Considérations sur les mœurs de ce siècle/Chapitre 13

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Œuvres complètesChez Colnet et FainTome I (p. 230-239).


CHAPITRE XIII.

Sur le rapport de l’esprit et du caractère.


Le caractère est la forme distinctive d’une âme d’avec une autre, sa différente manière d’être. Le caractère est aux âmes ce que la physionomie et la variété dans les mêmes traits sont aux visages.

Les visages sont composés des mêmes parties ; c’est en cela qu’ils se ressemblent : l’accord de ces parties est différent ; voilà ce qui les distingue les uns des autres, et empêche de les confondre.

Les hommes sans caractère sont des visages sans physionomie, de ces visages communs qu’on ne prend pas la peine de distinguer.

L’esprit est une des facultés de l’âme qu’on peut comparer à la vue ; et l’on peut considérer la vue par sa netteté, son étendue, sa promptitude, et par les objets sur lesquels elle est exercée ; car, outre la faculté de voir, on apprend encore à voir.

Je ne veux pas entrer ici dans une discussion métaphysique, qu’on ne jugeroit peut-être pas assez nécessaire à mon sujet, quoiqu’il n’y eût peut-être pas de métaphysique mieux employée que celle qui seroit appliquée aux mœurs ; elle justifieroit le sentiment, en démontrant les principes.

Nous avons vu dans le chapitre précédent les injustices qu’on fait dans la prééminence qu’on donne à certains talens ; nous allons voir qu’on n’en fait pas moins dans les jugemens qu’on porte sur les différentes sortes d’esprit. Il y en a du premier ordre que l’on confond quelquefois avec la sottise.

Ne voit-on pas des gens dont la naïveté et la candeur empêchent qu’on ne rende justice à leur esprit ? Cependant la naïveté n’est que l’expression la plus simple et la plus naturelle d’une idée dont le fonds peut être fin et délicat ; et cette expression simple a tant de grâce, et d’autant plus de mérite, qu’elle est le chef-d’œuvre de l’art dans ceux à qui elle n’est pas naturelle.

La candeur est le sentiment intérieur de la pureté de son âme, qui empêche de croire qu’on ait rien à dissimuler ; et la naïveté empêche de le savoir.

L’ingénuité peut être une suite de la sottise, quand elle n’est pas l’effet de l’inexpérience ; mais la naïveté n’est souvent que l’ignorance de choses de convention, faciles à apprendre, quelquefois bonnes à dédaigner ; et la candeur est la première marque d’une belle âme. La naïveté et la candeur peuvent se trouver dans le plus beau génie, et alors elles en font l’ornement le plus précieux et le plus aimable.

Il n’est pas étonnant que le vulgaire qui n’est pas digne de respecter des avantages si rares, soit l’admirateur de la finesse de caractère, qui n’est souvent que le fruit de l’attention fixe et suivie d’un esprit médiocre que l’intérêt anime. La finesse peut marquer de l’esprit ; mais elle n’est jamais dans un esprit supérieur, à moins qu’il ne se trouve avec un cœur bas. Un esprit supérieur dédaigne les petits ressorts, il n’emploie que les grands, c’est-à-dire les simples.

On doit encore distinguer la finesse de l’esprit de celle du caractère. L’esprit fin est souvent faux, précisément parce qu’il est trop fin ; c’est un corps trop délié pour avoir de la consistance. La finesse imagine au lieu de voir ; à force de supposer elle se trompe. La pénétration voit, et la sagacité va jusqu’à prévoir. Si le jugement fait la base de l’esprit, sa promptitude contribue encore à sa justesse ; mais si l’imagination domine, c’est la source d’erreurs la plus féconde.

Enfin, la finesse est un mensonge en action ; et le mensonge part toujours de la crainte ou de l’intérêt, et par conséquent de la bassesse. On ne voit point d’homme puissant et absolu, quelque vicieux qu’il soit d’ailleurs, mentir à celui qui lui est soumis, parce qu’il ne le craint pas. Si cela arrive, c’est sûrement par une vue d’intérêt, auquel cas il cesse en ce point d’être puissant, et devient alors dépendant de ce qu’il désire, et ne peut emporter par la force ouverte.

