écrivain pornographe, on a menti, puisqu’on ne saurait citer un seul alinéa de n’importe lequel de mes ouvrages qui soit contraire aux bonnes mœurs ; que, lorsqu’on m’a traité de faussaire, de plagiaire, de repris de justice, on m’a lâchement calomnié, puisque, après avoir porté ces accusations, on a refusé de reproduire les lettres que l’on avait niées, de citer la conclusion du procès Roussel, de Méry (conclusion à mon honneur devant la Cour de Cassation), de publier ma carte d’électeur ou mon casier judiciaire.

En me retirant, en cessant d’appartenir à la Ligue et à la libre-pensée, j’obéis à ma conscience. Je ne suis certes pas un homme indispensable ; il n’en existe, du reste, pas.

Au surplus, en ce qui me concerne, j’use d’un droit suprême, celui que tout opprimé possède, de conquérir sa liberté. J’étais enchainé par mille considérations qui paralysaient toutes mes forces et dont aujourd’hui je me débarrasse. Je courbais la tête sous un joug honteux qui m’écrasait ; ce joug, je le brise. J’étais claquemuré dans un cachot infect et ténébreux, les mains rivées par la discipline du mal ; je renais au jour, je me délivre.


À la suite de ma double démission de ligueur et de journaliste anti-clérical, le président de la Libre-Pensée d’Orléans, M. François Bonnardot, membre d’une Loge maçonnique et rédacteur en chef du Démocrate du Loiret, m’écrivit la lettre suivante :


Orléans, 17 mai 1885.
Cher citoyen Taxil,

Votre détermination de cesser le combat contre le cléricalisme est un événement qui ne saurait passer inaperçu.

Vous étiez incontestablement le plus hardi des ennemis des sectes religieuses.

Nul parmi les contemporains n’a autant fait que vous pour abolir les superstitions, parce que vous attaquiez les cultes dans leur principe même, qui est la divinité.

Aussi, nul n’a abouti autant que vous !

J’apprécie les motifs qui vous ont dicté votre résolution ; je comprends que vous soyez dégoûté après toutes les calomnies, tous les outrages et tous les actes de mauvaise foi que vous avez subis de la part de certains républicains.

Mais vous aviez pour vous le gros de l’armée anti-cléricale ; l’approbation de presque tous les libres-penseurs vous était acquise.

Votre retraite jette le désarroi dans la libre-pensée.

Il est impossible que vous renonciez d’une manière définitive à une tâche si bien commencée.

Vous me pardonnerez de vous tenir ce langage, quand je vous aurai appris que je me suis constitué votre défenseur toutes les fois que j’en ai eu l’occasion : les polémiques du Démocrate avec des journaux locaux en font foi.

Je conserve l’espoir que votre décision n’est pas irrévocable, et que la libre-pensée vous retrouvera bientôt en tête de ses militants.

Agréez, cher citoyen Taxil, l’assurance de mon dévouement.

François Bonnardot.

P.-S. — Je vous prie de m’autoriser à publier votre réponse avec ma lettre.


Je répondis immédiatement :


Paris, 18 mai 1885.
Cher citoyen Bonnardot,

L’expression exacte de ma pensée se trouve dans mon article du n° 316 de la République Anti-Cléricale (16 mai), article contenant mes adieux aux quelques libres-penseurs que la calomnie de la grande majorité des journalistes républicains de Paris n’a pas encore détachés de moi.

J’en ai assez.

Abreuvé d’outrages par les intransigeants et les opportunistes, par les révolutionnaires et les modérés, criblé de traits perfides que des lâches me décochaient par derrière, tandis que, soldat indépendant, je me battais à l’avant-garde ; lassé, découragé, écœuré, je ne puis résister au dégoût qui m’envahit et je brise pour toujours ma plume anti-cléricale.

Puisque la fraternité républicaine n’est qu’un mensonge, qu’ils se dévorent donc tous les uns les autres ! Qu’Hébert envoie Vergniaud à la guillotine ! Que Danton y envoie Hébert ! Que Robespierre à son tour y envoie Danton ! et que Tallien termine la série en y envoyant Robespierre !

Et, quand un tirailleur se donnera de tout coeur à la libre-pensée et se battra sans vouloir accepter le mot d’ordre d’aucune coterie, que la Franc-Maçonnerie, dans l’ombre, le perce de ses flèches empoisonnées !…

Vous me demandez l’autorisation de publier ensemble et votre lettre et ma réponse. Je vous donne cette autorisation bien volontiers. J’ai toujours été pour le grand jour. Dussè-je voir se tourner contre moi demain les rares amis qui m’étaient restés, j’estime que la détermination irrévocable que j’ai prise ne doit pas demeurer secrète.

