Considérations sur … la Révolution Française/Sixième partie/VI

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CHAPITRE VI.

De la société en Angleterre, et de ses rapports avec l’ordre
social
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IL n’est pas probable qu’on revoie jamais nulle part, ni même en France, une société comme celle dont on a joui dans ce pays pendant les deux premières années de la révolution, et à l’époque qui l’a précédée. Les étrangers qui se flattent de ne trouver rien de semblable en Angleterre, sont fort désappointés ; car ils s’y ennuient souvent beaucoup. Bien que ce pays renferme les hommes les plus éclairés et les femmes les plus intéressantes, les jouissances que la société peut procurer ne s’y rencontrent que rarement. Quand un étranger entend bien l’anglais, et qu’il est admis à des réunions peu nombreuses, composées des hommes transcendans du pays, il goûte, s’il en est digne, les plus nobles jouissances que la communication des êtres pensans puisse donner ; mais ce n’est point dans ces fêtes intellectuelles que consiste la société d’Angleterre. On est tous les jours invité à Londres à d’immenses assemblées, où l’on se coudoie comme au parterre : les femmes y sont en majorité, et d’ordinaire la foule est si grande, que leur beauté même n’a pas assez d’espace pour paroître : à plus forte raison n’y est-il jamais question d’aucun agrément de l’esprit. Il faut une grande force physique pour traverser les salons sans être étouffé, et pour remonter dans sa voiture sans accident : mais je ne vois pas bien qu’aucune autre supériorité soit nécessaire dans une telle cohue. Aussi les hommes sérieux renoncent-ils de très-bonne heure à la corvée qu’en Angleterre on appelle le grand monde ; et c’est, il faut le dire, la plus fastidieuse combinaison qu’on puisse former avec des élémens aussi distingués.

Ces réunions tiennent à la nécessité d’admettre un très-grand nombre de personnes dans le cercle de ses connoissances. La liste des visites que reçoit une dame angloise est quelquefois de douze cents personnes. La société françoise étoit infiniment plus exclusive : l’esprit d’aristocratie qui présidoit à la formation des cercles étoit favorable à l’élégance et à l’amusement, mais nullement d’accord avec la nature d’un état libre. Ainsi donc, en convenant avec franchise que les plaisirs de la société se rencontrent très-rarement et très-difficilement à Londres, j’examinerai si ces plaisirs sont conciliables avec l’ordre social de l’Angleterre. S’ils ne le sont pas, le choix ne sauroit être douteux.

Les riches propriétaires anglois remplissent, pour la plupart, des emplois publics dans leurs terres ; et, désirant y être élus députés, ou influer sur l’élection de leurs parens et de leurs amis, ils passent huit ou neuf mois à la campagne. Il en résulte que les habitudes de société sont entièrement interrompues pendant les deux tiers de l’année ; et les relations familières et faciles ne se forment qu’en se voyant tous les jours. Dans la partie de Londres occupée par la bonne compagnie, il y a des mois de l’été et de l’automne pendant lesquels la ville a l’air d’être frappée de contagion, tant elle est solitaire. La rentrée du parlement n’a lieu d’ordinaire que dans le mois de janvier, et l’on ne se réunit à Londres qu’à cette époque. Les hommes, en vivant beaucoup dans leurs terres, chassent ou se promènent à cheval la moitié de la journée ; ils reviennent fatigués à la maison, et ne songent qu’à se reposer, quelquefois même à boire, quoiqu’à cet égard les récits qu’on fait des mœurs angloises soient très-exagérés, surtout si on les rapporte au temps actuel. Toutefois un tel genre de vie ne rend point propre aux agrémens de la société. Les François n’étant appelés, ni par leurs affaires, ni par leurs goûts, à demeurer à la campagne, l’on trouvoit à Paris, toute l’année, des maisons où l’on pouvoit jouir d’une conversation très-agréable ; mais de là vient aussi que Paris seul existoit en France, tandis qu’en Angleterre la vie politique se fait sentir dans toutes les provinces. Lorsque les intérêts de l’état sont du ressort de chacun, la conversation qui doit attirer le plus est celle dont les affaires publiques sont le but. Or, dans celle-là ce n’est pas la légèreté d’esprit, mais l’importance réelle des choses dont il s’agit. Souvent un homme, fort peu agréable d’ailleurs, captive ses auditeurs par la force de son raisonnement et de son savoir ; l’art d’être aimable en France consistoit à ne jamais épuiser un sujet, et à ne pas trop s’arrêter sur ceux qui n’intéressoient pas les femmes. En Angleterre, elles ne se mêlent jamais aux entretiens à voix haute ; les hommes ne les ont point habituées à prendre part à la conversation générale : quand elles se sont retirées du dîner, cette conversation n’en est que plus vive et plus animée. Une maîtresse de maison ne se croit point obligée, comme chez les François, à conduire la conversation, et surtout à prendre garde qu’elle ne languisse. On est très-résigné à ce malheur dans les sociétés angloises, et il paroît beaucoup plus facile à supporter que la nécessité de se mettre en avant pour relever l’entretien. Les femmes, à cet égard, sont d’une extrême timidité ; car, dans un état libre, les hommes reprenant leur dignité naturelle, les femmes se sentent subordonnées.

