Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre I/Inez

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INEZ

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’Tis midnight deep : the fall round meon.
As’twere a spectre, walks the sky…
Yes’tis a season and a scene,
Inez, to think on thee…

Moir.


O caso triste, e digno da memoria,
Que do sepulchro os homens desenterra,
Aconteceo da misera, e mesquinha,
Que despois de ser morta foi rainhs.

Camor.


She sits before them all the spectre of a queen.
B. Barton.


Or qual furse ’l dolor, qui non sistima
Ch’appena oso pensarne ; non ch’ io sia
Ardito di parlarne in verso o’n rima.

Petrarca.


Ne nous reprochez pas, Maria, d’inconstance :
L’amour, qui nous flétrit, charme votre existence.
C’est vous, sexe frivole, et jaloux de régner,
Qui, sur chacun des fronts, qui veut bien s’inchnejr,
Promenez de vos choix Terrante préférence ;
C’est vous, qui trop souvent, par votre indifférence,

Forcez nos cœurs blessés à paraître flottans ;
Les femmes n’aiment rien, ou n’aiment pas long-temps.
L’élégance, chez vous, sert de voile aux parjures,
Et votre goût changeant ressemble à vos parures.
Nous, lorsque nous aimons, nous ne voyons que vous,
Nous ne croyons à Dieu qu’en baisant vos genoux :
Grâces, talens, vertus, tout jusqu’au ciel lui-même,
N’est qu’un pâle reflet de la femme qu’on aime.
Vous, votre orgueil calcule, en comptant nos présens,
Ce qu’il gagne d’hommage, ou ce qu’il perd d’encens.
Du moindre adorateur cultivant l’apparence,
Votre amour prévoyant nous remplace d’avance :
On meurt, et votre espoir, tourné vers l’avenir,
Contre un serment, qu’il quête, échange un souvenir.
L’homme aussi vous survit : mais avant qu’il succombe,
Il traîne après ses jours votre incurable tombe.
Plus rebelle au bonheur, qu’un bronze inanimé,
Dans son malheur viril il végète enfermé,
Et pleurant jusqu’au bout d’irréparables charmes,
Ce qu’il a d’existence, il le donne à ses larmes.

Trouvez-moi quelque part, dans vos fastes glacés,
Dans ces livres adroits, pour les femmes tracés,
Qui donnent au mensonge un faux air de l’histoire,
Où le dard du chagrin, rivé dans la mémoire,
Vous fait pompeusement mourir de vos douleurs ;
Trouvez-moi, s’il se peut, dans vos trésors de pleurs,
Un portrait féminin, un plus touchant modèle,
D’amour sans avenir, et cependant fidèle,
Que celui de don Pèdre après la mort d’Inez.
Les Romans n’osent pas inventer ces regrets.



Avez-vous quelquefois, Maria, dans vos rêves,
Des eaux de Mondégo, foulé les vertes grèves,
Et le cœur attristé des maux que je connais,
Relevé sur ces bords la cabane d’Inez ?
Moij que de fois, errant dans les fraîches vallées,
Où de son sang, dit-on, les fleurs naissent mouillées,
J’ai cru revoir son ombre attendre au rendez-vous
L’enthousiasme absent de son sublime époux !

Que j’ai senti de fois, aux murs de Sainte-Claire
Mes pleurs ressusciter son sacre cinéraire !
Un autre vous dira ses songes enchantés,
Ces jours tissus d’extase et de félicités,
Où fuyant de son nom le splendide esclavage,
Et l’exil populeux de ses palais du Tage,
Don Pèdre, oubliant tout, pour se sentir aimé,
Allait chercher d’Inez le séjour embaumé,
Et sous le toit de fleurs, qui cachait sa maîtresse,
Respirer des parfums moins purs qu’une caresse.
Comment peindre un bonheur qu’on n’a jamais goûté ?
Mais il se réfléchit dans sa fidélité,
Dans l’implacable deuil dont il couvrit ses armes.
Quel terrible miroir que quarante ans de larmes !