Ayant, plus que personne, contribué à l’organisation du congrès anti-clérical qui va se tenir à Rome à la fin de ce mois, j’irai dans la capitale de l’Italie, mais simplement comme le serviteur des autres délégués, comme un employé qui fait son service et ne joue qu’un rôle absolument passif. Et sitôt le congrès fini, je reprendrai ma liberté, et, dégagé des faux scrupules qui m’ont lié les mains jusqu’à ce jour, je travaillerai, d’accord avec ma conscience, à confondre les misérables intrigants qui trompent, volent et corrompent le peuple sous le masque républicain.

Ce jour-là, sans doute, vous vous joindrez à mes ennemis. Je vous le pardonne d’avance, à raison de la sympathie cordiale que vous m’avez témoignée, quoique franc maçon.

Personnellement je serai toujours votre dévoué.


Léo Taxil.


À la suite de cette lettre qu’il publia avec la sienne dans le Démocrate du Loiret, M. François Bonnardot imprimait ces lignes :


C’est navrant ! Et pourtant que de choses vraies dans cette lettre !

Le devoir des libres-penseurs et des francs-maçons libres est de venger Léo Taxil, victime d’intrigues de certaines coteries républicaines qui semblent avoir pour mission d’entraver le progrès dans la République.

Léo Taxil n’a pas trente-deux ans et il s’est fait un nom ; il est des gens qui ne lui pardonnent pas de les avoir devancés !

Nous nous engageons, nous, à faire notre devoir envers ce calomnié.

En attendant, les cléricaux vont illuminer.

F. B.


Deux mois après, le même M. Bonnardot, dans le même Démocrate du Loiret, écrivait ceci :


Selon nous, les cléricaux font une triste recrue.

Folie des grandeurs ! telle est peut-être l’explication du retour de Léo Taxil.

Quoiqu’il en soit, le fait n’a rien qui puisse alarmer la libre-pensée ; c’est un ambitieux de moins, voilà tout.


J’ai dit qu’au Congrès de Rome ma conduite fut strictement correcte. Je tins ma promesse : je fus, en quelque sorte, le serviteur des autres délégués.

Quand, plus tard, mes collègues de la Ligue finirent par comprendre que, lors du voyage en Italie, j’avais cessé de penser comme eux, ils incriminèrent ma pensée. Et ce sont les anti-cléricaux qui parlent d’inquisition !

Mais, avant ces récriminations, un incident se produisit.

Une note du Salut Public, de Lyon, à mon sujet, me valut une bordée générale d’injures de la part de la presse républicaine tout entière.

Je m’étais promis de faire une rétractation pure et simple de mes anciens écrits et de disparaître ensuite, après avoir rétabli la vérité sur quelques hommes de la démocratie et sur quelques faits présentés au public libre-penseur sous un faux-jour. Mais je ne comptais pas exécuter une véritable rentrée dans l’arène politique.

Il semble vraiment que mes anciens coreligionnaires, au lieu de me laisser la paix, tenaient à m’aiguillonner.

Ils défigurèrent à un tel point mes actes que je finis par où j’aurais dû commencer. Le dégoût fit place à un repentir sans réserve. Dieu aidant, je compris enfin que je devais, non une rétractation banale sans lendemain, mais bel et bien une réparation absolue, complète, ne pouvant cesser qu’avec mon existence.

Je n’avais plus demandé à me confesser. Je medis dès lors : « Ce que j’avais le devoir de faire se fera ; je solliciterai la levée des censures ecclésiastiques prononcées contre moi ; je ne laisserai pas se perdre dans une lâche indifférence les fruits de la grâce que Dieu, le 23 avril, daigna m’accorder. »

Et, le 23 juillet, je me rendis dans les bureaux de l’Univers ; je demandai à parler à M. Auguste Roussel, avec qui j’avais été si souvent en polémique, et je lui remis la déclaration que voici :


Paris, le 23 juillet 1885.
Monsieur le rédacteur de l’Univers,

Le journal le Salut Public, de Lyon, ayant annoncé ma démission de membre de la Ligue Anti-Cléricale et y ayant ajouté un commentaire, — erroné sur quelques points de détail, mais empreint d’une grande bienveillance à mon égard et rempli en tout cas d’excellentes intentions, — un grand nombre de journaux républicains de Paris et de la province en ont tiré prétexte pour déverser sur moi, avec plus de violence que jamais, les outrages de leur répertoire habituel.

