Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Épigramme

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Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 374-377).
ÉPIGRAMME[1].

L’épigramme ne doit pas être placée dans un plus haut rang que la chanson.

L’épigramme plus libre, en son tour plus borné,
N’est souvent qu’un bon mot de deux rimes orné[2],

Mais je ne conseillerais à personne de s’adonner à un genre qui peut apporter beaucoup de chagrin avec peu de gloire. Ce fut par là, malheureusement, qu’un célèbre poëte de nos jours[3] commença à se distinguer. Il n’avait réussi ni à l’opéra, ni au théâtre comique. Il se dédommagea d’abord par l’épigramme, et ce fut la source de toutes ses fautes et de tous ses malheurs. La plupart des sujets de ses petits ouvrages sont même si licencieux, et représentent un débordement de mœurs si horribles qu’on ne peut trop s’élever contre des choses si détestables ; et je n’en parle ici que pour détourner de ce malheureux genre les jeunes gens qui se sentent du talent. La débauche et la facilité qu’on trouve à rimer des contes libertins n’entraînent que trop la jeunesse ; mais on en rougit dans un âge plus avancé. Il faut tâcher de se conduire à vingt ans comme on souhaiterait de s’être conduit quand on en aura quarante. L’obscénité n’est jamais du goût des honnêtes gens. Je prendrai dans Rousseau le modèle du genre qui doit plaire à tous les bons esprits, même aux plus rigides ; c’est la paraphrase de Totus mundus fabula est.

Ce monde-ci n’est qu’une œuvre comique
Où chacun fait ses rôles différents.
Là, sur la scène, en habit dramatique,
Brillent prélats, ministres, conquérants.
Pour nous, vil peuple, assis aux derniers rangs,
Troupe futile, et des grands rebutée,
Par nous d’en bas la pièce est écoutée ;
Mais nous payons, utiles spectateurs :
Et quand la farce est mal représentée,
Pour notre argent nous sifflons les acteurs.

(Liv. I, épig. XIV.)

Il n’y a rien à reprendre, dans cette jolie épigramme, que peut-être ce vers :

Troupe futile, et des grands rebutée.

Il paraît de trop ; il gâte la comparaison des spectateurs et des comédiens : car les comédiens sont fort éloignés de mépriser le parterre.

Mais on voit par ce petit morceau, d’ailleurs achevé, combien l’auteur était condamnable de donner dans des infamies dont aucune n’est si bien écrite que cette épigramme, aussi délicate que décente.

Il faut prendre garde qu’il y a quelques épigrammes héroïques, mais elles sont en très-petit nombre dans notre langue. J’appelle épigrammes héroïques celles qui présentent à la fin une pensée ou une image forte et sublime, en conservant pourtant dans les vers la naïveté convenable à ce genre. En voici une dans Marot[4]. Elle est peut-être la seule qui caractérise ce que je dis.

Lorsque Maillart, juge d’enfer, menoit
À Monfaulcon Samblançay l’ame rendre,
À vostre advis lequel des deux tenoit
Meilleur maintien ? Pour le vous faire entendre,
Maillart sembloit homme qui mort va prendre,
Et Samblançay fut si ferme vieillart
Que l’on cuydoit pour vray qu’il menast pendre
À Monfaulcon le lieutenant Maillart.

Voilà, de toutes les épigrammes dans le goût noble, celle à qui je donnerais la préférence. On a distingué les madrigaux des épigrammes : les premiers consistent dans l’expression délicate d’un sentiment ; les secondes, dans une plaisanterie. Par exemple, on appelle madrigal ces vers charmants de M. Ferrand :

Être l’Amour quelquefois je désire,
Non pour régner sur la terre et les cieux,
Car je ne veux régner que sur Thémire :
Seule elle vaut les mortels et les dieux :
Non pour avoir le bandeau sur les yeux,
Car de tout point Thémire m’est fidèle ;
Non pour jouir d’une gloire immortelle.
Car à ses jours survivre je ne veux ;
Mais seulement pour épuiser sur elle
Du dieu d’amour et les traits et les feux.

Les épigrammes qui n’ont que le mérite d’offenser n’en ont aucun, et, comme d’ordinaire c’est la passion seule qui les fait, elles sont grossières. Qui peut souffrir, dans Malherbe :

Cocu de long et de travers,
Sot au delà de toutes bornes ;
Comment te plains-tu de mes vers,
Toi qui souffres si bien les cornes ?

Peut-être cette détestable épigramme réussit-elle de son temps, car le temps était fort grossier : témoin les satires de Régnier, qui n’avaient aucune finesse, et qui cependant furent goûtées.

Je ne sais si cette épigramme-ci, de Rousseau, n’est pas aussi condamnable :

L’usure et la poésie
Ont fait, jusques aujourd’hui,
Du fesse-matthieu de Brie
Les délices et l’ennui.
Ce rimailleur à la glace
N’a fait qu’un pas de ballet,
Du Châtelet au Parnasse,
Du Parnasse au Châtelet.

Où est la plaisanterie, où est le sel, où est la finesse, de dire crûment qu’un homme est un usurier ? Comment est-ce qu’on fait un pas de ballet du Châtelet au Parnasse ? De plus, dans une épigramme, il faut rimer richement : c’est un des mérites de ce petit poëme. La rime de poésie avec de Brie est mauvaise ; mais, ce qu’il y a de plus mauvais dans cette épigramme, c’est la grossièreté de l’injure.

Cette grossièreté condamnable est un vice qui se rencontre trop souvent dans les pièces satiriques, dans les épîtres et allégories de cet auteur. Les termes de « faquin, bélître, maroufle », et autres semblables, qui ne doivent jamais sortir de la bouche d’un honnête homme, doivent encore moins être soufferts dans un auteur qui parle au public.


  1. Voltaire a donné un article Épigramme dans ses Questions sur l’Encyclopédie : voyez tome XVIII, page 558.
  2. Boileau, Art poétique, II, 103-4.
  3. Toujours J.-B. Rousseau. Cette insistance, mieux que tout le reste, trahit le véritable auteur.
  4. Épigramme XL.