Il ne faut pas être surpris qu’un homme d’esprit soit trompé par un sot. L’un suit continûment son objet, et l’autre ne s’avise pas d’être en garde. La duperie des gens d’esprit vient de ce qu’ils ne comptent pas assez avec les sots, c’est à-dire, de ce qu’ils les comptent pour trop peu.

On auroit plus de raison de s’étonner des fautes grossières où les gens d’esprit tombent d’eux-mêmes. Leurs fautes sont cependant encore moins fréquentes que celles des autres hommes ; mais quelquefois plus graves et toujours plus remarquées. Quoi qu’il en soit, j’en ai cherché la raison, et je crois l’apercevoir dans le peu de rapport qui se trouve entre l’esprit d’un homme et son caractère ; car ce sont deux choses très distinctes.

La dépendance mutuelle de l’esprit et du caractère peut être envisagée sous trois aspects. On n’a pas le caractère de son esprit, ou l’esprit de son caractère. On n’a pas assez d’esprit pour son caractère. On n’a pas assez de caractère pour son esprit.

Un homme, par exemple, sera capable des plus grandes vues, de concevoir, digérer et ordonner un grand dessein. Il passe à l’exécution et il échoue, parce qu’il se dégoûte, qu’il est rebuté des obstacles même qu’il avoit prévus et dont il voyoit les ressources. On le reconnaît d’ailleurs pour un homme de beaucoup d’esprit, et ce n’est pas en effet par là qu’il a manqué. On est étonné de sa conduite, parce qu’on ignore qu’il est léger et incapable de suite dans le caractère ; qu’il n’a que des accès d’ambition qui cèdent à une paresse naturelle ; qu’il est incapable d’une volonté forte à laquelle peu de choses résistent, même pour les gens bornés ; et qu’enfin il n’a pas le caractère de son esprit. Sans manquer d’esprit, on manque à son esprit par légèreté, par passion, par timidité.

Un autre, d’un caractère propre aux plus grandes entreprises, avec du courage et de la constance, manquera de l’esprit qui fournit les moyens ; il n’a pas l’esprit de son caractère.

Voilà l’opposition du caractère et de l’esprit. Mais il y a une autre manière de faire des fautes, malgré beaucoup d’esprit même analogue au caractère ; c’est lorsqu’on n’a pas encore assez d’esprit pour ce caractère.

Un homme d’un esprit étendu et rapide aura des projets encore plus vastes : il faut nécessairement qu’il échoue, parce que son esprit ne suffit pas encore à son caractère. Il y a tel homme qui n’a fait que des sottises, qui avec un autre caractère que le sien, auroit passé avec justice pour un génie supérieur.

Mettons en opposition un homme dont l’esprit a une sphère peu étendue, mais dont le cœur exempt des passions vives ne le porte pas au delà de cette sphère bornée. Ses entreprises et ses moyens sont en proportion égale ; il ne fera point de faute, et sera regardé comme sage, parce que la réputation de sagesse dépend moins des choses brillantes qu’on fait, que des sottises qu’on ne fait point.

Peut-être y a-t-il plus d’esprit chez les gens vifs que chez les autres ; mais aussi ils en ont plus de besoin. Il faut voir clair et avoir le pied sûr quand on veut marcher vite ; sans quoi, je le répète, les chutes sont fréquentes et dangereuses. C’est par cette raison que de tous les sots, les plus vifs sont les plus insupportables.

Un caractère trop vif nuit quelquefois à l’esprit le plus juste, en le poussant au delà du but, sans qu’il l’ait aperçu. On ne se trouve pas humilié de cet excès, parce qu’on suppose que le moins est renfermé dans le plus ; mais ici le plus et le moins ne sont pas bien comparés, et sont de nature différente. Il faut plus de force pour s’arrêter au terme, que pour le passer par la violence de l’impulsion. Voir le but où l’on tend, c’est jugement ; y atteindre, c’est justesse ; s’y arrêter, c’est force ; le passer, ce peut être foiblesse.

Les jugemens de l’extrême vivacité ressemblent assez à ceux de l’amour-propre qui voit beaucoup, compare peu, et juge mal. La science de l’amour-propre est de toutes la plus cultivée et la moins perfectionnée. Si l’amour-propre pouvoit admettre des règles de conduite, il deviendroit le germe de plusieurs vertus, et suppléeroit à celles même qu’il paroît exclure.