Amplifiant ce qu’ils ne prenaient même pas la peine de contrôler, inventant à plaisir, et interprétant ensuite injurieusement contre moi leurs propres inventions, ces journaux, depuis quinze jours, mentant à qui mieux mieux, me salissent de toute leur boue, l’un disant que, si j’ai donné ma démission, c’est une manière de trahir après fortune faite, l’autre donnant à entendre que je me suis vendu.

Ici, l’on me représente allant au Congrès anti-clérical de Rome en « sleeping-car » et me jetant aux pieds de tous les prêtres que je rencontre ; là, on raconte qu’à mon retour, passant à Marseille, je suis allé déposer une abjuration solennelle de mes écrits entre les mains d’un révérend père, mon ancien professeur ; ailleurs, on dit même qu’à Rome j’ai fait des démarches auprès du Vatican.

Ces compléments divers de ma démission du 27 avril sont aussi faux les uns que les autres :

1° Loin d’aller au Congrès de Rome en « sleeping-car », j’ai modestement voyagé en seconde classe avec mes collègues de délégation, et ni à l’aller ni au retour je n’ai rencontré un prêtre quelconque.

2° À mon passage à Marseille, non seulement je n’ai vu aucun révérend père ou abbé ou ancien professeur, mais je ne suis même pas allé rendre visite à ma famille.

3° Quant à mon séjour à Rome, je n’ai pas quitté d’un pas les autres délégués des sociétés françaises de libre-pensée, et, si je suis allé au Vatican, cela a été avec eux, dans les salles ouvertes au public, non pour faire des démarches, mais pour admirer les chefs-d’œuvre de Michel-Ange et de Raphaël (tous mes collègues du Congrès peuvent le certifier).

Seulement, ce qui n’était pas hier sera à partir d’aujourd’hui.

Dans le numéro du 14 juillet de l’'Univers vous disiez, avec infiniment de bon sens, que ma lettre de démission n’indiquait qu’une pure et simple retraite, et que le dégoût qui y éclatait n’était pas le repentir.

Eh bien, monsieur, je vous prie de le croire, le repentir est aujourd’hui complet. J’étais découragé, écœuré ; mais je ne croyais pas encore que de la presse républicaine il pût sortir tant d’injustice, tant de parti-pris, tant de mauvaise foi.

Je ne suis absolument pour rien dans le bruit qui s’est élevé autour de ma retraite ; j’ai refusé de répondre aux reporters qu’on m’a envoyés ; et l’on écrit que c’est moi qui me-suis organisé une réclame !

Je n’ai fait aucune démarche auprès d’aucun journal du parti que j’avais combattu jusqu’à ce jour, et l’on écrit que tous les bureaux de rédaction d’organes catholiques m’ont fermé leurs portes !

On entasse mensonges sur mensonges.

Et j’ai cru, pendant dix-sept ans, que c’était dans le parti républicain que se trouvait la vérité ! Et j’avais sacrifié à ce parti toutes mes amitiés d’enfance ! Et j’en étais presque venu à oublier mon père, mon bien-aimé père, sur qui l’un de ces journaux bave aujourd’hui sa dérision !

Dans quel aveuglement impardonnable ai-je donc été ?

Aussi, cette abjuration solennelle, que je n’avais pas faite, de mes erreurs, je la fais.

Et cette démission pure et simple, que j’avais donnée, ne suffit plus à ma conscience. Je demande à la Ligue Anti-Cléricale mon exclusion. Car, il ne s’agit plus, à présent, d’un acheminement vers le repentir, selon votre expression, mais du repentir lui-même, sincère et absolu ; car, à l’écœurement que m’ont fait éprouver telles et telles iniquités, a succédé la honte de mes fautes ; car, si je pleure aujourd’hui, c’est non de colère et de dépit, mais sur le scandale que j’ai donné, que je regrette de tout mon cœur et que tous mes efforts tendront désormais à réparer.

Veuillez agréer, je vous prie, monsieur le rédacteur, mes salutations empressées.

Léo Taxil.
(Gabriel Jogand-Pagès.)


En présence de cette manifestation publique de mes nouveaux sentiments, le Groupe Garibaldi, de la Ligue Anti-Cléricale, convoqua d’urgence ses membres, pour une réunion solennelle, dont l’ordre du jour était :

« Expulsion du citoyen Léo Taxil. »

Le secrétaire du groupe m’envoya une des lettres de convocation.

