Confidences (Lefèvre-Deumier)/Livre III/Plans de Solitude

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PLANS DE SOLITUDE.


Say, my heart’s sister, wilt thou sail with me.
Shelley.


Haste with me,

We-shall find out some sylvan nook, and then

If thou shouldst sometimes think upon these hills

When they are distant far, nnd drop a tear,
Yes, I will kiss it from thy cheek, and clasp
Thy angel beauties doser to my breast,

And while the wind blows o’er us, and the sun

Goes beautifully down, and thy soft cheek
Reclines on mine, I will infold thee thus,

And proudly cry, my frieod — my love — my wife !
Bowles.


Veramente quant’io dcl regno santo
Nella mia mente poteI far tesoro,
Sarà ora materIa del mio canto.

Dante.


J’ai trop, dans les écarts d’un esprit turbulent,
Des malheurs, dont il souffre, accusé le talent.
Si, déplorant parfois ma native agonie,
Mon vers acre et fiévreux a maudit le génie,
Je n’ai jamais conçu le soupçon effronté,
Qu’on me croirait flétri du mal que j’ai chanté.

Mon front d’aucuns lauriers n’offre la cicatrice ;
J’ai l’instinct du fardeau qu’impose leur cilice :
Il ne m’a point courbé. Quand mes yeux inquiets
Ont des fastes humains compulsé les feuillets,
J’ai toujours vu les noms, dont s’honore l’histoire,
Ecrits avec des pleurs, qui font honte à la gloire :
Je l’ai maudite alors, mais jamais mon orgueil
N’a rêvé la faveur de briller sous son deuil.
Inutile abandon de la foi de soi-même !
J’ai presqu’autant souffert que sous un diadême,
Et pauvre, j’ai pâti dans mon obscurité,
Comme un triomphateur dans l’immortalité.

Peut-être étais-je né sous l’astre du martyre,
Car il n’est point peut-être une corde à ma lyre,
Que n’ait, à la briser, fait vibrer la douleur.
Je n’ai jamais, poussé par la main du malheur,
Marché sur cette terre, en broussailles féconde,
Sans laisser de ma vie aux épines du monde.

Chaque jour, même encor, facile à se ternir,
Semble de son nuage embrumer l’avenir.
Si plein pour le dégoût, pour le bonheur si vide,
Qui me délivrera de ce monde insipide,
Où tout s’efface, où rien ne saurait émouvoir
L’écho pétrifié, qu’interroge l’espoir ?
Que ne puis-je, affranchi du cirque où je me traîne,
Gladiateur vaincu sur le seuil de l’arène,
Loin de nos froids climats, engourdis par le nord,
Fuir, au fond des forêts, les menaces du sort ;
Dans la jeune Amérique exiler ma cabane,
Fouler les chauds gazons, où dort la Louisiane,
Ou ce sol généreux, que les fleurs ont nommé,
Et dont le nom lointain nous semble parfumé,
La Floride !… Oh ! c’est là qu’oublié de la terre,
Je voudrais isolé, mais non pas solitaire,
Comme l’eau du torrent, qui réfléchit les cieux,
Sans redouter le but, y bondir radieux ;
Comme le latanier, qu’embrasse la vanille,
Vieillir sous les bouquets d’une jeune famille,

Ou, dans un sein chéri, cacher mon front mourant,
Comme, sous les rideaux du cactus odorant,
Un oiseau du tropique effrayé par l’orage !
Oui, c’est là, sous l’yeuse et son luxe d’ombrage,
Qu’il faut asseoir sa tente à l’abri des humains !
Le secret du bonheur n’est pas sur leurs chemins.

Que de fois, sur ces bords, que ma tristesse envie,
Un souffle poétique a transporté ma vie,
Et du nom, qu’à regret ont voilé mes concerts,
Réjoui sans effroi l’écho discret des airs !
Terre vierge et sans tache, univers de jeunesse,
Rapproche-toi de moi, comme un port d’allégresse,
Comme un temple, où l’on aime à la clarté du jour !
Je suis las de cacher l’orgueil de mon amour :
Mes élans, comprimés sous le joug du silence,
Ont besoin de s’étendre enfin dans l’existence.
Comme un vaisseau, chargé des fruits du paradis,
Viens, de deux pélerins, qui cherchent leur pays,

Recueillir la constance, et dérober la trace ;
Quand nous serons à bord, tu reprendras ta place.