Il n’en est pas de même d’une monarchie arbitraire, telle qu’elle existoit en France. Comme il n’y avoit rien d’impossible ni de fixe, les conquêtes de la grâce étoient sans bornes, et les femmes devoient naturellement triompher dans ce genre de combat. Mais en Angleterre, quel ascendant une femme pourroit-elle exercer, quelque aimable qu’elle fût, au milieu des élections populaires, de l’éloquence du parlement et de l’inflexibilité de la loi ? Les ministres n’auroient pas l’idée qu’une femme put leur adresser une sollicitation sur quelque sujet que ce fût, à moins quelle n’eut ni frère, ni fils, ni mari, pour s’en charger. Dans le pays de la plus grande publicité, les secrets d’état sont mieux gardés que nulle part ailleurs. Il n’y a point d’intermédiaires, pour ainsi dire, entre les gazettes et le cabinet des ministres, et ce cabinet est le plus discret de l’Europe. Il n’y a pas d’exemple qu’une femme ait su, ou du moins dit ce qu’il falloit faire. Dans un pays où les mœurs domestiques sont si régulières, les hommes mariés n’ont point de maîtresses ; et il n’y a que les maîtresses qui sachent les secrets, et surtout qui les révèlent.

Parmi les moyens de rendre une société plus piquante, il faut compter la coquetterie : or, elle n’existe guère en Angleterre qu’entre les jeunes personnes et les jeunes hommes qui peuvent se marier ensemble ; et la conversation n’y gagne rien, au contraire. À peine s’entendent-ils l’un et l’autre, tant ils se parlent à demi-voix ; mais il en résulte qu’on ne se marie pas sans se connaître : tandis qu’en France, pour s’épargner tout l’ennui de ces timides amours, on ne voyoit jamais de jeunes filles dans le monde avant que leur mariage fût conclu par leurs parents. S’il existe en Angleterre des femmes qui s’écartent de leur devoir, c’est avec un tel mystère ou avec un tel éclat, que le désir de plaire en société, de s’y montrer aimables, d’y briller par la grâce et par le mouvement de l’esprit, n’y entre absolument pour rien. En France, la conversation menoit à tout ; en Angleterre ce talent est apprécié ; mais il n’est utile en rien à l’ambition de ceux qui le possèdent ; les hommes d’état et le peuple choisissent parmi les candidats du pouvoir, d’après de tout autres signes des facultés supérieures. La conséquence en est qu’on néglige ce qui ne sert pas, dans ce genre comme dans tous les autres. Le caractère national étant d’ailleurs très-enclin à la réserve et à la timidité, il faut un mobile puissant pour en triompher, et ce mobile ne se trouve que dans l’importance des discussions publiques.