Les personnes, à qui je la montrai, me dirent :

— N’allez pas à cette réunion. Vos anciens collègues doivent être furieux. Vous risquez de recevoir un mauvais coup.

— Je suis convoqué, j’irai. Du reste, je connais mes anciens camarades. Ce sont, pour la plupart, de braves ouvriers, égarés comme je l’ai été, mais honnêtes. Je n’ai pas peur. Ils ne sont pas capables d’abuser de leur nombre contre un homme seul ; ce ne sont pas des lâches.

— Mais des francs-maçons s’introduiront dans la réunion. Il y aura foule compacte. Il ne faut qu’une étincelle pour mettre le feu aux passions d’une multitude déjà irritée. Au moins, permettez que quelques amis vous accompagnent.

— Non, j’irai seul. Je suis à peu près sûr que des francs-maçons se glisseront à la séance. Si j’étais accompagné, ils ne manqueraient pas de crier aux ligueurs que je viens les braver, et alors une collision pourrait se produire. Seul, je serai bien plus fort.

Je me rendis donc, le lundi 27 juillet, à la réunion de la Ligue. À tout hasard, je m’étais armé d’un révolver, pour me défendre, au cas où, contrairement à mes prévisions, ma vie viendrait à se trouver en danger.

La séance se tenait dans un vaste local situé au sous-sol du café de France, à l’intersection de la rue Turbigo et de la rue du Temple. La salle était comble, et, dès mon entrée, je remarquais plusieurs francs-maçons, étrangers à la Ligue, qui s’étaient mêlés à l’assistance.

On était en pleine séance, au moment de mon arrivée. Le bureau avait pour président M. M***, ancien administrateur de la République Radicale, assisté du trésorier central de la Ligue et du secrétaire du Groupe Diderot.

Le président faisait un discours.

Il paraît que l’opinion générale était que je ne viendrai pas ; car mon entrée produisit une véritable stupeur.

— Comment ! il ose se présenter ici ! criait-on de toutes parts. Quelle audace !

— Il est fou ! ripostaient quelques-uns.

Ce fut un tumulte indescriptible.

Le président, vexé d’être ainsi interrompu au milieu d’une de ses plus éloquentes périodes, agitait sa sonnette. Enfin, le silence se rétablit tant bien que mal.

M. M***, alors, de m’apostropher avec la dernière violence :

— Eh quoi ! vous avez l’infamie de venir braver en face ceux qui s’apprêtent à vous expulser ? Il faut vraiment que vous n’ayez rien dans le ventre (textuel). Vous n’êtes pas fou, cependant !… Vous n’avez pas cru à la religion, une seule minute de votre vie, et vous n’y croirez jamais… Vous êtes un comédien et un lâche !… Quoi ! après avoir formé dix-sept mille adhérents, après avoir créé le grand mouvement anti-clérical, vous reniez tout cela !… Vous n’en avez pas le droit. C’est un crime ! Vous êtes un traître !… Il vaudrait mieux que vous eussiez tué tous ces hommes qui sont ici plutôt que de les trahir de la sorte !… À votre tour, vous aviez charge d’âmes… Ah ! nous ne sommes pas dupes de votre abjuration ! La vérité, c’est que le Vatican vous a payé cher, ou, s’il ne vous a pas encore remis le prix de votre trahison, vous allez le toucher bientôt… Je vous mets au défi de prouver que vous ne vous êtes pas vendu !…

Je veux répondre. Le bureau se refuse à me laisser parler.

— Nous n’avons plus rien de commun avec vous, clame le président ; vous êtes un lâche, d’être venu ici !

— Eh ! répliqué-je, si vous ne vouliez pas me voir, il ne fallait pas me convoquer.

— Non, non, nous ne vous écouterons pas.

Tapage.

Les uns sont d’avis que je dois me retirer ; les autres, qu’il est utile qu’on m’entende.

Un vote de l’assemblée me donne la parole.