Quand bercé dans la pourpre, on doit y résider :
Quand jusques à l’amour on peut tout commander,
Et qu’on ne daigne pas abdiquer son silence :
Quand des jeux d’une cour négligeant l’opulence,

On condamne son cœur à n’être qu’un tombeau,
Où veille le regret, comme un dernier flambeau :
Quand prêtre d’un sépulcre, on y vit solitaire,
L’holocauste souffrant d’une idole de terre :
Quoiqu’on l’ait lu cent fois, qui peut imaginer
Qu’il reste au dévpùment une preuve à donner ?
Il la donne pourtant, le plus beau diadême
Qu’on ait jamais placé sur la tête qu’on aime !

Quel drame nuptial, et palpitant d’effroi,
Que cette scène unique où l’amant devient roi,
Où jeune, mais voûté, pliant sous son courage,
Et les cheveux blanchis parle froid du veuvage,
Le prince, avec sa cour, va, de son nouveau sort,
Demander au Seigneur la moitié pour un mort !
Cette fête d’orgueil, par la tristesse éteinte,
C’est la nuit qui la voit, le beffroi qui la tinte.
Le roi, les courtisans, les prêtres sont en deuil,
L’église s’est changée en un vaste cercueil.

Point de femmes ici, que l’élégance anime :
Tout prie, enveloppé sous un crêpe unanime.
Seul, assis sur un trône, aussi resplendissant
Que le reste du temple est sombre et menaçant,
Un être, chamarré de riches broderies,
Brille, silencieux, du feu des pierreries.
Sans le souffle du soir, qui court sous les arceaux,
Et fait trembler sur lui le reflet des vitraux,
Rien ne dérangerait sa parure tranquille :
Il ne bat pas de cœur sous sa pourpre immobile ;
C’est un mort. —C’est Inez. — C’est ce mort triomphal,
Que l’on sacre, aujourd’hui, Reine de Portugal.

D’un hymen reconquis navrante apothéose !
Malgré la nuit du temps, où tout se décompose,
Que ce tableau vivace est acre de couleurs !
Sentez-vous, Maria, ce qu’il contient de pleurs,
Et sentez-vous aussi, dans votre âme troublée,
Ce frisson de respect, qui saisit l’assemblée,

Quand proche d’être roi, ne se montrant qu’époux,
Le prince, aux pieds dînez, fut tomber à genoux,
Et, comme il eut baisé la croix de la prière,
Baisant avec ferveur cette main de poussière,
Et ces débris (bien morts, puisqu’ils restaient glacés),
Il dit à Dieu : Pardonne ; au prêtre : Commencez 1

Dieu, qu’il a dû savoir ce qu’une ancienne joie
Enfonce de douleurs dans un cœur qui s’y noie !
Que d’arcs-en-ciel brillans, tout-à-coup exhumés,
Auront dû, goutte à goutte, en poison transformés,
De la main, qu’il pressait, monter dans sa mémoire !
Ton ombre a-t-elle vu ce sacre expiatoire,
Inez ? Quand ton époux, sur ton front dévasté,
Vint poser sa couronne avec sa royauté,
Et montrant à sa cour ta poudre souveraine,
Lui dit presqu’en pleurant : Portugais, c’est la Reine !
Assise près de Dieu, si tu l’as entendu,
Du haut du ciel, Inez, que lui répondais-tu ?

Avais-tu jamais vu les feux du tabernacle,
D’un tel excès d’amour éclairer le miracle ?