On a de la peine à se rendre parfaitement compte de ce qu’on appelle en Angleterre la mauvaise honte (shyness), c’est-à-dire, cet embarras qui renferme au fond du cœur les expressions de la bienveillance naturelle ; car l’on rencontre souvent les manières les plus froides dans des personnes qui se montreroient les plus généreuses envers vous, si vous aviez besoin d’elles. Les Anglois sont mal à l’aise entre eux, au moins autant qu’avec les étrangers ; ils ne se parlent qu’après avoir été présentés l’un à l’autre : la familiarité ne s’établit que fort à la longue. On ne voit presque jamais en Angleterre les enfans, après leur mariage, demeurer dans la même maison que leurs parens le chez soi (home) est le goût dominant des Anglois, et peut-être ce penchant a-t-il contribué à leur faire détester le système politique qui permet ailleurs d’exiler ou d’arrêter arbitrairement. Chaque ménage a sa demeure séparée ; et Londres est composé d’un grand nombre de petites maisons fermées comme des boîtes, et où il n’est guère plus facile de pénétrer. Il n’y a pas même beaucoup de frères et de sœurs qui aillent dîner les uns chez les autres sans être invités. Cette formalité ne rend pas la vie fort amusante ; et, dans le goût des Anglois pour les voyages, il entre l’envie de se soustraire à la contrainte de leurs usages, aussi bien que le besoin d’échapper aux brouillards de leur contrée.

Les plaisirs de la société, dans tous les pays, ne concernent jamais que la première classe, c’est-à-dire, la classe oisive qui, ayant un grand loisir pour l’amusement, y attache beaucoup de prix. Mais en Angleterre, où chacun a sa carrière et ses occupations, il arrive aux grands seigneurs comme aux hommes d’affaires des autres pays, d’aimer mieux le délassement physique, les promenades, la campagne, enfin tout plaisir où l’esprit se repose, que la conversation dans laquelle il faut penser et parler presque avec autant de soin que dans les affaires les plus sérieuses. D’ailleurs, le bonheur des Anglois étant fondé sur la vie domestique, il ne leur conviendroit pas que leurs femmes se fissent, comme en France, une famille de choix d’un certain nombre de personnes constamment réunies.

On ne doit pas nier, cependant, qu’à tous ces honorables motifs il ne se mêle quelques défauts, résultats naturels de toute grande association d’hommes. D’abord, quoiqu’il y ait en Angleterre beaucoup plus de fierté que de vanité, cependant on y tient assez à marquer, par les manières, les rangs que la plupart des institutions rapprochent. Il y a de l’egoïsme dans les habitudes, et quelquefois dans le caractère. La richesse et les goûts qu’elle donne en sont la cause : on ne veut se déranger en rien, tant on peut se bien arranger en tout. Les liens de famille, si intimes dans le mariage, le sont très-peu sous d’autres rapports, parce que les substitutions affranchissent trop les fils aînés de leurs parens, et séparent aussi les intérêts des frères cadets de ceux de l’héritier de la fortune. Les majorats nécessaires au maintien de la pairie ne devroient peut-être pas s’étendre aux autres classes de propriétaires ; c’est un reste de féodalité dont il faudrait, s’il est possible, diminuer les fâcheuses conséquences. De là vient aussi que la plupart des femmes sont sans dot, et que dans un pays où l’institution des couvens ne sauroit exister, il y a une quantité de jeunes filles que leurs mères ont grande envie de marier, et qui peuvent avec raison s’inquiéter de leur avenir. Cet inconvénient, produit par l’inégal partage des fortunes, se fait sentir dans le monde : car les hommes non mariés y occupent trop l’attention des femmes, et la richesse en général, loin de servir à l’agrément de la société, y nuit nécessairement. Il faut une fortune très-considérable pour recevoir ses amis à la campagne, ce qui est pourtant en Angleterre la manière la plus agréable de vivre ; il en faut pour tous les rapports de la société : non que l’on mette de la vanité dans le luxe ; mais l’importance que tout le monde attache au genre de jouissances qu’on appelle confortables, fait que personne n’oserait, comme jadis dans les plus aimables sociétés de Paris, suppléer à un mauvais dîner par de jolis contes.