— Je ne viens pas, dis-je, présenter les moindres excuses. Cette expulsion, que vous allez prononcer, c’est moi-même qui l’ai demandée. Si j’ai déféré à votre convocation, c’est parce que je tiens bien à vous déclarer que je ne vous abandonne pas par trahison, comme votre président, qui ne connaît pas mon cas, le déclare. Un général qui trahit, c’est celui qui livre son armée à l’ennemi ; un traître, c’est encore l’agent secret qui espionne ses compatriotes et se fait payer son espionnage. Eh bien, il faut que vous le sachiez, je n’ai jamais été chez vous un espion et je ne vous livre nullement à vos adversaires. Si j’ai été longtemps avec vous, c’est parce que j’ai cru longtemps que la vérité se trouvait dans la cause anti-cléricale. Je reconnais que je me suis trompé ; j’ai bien ce droit, il me semble ! mais je ne vous compromets en aucune façon en vous quittant. Personne d’entre vous n’éprouvera jamais la moindre mésaventure à raison de mon retour parmi mes amis d’enfance. Voilà ce que je suis venu vous déclarer. Dites que je renie le drapeau de la libre-pensée, oui ! mais que je vous trahis, non !…

J’allais ajouter quelques considérations sur l’amitié inaltérable que je garde, quand même, aux personnes des ligueurs, — car la divergence des opinions n’exclue pas l’affection qui s’attache à l’individu, — lorsque le président, hors de lui, m’interrompt.

— C’en est trop ! s’écrie-t-il. L’impudence de ce misérable n’a pas de limites ! L’assemblée se déshonore en l’écoutant !…

Et là-dessus, il annonce qu’il ne me laissera pas continuer, ou qu’il y perdra son nom.

Un ligueur dit que c’est de l’intolérance.

— Qu’il parle ! fait-il ; qu’il dise tout ce qu’il voudra ! Nous verrons ensuite comment nous apprécierons ses explications.

Le bureau proteste.

— M. Léo Taxil se moque de vous et de nous ! crie le président. Tant pis pour ceux qui acceptent ses défis à notre bon sens ! Mais je lui retire la parole et il n’ouvrira plus la bouche dans cette enceinte. Qu’il se taise donc et nous débarrasse au plus tôt de sa présence !

Vacarme.

— Il parlera !

— Il ne parlera pas !

Quelques poings se lèvent, me menaçant.

— Allez à Lourdes ! glapit une voix.

— Il n’est pas question de Lourdes, réponds-je, mais de la liberté que vous violez en refusant de m’entendre.

— Qu’on le mène à Charenton ! hurle un autre.

— Non, je ne suis pas fou ! m’écrié-je à mon tour. Vous le verrez bien, un jour, je l’espère, si vous ne me comprenez pas à cette heure.

Et, dans le tumulte, ces cris dominaient :

— Il parlera !

— Il ne parlera pas !

Le président et ses assesseurs donnent leur démission de membres du bureau. L’assemblée les remplace par trois ligueurs qui sont d’avis que je dois parler.

J’étais très ému. Beaucoup de ceux qui m’injuriaient étaient encore mes amis quelques jours auparavant. J’avais le cœur brisé ; car il m’en coûtait de rompre désormais avec les ligueurs qui, pour la plupart, sont de braves gens, bons pères de famille. Je me maudissais de les avoir tant trompés ; je souffrais de me sentir, pour une grande part, la cause de leur aveuglement.

Ce fut, avec les yeux pleins de larmes, que je leur exprimai la reconnaissance éternelle que je leur garde de n’avoir jamais cru aux calomnies maçonniques concernant ma probité.

— Alors, pourquoi nous reniez-vous ? répliquaient-ils.

— Je ne vous renie pas comme amis ; mais je ne puis plus faire cause commune avec vous comme ligueurs, puisque je suis convaincu que j’ai, trop longtemps, hélas ! marché dans une fausse voie… Quant à vous, s’il est vrai que ma rétractation publique vous oblige à m’exclure de votre société, l’expérience vous prouvera, d’autre part, que vous avez affaire à un homme incapable de jamais vous nuire, et j’espère bien qu’un jour beaucoup de ceux qui sont ici me serreront la main en amis, sinon en partisans des mêmes idées.

— Non ! non ! allez-vous-en !

Un des membres de la Commission Centrale donne alors lecture de ma lettre à l’Univers, et ajoute :

— Plutôt que d’écrire cette lettre, citoyen Taxil, vous auriez dû vous brûler la cervelle !

Suit une explication échangée entre un de mes collaborateurs et quelques assistants. On reproche à mon collaborateur de ne pas avoir averti la Ligue dès qu’il avait compris quelles étaient mes idées nouvelles. Celui-ci répond que, n’étant pas ligueur, il n’avait pas à se mêler d’autre chose que du journal, et que, depuis ma démission de rédacteur en chef, la République Anti-Cléricale est aussi fidèle qu’avant à son programme.