O Maria, partons ! Ne sommes-nous pas nés,
Pour mêler de nos jours les fils prédestinés ?
Comme un souffle alisé, dont l’uniforme haleine
Balance également les herbes de la plaine,
L’amour, le même amour, n’a-t-il pas à la fois
Fait vibrer nos deux cœurs, marié nos deux voix ?
Pourquoi donc désunir ce que le sort rassemble,
Et gémir séparés, au lieu de fuir ensemble ?
Fiancés par l’espoir, allons en liberté
Resserrer loin du blâme un hymen agité.
Si le ciel, Maria, sous tes grâces mortelles,
N’a fait, pour les cacher, que replier tes ailes,
Entraîne-moi, mon ange, au-delà des revers,
Et ne pose ton vol qu’en ces champs toujours verts,
Où l’air, plus savoureux que les fleurs qu’il caresse,
Die ses esprits de flamme embaume la tendresse.

Partons, ce n’est que là qu’on peut cacher ses jours,
Qu’on peut aimer sans cesse, en le disant toujours.

Que m’importe la France, et son faste inutile !
Ma patrie est aux lieux où j’aimerai tranquille ;
Le bonheur sans témoins dure le plus long-temps :
L’Eden tant regretté n’eut que deux habitans.
Et ne crains pas qu’un jour mon loisir sédentaire
Suive d’un œil jaloux la marche de la terre ;
Quand, sachant quelle course il lui reste à fournir,
Du haut de sa mémoire on voit dans l’avenir,
Ce n’est pas l’homme heureux qui peut s’occuper d’elle.
La solitude apprend à se rester fidèle.
Qu’on voit, avec mépris, en ne s’y mêlant pas,
Ce stérile reflux des choses d’ici-bas,
Ce cercle monotone, où l’histoire s’agite !
C’est un rêve qui meurt au moment qu’il nous quitte,
Sans laisser plus de trace au fond de notre esprit,
Qu’une barque sur l’onde, un éclair dans la nuit,

Le bruit lointain du vent dans les plis des lianes,
Ou l’ombre d’un oiseau sur l’herbe des savanes.
Qu’est-ce, un peu haut placé, que ce noble fracas,
Qui frappe incessamment les digues des Etats !
Demande au voyageur, debout sur la montagne,
S’il pense à la tempête, errant sur la campagne.
Comme un serpent sans dard, il voit ramper l’éclair,
Ses sillons sulfureux n’infectent point son air,
Et la mer nuageuse, où la foudre se baigne,
Ne peut même effleurer le pied qui la dédaigne.

Harmonieuse enfant de la lyre et des vers,
Ne pense pas non plus que la nuit des déserts
Paralyse le barde, endormi sous son aile ;
Nos chants sèment partout leur sonore étincelle.
Là, de vaincre le temps le désir soucieux,
La gloire aux longs regards, fantôme ambitieux,
Qui secoue en tous sens sa changeante auréole,
N’assiègent plus l’esprit d’une attente frivole ;

Mais qu’importe qu’un nom, conquis par nos travaux,
De sa riche fumée aveugle nos rivaux !
Le génie est plus pur, ne voulant rien atteindre :
Il ne sert qu’à sentir les biens qu’il pourrait peindre.
Brillant et captieux, sans prétendre éblouir,
Sûr, inspiré par lui, d’un cœur pour l’applaudir,
Il traite, avec le ciel, de pensée à pensée :
A chaque élan du cœur, l’âme est récompensée.
Dictés par tes regards, écrits à tes genoux,
Mes accens inconnus te paraîtront plus doux.
Viens, c’est à ton sourire à me donner la gloire :
L’avenir que j’espère est tout dans ta mémoire.

Qui s’occupe, d’ailleurs, à noter ses transports,
Quand, devançant notre âme et ses vagues accords,
La nature partout sait, d’une main savante,
Transformer notre songe en image vivante ?
Loin des pieds citadins, germant comme les fleurs,
Nos vers, avec l’aurore, émaillent l’herbe en pleurs,

L’Océan les murmure, en baisant le rivage,
Et l’oiseau les soupire à travers le feuillage :
Des flots de poésie, en ruisselant des cieux,
De leur pluie invisible allanguissent les yeux,
Et, comme aux champs du nord, on voit, sur la bruyère,
Un nuage se fondre en neige de lumière ;
Ses flocons de phosphore et ses flèches d’encens,
Rayonnent dans les airs, et parfument nos sens.
Viens donc dans les vallons, dont l’éclat désaltère,
Voir l’hymne universel resplendir sur la terre.
Sur la voûte des cieux, au front de nos berceaux,
Sur les gazons dorés, ou l’écume des eaux,
Au cri de la cascade, aux lueurs des orages,
Du poëme de Dieu nous parcourrons les pages ;
Quand on peut les comprendre, on ne les traduit pas,
Et j’apprendrai du ciel la langue entre tes bras.