Dans tous les pays, les prétentions des jeunes gens à la mode sont entées sur le défaut national : on en trouve en eux la caricature, mais une caricature a toujours quelques traits de l’original. Les élégans, en France, cherchoient à faire effet, et tâchoient d’éblouir par tous les moyens possibles, bons ou mauvais. En Angleterre, cette même classe de personnes veut se distinguer par le dédain, l’insouciance et la perfection du blasé. C’est assez désagréable ; mais dans quel pays du monde la fatuité n’est-elle pas une ressource de l’amour-propre pour cacher la médiocrité naturelle ? Chez un peuple où tout est prononcé, comme en Angleterre, les contrastes sont d’autant plus frappants. La mode a un singulier empire sur les habitudes de la vie, et cependant il n’est point de nation où l’on trouve autant d’exemples de ce qu’on appelle l’excentricité, c’est-à-dire, une manière d’être tout-à-fait originale, et qui ne compte pour rien l’opinion d’autrui. La différence entre les hommes qui vivent sous l’empire des autres et ceux qui existent en eux-mêmes se retrouve partout ; mais cette opposition des caractères ressort davantage par le mélange bizarre de timidité et d’indépendance qui se fait remarquer chez les Anglois. Ils ne font rien à demi, et tout à coup ils passent de la servitude envers les moindres usages à l’insouciance la plus complète du qu’en dira-t-on. Néanmoins, la crainte du ridicule est une des principales causes de la froideur qui règne dans la société angloise : on n’est jamais accusé d’insipidité en se taisant ; et, comme personne n’exige de vous d’animer l’entretien, on est plus frappé des hasards auxquels on s’exposeroit en parlant, que de l’inconvénient du silence. Dans le pays où l’on est le plus attaché à la liberté de la presse, et où l’on s’embarrasse le moins des attaques des journaux, les plaisanteries de société sont très-redoutées. On considère les gazettes comme les volontaires des partis politiques, et dans ce genre, comme dans tous les autres, les Anglois se plaisent beaucoup à la guerre ; mais la médisance et l’ironie dont la société est le théâtre effarouchent singulièrement la délicatesse des femmes et la fierté des hommes. C’est pourquoi l’on se met en avant le moins qu’on peut en présence des autres. Le mouvement et la grâce y perdent nécessairement beaucoup. Dans aucun pays du monde, la réserve et la taciturnité n’ont, je crois, jamais été portées aussi loin que dans quelques sociétés de l’Angleterre ; et, si l’on tombe dans ces cercles, on s’explique très-bien comment le dégoût de la vie peut saisir ceux qui s’y trouvent enchaînés. Mais hors de ces enceintes glacées, quelle satisfaction de l’âme et de l’esprit ne peut-on pas trouver dans les sociétés angloises, quand on y est heureusement placé ! La faveur et la défaveur des ministres et de la cour ne sont absolument de rien dans les rapports de la vie, et vous feriez rougir un Anglois, si vous aviez l’air de penser à la place qu’il occupe, ou au crédit dont il peut jouir. Un sentiment de fierté lui fait toujours croire que ces circonstances n’ajoutent et n’ôtent rien à son mérite personnel. Les disgrâces politiques ne peuvent influer sur les agrémens dont on jouit dans le grand monde ; le parti de l’opposition y est aussi brillant que le parti ministériel : la fortune, le rang, l’esprit, les talens, les vertus, sont partagés entre eux ; et jamais aucun des deux n’imagineroit de s’éloigner ou de se rapprocher d’une personne par ces calculs d’ambition qui ont toujours dominé en France. Quitter ses amis parce qu’ils n’ont plus de pouvoir, et s’en rapprocher parce qu’ils en ont, est un genre de tactique presque inconnu en Angleterre ; et si les succès de société ne conduisent pas aux emplois publics, au moins la liberté de la société n’est-elle pas altérée par des combinaisons étrangères aux plaisirs qu’on y peut goûter. On y trouve presque invariablement la sûreté et la vérité, qui sont la base de toutes les jouissances, puisqu’elles les garantissent toutes. Vous n’avez point à craindre ces tracasseries continuelles qui, ailleurs, remplissent la vie d’inquiétudes. Ce que vous possédez en fait de liaison et d’amitié, vous ne pouvez le perdre que par votre faute, et vous n’avez jamais aucune raison de douter des expressions de bienveillance qui vous sont adressées ; car les actions les surpasseront, et la durée les consacrera. La vérité surtout est une des qualités les plus éminentes du caractère anglois. La publicité qui règne dans les affaires, les discussions dans lesquelles on arrive au fond de toutes choses, ont contribué sans doute à cette habitude de vérité parfaite qui ne sauroit exister que dans un pays où la dissimulation ne conduit à rien, qu’au désagrément d’être découvert.