— Taxil était lié à moi, dit-il, par les liens d’une vieille affection. Il ne m’appartenait pas de venir vous faire lire entre les lignes de son dernier article ; c’était à vous de comprendre le sens de sa retraite. Mais, sachez-le, sa femme et moi, nous ne lui avons pas ménagé notre façon de penser, et tout ce que vous pouvez lui dire ici n’est rien auprès de ce que nous lui disons depuis deux mois.

Cela est vrai, en effet. Ma femme et mes collaborateurs, du jour où ils surent que j’étais décidé à me rétracter publiquement, m’accablèrent sans cesse de reproches, et j’eus à soutenir chez moi de véritables assauts. Je fus en butte aux récriminations de ma chère femme, affolée ; je ne sais comment j’ai pu résister à ses supplications.

Cette confidence, relative aux orages de mon intérieur, ne calma pas les ligueurs, furieux contre moi, et incapables d’éprouver un sentiment de justice même à l’égard de celle qui était de cœur avec eux.

— Sa femme, répondirent-ils après que mon collaborateur eût parlé, elle est d’accord avec lui ; elle joue la comédie encore plus habilement que son mari !

Et voilà comment elle fut récompensée de son obstination à demeurer anti-cléricale.

La séance touchait à sa fin.

Il y eut un débordement confus de tous les cancans auxquels ma conversion avait donné lieu. On était sûr, disait-on, que je me confessais régulièrement ; la femme d’un ligueur avait affirmé, à la librairie de la rue des Écoles, que l’on m’avait vu communier le dimanche précédent ; pour quelques-uns, même, je n’avais jamais cessé de pratiquer, et la libre-pensée avait été trompée par moi pendant dix-sept ans. Bref, j’avais servi d’instrument aux jésuites ; c’était un coup monté depuis longtemps ; mon anti-cléricalisme n’avait pas eu d’autre but que ma conversion.

On pense si je laissai dire !

Enfin, le président mit aux voix l’ordre du jour suivant, qui fut voté à l’unanimité :


Considérant que le nommé Gabriel Jogand-Pagès, dit Léo Taxil, l’un des fondateurs de la Ligue Anti-Cléricale, a renié tous les principes qu’il avait défendus, a trahi la libre-pensée et tous ses co-antireligionnaires ;

Les ligueurs présents à la réunion du 27 juillet 1885, sans s’arrêter aux mobiles qui ont dicté au nommé Léo Taxil son infâme conduite, l’expulsent de la Ligue Anti-Cléricale comme traître et renégat.


— Je renie la libre-pensée, dis-je ; mais je n’ai jamais trahi et ne trahirai jamais personne !

Et je m’en allai, tranquillement comme j’étais venu, au milieu des vociférations, du tumulte et de quelques menaces.

À la suite de mon expulsion, je reçus un certain nombre de lettres de ligueurs. Beaucoup disaient me plaindre. Trois ou quatre m’injuriaient. Une dame libre-penseuse, non-affiliée à la Ligue, mais s’étant toujours intéressée à ma lutte contre la religion, écrivait à ma femme pour lui indiquer un traitement à me faire suivre ; car, dans sa pensée, j’étais évidemment fou : elle mettait même sa campagne à ma disposition, afin que j’eusse un repos absolu.

D’autre part, je reçus une lettre de félicitations du secrétaire de l’Union Anti-Cléricale, groupe de la libre-pensée de Toulon. Il avait ouvert les yeux, lui, quelque temps avant moi.

C’était un homme très tolérant. Sa femme, ayant été dangereusement malade, avait demandé à recevoir les derniers sacrements, et, respectueux de cette volonté suprême, il avait fait venir un prêtre. La chère morte fut ensuite enterrée avec les cérémonies de l’Église.

Cette conduite si correcte lui valut d’amers reproches de la part des ligueurs toulonnais, qui eussent voulu que le mari libre-penseur empêchât sa femme de mourir dans sa religion.

Le secrétaire de l’Union Anti-Cléricale, à la suite de ces faits, avait donné sa démission du groupe ; l’intolérance de ses collègues l’avait éclairé. C’est aujourd’hui un converti sincère, un catholique plein de zèle ; son retour à Dieu a été des plus ardents.

Au lendemain de la fameuse séance où je dus tenir tête à mes anciens camarades d’impiété, je reçus la visite d’un des principaux rédacteurs du Catholic Times, de Londres, qui, après avoir longuement causé avec moi, me proposa de me présenter à Mgr di Rende, nonce du Saint-Siège à Paris.

J’acceptai de grand cœur, trop honoré d’être reçu, moi, indigne, par le représentant du Souverain Pontife.