On objectera peut-être qu’on voit des hommes d’un flegme et d’un esprit également reconnus tomber dans des égaremens qui tiennent de l’extravagance ; mais on ne fait pas attention que ces mêmes hommes, malgré cet extérieur froid, sont des caractères violens. Leur tranquillité n’est qu’apparente ; c’est l’effet d’un vice des organes, un maintien de hauteur ou d’éducation, une fausse dignité ; leur sang-froid n’est que de l’orgueil.

On confond assez communément la chaleur et la vivacité, la morgue et le sang-froid. Cependant on est souvent très-violent, sans être vif. Le feu pénétrant du charbon de terre jette peu de flamme, c’est même en étouffant celle-ci qu’on augmente l’activité du feu ; la flamme, au contraire, peut être fort brillante, sans beaucoup de chaleur.

Le plus grand avantage pour le bonheur, est une espèce d’équilibre entre les idées et les affections, entre l’esprit et le caractère.

Enfin, si l’on reproche tant de fautes aux gens d’esprit, c’est qu’il y en a peu qui, par la nature ou l’étendue de leur esprit, aient celui de leur caractère ; et malheureusement celui-ci ne change point. Les mœurs se corrigent, l’esprit se fortifie ou s’altère ; les affections changent d’objet, le même peut successivement inspirer l’amour ou la haine ; mais le caractère est inaltérable, il peut être contraint ou déguisé, il n’est jamais détruit. L’orgueil humilié et rampant est toujours de l’orgueil.

L’âge, la maladie, l’ivresse changent, dit-on, le caractère. On se trompe. La maladie et l’âge peuvent l’affaiblir, en suspendre les fonctions, quelquefois le détruire, sans jamais le dénaturer. Il ne faut pas confondre avec le caractère ce qui part de la chaleur du sang, de la force du tempérament. Presque tous les hommes, quoique de caractères différens ou opposés, sont courageux dans le jeune âge, et timides dans la vieillesse. On ne prodigue jamais tant sa vie que lorsqu’on en a le plus à perdre. Que de guerriers dont le courage s’écoule avec le sang ! N’en a-t-on pas vu qui, après avoir bravé mille fois le trépas, tombés dans une maladie de langueur, éprouvoient dans un lit toutes les âfres de la mort.

L’ivresse, en égarant l’esprit, n’en donne que plus de ressort au caractère. Le vil complaisant d’un homme en place s’étant enivré, lui tint les propos d’une haine envenimée, et se fit chasser. On voulut excuser l’offenseur sur l’ivresse. Je ne puis m’y tromper, répondit l’offensé ; ce qu’il me dit étant ivre, il le pense à jeun.

Après avoir examiné l’opposition qui peut se trouver entre le caractère et l’esprit, sous combien de faces ne pourroit-on pas envisager la question ? Combien de combinaisons faudroit-il faire ! combien de détails à développer, si l’on vouloit montrer les inconvéniens qui résultent de la contrariété du caractère et de l’esprit avec la santé ! On n’imagine pas à quel point la conduite qu’on suit, et les différens partis qu’on prend et qu’on abandonne dépendent de la santé. Un caractère fort, un esprit actif exigent une santé robuste. Si elle est trop foible pour y répondre, elle achève par là de se détruire. Il y a mille occasions où il est nécessaire que le caractère, l’esprit et la santé soient d’accord.

Tout ce que l’homme qui a le plus d’esprit peut faire, c’est de s’étudier, de se connoître, de consulter ses forces, et de compter ensuite avec son caractère ; sans quoi les fautes, et même les malheurs ne servent qu’à l’abattre, sans le corriger ; mais, pour un homme d’esprit, ils sont une occasion de réfléchir. C’est, sans doute, ce qui a fait dire qu’il y a toujours de la ressource avec les gens d’esprit. La réflexion sert de sauvegarde au caractère, sans le corriger, comme les règles en servent au génie, sans l’inspirer. Elles font peu pour l’homme médiocre, elles préviennent les fautes de l’homme supérieur.