On s’est plu à répéter sur le continent que les Anglois étoient impolis ; et une certaine habitude d’indépendance, une grande aversion pour la gêne, peuvent avoir donné lieu à ce jugement. Mais je ne connais pas une politesse ni une protection aussi délicate que celle des Anglois pour les femmes, dans toutes les circonstances de la vie. S’agit-il d’un danger, d’un embarras, d’un service à rendre, il n’est rien qu’ils négligent pour secourir les êtres faibles. Depuis le matelot qui dans la tempête appuie vos pas chancelans, jusqu’aux gentilshommes anglois du plus haut rang, jamais une femme ne se voit exposée à une difficulté quelconque sans être soutenue, et l’on retrouve partout ce mélange heureux qui caractérise l’Angleterre : l’austérité républicaine dans la vie domestique, et l’esprit de chevalerie dans les rapports de la société.

Une qualité non moins aimable des Anglois, c’est leur disposition à l’enthousiasme. Ce peuple ne peut rien voir de remarquable sans l’encourager par les louanges les plus flatteuses. On a donc raison d’aller en Angleterre, dans quelque situation malheureuse que l’on se trouve, si l’on possède en soi quelque chose de véritablement distingué. Mais si l’on y arrive comme la plupart des riches oisifs de l’Europe, qui voyagent pour passer un carnaval en Italie et un printemps à Londres, il n’est point de pays qui trompe davantage l’attente, et on en partira sûrement sans s’être douté que l’on a vu le plus beau modèle de l’ordre social, et le seul qui pendant long-temps a fait espérer encore en la nature humaine.

Je n’oublierai jamais la société de lord Grey, de lord Lansdowne et de lord Harrowby. Je les cite, parce qu’ils appartiennent tous les trois à des partis ou à des nuances de partis différentes, qui renferment à peu près toutes les opinions politiques de l’Angleterre. Il en est d’autres que j’aurois eu de même un grand plaisir à rappeler.

Lord Grey est un des plus ardens amis de la liberté, dans la chambre des pairs : la noblesse de sa naissance, de sa figure et de ses manières, le préserve plus que personne de cette espèce de popularité vulgaire qu’on veut attribuer aux partisans des droits des nations ; et je défierais qui que ce soit de ne pas éprouver pour lui tous les genres de respect. Son éloquence au parlement est généralement admirée : il réunit à l’élégance du langage une force de conviction intérieure qui fait partager ce qu’il éprouve. Les questions politiques l’émeuvent, parce qu’un généreux enthousiasme est la source de ses opinions. Comme il s’exprime toujours dans la société avec calme et simplicité sur ce qui l’intéresse le plus, c’est à la pâleur de son visage que l’on s’aperçoit quelquefois de la vivacité de ses sentimens ; mais c’est sans vouloir ni cacher, ni montrer les affections de son âme, qu’il parle sur des sujets pour lesquels il donneroit sa vie : chacun sait qu’il a refusé deux fois d’être premier ministre, parce qu’il ne s’accordoit pas sous quelques rapports avec le prince qui le nommait. Quelle qu’ait été la diversité des manières de voir sur les motifs de cette résolution, rien ne paroît plus simple en Angleterre que de ne pas vouloir être ministre. Je ne citerais donc pas le refus de lord Grey, s’il avoit fallu, pour accepter, renoncer en rien à ses principes politiques ; mais les scrupules par lesquels il s’est déterminé, étoient poussés trop loin pour être approuvés de tout le monde. Et cependant, les hommes de son parti, tout en le blâmant à cet égard, n’ont pas cru possible d’entrer sans lui dans aucune des places qui leur étoient offertes.