Mgr di Rende fut plein de bonté. Avec une douceur exquise, il m’interrogea sur mon enfance ; ce qui l’intéressait le plus vivement, c’était de savoir dans quelles conditions je m’étais séparé de l’Église ; il tenait à se rendre compte de la cause déterminante de mon irréligion. Je ne lui cachai rien. Quand je lui racontai ma réclusion à Mettray, il ne put s’empêcher de dire :

— Pauvre enfant ! pauvre enfant !… Ah ! il ne vous fallait pas, je le comprends, un régime de rigueur… Au moins, mettez à profit votre expérience ; et puisque votre conversion irrite les personnes qui vous touchent de plus près, soyez pour elles meilleur que jamais.

J’exposai à Mgr di Rende mes projets.

— Que comptez-vous faire ? m’avait-il demandé.

— Mon foyer, lui répondis-je, est devenu le séjour de la discorde la plus violente ; je suis absolument désespéré. Nous nous séparerons, ma femme et moi, à l’amiable. En ce qui me concerne, je tiens à disparaître. J’irai finir ma triste vie dans quelque couvent pour prier et faire pénitence jusqu’à ma mort. Un de mes amis de Lyon s’occupe en ce moment de me procurer une retraite chez les Chartreux.

Le nonce me dissuada de ce projet.

— Ne vous laissez pas entraîner, me dit-il, par un mouvement irréfléchi que peut-être vous regretteriez plus tard. Je crois qu’une retraite vous est en ce moment utile, mais une retraite courte, de quatre ou cinq jours au plus, le temps nécessaire pour vous rendre la paix de l’âme. Il serait fâcheux que, dans l’état d’esprit où vous vous trouvez, vous prissiez une résolution définitive. D’ailleurs, vous n’avez pas le droit de vous séparer de votre petite famille ; c’est vous qui avez apporté l’irréligion à votre foyer ; en subissant l’impiété aujourd’hui, vous ferez une réelle pénitence… Et pourquoi Dieu, qui a été si miséricordieux pour vous, n’ouvrirait-il pas un jour les yeux de ceux qui vous sont chers, comme il vous les a ouverts à vous-même ?… Priez, priez ; soyez bon, charitable, patient ; aimez votre famille de tout votre cœur ; votre femme et vos enfants finiront bien par comprendre que l’Église ne leur a pas ravi une parcelle de votre affection, et, la grâce de Dieu aidant, cette épreuve, qui en somme est juste et méritée, ne durera pas toujours.

Je remerciai vivement Mgr di Rende pour ces consolantes paroles, et je tombai à ses pieds.

— Monseigneur, lui dis-je, que le Saint-Siège reçoive, en votre personne, l’expression de mon sincère repentir, pour le passé, et l’hommage de ma soumission respectueuse et sans réserve, pour le présent et l’avenir !

Son Excellence me bénit et me releva aussitôt.

— Maintenant, mon ami, fit-il, embrassons-nous, comme entre père et fils.

Je me jetai dans ses bras.

C’est ainsi que je fus relevé des censures ecclésiastiques prononcées contre moi.

Le 31 août, j’entrai, pour quatre jours, dans une maison de retraite religieuse, située aux environs de Paris. Il me tardait d’être admis au tribunal de la pénitence ; car, le 24 avril, je n’avais pu me confesser, me trouvant dans un « cas réservé ».

Il est vrai que mes anciens collègues de la Ligue prétendaient savoir que je me confessais et que je communiais depuis quelques mois déjà. Malheureusement pour moi, il n’en était pas ainsi, et les libres-penseurs avaient, une fois de plus, parlé de ce qu’ils ignoraient absolument.

Je fus admis à la confession, le 1er septembre seulement. Je passai trois jours dans la méditation et la prière, et, le 4 septembre, le Révérend Père C***, muni de pleins pouvoirs, me donna l’absolution.

Cependant, ma chère femme, de plus en plus irritée, avait tenu à se séparer de moi. Je lui faisais horreur, disait-elle, et elle parlait comme elle pensait.

Je me résignai donc à cette cruelle séparation, qui, par bonheur, ne devait pas être longue.

On ne rompt pas, pour une divergence d’opinions, une union de dix ans.

Le 12 novembre, ma femme, après plusieurs entrevues, consentit à reprendre notre existence en commun, et il fut convenu que nous vivrions dans une tolérance réciproque.

Mais il me restait à accomplir un pieux pèlerinage.