Malgré nos jours bruyans, et nos plaisirs distraits,
Quelle âme ne fléchit devant tant de regrets,
Quelle est l’âme d’acier, dont la trempe y résiste !
Connaissez-vous au monde une voix assez triste,
Une lyre assez morte au bonheur d’ici-bas,
Assez vivante aux pleurs, que Dieu n’épargne pas,
Des vers assez plaintifs, Maria, pour vous rendre
Ce respect de martyr au culte d’une cendre ?
Non, le plus doux langage est trop dur et trop froid :
Mais qu’on se frappe au cœur, c’est là qu’on le conçoit,
Là qu’on en sent vibrer la muette éloquence ;
Le désespoir se tait, sa langue est le silence.
Loin de moi, Maria, de vouloir mesurer,
A quel taux de douleurs vous pouvez aspirer !
Mais, pour les longs chagrins, pensez-vous qu’une femme
Ait assez de puissance, assez de vigueur d’âme ?

Croyez-vous, dites-moi, que chez un sexe enfant,
Qui se fait d’un cœur d’homme un hochet triomphant,
Qui, voltigeant sans cesse au vent de ses caprices,
Oublie, avec les siens, nos plus purs sacrifices :
Croyez-vous qu’on rencontre, ou qu’on ait rencontré,
Un zèle de tristesse, aussi désespéré !
Et ne supposez pas que ce deuil intraitable,
Ce tourment que la mort confesse inexpugnable,
Ne s’est jamais montré qu’une fois parmi nous ;
Il est plus d’un don Pèdre, hélas ! autour de vous,
Plus d’un monarque veuf, au seuil de sa carrière,
Qui célèbre à son tour son sacre de poussière.
Combien de fois le sein du poète inspiré
N’est qu’un autel qui souffre, un temple délabré,
Où veille, pâle et seul, le chagrin qui le ronge,
Et le regret d’un Dieu, qui ne fut qu’un mensonge !
Don Pèdre fut aimé ; mais lui, quand l’aime —t-on ?
On joue avec ses pleurs, pour flétrir sa raison,
Et, quand son cœur n’est plus qu’un sépulcre qui sombre,
Le spectre qu’il renferme est vivant : c’est une ombre,

Qui, pour mieux l’insulter, y fait rire sa voix.
Le poète outragé devient Roi quelquefois :
Mais seul sur sa hauteur, dont on veut qu’il descende,
Qui partage avec lui le dais qu’on lui marchande ?
Aucune âme terrestre avec lui n’est d’accord,
Il monte au Capitule, escorté par la Mort,
Et là, triste monarque, élu de l’Anathême,
A qui rattache-t-il son pâle diadême ?
Il n’a pas seulement une tombe où prier,
Une tête de cendre où poser son laurier,
Et ce rameau divin, que l’avenir recueille,
Sur son front chauve et froid, dessèche feuille à feuille.
L’amour, pour le poète, est l’arrêt du trépas.
Vous, que j’ai peur de perdre, oh, ne me trompez pas 1
Que si jamais la gloire, attentive à ma lyre,
Balance devant elle une fleur qui m’attire,
Je sache sur quel front, sur quel sein l’attacher ;
Si son parfum vous plaît, j’irai vous la chercher.
Mais ne m’en faites pas la fleur des funérailles :
Mais ne l’envoyez pas sous le vent des batailles,

Salir son chaste éclat de la poudre des camps,
Ou livrer sa faiblesse à l’air chaud des volcans ;
Que vous rapporterait son stérile naufrage ?
Comme le mimosa, que fane un jour d’orage,
Les lauriers du talent sont prompts à se flétrir ;
Avant qu’ils aient brillé, les ferez-vous périr ?
Oh, non ! ne tentez pas leur facile agonie.
Si la rage du cœur équivaut au génie,
Ordonnez-moi plutôt d’aller les disputer :
Je le sens, Maria, mes vers, pour vous chanter,
Réfléchiront du ciej. un rayon tutélaire.
Puissé-je alors mourir du bonheur de vous plaire,
Et vous, sur mon cercueil, déposer, en pleurant,
Les palmes que mes mains vous tendront en mourant !
Aussi belle qu’Inez, comme elle idolâtrée,
Qu’au rang de son époux, votre âme inaugurée
Couronne au moins mon ombre, et qu’enfin à leur tour,
Les femmes aient un nom, adopté par l’amour !