Oh ! déjà, Maria, ta retraite est choisie !
Sur les bords fortunés d’une autre Andalousie,

J’ai construit, comme un temple où n’entre pas l’effroi,
Un asile si beau, qu’il semble fait pour toi.
Là, d’un ciel toujours pur la chaleur enchantée
Guérira ta langueur, par le froid tourmentée :
De ses ruisseaux d’azur le murmure espagnol
S’entrelace, à toute heure, au chant du rossignol,
Et des brises de mer la fraîcheur attiédie
S’y berce sous des bois peuplés de mélodie.
Là, sous les daturas, et les grands tulipiers,
Serpentent en rubans de magiques sentiers,
D’où l’on voit sur les flots, polis comme l’agathe,
Glisser le vol dormeur de la blanche frégate.
Là, tandis qu’au parfum du blond gardenia,
S’unit la tubéreuse, et le magnolia,
Et que de ces hymens la vapeur enivrante
Voltige autour des sens, en rosée odorante,
Mille oiseaux, diaprés des plus riches couleurs,
Semblent semer dans l’air un parterre de fleurs,
Ou suspendre aux rameaux des arbres qu’ils brillantent,
Des colliers de saphirs et de rubis qui chantent.

Bruit, lumière, parfums, silence, et mouvement,
Tout semble, dans ces lieux unis d’un nœud d’aimant,
Ne former qu’un concert sans fin et sans prélude ;
C’est l’âme du désert et de la solitude.

Que ne puis-je créer un monde en l’esquissant,
L’amener sous tes yeux, ou, d’un mot tout-puissant,
Transplanter de ta vie un seul jour sur ses grèves !
Nous n’existerions plus seulement dans nos rêves ;
Tu voudrais, Maria, ne le jamais quitter.
Pour moi qui, de si loin, m’y regarde habiter,
Et qui, de mes désirs, vois le miroir magique
Sur mon triste horizon évoquer l’Amérique,
Je crois parfois sentir que ma crédulité
Fait toucher le roman à la réalité.
Dans ce roman qu’un songe écrit sur les nuages,
Et dont le cœur souffrant cherche à fixer les pages,
Je nous Vois tous les deux, du bonheur prisonniers,
Marcher du même pas sous nos verts citronniers,

Dans l’Eden de nos champs nous parler de la terre,
Sans craindre que jamais son contact ne l’altère,
Ou gravir les coteaux, pour que le vent du ciel
Jette, dans notre amour, quelque souffle immortel.

Brillant de cet amour dont la ferveur l’invente,
Que ton séjour est beau, ta cabane vivante !
Le vois-tu, Maria, ce séjour enchanté,
De nos ennuis présens percer l’obscurité,
Comme sous les frimats de notre ciel sévère,
Les touffes de verdure, où rit la primevère !
Là j’ai mêlé pour toi le luxe des cités,
Au luxe éblouissant des plus riches étés,
Et sur tes blancs vitraux, cachés dans les soiries,
Fait courir du jasmin les vertes draperies.
De Grenade pour toi réveillant l’Alhambra,
J’ai, sous le dôme obscur où ton luth rêvera,
Emprisonné de fleurs la fraîcheur d’une eau vive,
Et d’arbustes élus la richesse captive

Suspenrl de toutes parts, autour de ses lambris,
Des lampes d’émeraude avec des feux d’iris.
Du jour, que ces bouquets dérobent sous leurs voiles,
Mille rayons, pareils à des fragmens d’étoiles,
Font jouer, sur les murs, leurs réseaux bigarrés,
Et de l’ombre et du jour les reflets égarés,
Sur l’acajou poli des parquets élastiques,
Brodent, en vacillant, de frêles mosaïques.
C’est là que je t’attends pour vivre à tes genoux,
Et déjà tous les arts s’y donnent rendez-vous.
Nous aurons, pour peupler ta chaste solitude,
Les trésors dévoués qui naissent de l’étude,
Ces livres, qu’ont écrits la joie ou les douleurs,
Qui gardent nos secrets, en nous disant les leurs :
La lyre qui nous semble, à la mémoire unie,
Ouvrir, vers l’avenir, un sentier d’harmonie :
Le pinceau, qui raconte aux regards captivés
Les pays qu’on a vus et ceux qu’on a rêvés,
Et de nos faibles yeux ces yeux auxiliaires,
Qui font presque toucher le ciel à nos prières.