Je désirais revoir ma bonne et sainte marraine, dont le sacrifice et les prières sont certainement une des causes de ma conversion.

Je me rendis donc à Lyon, où je me rencontrai avec mon bien-aimé père, venu de Marseille à cette occasion, malgré son grand âge. Et, le 15 novembre, j’eus la joie ineffable de renouveler enfin ma première communion, dans la petite chapelle du couvent de Notre-Dame de la Réparation, au quartier de Saint-Irénée, tout auprès de Fourvières.

Le lendemain, je revoyais Mongré, séjour béni du plus heureux temps de mon enfance, et, par une faveur toute providentielle, j’y trouvais, lui aussi de passage, l’excellent Père Samuel, celui-là même qui, vingt ans auparavant, m’avait préparé à recevoir pour la première fois mon Créateur.

Le 18, mon retour au foyer conjugal était un fait accompli.

Quant à la librairie de la rue des Écoles, ma femme, par la force des choses, avait dû la quitter, malgré les espérances dont elle s’était un moment bercée.

Au commencement de l’année 1885, la situation de cette maison d’édition anti-cléricale était la suivante :

L’actif (matériel, marchandises, fonds en caisse et propriétés littéraires) s’élevait à 600,000 fr. Le passif (comptes des fournisseurs et dettes courantes) s’élevait à 75,000 fr. Le chiffre d’affaires variait entre 25,000 à 30,000 fr. par mois.

J’ai tenu à donner ces chiffres pour répondre à une calomnie républicaine. En effet, certains journalistes libres-penseurs, ne pouvant comprendre ma conversion et obligés de constater que je n’étais nullement fou, ont écrit, à l’époque de ma rétractation publique, que « j’étais retourné à l’Église parce que l’anti-cléricalisme ne me rapportait plus. »

Or, comme la librairie de la rue des Écoles a été dans l’obligation de se fermer en décembre 1885, ses clichés mis à la fonte et ses marchandises vendues au vieux papier pour le pilon, il importait d’établir que ma conversion a, non pas suivi, mais bien au contraire précédé de huit mois cette liquidation.

Ma démission (27 avril) de membre de la libre-pensée et de rédacteur en chef de la République Anti-Cléricale, et mon refus d’écrire désormais le moindre volume contre la religion, porta un coup mortel à la maison d’édition dont il s’agit ; ma rétractation publique (23 juillet) l’acheva.

On a donc menti, en disant que c’est la ruine de la Librairie Anti-Cléricale qui m’a fait redevenir chrétien. Au 23 avril 1885, cette maison avait un très bel avenir commercial.

Quant à ceux qui, par contre, ont insinué « qu’en me convertissant je me retirais, après fortune faite », ils ont menti également.

La vérité est que j’ai quitté la rue des Écoles sans posséder autre chose que quelques livres de travail et mes vêtements, et que ma femme, victime d’une situation à laquelle elle était étrangère et dont elle s’irritait, a dû, à son tour, abandonner jusqu’à son dernier sou aux liquidateurs de sa librairie.

Enfin, quelques personnes se sont étonnées que cette maison d’édition se soit effondrée ainsi, sans trouver d’acquéreur.

En voici la raison :

Ce ne sont pas les acquéreurs qui ont manqué ; mais ceux qui se présentaient me demandaient l’autorisation de rééditer mes œuvres anti-cléricales qui formaient la partie la plus importante du fonds de commerce.

Voyons, en conscience, pouvais-je accorder cette autorisation ? et ne devais-je pas, comme je l’ai fait, m’opposer au contraire à toute réimpression de mes ouvrages maudits et rétractés, quelles que pussent être les conséquences de mon refus ?

Laissons-là ces explications. Que les républicains et les libres-penseurs s’imaginent que, d’une manière ou d’une autre, c’est le vil intérêt qui m’a guidé ; peu m’importe. Comment, eux, incrédules, eux qui ne voient en tout que la matière, comment pourraient-ils envisager une conversion autrement qu’en se plaçant à un point de vue matériel ?

Plaignons ces aveugles. Il leur est impossible de comprendre les joies suaves d’une conscience qui a enfin trouvé la paix.

Et que les catholiques, dont la foi sait apprécier les splendeurs de la miséricorde céleste, unissent leurs prières aux miennes pour demander à Dieu pour moi la grâce de la persévérance.

Qu’ils prient pour ceux qui me sont chers. Qu’ils prient pour tous les malheureux que mes mauvais écrits ont trompés et détournés de la religion.


Paris, le 25 décembre 1886.