Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/IV

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CHAPITRE IV.

Du caractére de M. Necker comme homme public.

M. Necker, citoyen de la république de Genève, avoit cultivé dès son enfance la littérature avec beaucoup de soin ; et lorsqu’il fut appelé par sa situation à se vouer aux affaires de commerce et de finances, son premier goût pour les lettres mêla toujours des sentimens élevés et des considérations philosophiques aux intérêts positifs de la vie. Madame Necker, qui étoit certainement une des femmes les plus instruites de son temps, réunissoit constamment chez elle tout ce que le dix-huitième siècle, si fécond en hommes distingués, pouvoit offrir alors de talens illustres. Mais l’extrême sévérité de ses principes la rendit inaccessible à toute doctrine contraire à la religion éclairée dans laquelle elle avoit eu le bonheur de naître. Ceux, qui l’ont connue attestent qu’elle a traversé toutes les opinions et toutes les passions de son temps, sans cesser d’être une chrétienne protestante, aussi éloignée de l’impiété que de l’intolérance : il en étoit de même de M. Necker. D’ailleurs, aucun système exclusif ne plaisoit à son esprit, dont la prudence étoit l’un des traits distinctifs. Il ne trouvoit aucun plaisir dans l’innovation en elle-même ; mais il n’avoit point les préjugés d’habitude, auxquels une raison supérieure ne sauroit jamais s’asservir.

Le premier de ses écrits fut un éloge de Colbert, qui remporta le prix à l’Académie françoise. Il fut blâmé par les philosophes d’alors parce que l’auteur n’adoptoit pas en entier, relativement au commerce et aux finances, le système dont on vouloit faire un devoir à l’esprit ; déjà se manifestoit le fanatisme philosophique, l’une des maladies de la révolution. On vouloit accorder à un petit nombre de principes le pouvoir absolu que s’étoit arrogé jusque-là un petit nombre d’hommes : dans le domaine de la pensée aussi, il ne faut rien d’exclusif.

Dans le second ouvrage de M. Necker, intitulé : Sur la Législation et le Commerce des grains, il reconnut de même la nécessité de quelques restrictions a la libre exportation des blés, restrictions commandées par l’intérêt pressant et journalier de la classe indigente. M. Turgot et ses amis se brouillèrent à cette occasion avec M. Necker : une émeute, causée par la cherté du pain, eut lieu dans l’année 1775, où M. Necker publia son livre ; et, parce qu’il avoit signalé les fausses mesures qui provoquèrent cette émeute, quelques-uns des économistes les plus exagérés en accusèrent son ouvrage. Mais ce reproche étoit absurde ; car un écrit fondé sur des idées purement générales, ne peut avoir d’influence à son début que sur les classes supérieures.

M. Necker, ayant eu toute sa vie affaire aux choses réelles, savoit se plier aux modifications qu’elles exigent : toutefois il ne rejetoit pas avec dédain les principes, car il n’y a que les gens médiocres qui mettent en opposition la théorie et la pratique. L’une doit être le résultat de l’autre, et elles se confirment toujours mutuellement.

Peu de mois avant d’être nommé ministre, M. Necker fit un voyage en Angleterre. Il rapporta de ce pays une admiration profonde pour la plupart de ses institutions ; mais ce qu’il étudia particulièrement, c’est la grande influence de la publicité sur le crédit, et les moyens immenses que donne une assemblée représentative pour soutenir et pour renouveler les ressources financières de l’état. Néanmoins, il n’avoit pas l’idée de proposer le moindre changement à l’organisation politique de la France. Si les circonstances n’avoient pas forcé le roi lui-même à ce changement, M. Necker ne se seroit jamais cru le droit de s’en mêler. Il considéroit, avant tout, le devoir individuel et présent auquel il se trouvoit lié ; et, quoiqu’il fût plus convaincu que personne des avantages d’un gouvernement représentatif, il ne pensoit pas qu’une telle proposition pût partir d’un ministre nommé par le roi, sans que son souverain l’y eût autorisé positivement. D’ailleurs, il étoit dans la nature de son caractère et de son esprit, d’attendre les circonstances, et de ne pas prendre sur lui les résolutions qu’elles peuvent amener. Bien que M. Necker fût très-prononcé contre des priviléges tels que les droits féodaux et les exemptions d’impôts, il vouloit entrer en traité avec les possesseurs de ces priviléges, afin de ne jamais sacrifier sans ménagement les droits présens aux biens futurs. Ainsi, lorsque, d’après sa proposition, le roi abolit dans ses domaines les restes de la servitude personnelle, la mainmorte, etc., l’autorité royale ne prononça rien sur la conduite que devoient tenir les seigneurs à cet égard. Elle se confia seulement à l’effet de son exemple.