La maison de lord Grey offre l’exemple de ces vertus domestiques si rares ailleurs dans les premières classes. Sa femme, qui ne vit que pour lui, est digne, par ses sentimens, de l’honneur que le ciel lui a départi en l’unissant à un tel homme. Treize enfans, encore jeunes, sont élevés par leurs parens, et vivent avec eux pendant huit mois de l’année dans leur château, au fond de l’Angleterre, où ils n’ont presque jamais d’autre distraction que leur cercle de famille et leurs lectures habituelles. Je me trouvai à Londres un soir dans ce sanctuaire des plus nobles et des plus touchantes vertus ; lady Grey voulut bien demander à ses filles de faire de la musique ; et quatre de ces jeunes personnes, d’une candeur et d’une grâce angéliques, jouèrent des duos de harpe et de piano avec un accord admirable qui supposait une grande habitude de s’exercer ensemble : père les écoutoit avec une sensibilité touchante. Les vertus qu’il développe dans sa famille servent de garantie à la pureté des vœux qu’il forme pour son pays.

Lord Lansdowne est aussi membre de l’opposition ; mais, moins prononcé dans ses opinions politiques, c’est par une profonde étude de l’administration et des finances qu’il a déjà servi et qu’il doit encore servir l’état. Riche et grand seigneur, jeune et singulièrement heureux dans le choix de sa compagne, aucun de ces avantages ne le porte à l’indolence ; et c’est par son mérite supérieur qu’il est au premier rang, dans un pays où rien ne peut dispenser de valoir par soi-même. À sa campagne à Bowood, j’ai vu la plus belle réunion d’hommes éclairés que l’Angleterre, et par conséquent le monde puisse offrir : sir James Mackintosh, désigné par l’opinion pour continuer Hume et pour le surpasser, en écrivant l’histoire de la liberté constitutionnelle de l’Angleterre, un homme si universel dans ses connoissances et si brillant dans sa conversation, que les Anglois le citent avec orgueil aux étrangers, pour prouver que, dans ce genre aussi, ils peuvent être les premiers ; sir Samuel Romilly, la lumière et l’honneur de cette jurisprudence angloise qui est elle-même l’objet de tous les respects de l’humanité ; des poètes, des hommes de lettres non moins remarquables dans leur carrière que les hommes d’état dans la leur : chacun contribuoit au pur éclat d’une telle société et de l’hôte illustre qui la présidait. Car, en Angleterre, la culture de l’esprit et la morale sont presque toujours réunies. En effet, à une certaine hauteur elles ne sauroient être séparées.

Lord Harrowby, président du conseil privé, est naturellement du parti ministériel, ou tory ; mais, de même que lord Grey a toute la dignité de l’aristocratie dans son caractère, lord Harrowby tient par son esprit à toutes les lumières du parti libéral. Il connoît les littératures étrangères et celle de France en particulier, un peu mieux que nous-mêmes. J’avais l’honneur de le voir quelquefois, au milieu des plus grandes crises de l’avant-dernière guerre ; et, tandis qu’ailleurs on est obligé de composer ses paroles et son maintien devant un ministre, lorsqu’il s’agit des affaires publiques, lord Harrowby se seroit tenu pour offensé, si l’on s’étoit souvenu qu’il étoit autre que lui-même, en causant sur des questions d’un intérêt général. On ne voyoit point à sa table, ni chez les autres ministres anglois, ces sortes de flatteurs subalternes qui entourent les puissans dans les monarchies absolues. Il n’est point de classe dans laquelle on pût en trouver en Angleterre, ni d’hommes en place qui en voulussent. Lord Harrowby est remarquable comme orateur, par la pureté de son langage et par l’ironie brillante dont il sait à propos se servir. Aussi attache-t-il, avec raison, beaucoup plus de prix à sa réputation personnelle qu’à son emploi passager. Lord Harrowby, secondé par sa spirituelle compagne, offre dans sa maison le plus parfait exemple de ce que peut être une conversation tour à tour littéraire et politique, et dans laquelle ces deux sujets sont traités avec une égale aisance. Nous avons en France un grand nombre de femmes qui se sont fait un nom, seulement par le talent de causer ou d’écrire des lettres qui ressemblent à la conversation. Madame de Sévigné est la première de toutes en ce genre ; mais depuis, madame de Tencin, madame du Deffant, mademoiselle de l’Espinasse et plusieurs autres ont été célèbres à cause de l’agrément de leur esprit. J’ai déjà dit que l’état social en Angleterre ne permettoit guère ce genre de succès, et qu’on n’en sauroit citer d’exemples. Il existe cependant plusieurs femmes remarquables comme écrivains : miss Edgeworth, madame d’Arblay, autrefois miss Burney, madame Hannah Moore, madame Inchbald, madame Opie, mademoiselle Bayly, sont admirées en Angleterre, et lues avidement en françois ; mais elles vivent en général très-retirées, et leur influence se borne à leurs livres. Si donc on vouloit citer une femme qui réunît au suprême degré ce qui constitue la force et la beauté morale du caractère anglois, il faudroit la chercher dans l’histoire.