Tout ce qui peut te plaire existe là pour nous.
C’est là que nous vivrons, et quand le temps jaloux
Blanchira mes cheveux, et fanera mes heures,
Comme l’automne ici les feuilles que tu pleures,
Pour revoir et bénir notre premier printemps,
Tes lèvres le liront au front de tes enfans.
Oui, c’est là qu’il faut vivre à couvert de l’envie,
Et comme nos regards, nos baisers, notre vie,
Mariant nos travaux, nos talens, nos discours,
Nous n’aurons qu’un bonheur, qui change tous les jours.

Un mot, ma bien-aimée ! et voilà le navire.
Le navire est à l’ancre, et le vent qui soupire,
Déjà, dans ses agrès, se joue en t’attendant,
Sa voilure déjà se tourne à l’occident.
Regarde, Maria, comme la mer limpide
Endort de ses sentiers l’azur souvent perfide !
Vois-tu, pour essayer la route des vaisseaux,
Voltiger en avant cette escadre d’oiseaux ?

Ils veulent tous partir : partons sous leur égide,
Et suivons l’hirondelle ou le cygne intrépide,
Dont l’aile redemande au vent oriental
De rapporter son vol à son nid de nopal.

O Maria, partons ! Ma mourante jeunesse
Ne peut plus vivre ici dans un air qui l’oppresse.
Ici je suis captif, et mon cœur mutilé,
Sans qu’un seul cri l’atteste, expire désolé.
Vous qui portez dans l’âme une lyre profonde,
Ne traînez pas ses sons dans les marais du monde ;
Venez tous avec moi, sous des cieux enchantés,
Débarrasser vos yeux du brouillard des cités.
Notre regard s’alonge aussitôt qu’on est libre,
L’âme avec l’infini se sent en équilibre :
La borne de l’esprit recule à l’horizon,
Le vaste du désert passe dans la raison,
Et, comme le condor, l’intelligence ailée,
Reine d’un air sans tache, y plane immaculée.


Le monde est un bourreau pour le génie altier,
Qui marche avec un front qui ne veut pas plier,
Et ne tend pas la main à l’éloge qui passe.
Le vulgaire envieux, qui rampe sur sa trace,
Aboie après sa gloire, et qu’il réponde ou non,
Lacère son repos pour étouffer son nom.
Renvoyez donc ma vie habiter la nature,
Et mon âme complète, oubliant sa torture,
Reprendra tout-à-coup son généreux niveau ;
L’espoir seul d’y rentrer rajeunit mon cerveau.
Ouvrez, ouvrez la mer, et plus la solitude
S’approchera d’un cœur qu’éteint la servitude,
Plus mes chants délivrés secoûront leur fardeau.
Voyez-vous, enfermé dans son étroit tombeau,
Cet aigle, dépouillé du trône des orages,
Qu’attelait le tonnerre à son char de nuages ?
Le fer a mutilé les ailes de ce roi,
Qui subjuguait la foudre, en en portant l’effroi.

Il a crié long-temps, et, d’un bec inutile,
Mordu de son cachot le grillage servile :
Il se tait maintenant, et de ses yeux hautains
L’esclavage engourdit les regards souverains.
La montagne lui manque, il dort, ou dans sa cage
Traîne, stupide et lourd, un reste de plumage.
Un voyageur, qui part, La Pérouse des airs,
Place dans son esquif ce vieux roi des éclairs,
Et l’esquif emporté par son globe de soie,
Sur les flots qu’il gravit, en planant, se déploie.
L’aigle alors se ranime, il soulève les yeux,
Il sent, autour de lui, l’air oublié des cieux
Dérouiller les ressorts de son aile suprême :
Son plumage assoupi se gonfle de lui-même ;
Plus la terre s’éloigne, et plus le prisonnier
Sent renaître sa force, et son vol s’éveiller.
Le vaisseau fuit et monte.... On ne voit plus la terre....
Il monte.... Le vieil aigle a reconnu sa sphère,
Bondit, et l’œil plongé dans l’horizon vermeil,
Son cri ressuscité le rattache au soleil.


O misère et malheur ! tous ces songes de flamme
En nuage de plomb me retombent sur l’âme.
Quel que soit l’univers où j’aspire à monter,
L’inflexible destin, prompt à m’en écarter,
Repousse dans le bruit mon amour et ma lyre :
Dans l’air où je me meurs, il faut que je respire.
Avant d’y reposer mon front pâle et flétri,
Mon Eden d’espérance est déjà défleuri,
Et de ma vision, solitaire et céleste,
L’isolement du cœur est tout ce qui me reste.
Pauvre cœur délirant, qu’on allaite de fiel !
Un mot qu’on n’a pas dit a détruit tout mon ciel.