M. Necker désapprouvoit hautement l’inégalité de la répartition des impôts ; il ne pensoit pas que les privilégiés dussent supporter une moindre part des charges publiques que tous les autres citoyens de l’état ; cependant il n’engagea point le roi à rien décider à cet égard. L’établissement des administrations provinciales, comme on le verra dans un chapitre suivant, étoit, selon lui, le meilleur moyen pour obtenir du consentement volontaire des nobles et du clergé le sacrifice de cette inégalité d’impôts, qui révoltoit encore plus la masse de la nation que toute autre distinction. Ce ne fut que dans le second ministère de M. Necker, en 1788, lorsque le roi avoit déjà promis les états généraux, et que le désordre des finances, causé par le mauvais choix de ses ministres, l’avoit remis de nouveau dans la dépendance des parlemens ; ce ne fut, dis-je, qu’alors que M. Necker aborda les grandes questions de l’organisation politique de la France ; tant qu’il put s’en tenir à de sages mesures d’administration, il ne recommanda qu’elles.

Les partisans du despotisme, qui auroient voulu trouver un cardinal de Richelieu dans la personne du premier ministre du roi, ont été très-mécontens de M. Necker ; et, d’un autre côté, les amis ardens de la liberté se sont plaints de la constante persévérance avec laquelle il a défendu, non-seulement l’autorité royale, mais les propriétés même abusives des classes privilégiées, lorsqu’il croyoit possible de les racheter, au lieu de les supprimer sans compensation. N. Necker se trouva placé par les circonstances, comme le chancelier de l’Hôpital, entre les catholiques et les protestans. Car les querelles politiques de la France dans le dix-huitième siècle, peuvent être comparées aux dissensions religieuses du seizième ; et M. Necker, comme le chancelier de l’Hôpital, essaya de rallier les esprits à ce foyer de raison qui étoit au fond de son cœur. Jamais personne n’a réuni d’une façon plus remarquable la sagesse des moyens à l’ardeur pour le but.

M. Necker ne se déterminoit à aucune démarche sans une délibération longue et réfléchie, dans laquelle il consultoit tour à tour sa conscience et son jugement, mais nullement son intérêt personnel. Méditer, pour lui, c’étoit se détacher de soi-même ; et, de quelque manière qu’on puisse juger les divers partis qu’il a pris, il faut en chercher la cause hors des mobiles ordinaires des actions des hommes : le scrupule dominoit en lui, comme la passion domine chez les autres. L’étendue de son esprit et de son imagination lui donnoit quelquefois la maladie de l’incertitude ; il étoit de plus singulièrement susceptible de regrets, et s’accusoit souvent en toutes choses avec une injuste facilité. Ces deux nobles inconvéniens le sa nature avoient encore accru sa soumision à la morale ; il ne trouvoit qu’en elle décision pour le présent, et calme sur le passé. Tout homme juste qui examinera la conduite publique de M. Necker dans ses moindres détails, y verra toujours l’influence d’un principe de vertu. Je ne sais si cela s’appelle n’être pas un homme d’état ; mais si l’on veut le blâmer sous ce rapport, c’est aux délicatesses de sa conscience qu’il faut s’en prendre ; car il avoit l’intime conviction que la morale est encore plus nécessaire dans un homme public que dans un particulier, parce que le gouvernement des choses grandes et durables est plus évidemment soumis que celui des circonstances passagères aux lois de probité instituées par le Créateur.

Pendant le premier ministère de M. Necker, lorsque l’opinion n’étoit point encore pervertie par l’esprit de parti, et que les affaires marchoient d’après les règles généralement reconnues, l’admiration qu’inspira son caractère fut universelle, et toute la France considéra sa retraite comme une calamité publique. Examinons d’abord ce premier ministère, avant de passer aux cruelles circonstances qui ont amené la haine et l’ingratitude dans les jugemens des hommes.