Lady Russel, la femme de l’illustre lord Russel qui périt sous Charles II, pour s’être opposé aux empiétemens du pouvoir royal, me paroît le vrai modèle d’une femme angloise dans toute sa perfection. Le tribunal qui jugeoit lord Russel, lui demanda quelle personne il vouloit désigner pour lui servir de secrétaire pendant son procès ; il choisit lady Russel, parce que, dit-il, elle réunit les lumières d’un homme à la tendre affection d’une épouse. Lady Russel, qui adoroit son mari, soutint néanmoins la présence de ses juges iniques et le barbare sophisme de leurs interrogations avec toute la présence d’esprit que lui commandoit l’espoir d’être utile : ce fut en vain. La sentence de mort étant prononcée, lady Russel alla se jeter aux pieds de Charles II, en l’implorant au nom de lord Southampton, dont elle étoit la fille, et qui s’étoit dévoué pour la cause de Charles V. Mais le souvenir des services rendus au père ne put rien sur le fils ; car sa frivolité ne l’empêchoit pas d’être cruel. Lord Russel, en se séparant de sa femme pour marcher à l’échafaud, prononça ces paroles remarquables : « A présent, la douleur de la mort est passée. » En effet, il y a telle affection dont on peut se composer toute l’existence.

On a publié des lettres de lady Russel, écrites après la mort de son époux, dans lesquelles on trouve l’empreinte de la plus profonde douleur, contenue par la résignation religieuse. Elle vécut pour élever ses enfans ; elle vécut, parce qu’elle ne se seroit pas permis de se donner la mort. À force de pleurer, elle devint aveugle, et toujours le souvenir de celui qu’elle avoit tant aimé fut vivant dans son cœur. Elle eut un moment de joie, quand la liberté s’établit en 1668 ; la sentence portée contre lord Russel fut révoquée, et ses opinions triomphèrent. Les partisans de Guillaume III, et la reine Anne elle-même, consultoient souvent lady Russel sur les affaires publiques, comme ayant conservé quelques étincelles des lumières de lord Russel ; c’est à ce titre aussi qu’elle répondait, et qu’à travers le profond deuil de son âme, elle s’intéressoit à la noble cause pour laquelle le sang de son époux avoit été répandu. Toujours elle fut la veuve de lord Russel, et c’est par l’unité de ce sentiment qu’elle mérite d’être admirée. Telle seroit encore une femme vraiment angloise, si une scène aussi tragique, une épreuve aussi terrible pouvoit se présenter de nos jours, et si, grâce à la liberté, de semblables malheurs n’étoient pas écartés à jamais. La durée des regrets causés par la perte de ceux qu’on aime, absorbe souvent en Angleterre la vie des personnes qui les ont éprouvés : si les femmes n’ont pas une existence personnelle active, elles vivent avec d’autant plus de force dans les objets de leur attachement. Les morts ne sont point oubliés dans cette contrée, où l’âme humaine a toute sa beauté ; et l’honorable constance qui lutte contre l’instabilité de ce monde, élève les sentimens du cœur au rang des choses éternelles.